L’Énéide (trad. Villenave, Amar)/Livre III

Traduction par M. Villenave et M. Amar.
Garnier Frères (p. 299-333).
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Livre III



Livre troisème




Quand l’injuste arrêt des dieux eut renversé l’empire de l’Asie et le peuple de Priam ; quand la superbe Troie fut tombée, et que la ville de Neptune tout entière, gisant sur le sol, n’offrit plus que des ruines fumantes ; poussés par les augures divins à chercher de lointains exils et des régions désertes, nous construisons une flotte sous les murs d’Antandre, au pied du mont Ida, sans savoir où nous conduiront les destins, où il nous sera permis de fixer notre demeure ; et nous rassemblons nos guerriers. À peine le printemps était-il commencé, que mon père Anchise ordonne d’abandonner les voiles aux destins. Je quitte, en pleurant, les rivages de la patrie, le port, et les champs où fut Troie. Je pars pour l’exil, emmenant avec moi, sur les vastes mers, mes compagnons, mon fils, mes pénates et les grands dieux de Pergame.

Il est une terre consacrée au dieu Mars, dont les Thraces cultivent les vastes plaines, et où régnait autrefois le farouche Lycurgue. Une antique hospitalité et des pénates amis unissaient les peuples de ces contrées aux Troyens, tant que dura notre fortune. C’est là qu’amené par les destins contraires, je jette les premiers fondements d’une ville, que j’appelle, de mon nom, Énéade.

J’offrais un sacrifice à Vénus ma mère, aux dieux protecteurs de ces nouveaux remparts, et j’immolais, sur le rivage, un taureau blanc au souverain des dieux.

Non loin était un tertre que le cornouiller et le myrte hérissaient de leurs rameaux épais. Je m’approche ; je veux, avec effort, arracher des tiges verdoyantes pour ombrager les autels ; mais soudain un effrayant prodige frappe mes regards : le premier arbrisseau, séparé par moi de ses racines, distille un sang noir qui souille la terre de taches livides. Mes membres frissonnent d’horreur, et mon sang glacé s’arrête d’épouvante. Je veux arracher un second arbuste, et pénétrer les causes mystérieuses du prodige : un nouveau sang coule de ce nouvel arbuste. L’esprit troublé de mille pensées, j’adressais mes vœux aux nymphes des champs, au dieu Mars, protecteur du pays des Gètes, les priant de rendre ce prodige favorable et de conjurer cet horrible présage. Mais, tandis que, pressant du genou la terre, j’attaque avec plus d’effort un troisième arbrisseau, le dirai-je ou dois-je me taire ? de ce tertre sort un gémissement lamentable, et une voix porte à mon oreille ces mots : « Énée, pourquoi déchirer un malheureux ? Épargne ce tombeau, épargne un crime à tes pieuses mains ! Je ne te suis point étranger : Troie m’a vu naître, et ce sang ne coule point d’une tige insensible. Ah ! fuis ces rivages cruels ! fuis ces terres avares ! car je suis Polydore. Ici, mon corps a été couvert d’une moisson de traits homicides : ces traits ont pris racine sur ma tombe, et sont montés en tiges verdoyantes. »

À ces mots, troublé, jusqu’au fond de l’âme, d’une vague terreur, je frissonne ; mes cheveux se dressent, et la parole expire sur mes lèvres.

Polydore était fils de l’infortuné Priam, qui, voyant sa ville assiégée d’ennemis, et se défiant déjà du succès de ses armes, l’avait secrètement envoyé, avec de grands trésors, au roi de Thrace, qui devait protéger son enfance. Mais, dès que la puissance de Troie fut détruite, et que la fortune nous eut abandonnés, le traître se rangea du parti d’Agamemnon et de ses armes victorieuses, et, violant les droits les plus saints, égorgea Polydore et s’empara de ses richesses. À quoi ne pousses-tu pas le cœur des mortels, exécrable soif de l’or ! Remis de ma terreur, je fais part de ce prodige aux principaux chefs du peuple, et d’abord à mon père, et leur demande conseil : tous pensent qu’il faut fuir une terre sacrilège où fut souillée l’hospitalité, et livrer nos voiles aux vents.

Alors nous célébrons pieusement les funérailles de Polydore. Nous élevons un grand amas de terre pour lui faire un tombeau. Nous dressons aux dieux mânes des autels, tristement ornés de festons funèbres et de noirs cyprès. À l’entour, se rangent les femmes troyennes, les cheveux épars selon le rite accoutumé. Nous répandons des coupes écumantes d’un lait encore tiède, et des patères pleines du sang des victimes. Nous renfermons l’âme de Polydore dans sa tombe, et nous lui disons à haute voix l’adieu suprême.

Dès que l’on peut se confier aux ondes, que les vents nous livrent une mer calme, et que, par un léger frémissement, l’Auster invite le nautonier, mes compagnons mettent à flot les navires, et couvrent le rivage. Nous quittons le port, et les terres et les villes s’éloignent.

Au milieu des mers est une île sacrée, chère à la mère des Néréides et à Neptune Égéen. Jadis elle flottait errante le long des côtes et des rivages, quand le dieu qui tient l’arc terrible la fixa, par reconnaissance, entre les rochers de Gyare et la haute Mycone, et voulut qu’immobile et habitable, elle défiât désormais le caprice des vents. Je vogue vers cette terre où, fatigués, nous trouvons le sûr abri d’un port tranquille. À peine descendus, nous saluons la ville d’Apollon. Anius, souverain de Délos et prêtre de Phébus, accourt vers nous, le front ceint de bandelettes et du laurier sacré. Il reconnaît dans Anchise un ancien ami ; nous joignons nos mains en signe d’hospitalité, et nous entrons dans son palais.

J’adorais Apollon dans son temple antique ; je disais : « Toi que Thymbra révère, donne-nous, après tant de travaux, un asile, de durables remparts, une postérité ; protége une seconde Pergame et les restes échappés aux fureurs des Grecs et de l’impitoyable Achille. Quel guide devons nous suivre ? où nous ordonnes-tu d’aller ? où devons-nous asseoir notre demeure ? Père du jour, accorde-nous un présage, et viens descendre dans nos âmes. »

À peine j’achevais ces mots, tout parut s’ébranler et se mouvoir, les parvis, le laurier du dieu et la montagne tout entière ; le trépied mugit dans le sanctuaire qui s’ouvre. Nos fronts s’inclinent vers la terre, et une voix est entendue, qui dit : « Race belliqueuse de Dardanus, la terre qui porta vos premiers aïeux vous recevra de nouveau sur son sol fertile. Cherchez votre antique mère : c’est là que sur toutes les contrées domineront la maison d’Énée, et les fils de ses fils, et ceux qui naîtront d’eux. » Ainsi parle Phébus : soudain éclate une joie vive et tumultueuse. Tous se demandent quels sont ces remparts où le dieu appelle les Troyens errants et leur ordonne de retourner.

Alors mon père, recueillant dans sa mémoire les souvenirs des vieux âges : « Écoutez, chefs des Troyens, et connaissez vos espérances. Au milieu des mers est l’île de Crète, patrie du grand Jupiter. Là s’élève le mont Ida, berceau de notre nation : cent villes puissantes peuplent ce royaume fertile. C’est là, si ma mémoire est fidèle, que notre aïeul Teucer aborda sur les bords de Rhétée, et qu’il jeta les fondements de son empire. Ilion et la citadelle de Pergame ne s’élevaient pas encore. Teucer et les siens habitèrent le fond des vallées. C’est de là que sont venus le culte de Cybèle, l’airain retentissant des Corybantes et le bois sacré du mont Ida, et les mystères silencieux de la déesse, et les lions attelés à son char. Courage donc ! suivons la route où les dieux nous appellent. Rendons-nous les vents favorables, et gagnons le royaume de Gnosse : nous n’en sommes pas éloignés ; et si Jupiter nous seconde, la troisième aurore verra nos vaisseaux aborder aux rives de la Crète. »

Il dit, et il immole aux autels les victimes accoutumées, un taureau à Neptune, un autre taureau à vous, bel Apollon, une brebis noire aux Tempêtes, une blanche aux Zéphyrs favorables.

Cependant la Renommée publie qu’Idoménée a fui, chassé du trône paternel ; que les rivages de la Crète sont déserts, et que les villes abandonnées par nos ennemis attendent de nouveaux habitants. Nous quittons le port d’Ortygie, et volons sur les ondes. Nous côtoyons Naxos, dont les monts retentissent du cri des Bacchantes ; Donyse aux verts bocages, Oléare, la blanche Paros, les Cyclades éparses sur la mer ; et nous parcourons ces détroits semés d’îles nombreuses. Les nautoniers mêlent à leurs travaux des cris d’allégresse ; ils s’animent à l’envi, disant : « Voguons vers la Crète, pays de nos aïeux ! » Le vent s’élève en poupe, hâte notre course, et nous touchons enfin les antiques rivages des Curètes. Bientôt, impatients, je construis les murs d’une ville, objet de nos désirs : je la nomme Pergamée, et j’exhorte mes compagnons, que ce nom remplit de joie, à chérir leurs nouveaux foyers et à élever une citadelle.

Déjà presque tous nos vaisseaux étaient retirés à sec sur le rivage ; déjà l’hymen et la culture de ces terres nouvelles occupaient la jeunesse : je lui donnais des lois et des champs, quand tout à coup, par la corruption de l’air, une horrible contagion vint infecter les corps, les arbres et les moissons, et détruire l’espoir de l’année. Les hommes abandonnaient la douce lumière, ou traînaient des corps languissants. L’ardent Sirius brûlait les stériles campagnes ; l’herbe était desséchée, et les épis malades refusaient le grain nourricier. Mon père nous presse de remonter sur nos vaisseaux, de retourner à Délos pour consulter une seconde fois l’oracle, de fléchir Apollon, et d’apprendre de lui quel terme il met à nos malheurs ; où il nous ordonne d’en chercher le remède et de diriger notre course incertaine.

Il était nuit, et tout ce qui respire sur la terre était plongé dans le sommeil, lorsque les images sacrées des dieux et les pénates de Phrygie, que j’avais ravis aux flammes de Pergame et emportés sur les mers, m’apparaissent en songe, éclatants de la vive lumière que les pleins rayons de la lune versaient par les fenêtres. Puis ils m’adressent ces paroles qui consolent mes ennuis : « Ce que te dirait Apollon, si tu retournais à Délos, il te l’annonce par notre bouche, et c’est lui qui nous envoie maintenant devant toi. Nous qui, après l’embrasement d’Ilion, avons suivi la fortune de tes armes ; qui, avec toi, sur les mêmes vaisseaux, avons traversé les mers orageuses, nous élèverons jusqu’aux astres tes futurs descendants, et nous donnerons à leur ville l’empire du monde. Toi, prépare à ce grand peuple une grande cité, et ne te laisse point abattre par les longues fatigues de l’exil. Il faut changer de demeure : le dieu de Délos ne t’a point conseillé ce rivage ; il ne t’a point assigné la Crète pour demeure. Il est une contrée que les Grecs nomment Hespérie, terre antique, puissante par les armes et par sa fécondité. Jadis les Œnotriens l’habitèrent ; depuis, elle a, dit-on, reçu d’un de ses chefs le nom d’Italie. Voilà notre vraie patrie : c’est de là que sont sortis Dardanus, et Jasius son père, premiers auteurs de notre race. Lève-toi donc, et cours avec joie raconter à ton vieux père cet oracle infaillible. Cherche Corythe et les terres d’Ausonie : Jupiter te refuse les campagnes de Crète. »

Étonné de cette apparition et de cette voix des dieux (ce n’était pas un songe : je voyais ces dieux devant moi, leurs bandeaux sacrés et les traits de leur visage ; j’entendais leurs paroles, et tout mon corps était couvert d’une sueur glacée), je m’élance de ma couche ; j’élève vers le ciel ma voix et mes mains suppliantes, et je fais des libations de vin pur sur mes foyers. Plein de joie, après cette offrande aux dieux de ma patrie, je cours avertir Anchise, et lui raconter en détail tout ce qui vient de m’être révélé. Il reconnaît cette origine douteuse et ces doubles ancêtres, et l’erreur qui l’a trompé à l’égard de notre antique berceau. Alors il dit : « Ô mon fils, qu’éprouvent si longtemps les destins d’Ilion, Cassandre seule me prédisait de tels événements. Je me souviens, en ce moment, qu’elle annonçait cet avenir à notre race ; que souvent elle parlait de l’Hespérie et du royaume d’Italie. Mais qui pouvait croire que les Troyens viendraient aux rivages de l’Hespérie ? et qui de nous eût ajouté foi aux prédictions de Cassandre ? Cédons à Apollon ; et, sur la foi de ses oracles, suivons une meilleure route. » Il dit, et tous, pleins de joie, nous obéissons à ses ordres. Nous quittons cette demeure où nous laissons quelques Troyens. Le vent enfle nos voiles, et nos vaisseaux volent sur les ondes.

Lorsqu’ils eurent gagné la pleine mer, qu’aucune terre n’apparut plus à nos yeux, et que nous ne vîmes de toute part que le ciel, de toute part que les eaux, soudain s’arrête au-dessus de nos têtes un sombre nuage qui porte la nuit et la tempête ; et une ténébreuse horreur couvre les flots. Tout à coup les vents bouleversent la mer, et les vagues s’élèvent en montagnes. Nos vaisseaux dispersés sont ballottés sur le vaste gouffre. Les nuages ont voilé la clarté du jour ; une nuit humide cache le ciel, et des feux redoublés déchirent la nue. Jetés loin de notre route, nous allons, dans les ténèbres, à la merci des flots. Palinure lui-même déclare qu’il ne distingue plus dans le ciel ni le jour ni la nuit ; qu’il ne reconnaît plus son chemin sur les mers. Dans cette obscurité profonde, nous voguons au hasard, pendant trois jours sans soleil, pendant trois nuits sans étoiles. Enfin, à la quatrième aurore, nous apercevons la terre s’élever du sein des flots, des montagnes apparaître au loin, et la fumée ondoyer dans les airs. Soudain les voiles sont repliées, et les matelots, se courbant sur la rame, fendent l’écume et soulèvent l’onde azurée.

Sauvé des flots, je descends sur le rivage des Strophades : c’est le nom que les Grecs ont donné à des îles de la grande mer d’Ionie. Là ont fixé leur séjour la cruelle Céléno et les autres Harpyes, depuis que la crainte les chassa du palais et de la table de Phinée. Jamais fléau plus terrible, jamais monstres plus détestables, dus à la colère des dieux, ne s’élancèrent des ondes du Styx. Ces oiseaux ont le visage d’une vierge ; un fluide immonde s’écoule de leurs flancs ; leurs mains sont armées de griffes, et la faim pâlit sans cesse leur visage.

À peine entrés dans le port où le vent nous a poussés, nous apercevons de gras troupeaux de bœufs et de chèvres, errant librement et sans gardien au milieu des pâturages. Nous nous précipitons sur eux le fer à la main, et nous invitons nos dieux et Jupiter lui-même à partager notre butin. Bientôt, dans un enfoncement du rivage, des lits de gazon sont élevés, et nous savourons ces mets délicieux. Tout à coup, du haut des montagnes, les Harpyes, d’un vol horrible, fondent sur nos tables ; elles secouent leurs ailes avec un grand bruit, enlèvent nos mets et souillent tout de leur contact immonde, et dans l’air qu’elles infectent leur cri sinistre se fait entendre. Alors, sous l’obscure voûte d’une roche profonde, que des arbres semblent fermer et défendre de leurs épaisses ombres, nous dressons nos tables, et nous replaçons le feu sur les autels. Mais, d’un autre point du ciel, la troupe bruyante, s’élançant de ses noires retraites, vient, de ses pieds crochus, voler autour de sa proie et souiller nos mets de son haleine infecte. Je m’écrie : « Aux armes, compagnons ! livrons la guerre à cette race immonde ! » Ils obéissent, et placent à leurs côtés le glaive caché dans l’herbe avec le bouclier. Dès que les Harpyes reviennent pour s’abattre, et que de leur vol sinistre retentit le rivage, Misène, placé sur un roc élevé, embouche l’airain sonore et donne le signal. Mes compagnons saisissent leurs armes, commencent un nouveau genre de combat, et cherchent à atteindre ces impurs oiseaux de la mer. Mais leurs plumes et leurs corps sont impénétrables, et leurs flancs ne reçoivent aucune blessure. Une prompte fuite les emporte dans les airs, et ils laissent sur nos tables leur proie à demi rongée et leurs traces fétides.

Seule, et s’arrêtant sur le haut d’un rocher, Céléno, sinistre prophétesse, fait entendre ces paroles : « C’est donc la guerre que vous nous apportez, race de Laomédon, pour prix du sang de nos taureaux, de nos génisses égorgées ! et vous voulez, sans motif, chasser les Harpyes de leur royaume paternel ! Écoutez, et gravez dans vos cœurs mes paroles : ce qu’apprit à Apollon le souverain des dieux, Apollon me l’apprit à moi-même ; et moi, la plus redoutable des Furies, je vais vous le révéler. Vous cherchez l’Italie ; les vents propices à vos vœux vous conduiront en Italie, et ses ports s’ouvriront pour vous recevoir. Mais vous ne ceindrez point de remparts la ville qui vous est promise, avant que la faim cruelle, juste châtiment de votre injure, ne vous ait forcés de dévorer vos tables. » Elle dit, et, prenant son vol, s’enfuit dans la forêt.

Une terreur soudaine glace le sang de mes compagnons ; leur courage est abattu. Ce n’est plus par les armes qu’ils cherchent à vaincre les Harpyes ; c’est par des vœux et des prières qu’ils veulent les apaiser, que ce soient des déesses ou des oiseaux immondes et cruels.

Anchise, mon père, debout sur le rivage, et les mains étendues, invoque les grandes divinités, et prescrit des sacrifices solennels : « Dieux ! s’écrie-t-il, rendez ces menaces vaines ! dieux ! détournez ce funeste présage, et sauvez un peuple pieux. » Il dit, et ordonne de détacher les câbles, et de déployer les cordages. Le Notus enfle les voiles, et, portés sur l’onde écumante, nous suivons la route où les vents et le pilote nous appellent. Déjà se montrent, au milieu des flots, Zacynthe et les forêts qui l’ombragent, Dulichium et Samos, et Nérite avec ses roches escarpées. Nous fuyons les écueils d’Ithaque, où règne Laërte, et nous maudissons la terre où fut nourri le cruel Ulysse. Bientôt nous découvrons les sommets nuageux de Leucate et le temple d’Apollon formidable aux nautoniers. Fatigués, nous voguons vers cette humble cité, et nous y abordons. L’ancre tombe de la proue, et nos poupes s’arrêtent au rivage. Possesseurs de cette terre inespérée, nous sacrifions à Jupiter : l’encens brûle sur ses autels et acquitte nos vœux. Nous célébrons, par des jeux troyens, le rivage d’Actium. Des flots d’huile baignent les membres nus de nos guerriers qui luttent et se livrent aux exercices de leur patrie, joyeux d’avoir échappé à tant de villes grecques, et de s’être ouvert, en fuyant, un chemin à travers tant d’ennemis.

Cependant le soleil achève de parcourir le grand cercle de l’année, et l’hiver, avec ses glaces, hérisse les mers au souffle de l’Aquilon. J’attache, à l’entrée du temple d’Apollon, un bouclier d’airain que porta le grand Abas, et je grave au-dessous ces mots : Énée a conquis cette armure sur les Grecs victorieux. Je commande alors le départ : les rameurs prennent leur rang ; nous quittons le port. Les rames frappent la mer à l’envi, et sillonnent les ondes. Bientôt disparaissent devant nous les hautes montagnes des Phéaciens ; nous côtoyons les rivages de l’Épire, nous entrons dans le port de Chaonie, et nous montons à la ville élevée de Buthrote. Là, un bruit incroyable arrive à nos oreilles : on nous dit qu’un fils de Priam, Hélénus, règne sur des villes grecques, qu’il possède le sceptre et l’épouse de Pyrrhus, et qu’Andromaque est de nouveau liée par l’hymen à un époux troyen. Frappé d’étonnement, je brûle du désir d’interroger Hélénus, et je veux apprendre de lui-même ces grands événements. Abandonnant ma flotte et le rivage, je m’éloigne du port.

En ce moment, aux portes de la ville, dans un bois sacré, et sur les bords d’un faux Simoïs, Andromaque offrait à la cendre de son époux un festin solennel et de lugubres présents. Devant un vain tombeau de gazon, entre deux autels consacrés par sa douleur comme une source de larmes, elle invoquait les mânes d’Hector. Dès qu’elle me voit approcher, et qu’elle a reconnu les armes troyennes, éperdue, effrayée de cette prodigieuse apparition, elle demeure stupéfaite, et le frisson glace tous ses membres : elle tombe ; et à peine, après un long silence, peut-elle prononcer ces mots : « Est-ce vous-même que je vois, fils d’une déesse ? est-ce vous qui êtes envoyé vers moi ? êtes-vous encore vivant ? ou si la douce lumière vous a été ravie, où est mon Hector ? » À ces mots les pleurs inondent son visage, et le bois sacré retentit de ses gémissements. Troublé par son désespoir, je réponds avec peine, d’une voix entrecoupée : « Oui, je vis, et je traîne au milieu des revers une existence malheureuse. N’en doutez pas, ce que vous voyez est réel. Mais vous, hélas ! tombée d’un si haut hyménée, quel malheur le destin vous a-t-il réservé ? ou quel sort digne de vous est devenu votre partage ? Êtes-vous l’Andromaque d’Hector ou l’épouse de Pyrrhus ? »

Elle baisse les yeux, et d’une voix faible : « Ô seule heureuse, dit-elle, entre les filles de Priam, Polyxène, qui, condamnée à mourir sur le tombeau d’un ennemi, au pied des hauts remparts de Troie, n’a pas subi l’injurieux arrêt du sort, et, captive, n’a point touché le lit d’un vainqueur et d’un maître ! Mais nous, après l’incendie de Troie, traînées sur des rives lointaines, et devenues mères dans l’esclavage, nous avons essuyé les superbes dédains du fils d’Achille. Bientôt il suivit Hermione, chercha dans Sparte un nouvel hymen, et me transmit esclave à son esclave Hélénus. Mais Oreste, enflammé d’un amour furieux pour une amante ravie, Oreste en proie aux Furies vengeresses, surprend son rival sans défense, et l’égorge au pied des autels d’Achille. La mort de Néoptolème a fait tomber une partie de ses États au pouvoir d’Hélénus ; et du nom de Chaon, né du sang troyen, Hélénus a appelé Chaonie cette contrée soumise à ses lois. Il a élevé, sur cette colline, une nouvelle Pergame, une autre citadelle d’Ilion. Mais vous, quels vents, quels destins ont conduit vos vaisseaux errants ? et quel dieu vous a jeté sur ce rivage où vous ne pensiez pas me revoir ? Et le jeune Ascagne vit-il encore ? Quand il naquit, déjà Troie… Si jeune encore, sent-il la perte de sa mère ? L’exemple de son père Énée et de son oncle Hector l’ont-ils excité à l’antique vertu et au courage viril de ses ancêtres ? »

Ainsi parlait Andromaque, fondant en larmes, et sa vaine douleur s’exhalait en longs gémissements, lorsque le fils de Priam, Hélénus, environné de sa cour, sort des remparts, vient à nous, reconnaît les Troyens, qui lui sont chers, et nous conduit dans son palais, mêlant beaucoup de larmes à chacune de ses paroles. J’avance, et je reconnais un humble Ilion, image de la superbe Troie ; je vois un faible ruisseau, qu’il a nommé Xanthe, et j’embrasse, en entrant, les portes de Scée. Mes compagnons jouissent avec moi de cette ville amie. Le roi les reçoit dans son palais, sous de vastes portiques : ils font des libations à Bacchus ; les mets sont offerts sur des plats d’or, et des coupes sont dans toutes les mains.

Déjà un jour, puis un autre, se sont écoulés. Les vents appellent nos vaisseaux, et les voiles s’enflent au souffle de l’Auster. Je vais trouver le roi-pontife, et je l’interroge en ces mots : « Enfant de Troie, sage interprète des dieux, vous qu’Apollon inspire ; vous que ne trompent ni le trépied sacré, ni les lauriers de Claros ; qui lisez au front des astres, et connaissez ce que présagent la voix et le vol des oiseaux : parlez, instruisez-moi : une heureuse navigation m’est annoncée par les oracles ; tous les dieux me conseillent de chercher l’Italie, et de voguer vers ces terres lointaines ; seule, la Harpye Céléno, me révélant un nouveau prodige, horrible à dire, me menace, par ses prédictions, d’une terrible vengeance et d’une épouvantable famine. Quels premiers dangers dois-je fuir ? et comment pourrai-je surmonter tant d’obstacles ? »

Alors Hélénus, selon l’usage, immole des génisses et implore la faveur des dieux. Il détache des bandelettes de son front sacré ; il prend ma main, me conduit au temple d’Apollon, et, tandis que la majesté du dieu remplit d’un trouble profond mon esprit inquiet, le pontife inspiré fait entendre cet oracle : « Fils d’une déesse, n’en doute pas, c’est sous de célestes auspices que tu traverses les mers. Ainsi le souverain des dieux conduit les destinées, règle le cours des événements, et en fixe l’ordre immuable. Mais, pour mieux assurer ta route sur ces mers inconnues, et pour t’ouvrir les ports de l’Ausonie, je vais te dévoiler quelques-uns des nombreux secrets de l’avenir ; les Parques empêchent Hélénus de connaître les autres, et la fille de Saturne, Junon, lui défend de parler. D’abord, cette Italie que tu crois peu éloignée, et ces ports qui te semblent voisins et prêts à s’ouvrir devant toi, de vastes mers, peu fréquentées, t’en séparent pour longtemps par des contrées difficiles à parcourir. Il faut que tes rames fatiguent les eaux de la Sicile, que tes vaisseaux parcourent la mer de l’Ausonie, franchissent le lac de l’Averne, et côtoient l’île fatale de Circé, avant que tu puisses asseoir tes remparts sur une terre hospitalière. Je vais t’indiquer des signes certains ; garde-les fidèlement dans ta mémoire.

« Lorsque errant, inquiet, le long d’un fleuve écarté, tu trouveras, sous les chênes du rivage, une énorme laie blanche, avec trente nourrissons pressés autour de ses mamelles, et blancs comme leur mère, là sera l’emplacement de ta ville et le terme assuré de tes travaux. Ne t’effraie point, d’avance, de ces tables que votre faim doit dévorer : les destins trouveront une voie pour s’accomplir, et Apollon invoqué te sera propice. Mais ces terres, ces rivages de l’Italie, qui sont le plus rapprochés de nous, et que notre mer baigne de ses ondes, il faut les éviter ; les Grecs en habitent toutes les villes : là, les Locriens de Naryce ont élevé leurs remparts ; là, le Crétois Idoménée a couvert de ses guerriers les champs de Salente ; là, le roi de Mélibée, Philoctète, a ceint d’un mur protecteur l’humble Pétilie.

« Mais, lorsqu’au terme de leur course, tes vaisseaux reposeront hors des mers, et qu’aux autels dressés par toi sur le rivage tu acquitteras tes vœux, souviens-toi de couvrir ta tête d’un voile de pourpre, pour qu’au milieu des feux allumés en l’honneur des dieux aucune figure ennemie ne t’apparaisse et ne vienne troubler les présages. Que tes compagnons observent cet usage sacré ; observe-le toi-même, et que tes derniers neveux gardent fidèlement cette religieuse coutume.

« Mais, lorsqu’après ton départ, les vents t’auront porté vers les plages de la Sicile, et que le Pélore rétréci ira devant toi s’agrandissant, cherche à gauche, par un long circuit, la terre la mer. Fuis la rive droite et les flots qui la baignent. Ces lieux, arrachés jadis de leurs fondements par une force puissante, se séparèrent, dit-on, dans une vaste ruine (tant le long cours des âges peut amener de changements !). D’abord réunis, ils ne formaient qu’un continent ; mais la mer, se précipitant avec violence, détacha l’Hespérie de la Sicile, et ses vagues battent les champs et les villes que, par un canal étroit, sépare un double rivage.

« À la droite est Scylla ; la gauche est gardée par l’implacable Charybde, qui, trois fois, engloutit de vastes flots dans ses gouffres profonds, trois fois les relance dans les airs et les fait jaillir jusqu’aux astres. Mais un antre enferme Scylla dans ses flancs ténébreux, d’où elle avance sa tête sur les vagues, et entraîne les vaisseaux sur ses rochers : monstre à figure humaine, c’est, jusqu’à la ceinture, une belle jeune fille, et, par le reste du corps, un immense poisson qui réunit aux flancs d’une louve la queue d’un dauphin. Il vaut mieux retarder tes vaisseaux en de longs détours, et doubler lentement la promontoire de Pachynum, que de voir une seule fois dans son antre profond l’affreuse Scylla, et les rochers qui retentissent des cris de ses chiens azurés.

« Enfin, si Hélénus a quelque science de l’avenir, si sa prédiction mérite quelque confiance, et si Apollon remplit son âme de vérités, il est, surtout, fils de Vénus, un avis sur lequel je ne saurais trop insister, et que je ne puis me lasser de dire et de redire : commence par adorer la grande Junon ; offre à Junon des vœux empressés ; fléchis cette puissante souveraine par tes offrandes suppliantes : c’est ainsi que, victorieux, tu arriveras des contrées de la Sicile aux rivages de l’Italie.

« Lorsque, descendu sur cette terre, tu approcheras de la ville de Cumes, du lac divin de l’Averne et de ses bruyantes forêts, tu verras une prêtresse inspirée qui, du fond de son antre, annonce les arrêts du destin, et trace sur des feuilles des lettres et des mots. Tous les oracles que la Sibylle a écrits sur ces feuilles, elle les place avec ordre, et les laisse enfermés dans son antre ; ils y restent immobiles, et dans le rang qu’elle a fixé. Mais si la porte tourne sur ses gonds, le moindre zéphyr soulève et dérange ce mobile feuillage, et il voltige dispersé dans la grotte, sans que la prêtresse s’inquiète de le replacer et de rétablir l’ordre et la suite des vers. Alors on se retire sans réponse, en maudissant la demeure de la Sibylle. Mais toi, ne regrette point le retard que t’occasionnera le temps passé en ce lieu. Quoique tes compagnons impatients murmurent, que les vents appellent les voiles sur les mers, et leur promettent un souffle propice, va trouver la Sybille, implore ses oracles ; obtiens qu’elle parle et qu’elle laisse échapper de sa bouche sa voix prophétique. Elle te dira les peuples d’Italie, les guerres futures, comment tu pourras éviter leurs périls ou les surmonter ; et, pour prix de tes hommages, la Sybille donnera une fin heureuse à tes travaux. Tels sont les avis qu’il m’est permis de te faire entendre. Va, pars, et que tes hauts faits portent jusqu’aux astres la gloire d’Ilion. »

Après m’avoir adressé ces paroles amies, l’interprète des dieux fait porter sur mes vaisseaux de riches présents d’or et d’ivoire, un vaste amas d’argent, et des vases de Dodone. Il y joint une cuirasse à triples mailles d’or, un casque au cimier éclatant, à la crinière ondoyante, armure de Néoptolème. Des présents sont aussi offerts à mon père. Hélénus ajoute à ses dons des chevaux avec leurs écuyers, de nouveaux rameurs, et des armes pour mes compagnons.

Cependant Anchise ordonnait de déployer les voiles, et de profiter sans retard de la faveur des vents. Le prêtre d’Apollon lui adresse ces paroles avec un grand respect : « Vous que Vénus a jugé digne de son auguste hymen, Anchise, cher aux Immortels, arraché deux fois aux ruines de Pergame, voyez devant vous la terre d’Ausonie : à pleines voiles courez la saisir. Mais d’abord il faut côtoyer ses rivages : elle est encore éloignée, la partie de ces contrées qu’Apollon vous destine. Allez, heureux père d’un fils si pieux. Mais pourquoi vous retenir encore, et retarder, par mes discours, les vents qui vous appellent ? »

Andromaque, non moins affligée de cet adieu suprême, apporte au jeune Ascagne une chlamyde phrygienne et des vêtements brodés où l’or s’enlace à la pourpre ; et, ne le cédant point à Hélénus par la richesse de ses dons, elle prodigue au fils d’Énée les tissus précieux : « Reçois, cher enfant, dit-elle, ces présents, ouvrage de mes mains ; qu’ils te soient un long témoignage de l’amitié d’Andromaque, de l’épouse d’Hector. Reçois ces dons suprêmes de ta famille, ô toi, seule image qui me reste de mon Astyanax ! tels étaient ses yeux ! telles ses mains ! tels les traits de son visage ! et maintenant, du même âge que toi, il entrerait comme toi dans l’adolescence. »

En les quittant, je leur dis les larmes aux yeux : « Vivez heureux, vous qui n’avez plus à craindre l’inconstance du sort, tandis qu’il nous entraîne encore dans de nouveaux dangers ! Votre repos est assuré : vous n’avez pas besoin, comme nous, de parcourir les mers et de chercher une Ausonie qui s’éloigne toujours : vous voyez l’image du Xanthe et une Troie que vos mains ont bâtie. Puisse-t-elle, élevée sous de meilleurs auspices, être moins en butte à la fureur des Grecs ! Si j’entre jamais dans le Tibre et dans les champs voisins du Tibre, si je vois s’élever les remparts promis à ma nation, je veux que ces villes alliées et ces peuples du même sang, je veux que l’Épire et l’Hespérie, unies par une commune origine et des malheurs communs, ne forment dans nos cœurs qu’une seule et même patrie, et que ce sentiment se transmette à nos derniers neveux. »

Les voiles sont déployées ; nous voguons vers les monts Cérauniens : c’est la route de l’Italie, et le plus court trajet sur les ondes. Cependant le soleil achève sa course à l’occident, et les montagnes se couvrent d’une ombre épaisse. Nous nous étendons, près de la mer, sur le sein d’une terre désirée, après avoir désigné par la voie du sort les gardiens des rames : couchés sans ordre sur le sable, nous réparons nos forces, et le sommeil rafraîchit nos membres fatigués.

La Nuit, que conduisent les Heures, n’avait pas encore atteint le milieu de son cours : le vigilant Palinure se lève ; il interroge tous les vents d’une oreille attentive au moindre souffle de l’air. Il observe les astres qui roulent dans le silence des cieux, l’Arcture, les Hyades pluvieuses, les deux Ourses ; il contemple Orion, armé d’un or étincelant. À la vue d’un ciel calme et d’une sérénité rassurante, il donne, du haut de la poupe, l’éclatant signal du départ : soudain nous quittons le rivage, et, reprenant notre route, nous déployons aux vents les ailes de nos vaisseaux.

Déjà les étoiles avaient fui aux premières rougeurs de l’Aurore, lorsque nous voyons au loin apparaître des collines obscures, et l’Italie poindre du sein des eaux. « Italie ! » s’écrie, le premier, Achate ; et d’un cri joyeux mes compagnons saluent l’Italie. Alors mon père Anchise couronne de fleurs un grand cratère, le remplit d’un vin pur, et, debout sur la poupe élevée, il invoque les dieux : « Dieux souverains de la terre, des mers et des tempêtes, accordez-nous, s’écrie-t-il, une route facile et la faveur des vents ! » Le vent désiré redouble ; déjà nous voyons le port qui se rapproche et s’élargit, et sur la hauteur apparaît le temple de Minerve. Les voiles sont pliées, et les proues tournées vers le rivage. Le port se courbe en arc du côté de l’Orient ; des rocs qui s’avancent à l’entrée blanchissent sous l’écume amère. Semblables à deux tours, deux rochers le cachent et l’embrassent d’un double rempart, et le temple semble s’éloigner du rivage.

Là, pour premier présage, je vis quatre chevaux blancs comme la neige, qui paissaient au loin dans la campagne. Mon père Anchise s’écrie : « C’est la guerre que tu nous annonces, ô terre hospitalière ! c’est pour la guerre qu’on arme les coursiers ! c’est de la guerre que ces coursiers nous menacent. Mais pourtant on soumet quelquefois ces mêmes animaux au joug et au frein, et on les dresse à traîner de front un char : on peut donc encore espérer la paix. » Alors nous invoquons, dans nos prières, l’auguste déesse Pallas, aux armes retentissantes, qui, la première, nous reçut triomphants. Nous couvrons, devant les autels, nos fronts du voile phrygien, et, dociles aux avis les plus importants d’Hélénus, nous offrons, selon les rites, à Junon, protectrice d’Argos, les sacrifices qui nous ont été prescrits.

À peine ces pieux devoirs sont accomplis suivant l’ordre accoutumé, nous tournons vers la mer les antennes aux larges voiles, et nous fuyons ces terres suspectes, habitées par les Grecs. Bientôt nous apercevons le golfe et la ville de Tarente, bâtie par Hercule, si la renommée n’est pas trompeuse. Vis-à-vis, s’élèvent le temple de Junon Lacinienne, les remparts de Caulon, et les écueils de Scylacée, fameux par tant de naufrages.

Puis au loin, devant nous, se découvre la cime de l’Etna : nous entendons l’horrible mugissement des flots, le bruit des rochers battus par les vagues, et les voix de la mer brisées sur le rivage. L’onde bondit, le sable tourbillonne dans les flots écumants. « La voilà, s’écrie Anchise, cette Charybde ! les voilà ces écueils et ces rochers affreux qu’annonçait Hélénus ! Ô compagnons, fuyez, et, d’un effort égal, courbez-vous sur les rames. » On obéit à ses ordres : Palinure, le premier, détourne à gauche sa proue frémissante, et tous les vaisseaux le suivent à l’aide de la rame et des vents. Tantôt, soulevées de l’abîme, les vagues nous portent jusqu’aux astres ; tantôt, quand elles retombent, nous descendons jusqu’au séjour des mânes. Trois fois l’onde s’engloutit en mugissant dans les gouffres de ces profonds écueils, et trois fois nous voyons l’onde revomie monter en écume et retomber en rosée du haut des airs.

Cependant avec le jour le vent nous abandonne : fatigués, et, ne connaissant plus la route, nous abordons sur la côte des Cyclopes. Le port, à l’abri des vents, est calme et vaste. Mais, non loin, tonne l’Etna au milieu d’effroyables ruines : tantôt il lance dans les airs de noirs nuages de fumée, de bitume et de cendres ardentes, ou il élève des globes de flammes qui vont effleurer les astres ; tantôt, arrachant du sein de la montagne des rochers en éclats, il vomit ses entrailles brûlantes, amoncelle dans les airs, en mugissant, des roches liquéfiées, et bouillonne au fond de ses abîmes. On dit que le corps d’Encelade, à demi brûlé par la foudre, est accablé sous cette masse, et que l’Etna l’écrase de tout son poids. Le géant exhale son haleine enflammée par le gouffre entr’ouvert, et chaque fois qu’il retourne ses flancs fatigués, la Sicile entière tremble en mugissant, et le ciel se couvre de fumée.

Toute la nuit, frappés de ce phénomène terrible, nous restons cachés dans la forêt voisine, ignorant d’où vient cet effroyable bruit, car les astres étaient sans feux, l’éther sans lumière, et une nuit malencontreuse cachait sous les nuages la clarté de la lune.

Le lendemain, le jour se levait à peine à l’orient, et l’Aurore avait chassé du ciel l’ombre humide, quand tout à coup, sortant du fond des bois, un inconnu, pâle, d’une maigreur extrême, à l’aspect étrange et misérable, s’avance suppliant et tendant ses mains vers le rivage. Nous regardons : sa figure est sale et hideuse ; sa barbe descend sur sa poitrine ; les débris qui le couvrent sont rattachés par des épines : le reste annonce un Grec envoyé jadis avec les armes de sa patrie contre Ilion.

À peine il aperçoit, de loin, l’habit phrygien et les armes troyennes, saisi de frayeur, il hésite, il s’arrête. Mais bientôt, précipitant ses pas vers le rivage, et mêlant ses pleurs à la prière, il s’écrie : « Par les astres que j’atteste, par les dieux que nous adorons, par ce jour qui nous luit et cet air que nous respirons, ô Troyens ! arrachez-moi de ces lieux. N’importe sur quels autres bords vous me jetiez, je serai content. J’étais, il est vrai, sur la flotte des Grecs ; j’ai porté, je l’avoue, la guerre aux pénates de Troie. Si c’est à vos yeux un crime indigne de pardon, jetez-moi dans les flots, plongez-moi dans le vaste abîme des mers ; si je dois périr, il me sera doux de périr de la main des hommes. »

Il dit ; et se roulant à nos genoux, il les embrasse et s’y tient prosterné. Nous l’invitons à faire connaître son nom, et le sang dont il est né, et son triste destin ; Anchise lui-même s’empresse de lui tendre la main, et, par ce gage tutélaire, rassure ses esprits. Déposant enfin toute crainte, il parle ainsi :

« Ithaque est ma patrie. Je suis l’un des compagnons du malheureux Ulysse : mon nom est Achéménide. La pauvreté d’Adamaste, mon père, décida mon départ pour le siége de Troie (eh ! que n’ai-je su me contenter de son humble fortune !). Mes compagnons éperdus, m’oubliant et fuyant ces bords cruels, me laissèrent dans l’antre du Cyclope, ténébreux et vaste repaire, toujours souillé de carnage et de mets sanglants. Lui-même, d’une taille énorme, semble toucher de son front les astres (dieux, préservez la terre d’un fléau si cruel !). Il est horrible à voir et à entendre ; il se repaît des entrailles des malheureux et de sang noir : moi-même je l’ai vu saisir de sa vaste main deux de nos compagnons, et, couché sur le dos, au milieu de son antre, les écraser sur le roc, et inonder de leur sang son affreuse demeure. J’ai vu leurs membres tout sanglants dévorés par le Cyclope, et leurs chairs pantelantes palpiter sous sa dent. Mais le monstre fut puni : Ulysse ne put souffrir tant de barbarie, et ne s’oublia point dans un si grand danger. À peine le Cyclope, gorgé de nourriture et enseveli dans le vin, laisse tomber sa tête appesantie, s’étend, immense, dans son antre, et vomit, durant son sommeil, des lambeaux de chair mêlés de vin et de sang, nous implorons les dieux, et, après nous être distribué les rôles, nous entourons le monstre, et, fondant sur lui de toutes parts, nous enfonçons une poutre aiguë dans l’œil énorme du géant, cet œil unique, caché sous son front menaçant, et semblable au bouclier d’Argos ou au disque du soleil : heureux de venger ainsi les mânes de nos compagnons.

« Mais fuyez, ô malheureux, fuyez ! coupez les câbles qui vous retiennent au rivage ! car tel que se montre l’horrible Polyphème, lorsqu’il enferme et trait ses troupeaux dans son antre effroyable ; tels, et non moins affreux, cent autres Cyclopes habitent ces rivages et errent sur ces hautes montagnes. Trois fois déjà le croissant de la lune s’est rempli de lumière, depuis que je traîne ma vie dans ces forêts, parmi les demeures et les repaires déserts des bêtes fauves ; depuis que, caché derrière un rocher, j’observe les Cyclopes dont les pas et la voix me glacent d’épouvante. Des baies, des cornouilles pierreuses, des herbes avec leurs racines arrachées à la terre, telle est ma chétive nourriture. Tandis que, de tous côtés, je portais mes regards sur les mers, j’ai vu vos vaisseaux s’approcher du rivage : qui que vous fussiez, je me suis livré à vous, trop heureux de pouvoir échapper à cette horrible race. Disposez de ma vie : toute autre mort me semble préférable. »

À peine il achevait ces mots, nous voyons, au sommet de la montagne, se mouvoir une masse énorme : c’était le pasteur Polyphème, au milieu de ses troupeaux, s’avançant vers le rivage accoutumé : monstre horrible, informe, immense, à qui la lumière a été ravie. Un pin dépouillé de ses feuilles guide sa main et affermit ses pas. Ses brebis l’accompagnent, seule joie qui lui reste, seule consolation de ses maux. Dès qu’il a atteint le rivage et touché les flots, il lave le sang qui coule de son œil arraché, frémit et grince des dents, puis s’avance au milieu de la mer, et les flots ne montent point jusqu’à ses flancs élevés.

Tremblants à cet aspect, nous précipitons notre fuite ; le Grec suppliant, en récompense de ses avis, est reçu dans nos vaisseaux. Nous coupons en silence les câbles, et, courbés, nous fendons les eaux de nos rames agiles. Polyphème s’en aperçoit, et dirige ses pas du côté où il nous entend ; mais en vain il veut saisir nos vaisseaux rapides emportés sur les ondes de la mer Ionienne : alors il pousse une immense clameur : la mer en a tremblé jusqu’au fond de ses abîmes, l’Italie entière a été épouvantée, et l’Etna a mugi dans ses cavités profondes. À ce bruit, toute la race des Cyclopes accourt des forêts et du haut des montagnes : elle s’élance vers le port et couvre le rivage. Nous y voyons debout les fils de l’Etna, portant leurs fronts dans les nuages, et qui vainement tournent vers nous leur œil effroyable. Horrible assemblée ! tels, sur la cime des monts, les chênes étendent leurs bras altiers, et tels s’élèvent les cyprès aux fruits coniques, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.

Dans notre effroi, nous nous hâtons de faire mouvoir les cordages, et de livrer les voiles aux vents qui nous secondent. Mais Hélénus nous avait avertis qu’entre Charybde et Scylla la mort est presque inévitable, et qu’il faut suivre une autre route. Nous allions retourner nos proues, lorsque, soufflant du détroit de Pélore, Borée vient à notre secours. Nous dépassons les roches vives d’où le Pantage arrive dans la mer, et le golfe de Mégare, et l’humble Thapsus. Tels étaient les rivages que nous montrait Achéménide, et qu’il avait déjà parcourus avec le malheureux Ulysse.

À l’entrée du golfe de Syracuse, en face de Plemmyre, assaillie par les ondes, il est une île que ses premiers habitants appelèrent Ortygie. C’est là, dit-on, que le fleuve Alphée, quittant l’Élide, et se frayant un chemin secret sous les mers, vient, belle Aréthuse, mêler ses ondes à tes ondes siciliennes. Fidèles aux conseils d’Hélénus, nous adorons les divinités de ces lieux. De là, nous côtoyons les champs que l’Hélore engraisse de ses dormantes eaux. Nous laissons derrière nous les roches hautes et saillantes de Pachynum. Nous découvrons au loin Camarine, que le destin enferma pour toujours dans ses marais, et les champs Géléens, et la ville immense de Géla qui prit son nom du fleuve qui l’arrose. L’altière Agrigente nous montre de loin ses vastes remparts, Agrigente jadis féconde en généreux coursiers. Les vents m’éloignent de toi, riche Sélinonte qu’ombragent les palmiers, et j’effleure les terribles écueils que Lilybée cache sous les ondes.

Enfin Drépane me reçoit dans son port et sur sa rive funeste. C’est là qu’après tant de traverses, je perdis mon père Anchise, seule consolation de mes ennuis et de mes infortunes. C’est là, ô le meilleur des pères, que tu m’abandonnas à ma douleur, après avoir, hélas ! en vain échappé à tant de dangers ! Ni le divin Hélénus, quand il m’annonçait de bien tristes présages, ni l’affreuse Céléno ne m’avaient prédit un deuil aussi cruel. Ce fut là ma dernière épreuve, et le terme de mes longs voyages. En quittant ces lieux, un dieu m’a conduit sur vos bords.

C’est ainsi qu’Énée racontait à l’assemblée attentive l’histoire de ses destinées et de ses courses errantes. En ce moment, il cessa de parler et mit fin à son récit.