P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 244-247).


LETTRE CLXXIII.

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La Comtesse de Longueil
à
Melle Émilie de Wergentheim.


C’est à moi, Mademoiselle, à vous rendre compte de l’état de votre amie ; mais avant, je dois vous faire part d’une idée qui m’est venue, en apprenant qu’il n’était pas mort sur l’échafaud, mais s’était tué en présence des juges. Notre sensible et malheureuse amie se croit sans cesse entourée de bourreaux, en rongeant à la mort tragique du Marquis ; j’avais pensé que ce serait peut-être un soulagement pour elle, d’apprendre que ses derniers instans n’ont point été souillés par l’approche des bourreaux, et qu’il a dérobé sa personne à leurs mains infâmes. J’ai communiqué mon idée à la mère de notre amie, au Commandeur, et au médecin : ah ! Mademoiselle, je ne puis vous rendre ce qui s’est passé dans cette consultation. Les larmes, les sanglots l’interrompaient à chaque instant, parce qu’il nous a fallu lire l’affreux récit de la mort du Marquis, et en détailler les circonstances, pour juger de l’effet qu’elles produiraient. Le docteur Sivermarus, dont vous connaissez l’impassible gravité, avait sans cesse son mouchoir à la main. Son avis a été contraire à mon opinion, et je ne pus m’empêcher d’y déférer. Il nous a dit que la Comtesse avait un grand fond de religion, et qu’en apprenant que le Marquis avait attenté sur ses jours ; sa douleur et ses alarmes deviendraient encore plus profondes et plus vives. « Son imagination, nous a dit ce respectable docteur, ne fera que substituer une scène d’horreurs à une autre ; mais il est à craindre qu’au lieu d’un innocent qui a droit à la miséricorde divine, elle ne lui représente le Marquis comme un coupable qui, prévenant les décrets de la providence, a disposé d’une vie qui lui devait être soumise. Elle croit le Marquis dans le sein de la divinité, jouissant des récompenses accordées aux justes ; elle se flatte, l’infortunée, de le rejoindre dans peu ; hélas ! nous lui ôterons cet espoir ; elle se le représentera sans cesse, condamné aux tourmens de l’enfer, et séparé d’elle pour l’éternité. Les idées religieuses sont celles qui ont le plus de prise sur les ames sensibles, jugez, a-t-il ajouté, de la profonde impression que doit produire sur celle de madame la Comtesse, le tableau d’un Dieu irrité, qui demande compte à un mortel, du dépôt qu’il lui a confié, et celui des tourmens réservés à ceux qui ont transgressé ses immuables lois. » Il ne sera plus question, d’après ces considérations, d’instruire la Comtesse et de changer le cours de ses idées. Elle est à peu près dans le même état où vous l’avez vue, mais l’abattement semble être plus marqué. Adieu, Mademoiselle.

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