P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 171-175).


LETTRE CLIII.

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Le Comte de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je crois, mon cher Marquis, que vous êtes après, le cardinal Maury, le seul qui ayez gagné à la Révolution. Votre fortune ne surpasse pas comme la sienne celle que vous aviez en France ; mais elle est honnête et deviendra plus considérable, et le bonheur que vous avez eu de rencontrer une femme charmante, et d’obtenir sa main, est au-dessus de toutes les fortunes. Je me rendrai avec grand plaisir à votre invitation ; oui, j’assisterai à l’union de deux époux, qui me seront dans peu également chers, et je prends l’engagement de passer chaque année quelques jours chez vous. Je conçois que votre bonheur vous accable en quelque sorte. C’est l’effet de la surprise, c’est l’effet de la violence de la passion ; les transports de la joie ne durent que quelques momens, l’ame ensuite se concentre dans elle-même, et se répand peu au-dehors. Il est trois sortes de gens qui parlent peu, ce sont les savans et les gens fort heureux ou fort malheureux ; ainsi l’on peut dire que le savoir, la douleur et le bonheur sont muets. Les uns ont trop à dire pour parler, et les autres ne trouvent point d’expressions qui puissent les satisfaire. La nature même leur refuse les moyens ordinaires de manifester leurs sentimens : il n’est point de larmes pour les grandes douleurs. J’ai souvent remarqué dans les sociétés de Paris, de jeunes femmes entourées chez elles de semillans adorateurs qui cherchaient à plaire et obtenaient quelques marques de bienveillance, qu’ils regardaient comme des faveurs, ce n’était pas parmi eux que je cherchais l’amant heureux ; je voyais entrer un homme qu’on saluait d’un sourire, qui ne s’empressait pas de parler, qui était pensif ou distrait ; voilà, disais-je, l’amant fortuné, et je me trompais rarement. J’ai entendu souvent raisonner de politique, d’administration devant un ministre consommé dans les affaires, à peine écoutait-il, il ne se donnait pas la peine de parler, il aurait eu trop à dire, et celui qui possède à fond un objet, n’en parle qu’avec un certain dégoût, enfin il n’est pas stimulé par la vanité ; car il paraîtrait bien simple qu’il fût instruit de choses qui l’ont occupé toute sa vie. Je vous dirai encore, mon cher marquis, par une suite de réflexions sur les heureux, et de la peinture que vous me faites de votre ame, je vous dirai, que l’homme passionné est sérieux, que le plaisir lui-même est mélancolique. Une manière vive de sentir n’est pas compatible avec cette disposition d’esprit et de l’ame qu’on appelle gaieté, et qui fait voltiger sur les surfaces sans s’arrêter. Il ne faut pas chercher les femmes sensibles, ou celles qui ont du penchant pour les plaisirs de l’amour, parmi celles qui sont les plus vives, les plus gaies, les plus folâtres, mais parmi les femmes sérieuses et composées. Malgré tout ce que je viens de dire, j’espère que votre société n’aura rien de triste, et que si elle n’est pas joyeuse, elle sera satisfaite. Parlez à monsieur le Commandeur de mon admiration, et dites-lui que je partage votre reconnaissance ; offrez mes respects à madame la Comtesse, et demandez-lui son amitié, pour un homme à qui votre bonheur est plus cher que le sien. Je vous félicite et vous embrasse de tout mon cœur. Vale et ama.

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