L’Émigré/Lettre 136
LETTRE CXXXVI.

à la
Comtesse de Longueil.
Je comptais partir après dîner, ma
cousine, pour aller passer deux jours
chez la Comtesse ; mais au moment de
me mettre à table, j’ai vu arriver un
postillon tout en nage, qui m’a remis le
billet que je joins ici. La mort d’un
homme aussi gros, et qui faisait aussi peu
d’exercice, n’a rien d’extraordinaire ;
mais on est toujours frappé des morts
subites. La pauvre Comtesse aura eu
sous les yeux un triste spectacle, et la bonté extrême de son cœur fera en elle ce que l’affection produit dans les autres. Elle sera touchée, et ingénieuse à se tourmenter ; elle se rappellera tout ce que son mari avait de bonnes qualités, les exagérera, diminuera ses défauts, tant il lui est nécessaire d’exercer sa sensibilité ; tant il est difficile à cette ame céleste de se laisser surprendre par le sentiment de son propre intérêt, lorsqu’il est opposé à celui des autres. La voilà donc veuve, libre ; j’ignore si sa fortune en souffrira, et ce n’est pas là ce qui l’occupe en ce moment. Je ne songe à cet objet qu’à cause de la dépendance où pourrait la mettre une grande diminution dans son revenu. Voyez, ma cousine, si vous ne pourriez pas être utile à la Comtesse dans ce moment pour dissiper un peu, je ne dis pas le chagrin, mais la tristesse inséparable de pareilles circonstance. Ah ! que ces circonstances, ma chère cousine, feraient former de vœux, exciteraient de flatteuses espérances dans un pays où existeraient des hommes en état de sentir le mérite de la Comtesse, et d’être touchés de l’heureux accord des charmes les plus séduisans et des plus grandes qualités. Adieu, ma cousine, il suffit de vous avertir pour que vous fassiez ce qu’il y a de mieux : je m’en rapporte donc entièrement à vous.
