L’Émigré/Lettre 123
LETTRE CXXIII.
au
Président de Longueil.
Je m’adresse à vous, mon cher Président, parce que le hasard m’a fait savoir votre demeure en Allemagne, et que j’ignore où est mon fils ; son attachement pour vous me porte à croire qu’il ne vous aura pas laissé ignorer son sort, et si vous en êtes instruit, je vous prie de lui faire parvenir se paquet ci-joint. Il contient une lettre pour lui, une assez grosse somme en billets de la banque d’Angleterre, et c’est ce qu’il y a de plus intéressant. J’y ai joint une espèce de catéchisme de morale qui peut être utile, lorsque l’on n’est point entraîné par la fougue des passions ; prenez non cher ami, lecture du tout, et si vous appreniez que mon fils n’est plus, daignez accepter comme un don de la plus tendre amitié, la somme portée dans les billets. Si vous n’en avez pas besoin pour améliorer votre sort, ils vous serviront à soulager des malheureux. Adieu, mon cher ami, et pour jamais. Hélas ! Combien ce jamais me paraît affreux en ce moment… Ma lettre à mon fils vous apprendra ma situation, mes sentimens, mes opinions ; il est donc inutile que j’entre avec vous dans un détail qui ne serait qu’une répétition. Recevez, mon cher ami, mes éternels adieux, je touche à la fin de ma carrière qui a été heureuse jusqu’à ce moment, et je puis, au milieu des sanglantes et journalières exécutions, dire avec plus de vérité que Ninon : je ne laisse au monde que des mourans.