P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 29-37).


LETTRE CXXII.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je m’acquitte, mon cher et jeune ami, d’une triste fonction que l’amitié m’impose. La lettre et les papiers que je joins ici, vous apprendront un événement qui m’est aussi sensible qu’à vous : votre père n’est plus, sa mort a suivi de près l’écrit que je vous envoie, et qui contient ses dernières volontés. Vous perdez un père bon, humain, généreux, et plus sensible qu’il ne croyait l’être, et moi je perds un ami fidelle et d’une inaltérable probité. Il s’était fait des principes de philosophie différens des miens, il méprisait les hommes et leurs affaires, et renonçant aussitôt qu’il le put aux emplois et à la fortune, il ne voulut avoir avec le monde que des rapports de plaisirs et de bienfaisance. Croyant devoir suivre une autre route, j’ai pris un rôle actif dans la société, pour être plus utile aux hommes, et j’ai eu la présomption de remplir avec plus de zèle qu’un autre les fonctions auxquelles je m’étois voué ; j’ai espéré que je diminuerais aussi la masse des injustices, qui naissent de l’inattention de la légéreté et quelquefois de l’improbité. Vous trouverez dans ce paquet un recueil de maximes, qui contiennent de grandes et tristes vérités auxquelles sont préférables de douces illusions. Le philosophe qui analise, décompose, ressemble à un anatomiste qui dirait en voyant une belle femme : ce sont des os, des chairs, des muscles ; mais l’homme qui la contemple et sur-tout à travers le prisme de la jeunesse, voit une figure charmante, et des formes qui le ravissent. Un géomètre assistant à une tragédie touchante disait : qu’est-ce que cela prouve ? Le sort de son voisin dont le cœur était attendri, dont les yeux répandaient des pleurs délicieux, qui sentait enfin vivement, n’est-il pas préférable à celui de l’insensible géomètre ? Les maximes que je vous envoie doivent être lues avec précaution ; c’est ce qui m’a engagé à vous faire, dans une aussi triste circonstance, ces courtes observations. Vous perdez un père qui avait tâché de substituer la raison au sentiment, et qui ne vous en aimait pas moins ; son esprit était véritablement dupe de son cœur, et si quelque chose peut adoucir la perte que vous faites, c’est le sort auquel cet homme estimable était exposé. Vous êtes privé d’un père, c’est tout ce que vous verrez et sentirez dans votre douleur ; mais il a fini tranquillement au milieu de troubles sanglans, qui ne sont pas encore à leur terme ; il a fini au moment où il était menacé d’en être la victime.

C’est dans des temps semblables, au milieu des proscriptions, qu’un ami de Ciceron s’efforçait de le consoler de la perte de sa fille et par les mêmes motifs. Voici la lettre de Sulpicius à ce grand homme, et le nom fille changé en celui de père, elle renferme tout ce que je pourrais vous marquer de plus sage, et de plus touchant.

Servius Sulpicius à M. Tulius Ciceron.

« Pourquoi donc vous livrer à la tristesse avec si peu de modération ? Considérez comment la fortune nous a déjà traités. Elle nous a privés de tout ce qui nous est aussi cher que nos enfans, de notre patrie, de notre crédit, de notre dignité et de nos honneurs. Après tant de pertes, quel mal pouvons-nous recevoir d’une disgrâce de plus, ou comment peut-il nous rester quelque sensibilité, pour ce qui ne peut jamais égaler les malheurs que nous avons déjà ressentis ? Est-ce le sort de votre père que vous pleurez ? Eh ! comment ne faites-vous pas réflexion à ceux qui dans le temps où nous sommes ont payé le dernier tribut à la nature, sans avoir eu beaucoup à souffrir dans la vie ? Connaissez-vous quelque chose dans les circonstances présentes qui ait pu la faire aimer à votre père ? Quels désirs, quelles espérances, quels projets de bonheur avait-il à former ? Était-ce de voir son fils s’élever à tout ce qu’il y a de plus brillant pour la jeunesse Française ? Était-ce d’avoir de petits-enfans pour ressentir le plaisir de les voir arriver dans la suite à la fortune de leurs plus proches parens, de les voir jouir des honneurs de leur état, et recueillir enfin tous les avantages de leur naissance, dans la société de leurs amis, et avec le pouvoir de leur rendre service ? Nommez-moi un seul de tous les biens dont ils n’eussent pas perdu l’espoir avant que de pouvoir y prétendre. Mais c’est un malheur, direz-vous, de perdre un père qu’on révère et qu’on aime. J’en conviens ; mais n’en est-ce pas un plus grand de souffrir tous les maux qui nous accablent aujourd’hui ? Je ne puis oublier une réflexion qui m’a beaucoup soulagé, et qui aura peut-être la même force pour diminuer votre affliction. À mon retour d’Asie je faisois voile d’Égine vers Mégare, j’ai fixé les yeux sur les pays qui étaient autour de moi. Égine était derrière, Mégare devant, Pyrée sur la droite et Corinthe à ma gauche ; toutes ces villes autrefois célèbres et florissantes, sont aujourd’hui renversées et presque ensevelies sous leurs ruines. À cette vue je n’ai pu m’empêcher de tourner mes pensées sur moi-même. Hélas ! disais-je, comment nous livrons-nous si amèrement à la douleur pour la mort de nos amis dont la vie doit être si courte, tandis que les restes de tant de villes fameuses sont étendus devant nos yeux sans vie et sans forme ? Croyez-moi cette méditation ne m’a pas peu fortifié. Faites en l’essai sur vous-même, et représentez-vous le même spectacle. Mais pour en revenir à ce qui vous touche de plus près, si vous considérez combien nous avons perdu de grands hommes dans ces derniers temps, quelle destruction nous avens vue dans l’Empire, quel ravage dans toutes les provinces, serez-vous si frappé de la perte d’un homme dont le sort était de mourir dans peu d’années ? Votre père a vécu aussi long-temps que la monarchie a duré ; il a joui de tous les agrémens de la vie. »

Appliquez-vous, mon cher ami, tout ce que dit Sulpicius à Ciceron, et peut-être sentirez-vous moins vivement des malheurs qui sont le partage d’un aussi grand nombre de gens vertueux de toutes les classes de la société. On est tenté de croire que ce qui nous afflige est sans exemple, mais il n’est rien dans l’humanité qui soit inoui, et c’est faute de réflexion et de savoir, qu’on est étonné.

Adieu, mon cher et malheureux ami, comptez que tant que je vivrai, vous aurez le père le plus tendre. Je vous embrasse mille fois de tout mon cœur.

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