P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 17-22).


LETTRE CXIX.

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Le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Vous êtes, dites vous mon cher et jeune ami, enchanté de mon mariage, mais vous en seriez surpris si vous ne connaissiez pas autant les excellentes et aimables qualités de la Duchesse de Montjustin, parce que vous avez toujours cru voir en moi de la répugnance pour un semblable lien. Rien n’est plus vrai, et des nœuds indissolubles m’ont toujours paru contraires non-seulement au bonheur, mais à la nature humaine, et la faculté du divorce peut seule les rendre supportables. Quel homme, en y réfléchissant, pouvait se décider à s’unir pour la vie entière, comme l’on faisait en France, d’après les seules convenances de la naissance et de la fortune ? Comment pouvait-on se résoudre à éprouver toute sa vie l’humeur, la contradiction, les caprices d’une femme, à lui confier son honneur, puisque tel était le préjugé, à mettre son amour propre en commun avec un être qui peut le faire souffrir sans cesse ; à se priver enfin à jamais de la faculté de choisir un objet propre à faire notre bonheur ? L’assemblage de tant de dangers et d’inconvéniens m’a empêché jusqu’ici de me marier, et voici l’idée que je me suis faite depuis long-temps de ce lien que je redoutais. Le mariage, suivant moi, ne convient à un homme sage que dans trois circonstances : la première lorsqu’il est amoureux ; le bonheur peut dans cette situation n’être pas long-temps son partage, mais il est sûr d’avoir quelques beaux jours : il est, dit la Rochefoucault, des mariages heureux, il n’en est point de délicieux. On ne peut rien objecter à l’homme passionné, il voit tout en beau, il voit tout éternel, comment ne céderait-il pas à un penchant qu’il essayerait en vain de combattre, et ne formerait-il pas des nœuds que l’imagination lui présente comme des guirlandes de fleurs ? La seconde circonstance est celle où, parvenu à un certain âge, un homme se trouve attaché depuis quelque temps par une tendre affection à une femme dont il a été l’amant ou l’intime ami ; alors tous les deux s’étant mutuellement éprouvés, connaissant leurs goûts, leurs opinions, leurs sentimens, n’ont plus rien à craindre de l’orage des passions remplacées par de doux et solides sentimens, et le mariage est pour eux un moyen de consacrer leur amitié aux yeux de tous, et de passer agréablement la soirée de la vie. La troisième circonstance vous paraîtra singulièrement choisie, c’est celle où un homme riche, parvenu à un âge avancé, sans parens qui l’affectionnent, se trouve étranger à la société, et sans intérêt. Alors qu’il fasse la fortune d’une très-jeune personne ; je dis très-jeune, parce qu’il faut qu’elle n’ait encore pris aucun pli, et qu’elle lui offre l’image des beaux jours de la jeunesse. Il faut que sans espoir de lui plaire comme amant, il soit forcé de se borner à s’en faire aimer par ses bienfaits, ses dons, sa complaisance, à l’amuser, enfin à en être amusé. Une jeune personne répand alors la vie, et le mouvement dans sa maison, y attire du monde, chasse de son esprit les sombres nuages de la morosité qui accompagne la vieillesse, ranime dans son cœur la cendre des tendres sentimens. Un vieillard dans un tel mariage ressemble à un homme qui se plaît à regarder d’agréables peintures, à voir danser de jeunes filles, et à entendre leurs chants. Je me trouve avec madame de Montjustin dans la seconde de ces positions, et l’émigration y joint un nouveau genre d’intérêt. Pour vous mon cher Marquis, vous vous trouvez dans la première des circonstances que j’ai décrites, j’ose tout espérer pour vous d’après l’amitié de la famille, et je pense que votre cœur vous dit aussi que la Comtesse ne mettra point d’obstacles à votre bonheur. Adieu, mon jeune ami, et ce n’est pas pour long-temps. J’ai quelques affaires à arranger ici qui m’y retiendront sept à huit jours, et ce temps écoulé, je me rends à Francfort pour être le reste de ma vie tout entier à l’amitié.

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