L’Émigré/Lettre 090
LETTRE XC.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je ne sais si vous vous rappellerez le
nom d’un homme qui a eu deux ou
trois fois l’honneur de vous voir chez
Monsieur le prévôt du chapitre de
Mayence, et qui vous accompagna un
jour à une fête qu’il vous donnait, et à
madame la comtesse de Loewenstein,
dans une petite île du Rhin. Vous
avez tant vu de Français, d’Émigrés,
et malheureusement de Patriotes depuis
ce temps, qu’il serait fort simple que mon nom et ma personne n’eussent
laissé aucune trace dans votre esprit.
Un intérêt pressant, Mademoiselle, me
fait prendre la liberté de vous écrire,
c’est celui d’une de vos amies, de madame
la Vicomtesse de Vassy ; elle
m’a parlé bien souvent de vous avec
tendresse et reconnaissance, et il m’a
suffi de ne vous être pas tout-à-fait
inconnu pour en être distingué. Sa
santé est dans un état fâcheux et
presque désespéré ; les eaux de Carlsbath,
loin de lui être salutaires, sont
absolument contraires à son mal qui
est une espèce de consomption et le
médecin lui a conseillé de les quitter.
Elle part dans peu de jours pour retourner
dans les environs de Mayence,
d’où la crainte des Français l’avait
chassée ; mais, Madame, l’état de sa
santé n’est pas le plus grand des maux
qui accablent cette femme intéressante ; le Vicomte de Vassy a été condamné
à être déporté en Amérique ; elle
n’en est pas instruite, et dans la faiblesse
où elle se trouve, elle succomberait
sous le poids de son infortune.
Il est donc, Mademoiselle, du plus
grand intérêt de lui cacher cette triste
nouvelle. Le Vicomte n’avait point
marqué dans la Révolution, et son
nom ne se trouve que sur une seule
liste, enveloppé dans un nombre de
plus de cent condamnés à la même
peine ; cette circonstance favorise le
mystère qu’il est si important de faire
à sa malheureuse femme. C’est par
un de ses amis que j’ai su cette nouvelle,
qui, confondue avec tant d’autres
atrocités, n’a pas fait de sensation.
Il serait cependant possible que la liste,
sur laquelle se trouve le Vicomte, parvînt
à sa femme ; j’invoque les soins
de votre amitié pour écarter d’elle, d’ici à quelque temps, tous les papiers
publics ; il serait aussi à désirer que
vous pussiez lui faire donner des nouvelles
propres à soutenir ses espérances.
Sa vie, hélas ! touche à son
terme, et cette salutaire tromperie la
lui ferait peut-être finir en paix.
Elle est dans la confiance que son mari
n’a rien à craindre en France, parce
qu’il n’était pas Émigré, et qu’il y
a fait deux voyages avec un passeport
en bonne forme. Il vous sera
donc facile, Mademoiselle, de l’entretenir
dans une flatteuse erreur.
Si elle connaissait la jurisprudence
révolutionnaire, sa sécurité l’abandonnerait
bientôt. Indépendamment de
tout l’intérêt qu’inspire madame la
vicomtesse de Vassy par son esprit,
ses agrémens et sa douceur, ses nobles
procédés envers mes malheureux
compatriotes suffiraient pour inspirer pour sa personne le respect et l’attachement.
Privée, par la scélératesse
d’un domestique, de la plus grande
partie des ressources qu’elle s’était
ménagées dans le malheur général,
elle se réduit au plus étroit nécessaire
pour fournir des secours à ses compagnons
d’infortune. Je me flatte qu’en
faveur du motif, vous excuserez la
liberté que je prends de vous écrire
sans avoir l’honneur d’être particulièrement
connu de vous. Ce n’était
pas rendre justice à la bonté de votre
cœur, que de garder le silence dans
une occasion qui peut l’intéresser sensiblement.
Je suis avec un profond
respect,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur
le cher de Versac.
