L’Émigré/Lettre 089
LETTRE LXXXIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Il y a bien long-temps, Mademoiselle,
que je n’ai reçu de vos nouvelles ;
mais j’ai appris que vous vous portiez
bien, j’ai su aussi que le cher Baron
s’était distingué dans plusieurs occasions,
et qu’on lui avait envoyé la
croix de Marie Thérèse. Ces bonnes
nouvelles ont pour quelque temps suspendu
mes chagrins et le sentiment
de mes maux ; mais hélas ! ce ne sont
que des éclairs, qui brillent quelques instans au milieu d’un ciel couvert
des plus sombres nuages. Je suis
toujours bien souffrante, il paraît
que les eaux de Carlsbath ne me
conviennent point, et que c’est ma
poitrine qui est affectée. Je ne reçois
pas de nouvelles du Vicomte, jugez,
Mademoiselle, de mes inquiétudes !
Je suis cependant un peu rassurée
quelquefois, en songeant qu’il n’est
point au nombre des Émigrés et qu’il
était sorti de France avec un passeport.
Sa tendresse pour sa mère, et
le désir d’écarter de moi la misère,
l’ont fait rentrer dans ce repaire de
brigands et d’assassins. Il se reprochait
d’être la cause de ma ruine,
parce que c’est son valet de chambre
qui m’a emporté presque tout ce que
je possédais, et je crains souvent que
sa mère n’ait servi que de prétexte à
son voyage ; il m’a montré quelques lettres déjà anciennes, où elle lui
témoignait du regret de ne l’avoir
pas auprès d’elle ; mais c’était dans
un temps où il y avait bien moins
de danger à habiter la France. De
quel recours peut-il être à une femme
qui a des amis zélés et des gens d’affaires
fidelles ? Quel besoin pouvait
avoir de lui une femme infirme, qui a
dû échapper à l’œil des tyrans, par
la retraite où elle vit, et par son extrême
circonspection ; mais que pouvais-je
dire lorsqu’il s’agissait de
remplir un devoir sacré, comment
s’opposer au vœu même indiscret de
l’amour maternel, au désir de la tendresse
filiale ? Il m’est resté quelques
fonds ; et satisfaite de vivre avec un
homme pour qui seul je tiens à la vie,
je me serais réduite sans peine au
plus strict nécessaire ; j’aurais supporté
gaiement la misère. Vous m’avez quelquefois entendue parler de mes
malheurs ; mais vous ignorez par
quels affreux chemins j’étais parvenue
à une félicité qui n’a duré que
peu d’instans. L’intérêt que j’ai eu
le bonheur de vous inspirer et à votre
aimable amie, m’a fait naître l’idée
de mettre par écrit les événemens
extraordinaires de ma vie ; je vous
en avais promis le récit ; j’ai profité
de mon loisir pour les adresser à mes
deux amies, à qui je demande le secret
pour ma vie, elle ne sera pas longue,
je crois ; mon corps épuisé par des
secousses trop vives, ne fait plus que
languir, et mon ame seule semble le
soutenir. Je quitterai incessamment
Carlsbath qui ne convient pas à ma
santé, et j’aurai bien du plaisir à vous
revoir dans mon petit hermitage du
Rhingau. Adieu, ma chère amie,
adieu, mes chères amies, je vous embrasse mille et mille fois de tout
mon cœur.