L’Émigré/Lettre 067
LETTRE LXVII.
au
Marquis de St. Alban.
Il y a un démon qui se mêle de l’amour,
de vos amours sur-tout mon
cousin, et qui confond la prudence
humaine. Le courage que vous avez
eu d’être huit jours sans aller chez la
Comtesse, mérite des éloges, et le
Commandeur est venu bien à propos
pour votre cœur, mais bien mal à
propos pour la raison, vous enlever à
votre sage retraite. On est tenté de
tout abandonner, de se laisser aller au courant de ses passions, quand on
voit le hasard détruire en un moment
l’édifice péniblement élevé par la sagesse ;
mais n’importe, mon cousin, il
faut toujours combattre, sans quoi
chacun se laissant aller à toutes ses
faiblesses, toute vertu serait exilée de
la terre ; je me souviens qu’un maréchal
de Raiz, qui avait commis des
crimes affreux, répondit à ses juges :
j’étais né sous l’étoile qui fait faire ces choses-là. Croyez, mon cousin,
que vous êtes né sous l’étoile qui
donne le courage de triompher de ses
passions, et porte aux actions les plus
généreuses ; croyez que vous avez la
force d’arrêter les transports d’une
passion, qui pourrait causer des désagrémens
à celle qui en est l’objet.
Eh ! quel plaisir n’aurez-vous pas,
lorsque votre amour affaibli par le
temps, et changé en tendre amitié, vous permettra de goûter sans trouble
les charmes de la société de la Comtesse ;
qu’elle ne craindra point de se
livrer avec vous aux mouvemens
d’une tendre affection. Mandez-moi
tout ce qui se sera passé à vos séances,
et si l’on est content de votre ouvrage.