P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 236-241).


LETTRE LXVI.

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Le même à la même.


Je crois, ma chère cousine, que votre sévérité applaudira à la résolution que j’avais prise, d’être quelque temps sans aller à Lœwenstein, et au courage que j’ai eu de l’exécuter ; j’ai passé huit jours sans sortir de ma chambre ou de mon petit bois, et j’ai employé tout ce temps à lire ou à peindre. Que je serais, hélas ! bien payé du sacrifice que j’ai su m’imposer, si la Comtesse m’en savait quelque gré, si elle pouvait savoir combien il me coûte ; mais mon cœur ne s’arrête pas à désirer une froide reconnaissance, et je serais malheureux si je n’espérais pas, qu’elle regrette un peu les momens que nous avons si doucement passés ensemble sans trouble et sans crainte. Je suis prêt à m’abandonner au désespoir, quand j’envisage l’avenir. S’il faut pour que je puisse jouir de la plus aimable société, que le temps ait affaibli l’impression que m’a faite la Comtesse, c’est-à-dire, qu’il faille que je sois moins sensible au plaisir de la voir, je ne vois pas quel sera le terme de mes privations. On a dit que l’amour ressemblait quelquefois à la haine, et je l’éprouve en ce moment où je suis obligé de fuir la personne que j’aime le plus, comme si je la haïssais…

J’en étais là de ma lettre, ma chère cousine, et de mes tristes complaintes, lorsque le Commandeur est entré chez moi avec le bruit d’un ouragan. Eh bien ! Marquis, m’a-t-il dit, êtes-vous brouillé avec nous, et comptez-vous encore long-temps priver la Comtesse du plaisir de vous voir ? savez-vous qu’il n’est pas bien de mettre les gens en train de nous aimer et de des planter là ? ma nièce, je m’en aperçois bien, depuis qu’elle vous connaît, trouve nos bons Allemands un peu pesans. Il faut aujourd’hui que je vous enlève, et que vous emportiez toutes vos couleurs et vos pinceaux. Je n’ai su que répondre à cette pressante invitation ; n’ayant aucun prétexte pour m’y refuser, et après m’être confondu en protestations, remercimens, il a fallu suivre le bruyant et bon Commandeur. Vous savez, m’a-t-il dit encore, que vous devez peindre ma nièce, et croiriez-vous qu’on exige aussi que vous exerciez vos talens sur ma vieille figure ; ainsi, Marquis, il faut nous donner au moins cinq à six jours. Nous voilà en route, ma chère cousine, et je mentirais, si je vous disais que je n’étais pas intérieurement fort aise d’avoir tous les honneurs de la vertu, et les plaisirs de la jouissance. Ma cousine, me disais-je, n’aura rien à me reprocher ; elle sentira qu’il m’était impossible de résister aux instances du Commandeur, et la Comtesse, satisfaite de mon courage et de ma prudence, me verra sans regret profiter du sort heureux que m’a procuré le hasard. Il ne m’a pas paru qu’elle ait été fâchée ni embarrassée de me voir, et sa mère, enchantée de l’espérance d’avoir un portrait de sa fille, a accueilli le peintre avec une extrême bonté. J’ai commencé dès le lendemain, c’est-à-dire, il y a deux jours un ouvrage qui exigerait le talent de Titien et du Corrège, pour n’être pas trop au-dessous de l’original. L’oncle voulait qu’elle fût en habit d’amazone, et si on l’avait cru, le tableau aurait tenu la moitié de l’appartement ; il aurait représenté, en outre de l’objet principal, des chevaux, des chiens et une forêt toute entière ; il a été décidé qu’elle serait assise près d’une table, et vêtue d’une robe blanche avec une ceinture bleue ; un petit chapeau, que vous lui connaissez, ne dérobera rien de ses traits ; ses beaux cheveux épars tomberont en grosses boucles sur un cou d’albâtre, et elle aura à la main un livre qu’elle ne lira pas, mais sur lequel elle aura l’air de réfléchir ; voilà, ma chère cousine, l’ordonnance de mon tableau. On lui tient compagnie pendant que je travaille, ainsi ne soyez pas trop en peine des indiscrétions du peintre amoureux de son modèle ; plaignez-le plutôt, car s’il éprouve un grand plaisir à contempler ainsi l’objet de son adoration, à pouvoir en détailler toutes les beautés, à lui faire prendre l’expression qu’il désire, la nécessité de contenir ses transports est un tourment insupportable et j’ai quitté deux fois l’ouvrage sous prétexte d’un mal de tête ; parce qu’un regard qu’elle a laissé tomber sur moi, m’a transporté hors de moi-même, il m’a semble y lire ces mots : « je sens quelle doit être votre contrainte ; et je n’en suis pas exempte moi-même »… Adieu, ma chère cousine.

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