L’Émigré/Lettre 065
LETTRE LXV.

à la
Duchesse de Montjustin.
Il est très-vrai, ma chère cousine,
que le banquier qui vient de faire
banqueroute, était chargé de mes
fonds qui n’étaient pas considérables,
et je vous avouerai que je me suis
trouvé dans le plus grand embarras.
Moitié misère, moitié régime nécessaire
à ma santé, je m’étais mis au lait, en
attendant de recevoir quelques fonds
de France, ou que je puisse me procurer
quelque ressource par moi-même. J’ai été bientôt obligé de quitter le
lait parce que la fièvre m’a pris, et
j’étais réduit à une vingtaine de louis,
lorsqu’il m’est arrivé deux cents ducats
de je ne sais où. D’abord, j’avais
songé à vous ; mais la somme m’a paru
trop forte, non pour votre cœur,
mais pour vos facultés ; enfin, quelques
jours après, j’ai reçu de France par
une voie détournée, deux cents louis.
Me voilà donc, comme vous voyez, en
état d’attendre les événemens. Votre
lettre m’a sensiblement touché, ma
chère cousine, et c’est bien le denier
de la veuve que vous m’avez envoyé ;
mais heureusement je n’ai pas besoin
de ce secours, qui pénètre mon cœur
de reconnaissance. Je vous envoie
donc vos cinquante ducats, qui sont
peut-être la moitié et plus de ce que
possède ma généreuse cousine. La pauvreté
et le malheur ont donc leurs plaisirs ! l’émotion et la satisfaction
que j’ai éprouvées à la lecture de votre
lettre, à la réception de votre
bienfait, sont inconnues aux riches.
Quelle marque d’amitié aussi touchante
peuvent-ils recevoir ? Il est aussi pour
la pauvreté une foule de petits détails
et d’arrangemens, dont l’occupation
l’intéresse ; nous nous applaudissons,
Bertrand et moi, quand nous avons
trouvé quelque moyen économique,
qui tourne au profit d’une jouissance.
Il est extrêmement intelligent pour
ces sortes de détails ; ce n’est pas un
domestique petit maître ; mais c’est le
meilleur des serviteurs pour le cœur,
le zèle et la probité. Il se dit valet
de chambre, et il est tout, il est maître
d’hôtel, officier etc. etc., aussi
est-ce partout monsieur Bertrand,
et son langage, un peu grossier, ne nuit
point dans ce pays à sa considération. Eh bien ! ma chère cousine, quand
nous disions à un maître d’hôtel :
j’aurai demain dix, quinze personnes
à dîner, nous n’avions aucun plaisir
à songer à ce qu’on servirait, et la plupart
du temps, fort peu à manger.
Convenez qu’à présent lorsque vous
faites venir Lisbeth, et moi Bertrand,
et que nous disons : qu’est-ce
que j’aurai à dîner demain, et qu’est-ce
que coûte ceci, cela ? nous éprouvons
une sorte d’intérêt qui nous
était inconnu ; enfin il m’arrive souvent
de faire des dîners excellens
avec de la soupe aux choux, un morceau
de veau rôti, et des pommes
de terre. Qui sait les jouissances de
ce mendiant, qui profite d’un moment
de soleil pour se réchauffer ?…
de ce malade que tout le monde
plaint, et à qui un rêve procure peut-être
un état d’enchantement ! Qui sait la satisfacttion qu’éprouve cette
grosse servante, qui se montre un dimanche
à la promenade avec un bonnet
à fond d’or, et cet artisan qui a
des boucles d’argent larges comme
son pied ? Je finirai, ma chère cousine,
par un vieux proverbe, plein de sens
comme tous les proverbes : À brebis tondue Dieu ménage le vent. Adieu,
permettez que j’embrasse bien tendrement
ma bienfaictrice.
