P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 231-235).


LETTRE LXV.

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le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Il est très-vrai, ma chère cousine, que le banquier qui vient de faire banqueroute, était chargé de mes fonds qui n’étaient pas considérables, et je vous avouerai que je me suis trouvé dans le plus grand embarras. Moitié misère, moitié régime nécessaire à ma santé, je m’étais mis au lait, en attendant de recevoir quelques fonds de France, ou que je puisse me procurer quelque ressource par moi-même. J’ai été bientôt obligé de quitter le lait parce que la fièvre m’a pris, et j’étais réduit à une vingtaine de louis, lorsqu’il m’est arrivé deux cents ducats de je ne sais où. D’abord, j’avais songé à vous ; mais la somme m’a paru trop forte, non pour votre cœur, mais pour vos facultés ; enfin, quelques jours après, j’ai reçu de France par une voie détournée, deux cents louis. Me voilà donc, comme vous voyez, en état d’attendre les événemens. Votre lettre m’a sensiblement touché, ma chère cousine, et c’est bien le denier de la veuve que vous m’avez envoyé ; mais heureusement je n’ai pas besoin de ce secours, qui pénètre mon cœur de reconnaissance. Je vous envoie donc vos cinquante ducats, qui sont peut-être la moitié et plus de ce que possède ma généreuse cousine. La pauvreté et le malheur ont donc leurs plaisirs ! l’émotion et la satisfaction que j’ai éprouvées à la lecture de votre lettre, à la réception de votre bienfait, sont inconnues aux riches. Quelle marque d’amitié aussi touchante peuvent-ils recevoir ? Il est aussi pour la pauvreté une foule de petits détails et d’arrangemens, dont l’occupation l’intéresse ; nous nous applaudissons, Bertrand et moi, quand nous avons trouvé quelque moyen économique, qui tourne au profit d’une jouissance. Il est extrêmement intelligent pour ces sortes de détails ; ce n’est pas un domestique petit maître ; mais c’est le meilleur des serviteurs pour le cœur, le zèle et la probité. Il se dit valet de chambre, et il est tout, il est maître d’hôtel, officier etc. etc., aussi est-ce partout monsieur Bertrand, et son langage, un peu grossier, ne nuit point dans ce pays à sa considération. Eh bien ! ma chère cousine, quand nous disions à un maître d’hôtel : j’aurai demain dix, quinze personnes à dîner, nous n’avions aucun plaisir à songer à ce qu’on servirait, et la plupart du temps, fort peu à manger. Convenez qu’à présent lorsque vous faites venir Lisbeth, et moi Bertrand, et que nous disons : qu’est-ce que j’aurai à dîner demain, et qu’est-ce que coûte ceci, cela ? nous éprouvons une sorte d’intérêt qui nous était inconnu ; enfin il m’arrive souvent de faire des dîners excellens avec de la soupe aux choux, un morceau de veau rôti, et des pommes de terre. Qui sait les jouissances de ce mendiant, qui profite d’un moment de soleil pour se réchauffer ?… de ce malade que tout le monde plaint, et à qui un rêve procure peut-être un état d’enchantement ! Qui sait la satisfacttion qu’éprouve cette grosse servante, qui se montre un dimanche à la promenade avec un bonnet à fond d’or, et cet artisan qui a des boucles d’argent larges comme son pied ? Je finirai, ma chère cousine, par un vieux proverbe, plein de sens comme tous les proverbes : À brebis tondue Dieu ménage le vent. Adieu, permettez que j’embrasse bien tendrement ma bienfaictrice.

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