L’Émigré/Lettre 051
LETTRE LI.
au
Commandeur de Loewenstein.
Madame la Duchesse vient de me
dire que votre excellence daignait
prendre soin de moi, et me placer
dans un couvent ; moi, pauvre orpheline,
qui n’aurais jamais cru pouvoir
prétendre à vos bontés ; mais
elle dit qu’il suffit d’être malheureux
pour vous intéresser, et dès-lors je
puis dire que j'ai bien des droits
à vos bienfaits, qui vivront à jamais
dans mon cœur. Madame la Duchesse
me fait partir après-demain, pour me rendre auprès de madame la Comtesse,
votre nièce, qu’on dit bien aimable.
Je me trouve trop heureuse, monseigneur,
mais cependant j’ai sur le
cœur un chagrin dont je vais prendre
la liberté de vous parler. Mon papa
avait un nègre qui l’a défendu tant
qu’il a pu ; il nous a arrachés aux
flammes que j’ai vu brûler tout notre
château, et aux brigands qui ont
massacré mon père, et je n’oserais
vous dire ce que les barbares ont
encore fait ; car je frémis d’horreur en
y songeant, et je vous ferais trop de
peine. Le brave Almanzor nous a
conduites, ma mère et moi, dans une
cave où il nous a gardées deux jours au
risque de se faire massacrer, et il
nous a accompagnées à Francfort. Il
me portait, monseigneur, quand j’étais
trop lasse ; car nous avons fait plus
de soixante-dix lieues à pied, mais ce n’est pas tout, nous avons été réduits
à la dernière misère, et diriez-vous
qu’Almanzor demandait l’aumone,
sans nous le dire, dès que la nuit venait,
et qu’il nous a fait vivre deux
jours des charités qu’il a reçues. Il
n’a quitté ma mère et mon grand-papa
qu’à leur mort ; puis-je être
heureuse, monseigneur, quand je saurai
Almanzor, qui n’est plus jeune,
dans la misère ? Il ne vous en coûtera
peut-être qu’un mot, pour placer quelque
part cet honnête homme. Pardonnez
ma hardiesse ; mais j’aimerais
mieux encore être indiscrette qu’ingrate.
J’ai l’honneur d’être avec un
profond respect,
Votre très-humble et très-
obéissante servante
Charlotte de ***