L’Émigré/Lettre 011
LETTRE XI.

au
Mis de St. Alban.
C’est avec un extrême plaisir, mon
cher et jeune ami, que j’apprends que
vous êtes, pour le moment, dans une
situation moins malheureuse que celle
de la plus grande partie des Émigrés.
Vous avez raison de dire que
chacun dans ces temps affreux a son roman à raconter ; j’ai eu aussi
ma part de leurs diverses fortunes,
mais je ne puis pour le moment
vous en faire le récit, étant
pressé par le temps, je me bornerai
donc à vous parler de ma position
actuelle. Je mène ici une vie tranquille
que je partage entre la lecture
et la promenade ; mais je n’habite pas
comme vous dans un château et près
d’une femme charmante, je suis logé
chez une Juive à qui une banqueroute
qu’on lui a faite, a donné une ineffaçable
jaunisse. On a découvert que
la choroïde des animaux qui paissent
est verte, et l’on est indécis de savoir
si cette couleur vient de l’habitude
de voir du verd, ou de leur nourriture,
ou si la nature les a ainsi conformés.
Mon Israélite ne voit plus les choses
que sous la couleur des ducats, et elle-même
en a le coloris. Au reste c’est au premier aspect une personne bonne
et honnête, et en qui rien ne décèle
la bassesse et l’apre avidité de sa
nation. Ses manières sont polies,
son extérieur décent, mais dès qu’il
s’agit d’argent, ses yeux s’enflamment,
ses mains s’ouvrent pour recevoir, ou
deviennent crochues pour retenir ; il
n’y a pas un muscle de son visage qui
ne soit en action. Vous vous rappelez
Ulisse, qui, voulant s’assurer si
Achille n’était point caché sous le
déguisement d’une fille, fit étaler devant
lui des parures de femmes et
des armes. Achille se trahit, laissa
les parures et sauta sur les armes.
Ma Juive est de même pour les ducats.
Sa voix devient douce et tendre
en prononçant le mot ducat, si
elle en parle sans qu’il soit question
d’un intérêt pressant, et elle a l’accent de
la passion, si on lui en conteste un seul. On croit entendre alors la
femme qui réclamait devant Salomon
son fils qu’on lui disputait. L’or est
le dieu de l’univers, il donne l’intelligence
aux plus bornés. Le Jokai
de douze ans, transporté à mille lieues
de son pays connaît la monnoie avant
de savoir un mot de la langue, il possède
en huit jours le nom des plus
petites pièces et est familiarisé avec
toutes les fractions. Pour n’être pas
en reste avec vous, j’ai cru devoir à
votre exemple vous faire la peinture
de mon hôtesse ; votre tableau est du
Correge et le mien est d’un peintre
Flamand ; mais je crois qu’il n’est pas
celui qui a le moins de vérité. Je
vous adresserai incessament le récit
de mon émigration et de mes aventures,
qui je crois seront les dernières ;
il n’en est pas de même de vous,
votre valeur, votre état, votre zèle, votre jeunesse vous conduiront encore
à de nouveaux hasards. La vie offre
à votre âge un immense horison à parcourir,
de la gloire à acquérir, des
passions à éprouver et à vaincre, des
injustices à souffrir et une foule de
sentimens doux ou déchirans : C’est
là ce qui s’appelle vivre, c’est-à-dire
exister vivement. Pour moi, il me
reste encore à durer, mais j’ai cessé
de vivre. Je vous embrasse mon cher
et jeune ami de tout mon cœur.
J’ai encore écrit comme vous le désirez au vicomte de ***. Il m’a répondu qu’il saisirait la première occasion de vous faire employer à l’armée de Condé. C’est mon ami depuis long-temps et il s’empressera de faire faire au Prince une si bonne acquisition.
