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Chapitre VI

Dans les hauts quartiers neufs de Rome, entre le Pincio et le Quirinal, des maisons achevées d’hier, neuves et presque délabrées, dont les boutiques demeurent closes, forment des rues désertes où le luxe impuissant lutte contre la misère. Et l’uniforme teinte ocre jaune de ces taudis tout neufs, même lavée de soleil, ne parvient pas à en dissiper l’aspect dépenaillé.

Pierre et Jean longent des trottoirs où des femmes aux cheveux noirs, aux regards durs, aux traits rudes allaitent leurs marmots. Leurs marmots qui ont déjà ces larges yeux bruns par quoi les mioches de par ici deviennent, dès treize ans, de si plaisants gamins.

C’est la misère, la misère et la misère qui depuis trois, quatre, dix générations courbe ces pauvres êtres sous tous les jougs et les rend capables, l’atavisme aidant, de compromissions, lesquelles d’ailleurs n’atteignent pas leur pudeur abolie ni leur dignité qui en a vu bien d’autres. Quand il faut manger ils vendent des allumettes, des fleurs, des journaux, à moins que…

… Et la belle image de Luigi frissonna dans la pensée douloureuse de Pierre ; à moins que…

— C’est là, dit Jean.

Dans l’escalier très vaste brutalement éclairé d’en haut par un jour cru qui frappe les degrés de marbre blanc et rejaillit contre les parois des murs peints à la chaux vive, Jean voit descendre un des modèles de Peterson, Virginia Brina. La désignant à son ami :

— Comment la trouves-tu, mon petit Pierre ?

— Jolie à croquer.

— Elle vient de poser. Dommage ! un peu plus tôt tu voyais le plus beau corps du monde.

— Permets : excepte s’il te plaît Luigi.

— Que tu n’as pas vu.

— Que je devine.

— Et tu t’y connais…

— Mauvais !

Virginia était arrivée en face des jeunes gens. Elle allait passer, discrète. Jean l’arrêta, lui prit la main et, très gentiment :

— Dis-moi, Virginia, tu étais seule là-haut ?

— Oh ! non, signor ; il y a encore Carolina et d’autres modèles.

— Lesquels, Virginia ?

— Giovanni-Battista.

— Giovanni-Battista, il ciociaro ?

— Si, signor ; et Giovanni Bocchi.

— Giovanni Bocchi, il piccolo orologiaio ?

— Si, signor ; et Lucio Bolli il barbiere, et Volturno Pozzi il tipografo

— Merci, Virginia.

Comme la jeune fille allait redescendre, Jean ne fut pas assez habile pour dissimuler à Pierre la piécette d’argent qu’il glissait dans la jolie main fine de Virginia, et le sourire d’une complicité ravissante qu’échangèrent les deux amoureux. Cette Virginia était, avait été ou allait être la maîtresse de Jean. La discrétion très élégante de leur tenue laissait difficile une affirmation que la tendresse de leurs regards rendait cependant difficile à écarter.

Virginia n’était pas une des plus belles de ces jeunes femmes dont Jean adornait son home ; elle pouvait être, à ce que vit Pierre, au moins une des plus gracieuses et des plus aimantes ; et sa réserve pudique était des plus délicates aussi.


C’est Filippo, le petit serviteur et l’aide du professeur Peterson, qui vient ouvrir, avec le bel Amerigo.

Pierre devine, en entrant, que le coup de sonnette a dispersé – derrière les draperies et les portières à travers lesquelles joue le soleil venant de la terrasse au sommet de la maison à cinq étages – tout un essaim de petits animaux jolis et joueurs. Filippo connaît Jean Bérille, il le fait entrer avec son ami dans un des ateliers. Pierre ressent tout de même quelque trouble à pénétrer dans cette maison pourtant bien franche, bien simple et sans nul mystère ; il se demande ce que vont être tous ces Giovanni, ces Lucio, ces Volturno, le ciociaro et l’horloger, le barbier, le typographe et la Carolina qui sont dissimulés là près, et nus ?

Avec une urbanité toute romaine le maître de céans reçoit Jean et se fait présenter Pierre Pélissier dans son cabinet encombré d’armes, d’étoffes rares, de tableaux et d’une collection très belle de vases en terre, en verreries antiques qui témoignent à Pierre de connaissances d’un goût artistique très sûrs par quoi, tout de suite, sa sympathie est acquise à M. Peterson. Celui-ci porte dans toute sa personne une distinction tranquille qui attire, une aisance de geste et de paroles qui rassurent. Et ses regards bleus d’homme du Nord, derrière les clairs reflets de son binocle, sont d’une droiture à laquelle la barbe bien taillée, les cheveux qui vont s’argentant sur les tempes et sur le front large et haut, gagnent un respect entraîné à se faire aimable et confiant.

Très correctement Peterson parle français, mais Pierre saurait assez d’allemand ou d’italien pour se faire entendre dans la conversation qui s’engage sur ses voyages nombreux dont un certain nombre, ceux des îles de la Grèce en particulier, correspondent assez exactement aux séjours du professeur qui, en outre, a parcouru l’Espagne, le Maroc et l’Égypte, et dont les propos enjoués abondent en anecdotes curieuses sur ces pays.

— Mon ami Pélissier, dont les travaux de céramique vous sont connus, a beaucoup admiré chez moi, monsieur Peterson, le charbon que vous avez tiré de Luigi ; il compte que vous voudrez bien lui en exécuter un de ce joli modèle.

— Je connais tant de Luigi ! Vous voulez dire, n’est-ce pas, Luigi De Simone ?

— J’ignorais que le jeune garçon s’appelât ainsi ; mais je parle, en ce moment, du petit marchand de fleurs que je vous ai amené au commencement de cette semaine.

— Oui, oui, c’est Luigi De Simone. Povero ! Il ne voulait rien dévoiler de lui, mais il a eu foi et m’a raconté un peu de sa pauvre existence… S’il voulait poser nu ce serait à coup sûr le plus beau de tous mes modèles.

— Il ne veut pas ? ajouta Pierre ensemble rassuré et désappointé.

— Non, monsieur, dit simplement Peterson, et à voir sa résistance actuelle je ne prévois pas qu’il cède jamais sur ce point. Luigi est un petit jeune homme très distingué qui ne veut pas être confondu avec les birichini.

— Pourrai-je savoir par vous, monsieur Peterson, quelques détails de l’existence de cet enfant ?

— Je vous dirai volontiers ce que je sais, monsieur, mais plus tard. Je crois que si vous voulez voir quelques-uns de ces garnements il faut nous hâter parce que l’heure nous presse et – ajouta Peterson en riant – un estomac de birichino n’aime pas attendre… Filippo, Filippo ?

Filippo avança entre les portières de tapisseries anciennes sa jolie frimousse brune, malicieuse et fine avec des yeux noirs extrêmement caressants ; ses petites pattes étaient marquées, aux doigts, de bromures d’argent.

— Tu diras, Filippo, à tous de venir ici. – Le professeur se reprit : Avant, non, attends… – Puis se tournant vers Pierre et Jean : Je veux que vous voyiez Carolina, n’est-ce pas ?

Le professeur l’alla chercher lui-même dans une pièce voisine de son cabinet où, seule, elle attendait hors le contact des autres petits drôles.

Sans appréhension d’aucune sorte, et très gravement belle dans sa nudité paisible, la jeune fille entra. Elle avait seize ans passés et, très sage affirma Peterson, son svelte corps de vierge était d’une pâleur exquise. Elle sourit aux jeunes hommes, mais d’un sourire d’être bien portant, sans arrière-pensée de luxure, seulement parce qu’elle entendait qu’on la trouvait jolie et que ces compliments la rendaient heureuse puisque son métier était d’être jolie. Ses jeunes seins s’écartaient, courts et cambrés déjà, hors sa jeune poitrine bien tendue ; son petit ventre doucement rejoignait ses cuisses rondes en laissant entre elles, à peine marquée, l’ombre juvénile de sa récente puberté. Aucune tare, dans ce corps en formation constante, n’altérait sa pure nudité. Même il ne semblait pas qu’elle fût ainsi, nue, devant de jeunes hommes attentifs à la considérer. On eût dit, à peine vivante tant ses mouvements étaient d’une lenteur charmante et déplaçaient peu les lignes de son jeune corps, une belle statue dont les formes paraissent s’animer – éphémère illusion – dans les premières vapeurs d’un matin radieux. Et sur sa jeune tête aux cheveux bien noués, sur ses yeux veloutés, on cherchait la branche de laurier-rose qui, dans les atriums riants de Pompéi, glissait ses capricieuses racines vers les piscines de marbre et de mosaïques où les êtres comme elle, robustes et tout neufs, aimaient à voir se réfléchir les belles lignes de leurs membres nus.

Doucement, avec de justes mouvements de ses reins impeccables, comme d’un adolescent, Carolina allait se retirer. Le professeur dit quelques mots inintelligibles ; et la vierge, avec une candeur d’un calme sévère et presque religieux, se dirigea vers les jeunes hommes assis et tendit à leurs lèvres émues son front tranquille…

Et cette action si naturelle était aussi très simple et très délicieuse…

— Filippo !…

Filippo revint et passa ses jolis yeux de gazelle entre les portières, avec son nez tout petit et sa petite bouche de nouveau-né. Il entendit quelques ordres et disparut…

… Puis un adolescent nu écarta à son tour les draperies rouges de la porte et demeura sur le seuil ; et la sérénité de son corps admirable équivalait à la grâce de la vierge disparue…

— Volturno Pozzi, il tipografo

Dix-sept ans, ce beau garçon élancé, au joli visage inondé des eaux larges et profondes de ses yeux obscurs, et dont les lèvres recueillies méditaient sur la grâce charmante du menton élevé comme une fleur rare sur la tige flexible du cou. Il fit quelques pas ; les rondeurs fermes de ses membres bien en chair tremblaient à chaque déplacement. Son torse clair se jouait d’aise pour ce que ses reins posaient crânement sur ses cuisses renflées de muscles mouvants au rythme capricieux que propageait jusques au sol la beauté de ses jambes un peu longues ; et ses orteils clairs entraient dans la laine écarlate des tapis… Il allait avec aisance comme s’il eût toujours vécu ainsi, sans voiles, sous des regards admirateurs de sa nudité… Il sourit à Pierre et à Jean…

Un autre se montra, rieur aussi.

— Lucio Bolli, il barbiere.

Ses mains, d’abord, avaient une finesse qu’eût enviée l’esprit de Figaro. Dix-sept ans aussi, comme Volturno. Il les paraissait mieux ; presque jeune homme, bien qu’enfant encore par la désinvolture comme innocente de son corps d’une friande fraîcheur. Des épaules montaient, jusqu’aux oreilles de bambino, deux lignes énergiques sur quoi le visage suspendait la grâce presque de tristesse qu’un sourire dissipait et laissait un peu fière seulement. De son front haut perdu sous les caresses pesantes de ce toupet que les gamins de Rome appellent er ciuffioer par corruption argotique de il – de son front haut retombait le dessin du profil jaloux de répartir ses élégances entre le nez d’une exquise mutinerie et les lèvres chaudes où des ardeurs mouillées sommeillaient, essence de toute la maturité naissante de son joli corps d’éphèbe instruit déjà, bien qu’il parût les ignorer, des étreintes de la chair amoureuse. Il s’assit auprès de Volturno ; et leurs jambes nues se mêlèrent avec leurs bras dans des jeux puérils… Et les yeux du jeune barbier étaient noirs aussi comme ceux du petit typographe.

— Giovanni Bocchi, il orologiaio.

Celui-ci était encore plus admirable que les deux premiers. Seize ans, pas accomplis. Lui n’est pas innocent. Toutes les surfaces satinées de ses membres savoureux s’épanouissent en clair sur le fond des tapisseries, comme les pétales rigides d’une seule fleur pâle ; et son jeune ventre très beau s’étonne de soutenir le poids charmant d’une virilité dont ses grands yeux candides, par un privilège rare, se gardent d’avouer les joies reçues.

Cependant que Lucio et Volturno roulent sur le tapis la souplesse merveilleuse de leurs corps adolescents et peu s’inquiètent des attitudes parfois troublantes où les mettent ces jeux noués en étreintes têtues de petits chats, – Giovanni les regarde et leur sourit en abaissant vers eux ses regards étrangement purs. Peterson se lève, prend un voile de crêpe de Chine et le pose sur le front immobile de l’adolescent ; et, du garçon dont les hanches tièdes ont déjà contenu les émois de sa chair en éveil, il fait la plus émouvante et la plus inviolée des vierges…

Pierre et Jean, Pierre surtout, mieux accessible aux frissons de cette beauté qui jamais à ses regards ne s’était offerte ainsi, abondante et libre, Pierre voulut chercher de quelles exclamations caressantes son enthousiasme allait envelopper cet éphèbe capable par sa beauté non seulement d’égaler – où le mérite serait médiocre – mais de surpasser même par son visage autant que par les formes de son corps la perfection d’une vierge.

Peterson heureux de son effet mit sous les yeux de ses visiteurs la reproduction d’un tableau exposé à la Neue Pinakothek de Munich, la Sainte Famille, œuvre de l’éminent Paul H***, dont la Vierge charmante n’est autre que Giovanni Bocchi… Sur ses genoux s’endort l’Enfant Jésus cependant que des angelots nus prient, et que l’un d’eux, de son doigt mutin, engage au silence adorateur celui qui d’une cornemuse câline a bercé le sommeil commençant du Sauveur. Et le Père adoptif du divin Bambino, enveloppé d’un de ces grands manteaux romains d’une seule pièce, contemple la scène émouvante que le peintre a placée dans les environs de Rome, sur une terrasse où pointent les cimes de hauts cyprès tranchant, derrière une balustrade de marbre, la splendeur d’un paysage tout parsemé de clairs oliviers.

On ne pouvait plus spirituellement plaider l’égalité, dans la valeur esthétique, de l’adolescent et de la femme – et gagner un procès avec un aussi rare bonheur. Le peintre Paul H*** a d’ailleurs d’illustres précédents, s’il est vrai que Raphaël lui-même emprunta aux jouvenceaux ombriens les visages divins des madones que les femmes refusaient de lui poser, par une pudeur exagérée mais que nous aurions mauvaise grâce à déplorer aujourd’hui.

Que dire d’un état d’esprit qui défend à la Beauté sans épithète de se produire autrement que munie du passeport orthodoxe de la féminité, et quels obstacles séparent, de nos jours, Lysis d’Aphrodite, sinon une esthétique dont les racines profondes s’enfoncent dans le sexe béant de celle-ci ! Les Grecs admiraient le premier et rendaient leurs hommages à la seconde. Pour nous celle-ci demeure seule. Mais nous avons substitué à son front resplendissant la croupe hypertrophiée où puisent les engrais nos bas appétits, et la fécondité stupide, nos instincts attirés vers la Saleté et la Laideur.

Au temps de Périclès on élevait au rang glorieux de citoyen d’Athènes le dernier des esclaves assez heureux pour offrir au peuple assemblé la vision quasi divine d’un garçon tel qu’eût été Giovanni Bocchi.

Aujourd’hui… – Mais Périclès ni Phidias ne sont plus. L’Acropole est en ruines, et le vent de la mer pleure entre les colonnades augustes et désolées du Temple de Paestum…


… Lors, sur le seuil drapé d’étoffes orientales, venant d’une autre pièce, Giovanni-Battista parut, comme taillé dans le Paros même de l’Apoxyomène. Il n’était pas, ainsi que les autres, ramassé au hasard chanceux des rues. Modèle de profession, et le plus beau des ciociari de Rome, sa perfection tenait de la statuaire plus que de la grâce animée des corps. Pour cela il ne possédait pas ce charme de l’être dont toutes les facultés vitales s’enferment dans l’exquise sensibilité d’une enveloppe rayonnante de délicatesse et susceptible de douleurs autant que de joies. Il avait dix-neuf ans : l’apogée de la perfection pour l’éphèbe antique. Dans tout le parcours admirable de sa jeune charpente pas un détail ne violait les canons précis d’une impeccable anatomie. Il n’était pas jusqu’à l’ultime expression de sa nudité qui ne gardât la discrétion pudique des plus beaux marbres grecs et ne le distinguât des birichini joueurs, en cela souvent plus expansifs dans leur réserve même. Celui-ci savait les attitudes parfaites et, de soi, comme si elles lui eussent été naturelles, en donnait des images sans cesse renouvelées. Les adolescents plus jeunes suspendaient leurs jeux pour le voir, puis se levaient et, près de lui, mesuraient la force de leurs membres duvetés et la grâce charmante de leurs gestes nus. Mais leurs gestes et les formes juvéniles de leurs jeunes corps n’atteignaient que la force souriante et jolie d’Éros, laissant à Giovanni-Battista la perfection sévère dont leurs beaux yeux en fleurs s’émerveillaient dans un sourire.

Giovanni était attendu ; il se rhabilla vite de ses frusques archaïques, passa sa culotte de velours amarante cent fois lavée et brûlée par la pluie et le soleil, mit sa chemise de toile écrue, son gilet de velours bleu, sa ceinture d’un ivoire tournant au gris, sa veste d’un vieux rose défait et rouillé, noua, par dessus des bas bleus un peu courts, les courroies de chaque ciocia autour de ses mollets d’un galbe ravissant ; il jeta son feutre roussi sur ses longs cheveux noirs bouclés et reçut avec adresse, dans la poignée de mains familière qu’il donna à Pierre et à Jean, la pièce blanche dont l’argent sonna jusque dans la clarté de ses beaux yeux de jeune faune, un peu tirés sur les tempes…

En flânant il prit le chemin de quelque atelier des environs ou se dirigea vers Santa-Maria-Maggiore par la via Sistina, en quête de son déjeuner dans une des masures de la via dell’Olmata, de la via Paolina ou des Quattro Cantoni. C’est par là que s’étale dans sa misère pittoresque et sa dépenaillerie curieuse la colonie des ciociari de Sarracinesco, d’Anticoli et de Subiaco. En juin cette populace quitte Rome pour les travaux des champs, et les jeunes hommes se coupent leurs longs cheveux. Tout ce monde revient en novembre revêtir les costumes délaissés dans leurs villages où ils ne les portent plus depuis cinquante ans, sauf peut-être en un ou deux coins perdus des Abruzzes d’où ils ne tarderont pas à disparaître pour jamais. Maintenus en dernier lieu dans le Latium à Anticoli et Sarracinesco, les peintres avaient été jusque dans ces bourgades en rechercher et en étudier la rusticité éclatante, créant par cela même cette industrie des modèles qui vinrent d’abord les rejoindre à Rome puis, la misère aidant, se répandirent jusque dans les capitales européennes.


… Et tout à coup la lourde portière se déchira de haut en bas sur un brasier de grand jour, et deux adolescents entrèrent portés sur les lames d’or du soleil qui pénétrait de lumière leur exquise nudité.

Comme aucun des cinq, Lucio, Volturno, Giovanni et les deux nouveaux venus ne comprenait le français, Peterson fut à son aise pour présenter en détail, l’un après l’autre, Manlio La Casa et son petit ami Luigi Ganetti. Ce dernier était encore un enfant. Tous ses petits membres clairs aspiraient vers un achèvement dont ils n’offraient alors qu’un espoir déjà très joli. Mais la tête de cet enfant de quinze ans à peine était un bijou de ciselure. Étroite, un peu longue, le ciuffio romain, léger, en ombrageait les traits distingués et rares par l’espiègle dessin des sourcils convergeant sur un petit nez précieux dont s’égayait la bouche menue et rouge comme un fruit juteux. Des petits grains de riz se serraient sur les gencives roses, amoureusement, pour ne pas élargir le menton fluet et mignon par quoi s’achevait le beau petit visage où l’on cherchait avec peine deux oreilles cachées parmi les boucles brunes d’une chevelure toute soyeuse de jeunesse, et folle de caresser la mutinerie coquette de l’enfant.

Peterson fit ses gros yeux en jurant presque, parce que Manlio embrassait Luigi qui se laissait faire. Et le pauvre Manlio qui ne s’attendait pas à cela sursauta dans sa nudité très virile et très élégante.

— À part Giovanni Bocchi, celui-ci est le plus beau de tous, avança Peterson, tandis que Pierre et Jean admiraient en effet les dix-sept ans de Manlio, frais épanouis dans sa chair un peu brune laquelle, par le caprice heureux de ses jeunes membres, s’était donné les formes les plus ravissantes.

Tandis que les lignes sculpturales de Giovanni-Battista ne s’animaient qu’avec lenteur et comme à regret – des lignes on eût dit empreintes de la gravité pesante et âpre de ses rochers d’Anticoli – au contraire le jeune Manlio manifestait par tout lui la grâce tranquille et spirituelle d’une intelligence bien cultivée. Sa bourse d’étudiant était légère ; il venait là, s’offrir pour quelques piécettes, et sa pauvreté était cause que par le monde la richesse de son jeune corps allait réjouir des yeux avides de beauté, évoquer des rêves insensés et peut-être susciter des chefs-d’œuvre.

Il n’était pas sauvage, le petit écolier ; et merveilleusement beau il était. Quand on le lui disait, la mélancolie sceptique et douce de ses grands yeux noirs se déridait ; et des caresses, un peu fières tout de même, habitaient les tièdes regards du gentil lycéen. Il plongeait bien en face les feux obscurs de ses prunelles dans les yeux qui le voulaient admirer et se brûlaient à leur flamme presque impertinente. Dans l’ovale parfait de son jeune visage les arcs splendides de ses sourcils luttaient de grâce avec les lignes savoureuses de ses lèvres, et le trait menu de son nez était le plus pur d’un profil qui semblait résumer la perfection totale de sa nudité adolescente. Pas de ciuffio. Manlio n’était pas un gamin des rues. Mais, sur son front, des retombées de cheveux noirs s’arrangeaient en ondulations suivant le mode impulsif d’une flore vigoureuse et souple dans laquelle ses oreilles délicates cachaient aussi leurs pétales exsangues.

Le voyant ainsi nu, Jean Bérille comprenait que l’on pût aimer de tels êtres, – et Pierre oubliait un moment, devant cette merveille brune, l’icône d’or de la Trinité-des-Monts…

Manlio résolvait dans ses attitudes, sans calcul, la difficulté, que seuls connaissent ceux dont la compréhension du nu veut se hausser jusqu’aux magnificences idéales de cette sublime expression du beau : la difficulté de se mouvoir ainsi, presque insurmontable dans un cabinet tout moderne dont le cadre de tapisseries, de bibelots rares, d’armes et d’étoffes, et l’ameublement général soulignent mais peuvent détruire l’impeccable eurythmie. Le petit étudiant n’eût pas évolué plus librement, ni avec une plus fine élégance, dans les palestres d’Attique au milieu des jeunes hommes ainsi que lui dépouillés de leur inutile tunique.

Or, comme le soleil de midi tombait à flots du ciel, l’adolescent vêtu de longs rais de lumière restait devant Pierre et Jean comme une apparition simplement harmonieuse et belle : cependant que sur la jeune poitrine tiède la robustesse mouvante du torse supportait la flexibilité charmante des épaules, les rondeurs juvéniles des bras gonflés de muscles impatients marquaient la jeune force et la mâle aisance du garçon. Jusqu’au centre de sa nudité, sur sa charpente gracile et ferme, s’irisaient les mille nuances de l’épiderme le plus apte aux caresses ; puis le grain ténu de la peau se lissait aux hanches, contournait les cuisses à l’attache superbe et voluptueuse du ventre et, très uni, se cachait entre elles, blondes, laissant au jour insouciant la paisible évidence d’une virilité par quoi l’adolescence de Manlio resplendissait de toutes parts. Puis… puis… Et Pierre suivait de ses yeux saturés du charme éblouissant et clair des jeunes garçons, maintenant, du centre fleuri aux chevilles alertes, les lignes fuselées des jambes et la légèreté flexible des pieds sur quoi cette beauté et cette jeunesse vivantes, dans un rythme élégant, se reposaient… Manlio regardait avec attention Pierre et Jean, et comme ceux-ci le trouvaient très beau et le lui disaient, les lèvres de Manlio, sceptiques et charmées cependant, souriaient aux jeunes hommes… complaisamment…

Le petit lycéen, debout, se taisait dans une attitude que l’on eût dite recueillie et remplie de songes. Alors Pierre à l’improviste :

— À quoi pensez-vous, Manlio ?

Le collégien répondit, retenant un sérieux près de se rompre en éclats de rire :

— Alle stelle, signor ! (Aux étoiles, monsieur.)

Jean surprit aussi Luigi Ganetti dans la même contemplation mieux définie, car les yeux du garçon n’avaient pas quitté son bel ami :

— Et toi, Luigi ?

— … Signor ? interrogea l’adolescent évidemment dérangé dans ses rêves.

— À quoi penses-tu, piccolo birichino ?

— A la madona, signor !…

Et, d’avoir trouvé chacun cette plaisanterie gamine et gracieuse, Manlio et Luigi se sourirent d’un air entendu pour ce que leur véritable pensée sans doute s’éloignait tellement de ces hauteurs vers lesquelles, en répondant, instinctifs s’étaient élevés leurs beaux yeux vierges de soucis.

Volturno, Giovanni et Lucio se moquèrent en dénouant leurs jambes et leurs bras mêlés dans une lutte très affairée dont aucun ne sortait vainqueur. Manlio tomba sur eux à poings fermés. Mais la mêlée des jeunes gens ne fit que reprendre en s’augmentant d’un délicieux enlacement dans lequel les caresses involontaires côtoyaient la mutinerie des coups joueurs et faisait valoir les grâces sans cesse renouvelées des attitudes dans la splendeur inouïe de leurs beaux membres… Et la Grèce libre et lumineuse était seule capable d’offrir autrefois, dans les gymnases où discourait Socrate auprès d’Alcibiade, de Charmide et de Lysis, ce spectacle dont la pureté troublante n’avait d’égale que l’intense beauté.

Tandis que Pierre choisissait dans la nombreuse collection de Peterson les clichés dont il commandait des épreuves au charbon, la marmaille élégante se rhabillait, venait saluer les jeunes Français et recevoir, n’est-ce pas ? l’inévitable pièce blanche qui termine, en Italie, et détermine aussi toutes les complaisances.

Ces grands gamins étaient si jolis, si joueurs et même si désintéressés que, n’eussent-ils retiré rien autre de leur désinvolte abandon qu’une amicale poignée de mains, leur bonne humeur et leur joie d’avoir su plaire par leur beauté se fussent trouvées tout aises. Mais c’était ajouter à cette beauté séduisante vraiment que de glisser dans leurs jolies mains spirituelles la pièce par quoi leurs grands yeux soudain s’illuminaient d’un sourire affectueux !

Quant à Manlio, Pierre et Jean se consultèrent et le retinrent pour déjeuner avec eux. Les autres, quatre à quatre, dégringolaient l’escalier tout empli d’un tumulte gamin. Pierre et Jean convinrent aussi que Manlio reviendrait avec eux, l’après-midi, poser dans des attitudes dont Pierre avait besoin pour ses travaux et qu’il désirait obtenir du jeune lycéen.

Et le céramiste songeait que ces grands garçons, très beaux tous, allaient inutilement se répandre par les rues sans qu’aucunes fois leur beauté courût quelque chance de recevoir de tels hommages qu’autrefois des peuples plus affinés que nous n’eussent point manqué de leur offrir. Il s’attrista, conquis au charme prenant de ces adolescences dont lui-même en vain cherchait à conserver un souvenir, une ineffaçable vision tandis qu’elles s’enfuyaient devant lui…

— Donc je compte bien sur vous, M. Peterson, pour faire rechercher celui que vous nommez déjà le plus beau de tous : Luigi De Simone.

— Vous savez, M. Pélissier, que Filippo est parti à sa découverte. J’espère que vous serez assez heureux pour le trouver ici en revenant tout à l’heure. Mais je doute que le jeune garçon accepte ce qu’il a refusé une fois très fermement. Du moins nous pourrons prendre autant qu’il vous plaira des études de cette jolie figure que vous aimez beaucoup.

À la pensée de revoir dans un tel rapprochement l’étrange petit marchand de fleurs, Pierre sentit refluer vers son cœur toutes les forces vagabondes de son sang. Un giclement d’or passa devant ses yeux tant la svelte image charmante avait ainsi frappé sa mémoire et demeurait visible dans l’atmosphère d’ambre translucide de la Trinità de’ Monti. L’obsession douce – et douloureuse déjà – de l’adolescent mystérieux se fut emparée totalement de lui si Manlio, dont Pierre ne connaissait que la ravissante nudité, n’eût reconquis l’attention du jeune homme par la grâce différente qu’il prenait dans son gentil habillement de cycliste. L’écolier venait la plupart du temps donner les poses, dont sa bourse modeste tirait quelques profits bienvenus, en sortant du gymnase, à onze heures. Des mensonges faciles et sans gravité l’aidaient à cacher deux ou trois fois la semaine ces extras aux yeux de sa famille. Il n’est pas certain d’ailleurs que, les apprenant, celle-ci en eût blâmé l’audacieuse mais rémunératrice fantaisie. Manlio était donc bien tranquille. Il rejoignit ses deux amis ; et les jeunes gens apprécièrent encore le charme de sa plastique fragmentaire apparue dans les bas noirs qui, haut, sous le bourrelet retombant de la culotte, moulaient ses jambes d’une si exquise et si jeune tournure et ses pieds gamins entièrement découverts par les courroies de ses escarpins de cycliste. Pierre l’admirait, cambré dans l’adolescence insouciante que ses beaux yeux très sombres fatiguaient d’une superficielle mélancolie.

Tout de même, cependant que Manlio descendait devant et que Peterson saluait les deux amis en les priant de hâter leur retour, tout de même Pierre rendait justice au cyclisme bien que ses goûts – et non pas sa nature très fine mais très robuste – l’écartassent des sports enclins toujours à quelque brutalité. Il suivait, dans l’escalier, l’heureuse évolution du birichino et se félicitait de l’étroite mais élégante échappée sur la beauté que dégage, parmi nos laideurs coutumières, un costume tel que celui dans lequel le beau Manlio puisait, pour la grâce captivante de sa masculinité, un regain d’attirance.

Par la place Barberini et la via del Tritone tous trois eurent tôt fait de gagner la place Colonna. Pierre proposa, pour déjeuner, un restaurant bien italien, car il se conformait, sauf de rares exceptions, à l’habitude prise de s’adapter même et surtout pour la table, aux usages locaux des pays qu’il traversait. Les tables d’hôte l’assommaient par leur contrefaçon monotone et ridicule de la cuisine française. Manlio les précéda, avec une joie enfantine, au restaurant della Stella d’Oro à l’entrée d’une petite rue entièrement dégagée par les agrandissements de la place Colonna.

Pierre et Jean firent asseoir Manlio entre eux, à un bout de leur petite table, et s’amusèrent à voir ses fines quenottes de collégien mordre avec un appétit de seize ans dans toutes les bonnes choses dont ses lèvres rouges et friandes n’avaient, hélas ! guère l’habitude. Pierre aimait bien que le petit gas mît ces lèvres charmantes au bord du verre où ruisselaient les feux liquides de l’Aleatico de Frascati. La fraîcheur de ce vin parfumé de roses et d’ananas flattait la sensualité éveillée de Manlio, et ses jolis yeux riaient sur son verre tandis que sa bouche étroite et gourmande se délectait de savoureuses gorgées.

Et Pierre voyait contre lui les formes ravissantes que le petit modèle tout à l’heure avait dévoilées ; il ressentait jusqu’à son âme attiédie les effluves de cette jeune chair tantôt inondée de soleil et qu’enveloppait, même sur sa veste d’uniforme, noire au collet de velours grenat brodé de deux couronnes d’or, le charme parfait de l’adolescence… Mais Pierre, surtout, en interrogeant les yeux enjôleurs de Manlio, songeait à l’apparition blonde de son premier matin à Rome, et tremblait que l’on retrouvât le doux fantôme auquel, en passant, il avait jeté tous ses désirs, abandonné toutes ses pensées et confié tous ses espoirs… Et quand il pensait que les recherches du jeune Filippo pussent ne donner aucun résultat, comme une rosée brûlante couvrait le réséda de ses yeux.

Manlio se brûlait aussi les lèvres qu’il contractait sur la crème gelée d’une « cassolette sicilienne » que Jean avait envoyé prendre au Corso, à l’Aragno. Et ses lèvres étaient comme des fleurs dont ses yeux noirs, attristés ou rieurs, eussent été l’arôme délicieusement ingénu ou d’une intense perversité. Pierre aimait aussi les lèvres et les yeux de Manlio – et les mouvements puérils de ses fines mains jolies d’écolier occupées à effeuiller, avec sa cuiller d’argent, de minces pétales de glace blanche qui fondaient sur le feu de sa petite langue rose, en lui faisant faire une involontaire grimace…

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