L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/12

L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 143-156).
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M. OCTAVE MIRBEAU




On pourrait dire de M. Octave Mirbeau qu’il est le don Juan de l’Idéal.

Don Juan est le grand incontenté. Il a une curiosité inquiète, des aspirations infinies et peut-être aussi un goût des expériences. Il appartient à cette famille des lunatiques dont il est parlé dans Baudelaire : « Tu aimeras le lieu où tu ne seras pas, l’amant que tu ne connaîtras pas… » Toujours changer, se quitter, chercher ailleurs, versatile pèlerin de l’amour ! Tirso de Molina le vit passer dans les oratoires de Séville, guettant quelque infante aux yeux tristes, lui-même pâle comme la cire du chandelier, Molière aussi le rencontra, et Mozart qui nota l’harmonie de ses plaintes, et Byron et Musset. Personnage fuyant, inassouvi, énigmatique surtout. Il a sur la face un sourire, car le sourire seul est énigmatique. Mais son sourire est plus proche des larmes que du rire. Il apparait le plus triste d’entre les hommes pour avoir voulu l’absolu. Pourtant son obsession était restreinte ; elle fut purement féminine. Don Juan ne chercha l’absolu que sous une seule forme : l’Amour.

Que dire de celui qui serait le Don Juan de tout l’Idéal ? M. Octave Mirbeau y fait songer. Il n’y a pas que l’absolu de la beauté. Il y a l’absolu de la bonté, du bonheur, de l’art, de la justice. L’amour du cœur va à d’autres choses qu’à la femme : on veut aimer des tableaux, des livres, les malheureux, les pauvres, les fleurs, les morts, les nuages — on veut pouvoir s’aimer soi-même. Comment faire avec un seul cœur, si exigu, et qui contient si peu ? Pourtant il faut aimer encore. On n’a pas assez aimé. On s’est trompé en aimant. Alors on vide son cœur — pour le remplir de nouveau. On se déprend, parfois, mais c’est afin de se passionner autre part.

C’est la nature de don Juan… Or M. Octave Mirbeau lui ressemble comme un frère, plus souffrant, plus inassouvi, puisqu’il aime davantage et que son idéal est sans limites.

Lui aussi a un sourire : son ironie, une ironie spéciale, hautaine et grinçante, d’une originalité unique et qui constitue une de ses plus fortes vertus littéraires. Encore un peu, ceux qui ne voient pas assez le fond des choses l’auraient pris pour un pamphlétaire, à cause de cette ironie, parce qu’il publia les Grimaces qui furent parfois de cruelle satire, et parce qu’il écrivit de mémorables « éreintements », des portraits justiciers, eaux-fortes où la plaque avait reçu d’indélébiles morsures. Mais ceci encore, n’est-ce pas la logique même de don Juan ? M. Mirbeau veut l’absolu dans la beauté, dans l’art, dans la justice, comme don Juan voulait l’absolu dans l’amour. C’est pourquoi il accable de sa puissante raillerie, de ses invectives aux vols d’aigles et d’ouragans, de sa haine loyale, les mauvais écrivains, les mauvais riches, les Mauvais Bergers, comme il dit dans son drame.

Mais haïr est la même chose qu’aimer. La haine ne provient que de trop d’amour. On le croyait cruel et inexorable. Ah ! comme il est différent, et tout le contraire même, pour ceux qui le connaissent bien, ont approché tout près de ce cœur ombrageux et orageux. Contradiction de l’apparence ! Même au physique, si son allure décidée, sa rousse moustache militaire disent l’audace, la bravoure, le goût du combat, il y a là, dans ce visage, des yeux bleus si ingénus, si tendres, si jeunes encore dans la figure plus âgée, des yeux comme ceux des enfants, des yeux comme les sources dans la campagne, des yeux qui croient à la bonté, à la loyauté, des yeux qui tout de suite s’apitoient, des yeux mouillés et comme faits avec des larmes qui attendent…

Ainsi pour l’âme… On croyait M. Octave Mirbeau uniquement belliqueux, voire un peu féroce. En réalité, habitant loin des villes et en pleine Nature, il était toute douceur et vivait avec les fleurs. Sainte Thérèse, qui fut aussi une passionnée, a dit qu’elle se clarifiait les yeux chaque matin avec des roses. M. Octave Mirbeau aima toutes les fleurs qu’il a nommées « des amies violentes et silencieuses ». Dans son jardin de Poissy, où il a des collections admirables d’iris, de roses, de pensées, il faut le voir, compétent comme un horticulteur de Harlem, qui les veille, les caresse, les appelle par leur nom.

Certes, il les aima pour leur beauté, mais sans doute aussi et principalement pour leur fragilité. Car il est, avant tout, un grand cœur miséricordieux. Toute son ironie provient de toute son indignation, toute sa colère de toute sa pitié. Ses larmes deviennent des projectiles… C’est un sentimental sanguin.

Et, en effet, après ses combats, voici tout aussitôt de lyriques effusions, des dithyrambes sonores et dont l’éclat de trompettes va atteindre les quatre points cardinaux de l’Art. On se souvient de certaines de ses pages, définitives comme un sacre, sur M. Rodin, sur M. Léon Bloy, tous ceux en lesquels il croit voir luire — enfin ! — un peu de l’Absolu. Alors, ce sont moins des portraits qu’il trace, que des chants de joie, de triomphe et d’amour. Oui ! il aime, il le dit, il le crie, avec des troubles et des frissons, des mots comme des baisers, des phrases qui s’agenouillent. « Du journalisme » disent les sots. Mais M. Octave Mirbeau ne fait pas des articles ; il n’a jamais écrit un seul article de sa vie… Ces pages courtes, qui disent ses amours et ses haines, n’est-ce pas comme la correspondance de ce don Juan de l’Idéal, trop-plein d’une âme, expansion d’une heure, confidences sur le papier, extases changeantes et que lui-même bientôt dédaigne, lettres frémissantes de la passion d’une heure et qu’il garde au fond d’un tiroir — sans même daigner les publier. Est-ce qu’on publie jamais ses lettres d’amour, puisque leur encre, vite pâlie, semble vouloir d’elle-même retourner au néant ?

Dans ses romans aussi, M. Octave Mirbeau apparaît la même âme, assoiffée d’absolu. Il va à ceux qui souffrent le plus.

Il y a dans un de ses romans un personnage bien curieux, une création bien étonnante, c’est ce Père Pamphile des Rédemptoristes, exilé volontaire parmi la solitude et des ruines, qui veut rétablir son Ordre fondé jadis pour délivrer les chrétiens en terre barbaresque. Or il est convaincu qu’il y a toujours des captifs, qu’ils sont un nécessaire et permanent produit de la nature, qu’il y a toujours des captifs comme il y a des arbres, du blé, des oiseaux : « Et non seulement il y a des captifs, se disait-il tout haut ; mais il y en a dix fois plus, depuis que nous avons cessé de les racheter… » M. Octave Mirbeau aussi pense qu’il y a partout des captifs, et son œuvre de haute pitié, de fraternité humaine, ne va qu’à apitoyer en leur faveur, à les faire délivrer.

Ainsi, dans le Calvaire, il s’agit de l’homme emprisonné dans une passion ; dans l’Abbé Jules, c’est le prêtre emprisonné dans le célibat ; dans Sébastien Roch, c’est l’enfant — oh ! la plus désolante misère — emprisonné dans le collège.

Mais les personnages de ces romans qui, au fond, se ressemblent, sont encore et surtout emprisonnés dans la vie. Ils n’ont pas, de celle-ci, la même conception que les autres hommes. Pareils à l’écrivain qui les conçut et vraiment ses frères en destinée et en souffrance, ils sont aussi des incontentés, des nostalgiques (c’est-à-dire également de la famille de Don Juan). Ils ne se résignent pas à ce qu’est l’existence dans l’état actuel des sociétés. Ils se refusent à être des créatures de civilisation et veulent être quand même, malgré tous et tout, des êtres de nature. Cela ne va pas sans d’amères luttes. Ils n’ont aucune condescendance aux usages, aux conventions, à l’esprit de caste ou de race, aux façons ordinaires de penser ou d’agir. Ils visent à l’absolu et souffrent de ne pas pouvoir s’y conformer assez. Tout le drame naît de ce conflit, du désaccord entre ce que le monde les voudrait et ce qu’ils se veulent. La vie de l’individu, en nos civilisations codifiées, est un perpétuel sacrifice de ses goûts et de ses instincts, à on ne sait quelles lois d’intérêt général et à des mœurs hypocrites auquel tout le monde collabore et dont tout le monde souffre.

Les personnages des romans de M. Mirbeau racontent une lutte de l’instinct contre la société, leur volonté de l’absolu. Ces romans, nés en même temps que les drames d’Ibsen, mais sans que ceux-ci fussent déjà connus en France, aboutissaient à la même revendication de l’individualisme.

Pour être soi-même, pour n’être pas prisonnier de la masse, le héros du Calvaire pousse jusqu’où il lui plaît sa dramatique passion. Mais c’est l’abbé Jules qui affirme avec le plus d’éclat cette attitude d’indomptable égoïsme qui n’est, après tout, que la totale sincérité. L’abbé Jules est, d’ailleurs, le chef-d’œuvre de M. Octave Mirbeau et un chef-d’œuvre, il faut le dire. C’est à mettre à côté des plus pathétiques et fulgurantes créations de Barbey d’Aurevilly, mais uniquement quant à la hauteur d’art. Car ce livre est d’une personnalité entière. M. Octave Mirbeau se trouva une voie bien à lui, une voie intermédiaire qui est loin de l’impassibilité souveraine d’un Flaubert, loin aussi de l’impartialité documentée de M. Zola ou des analyses psychologiques de M. Bourget. Ce romancier-ci exprimera une conception qui lui est propre : la vie frénétique. C’est sa marque, son frisson, pour ainsi dire, ce même frisson tourmenté qu’on trouve aussi dans les sculptures de M. Rodin, qu’il n’a si bien et si souvent loué que parce qu’il sentait leurs arts parallèles. Et on y pense surtout à propos de l’abbé Jules qu’on voit une figure tragique, aux modelés puissants, une gargouille retenue à mi-corps dans la pierre irrévocable de l’Église et dont la face grimace et ricane à l’Univers entier qui ne pouvait pas le comprendre. Qu’est-ce qu’il voulait ? Lui-même l’a dit entre des péchés et des colères : « J’ai des pensées, des aspirations qui ne demandent qu’à prendre des ailes et à s’envoler, loin, loin… Me battre, chanter, conquérir des peuples enfants à la foi chrétienne… je ne sais pas… mais curé de village ! »

Peut-être qu’il ne se vautre dans l’ordure, les vices immondes, la grossièreté, le mépris des autres et de lui-même que pour salir et bafouer ce trop bel idéal qu’il porte en lui, sans le pouvoir réaliser. Il y a désaccord, manque d’équilibre, il a trop d’idéal pour vivre avec la vie, et alors il se bat contre elle. C’est toujours le cas de Don Juan qui a trop d’idéal pour jouir uniquement de ses amantes et ne leur demander que du plaisir. Sa souffrance en résulte. Et la vie frénétique commence. Mais s’il avait eu plus d’idéal, il aurait dominé la vie ; il aurait été jusqu’à l’absolu en soi, il aurait réalisé le bonheur dans sa propre conscience et atteint l’amour de l’amour. De même l’abbé Jules, avec plus d’idéal, n’aurait pas entamé ses farouches luttes contre ses proches, ses collègues, son évêque, les curés, — « tous, des imbéciles », comme il dit si drôlement — ni ses luttes contre la vie entière, ni ses luttes contre lui-même. M. Octave Mirbeau, observateur aigu mais visionnaire aussi, le sait bien ; et c’est pourquoi il dressa vis-à-vis de l’abbé Jules, sa merveilleuse figure de l’abbé Pamphile. Celui-ci a été jusqu’au bout de son idéal, en face duquel il s’est enfin trouvé lui-même, et seul. Sa pioche « n’a fouillé que les nuées ». Création unique, et si en avance sur tout ce qu’on écrivait a ce moment ! Ah ! cette cathédrale idéale, qui est pour le solitaire comme si elle existait puisque le plan en est terminé en lui, et la tour toute allongée dans son âme. Voilà comment on peut s’évader de la vie, atteindre le plus haut sommet de l’individualisme et intensifier si fort son désir que la réalisation en devient inutile. On devient réellement ainsi maître des choses et de tout l’Univers. Et c’est la meilleure façon sans doute — la seule, disons même — de réaliser l’absolu.

Cette volonté intransigeante de l’absolu que nos extrêmes civilisations empêchent et qui ne siérait que dans une société toute proche de la Nature, est la caractéristique des romans de M. Mirbeau, et de ne pouvoir la réaliser, nait précisément le drame et une vie qui est frénétique de luttes pour un impossible idéal : le personnage du Calvaire veut l’absolu de l’amour ; l’abbé Jules, l’absolu de la liberté ; Sébastien Roch, l’absolu de la pureté ; Jean Roule des Mauvais Bergers l’absolu de la justice et de la bonté sociale. Or cet absolu, toujours conforme à la Nature, à l’instinct, est souvent contraire aux idées admises, à nos mœurs de politesse, de réticences, d’acceptations, d’hypocrisies, a tout ce qui est convenu, correct, solennel, officiel. N’importe ! M. Octave Mirbeau n’est pas seulement un grand écrivain ; il est un écrivain courageux. Il dit tout ce qu’il faut dire, en dépit des prudences, des sourdines et des fards, des préjugés, abus, compromis, — choses temporaires et contingentes ! Et alors, quelles criailleries ! Que veut-il, cet audacieux, qui demande l’infini dans la vie et cherche l’Éternité sur les cadrans ? C’est chercher midi à quatorze heures.

On le vit bien quand il dressa dans le Calvaire (au grand scandale universel), une scène de guerre admirable ; c’est l’ennemi regardé, le uhlan prussien qu’on vient d’abattre, solitaire et jonchant la route, parmi la Nature éternellement en fête et impassible. Alors le sens humain s’éveille. Au-dessus de l’idée de la Patrie, il y a l’idée de l’Humanité. Autre solidarité, plus vaste, plus foncière. Et le héros du Calvaire s’émeut, s’agrandit aux pensées magnifiques ; et il baise au front l’Ennemi mort.

Vaste cœur de Don Juan, que trois mille noms de femmes n’avaient point rempli, cœur inépuisable ; cœur inassouvi, cœur qui sans cesse recommençait des expériences, voici un baiser dont il n’avait pas soupçonné la beauté et le funèbre enivrement ! Et comme l’amour des femmes apparaît médiocre et restreint auprès de cet amour qui baise, sur le visage de l’Ennemi, toute la douleur, toute l’humanité, toute la beauté morale, toute la mort.

Car M. Octave Mirbeau aboutit souvent à la mort… On en sent la présence, rôdeuse et terrifiante, partout dans son œuvre. Il y souffle comme le vent du bord des abîmes. C’est l’arrière-goût d’amertume de tous les fruits cueillis, la frénésie des fins de fête, un bruit de départs incessants. Vie instable ! Destinées éphémères ! Fantômes avant-coureurs et pires que la mort ! Il y a des pages que baigne une sueur moite. On éprouve une terreur d’on ne sait quoi. M. Octave Mirbeau excelle à ouvrir ainsi des portes sur le mystère, à susciter des ombres suspectes dans les miroirs, à amasser des soirs livides où des clochers chavirent, où des passants s’exténuent. C’est une des faces inquiétantes de son talent qui, dressé haut dans la vie, en arbre fougueux, aux branches nombreuses, laisse entrevoir que ses racines plongent dans des terres de poison et d’écroulement, aboutissent à des eaux ou flottent les cadavres d’Ophélie et des fous.

Ce sentiment de la mort est permanent chez lui… Ainsi dans le Calvaire même en pleine sensualité, tandis que Juliette dort, il se met à l’imaginer morte. La vision s’accomplit jusqu’au bout… Dans la fraîche haleine de la femme, pointe une imperceptible odeur de pourriture ; autour du lit, s’allument déjà, et vacillent les cierges funéraires… des glas s’entendent…

Union de l’amour et de la mort. Qui peut les désassocier ? Par quel mystère, les amants, au paroxysme de la volupté, ont-ils la nostalgie de mourir.

Il est naturel que cette nostalgie se retrouve chez un écrivain toujours en peine d’aimer, et qu’aucun amour ne contente… Il aime l’amour, il aime la gloire ; il aime les fleurs ; il aime les pauvres, il aime les livres ; il aime l’art, avec une passion exaltée et militante ; peut-être aussi qu’il aime la mort… Et ceci encore est bien conforme à sa destinée d’un Don Juan de l’Idéal… La mort est le dernier amour de Don Juan.