L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/11

L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 131-142).




LAMARTINE




Après cent ans écoulés, la parole de Humbold reste vraie : « Lamartine est une comète dont on n’a pas encore calculé l’orbite. » Car, même aujourd’hui, il est difficile de préciser la parabole de cet errant du génie qui a laissé un peu de lui dans toutes les âmes.

Lamartine ! ah ! le doux nom ! et quel coup d’archet sur nos souvenirs ! N’est-ce pas lui, quand nous le lisions à quinze ans, au collège, qui nous fut la première révélation de la Poésie ? Au même moment, il nous fut aussi la première révélation de la Femme, car ses vers à Elvire et à Graziella donnaient comme un visage aux rêves encore informulés en nous.

Lamartine nous a suscité jadis toutes ces émotions-là. Nous l’avons plus qu’admiré ; nous l’avons aimé. Voilà pourquoi la lecture, plus tard, en parait fade et décolorée.

Il en est de ses poèmes comme de ses lettres d’amour, qu’on ne doit jamais relire ; ce n’est pas qu’elles soient autres, mais nous-mêmes nous avons changé ; nous n’avons plus l’âme qu’il faut, l’âme ancienne toute neuve et impressionnable.

Pour Lamartine aussi il vaut mieux se souvenir de l’avoir lu — lui qui nous demeure, à travers les années, comme la douceur d’un ancien amour !

Et pourtant, qui fut jamais plus poète, dans le sens originel et foncier ? Chez lui, la poésie était un acte spontané de la nature, comme la respiration ou la circulation du sang. Il était lyrique de la tête aux pieds, a-t-on dit.

Il a chanté sans savoir comment ni pourquoi, comme la mer, et comme la forêt — frère lui-même de ces infinis qui rendent tous un son pareil !

Car il n’avait rien appris. C’est un ignorant qui ne sait que son âme, observa un jour Sainte-Beuve. Tout au plus connaissait-il l’irrémédiable mélancolie de son précurseur Chateaubriand, âme orageuse à l’image et à la ressemblance de ses horizons maritimes de Bretagne, et les sublimités de la Bible dont précisément, dans son entourage, on s’occupait beaucoup à cette époque. Deux de ses amis, M. de Genoude et M. Dargaud, avaient traduit les Psaumes et les Livres, Lui-même apparut comme un jeune roi David, ayant songé d’abord à intituler ses Méditations Psaumes modernes comme l’atteste le premier manuscrit retrouvé. Et il avait vraiment l’éloquence douloureuse du psalmiste et des prophètes, celui que George Sand appela le Jérémie de la Restauration.

Son succès fut immédiat et prodigieux : en un soir, ayant dit ses premiers vers dans le salon de Mme de Saint-Aulaire, où venaient Guizot, Decazes, Villemain, toutes les jeunes gloires du moment, il était devenu célèbre.

Son premier livre, accueilli avec tremblement par l’éditeur Nicolle, fut tiré en peu de temps à quarante-cinq mille exemplaires. Tout le monde le lut, s’enthousiasma, pleura. Dans les promenades publiques, dans les jardins, on s’isolait pour lire sous les arbres les vers des Méditations.

C’est que, par un miracle unique, son âme s’était trouvée en communion avec tous. Il avait été l’âme de la foule. Il avait été les eaux de sa soif, la parole de son attente. Après tant de ruines, de secousses et de révolutions, après tant de négations, le poète était apparu disant l’éternité et la certitude de Dieu, parlant d’idéal et d’infini. À cette foule qui avait traversé la nuit et cru mourir, dont on avait conduit les pères en troupeaux à la guillotine, puis aux boucheries plus sanglantes encore de la guerre, il venait dire : « L’homme est un dieu tombé !… »

Et puis, il y a autre chose : ce commencement de siècle qui marquait une renaissance était comme une puberté qui s’élabore ; il avait les troubles, l’incertitude, l’angoisse sans cause, la mélancolie de la vierge qui devient nubile et sent déjà l’avenir lui tourmenter le sein.

La poésie de Lamartine répondit à tous ces vagues élans, elle qui, non contente de diviniser la vie, divinisa l’amour. Ah ! ce fut même son plus suave enchantement ! Le « dieu tombé » retrouvait dès ici-bas un ciel dans l’amour, l’amour plus fort que la mort elle-même, puisque l’amante soupirait à l’amant : « Je ne comprends pas le ciel même sans toi ! »

Le Lac, les stances à Elvire, l’élégie du Premier regret donnaient un avant-gout d’infini : « Ô temps ! suspends ton vol ! » et promettaient des minutes divines où, vivant — grâce à l’amour — on vit déjà d’éternité !

Et cela n’apparut pas comme une imagination impossible, un leurre consolant de poète. Il prêchait d’exemple. On voulut aimer à sa façon ; il avait créé une nuance nouvelle d’aimer et d’être aimé, car on savait que lui-même avait vécu dételles amours. Ses aventures italiennes, la mort de la pêcheuse de Procida faisaient autour de sa jeune tête de héros un nimbe de légende et de mélancolie. On ne l’en aima que davantage — et d’avoir l’air si triste, étant si beau. Il disait : « Nulle part le bonheur ne m’attend ! » dès la première pièce de son premier livre ; et plus tard, dans le poème sur la mort de sa fille, il se nommait encore « un homme de désespoir ».

D’un bout à l’autre la même attitude et la même parole : « Voyez s’il est une douleur comparable à la mienne ! » Lamentation prodigieusement habile, si elle n’eût pas été sincère. Certes ce n’est pas un mot de dieu, de génie ployant sous la croix de son art. C’est le mot de la mère ; d’une femme. Jésus lui disait : « Ne pleurez pas sur moi ! » Voilà le mot vrai ; la posture qu’il fallait. Mais si le poète y eût gagné à nos yeux, la foule aime mieux ceux qui demandent sa pitié.

Et elle donna tout à Lamartine : sa pitié, son admiration, son temps, ses larmes, son or, son délire. Il fut vraiment, selon l’image de Shakespeare, porté en triomphe sur tous les cœurs.

Ce triomphe dura vingt ans, vingt ans d’une existence comme une féerie. « Vous auriez dû être roi », lui disait un jour un de ses flatteurs. Il vécut tel : aimé, acclamé, dans un luxe qu’aucun poète n’avait jamais connu, semant les secours et les dons, voyageant avec une suite. partant sur un navire acheté par lui pour cet Orient mystérieux qu’il a décrit et où les Arabes du désert eux-mêmes, frappés de sa royale prestance, rappelaient l’émir frangi.

Si habitué à ces hommages unanimes, à ce culte et à cette frénésie de respect qu’un jour, à propos d’un jeune écrivain qu’on le priait de protéger, il déclara avec une fatuité touchante : « Il ne fera jamais rien. Il n’a pas été ému en me voyant. »

Malheureusement, la Poésie, qui lui avait donné tant d’années de gloire et d’une existence sans pareille, ne sut pas le retenir exclusivement. Déjà, en 1831, il avait publié sa Politique rationnelle et brigué un mandat législatif. On prétend même qu’il n’entreprit son lointain voyage en Orient que par dépit de cet insuccès. Or ce voyagé devait, par un hasard inouï, le pousser, à son retour, plus décidément encore du côté de la politique. Il avait rencontré dans les solitudes perdues du Liban cette bizarre lady Esther Stanhope, qui lui avait dit, après avoir consulté les étoiles et lu les signes de sa main — géographie mystérieuse des passions et des destinées : « L’Europe est finie ; la France seule a une grande mission à accomplir encore. Vous y participerez. »

Le superstitieux poète crut à l’horoscope de cette magicienne en cachemire jaune et turban blanc, qui fumait devant lui une longue pipe orientale ; et dès son retour, sans doute, il rêvait déjà de réaliser son oracle, tandis que le navire, en route pour la France, marchait d’étoile en étoile…

Bientôt il se fit élire à la Chambre :

— Où allez-vous vous asseoir dans l’Assemblée ? lui demanda un de ses amis.

— Au plafond !

Ceci marquait chez Lamartine lui-même la sensation qu’il se trouverait peu à sa place parmi les intrigues et les roueries d’un Parlement.

Comment ! le mélancolique poète allait s’occuper de politique et tenter de diriger l’opinion ? Mais est-ce que le clair de lune ne gouverne pas la marée et n’attire pas avec ses yeux la souffrance de la mer ?

Lamartine, lui aussi, rêvait d’attirer le peuple à lui. Il avait mis Dieu dans la poésie et dans l’amour. Il voulut mettre Dieu dans la politique — le mot est de lui — créer une République évangélique où on gouvernerait la nation par ses vertus.

Il faillit presque y parvenir dans cette extraordinaire aventure de la Révolution de 1848 qu’il prépara avec les Girondins et dont il fut le promoteur et le héros, On ne peut pas lire aujourd’hui sans stupéfaction les détails du rôle qu’il joua à ce moment : sa lucidité d’esprit, son audace, son courage durant ces jours où, grâce à ce magnétisme, à ce fluide charmeur qui furent toujours en lui, vingt fois il arrêta l’anarchie ; où vingt fois il prit la parole, tête nue, sous les fusils braqués, bravant la mort, nouvel Orphée qui apprivoisa le lion populaire et l’entraîna avec des chaînes de fleurs. On connaît sa phrase célèbre sur le drapeau tricolore qui n’était qu’une sublime inspiration de plus après tant d’autres, où son patriotisme, pendant ces journées de février, se multiplia.

Dans l’hagiographie, on apprend que certains saints vécurent toute leur vie en état de grâce.

On peut dire de Lamartine qu’il a été toujours en état de génie.

Mais le génie ne va pas sans la couronne d’épines. Lamartine porta la sienne. Que n’était-il resté à la porte de la République ! Platon l’eût couronné de roses. Des plus hauts sommets de la popularité il tomba, selon la parole de Milton, dans les mauvais jours et dans les mauvaises langues. La Révolution avait achevé de le ruiner. Quelques semaines avant les événements de février, un traité lui achetait ses œuvres littéraires pour 540 000 francs. Par honnête et pour sauver de la faillite son libraire, il déchira le traité. Depuis longtemps, il semait l’or et les charités avec une prodigalité inépuisable. À un ami dans la gêne il écrivait : « Je ferai couper mes plus beaux arbres. » Alors, devant ce gouffre de dettes (plus de deux millions), Lamartine empoigna sa plume comme un outil et pendant vingt ans remplit de sa fière écriture du papier blanc accumulé, qu’il jetait à ce gouffre.

Cela ne suffit même pas ; et vinrent alors les grands déboires, les humiliations publiques : la vente de Milly, la loterie, la souscription nationale — toute la lie, toutes les feuilles mortes de l’automne de la vie.

Et aucune pitié ! Louis Veuillot, qui a la triste gloire d’avoir trouvé tous les mots cruels sur son temps, proclama : « M. de Lamartine n’a plus une lyre ; c’est une tirelire. »

Et si, pourtant ! il la possédait encore, cette lyre ancienne ! et malgré l’horreur des quotidiennes besognes, encore et toujours — dans ses pages obligées, tout au long des Confidences ; de ses livres d’histoire, de son Cours familier de littérature, — des vibrations éclatantes, des coups d’ailes soudains, des ruissellements d’âme et de pierreries, tout un trésor intérieur que sa longue vie orageuse n’avait pas suffi à dilapider.

Mais plus de poèmes, hélas ! à cet âge pourtant où Victor Hugo, lui aussi frappé par la politique, allait commencer ses chefs-d’œuvre.

Lamartine maintenant aurait pu écrire son Livre de Job ; mais, lui, manqua de loisirs parce qu’il manqua d’argent. Il fallait de la prose solide et marchande. Plus d’épisode nouveau pour faire suite à Jocelyn et à la Chute d’un ange, ni les Pécheurs annoncés, ni l’autre fragment sur la vie religieuse dans le cadre de la Judée.

Et pas non plus ce retour sur les œuvres anciennes qu’il avait appelé lui-même des « improvisations poétiques » et promis de « polir à froid ».

Vain espoir ! l’homme, pas plus que l’Océan ne peut revenir sur ses traces et retoucher ce qu’il a laissé derrière lui.

C’est tout polis que la mer jette au rivage ses galets après les avoir longtemps roulés dans ses marées.

Au contraire toute l’œuvre de Lamartine fut hâtive, d’une forme lâchée. Aussi, dans ses préfaces, redoutait-il lui-même le dédain des délicats. Il n’ignorait pas non plus les caprices fantasques de la vogue, l’effrayante mobilité des goûts littéraires qui démodent vite les œuvres. Surtout pour celles qui appartiennent plus au passé qu’à l’avenir. Il y a des poètes qui ouvrent une époque et une poésie, tel Victor Hugo. Au contraire Lamartine ferma une époque. Il résume Piron, Millevoye, Lebrun, Soumet, tous ces poètes intermédiaires, non sans talent, qu’il continue en somme, mais absorba dans son rayonnement. C’est en ce sens que Rivarol a dit : « Le génie égorge ceux qu’il pille. »

Mais tout en craignant pour l’avenir, il se consolait en affirmant : « Il y a des anniversaires d’idées dans la vie des siècles. » Et, en effet, on a pu assister, ces dernières années, à un renouveau de sa gloire, qui sans cesse recommencera par intervalles. Car la forme de sa poésie est sans date. Elle est classique et elle est moderne. La langue est large, peu raffinée et vaut moins par le choix des mots que par un rythme général. Or c’est par le vocabulaire d’abord qu’une poésie se démode. Celle-ci est toute de musique. Elle se borne à de grands planements.

Quant au fond, elle s’en tient à ce qu’on peut appeler les lieux communs de l’humanité : la nation, l’amour, la religion, la douleur, mais on peut dire aussi que ces thèmes sont ceux de l’âme elle-même, l’âme éternelle, la Psyché nostalgique et vagabonde, et qu’un poète se haussant jusque-là émouvra davantage et avec plus de durée qu’un poète exprimant seulement les sensations personnelles et fugitives de sa seule âme ou de ses nerfs.

Qu’importe d’ailleurs pour Lamartine si, des thèmes choisis, il sut faire véritablement des concerts selon l’expression qui lui était familière, aujourd’hui vieillie, mais si juste.

Chaque fois qu’il a pris la parole : soit sur la page blanche où tombaient ses poèmes spontanés ; soit à la tribune ; dans les rues, les jours de révolution ; à l’Académie, où son discours de réception souleva d’un élan toutes les questions du temps et de l’éternité, chaque fois ce fut vraiment « un concert », une voix plus qu’humaine, une vaste musique rebelle aux subtilités, mais qui enveloppait toutes les âmes dans ses grands plis.

Et c’est ainsi qu’il semble devoir s’éterniser pour l’avenir : Lamartine est l’Orgue de la poésie du siècle.