L’Égypte et le canal de Suez/L’isthme de Suez/05

v. — Les fellahs.

Avant de passer outre, quelques détails réclament leur place sur ces ouvriers fellahs, dont le nom que nous avons plusieurs fois prononcé nous-mêmes dans les pages qui précédent a si souvent été redit en Europe pendant les six dernières années qui viennent de s’écouler.

«Le peuple égyptien, affirme un écrivain compétent, mérite à tous égards la sollicitude dont il est l’objet de la part de ses souverains. »

Le christianisme a laissé en ce pays de fortes racines et ceux-là même qui sont les plus exacts à suivre la loi de Mahomet ont au fond du cœur je ne sais quels sentiments secrets, quel souvenir qui les tient à l’abri des excès de fanatisme et d’intolérance[1] qui partout ailleurs caractérisent les populations musulmanes et les gardent en particulier de ce fatalisme qui a si tristement précipité l’Orient dans l’état de décadence où nous le voyons plongé.

On peut affirmer sans crainte que par ses qualités comme par ses défauts naturels, — abstrac- tion faite de la cupidité qui est un vice artificiel, — la population des fellahs d’Égypte a une grande analogie avec celle de nos campagnes. Placée dans les mêmes conditions, tirée de son ignorance, elle nous ressemble bien plus encore. On accuse les fellahs d’être une race légère et cupide ; il y a du vrai dans ces reproches, mais ce double défaut tient plus peut-être à l’état de dépendance et d’oppression où a vécu pendant des siècles ce peuple, qu’à son caractère même.

On ajoute qu’ils n’ont pas consience de leur propre dignité et qu’ils manquent de ce respect de soi-même qui est le trait distinctif des grandes nations. On les voit en effet tendre la main sans honte et poursuivre les voyageurs de leurs sollicitations importunes sans se laisser rebuter par les admonestations les plus humiliantes. On les voit courbés sous une discipline dégradante, recevoir un châtiment corporel sans y attacher aucune idée d’infamie… Mais tout cela ne s’explique-t-il pas par l’état de dépendance où ils ont été tenus si longtemps...

S’il y a lieu de s’étonner, c’est nous semble-t-il qu’en dépit de cet asservissement ils aient — à côté de ces défauts que beaucoup de peuples libres n’évitent pas complètement, — conservé des qualités qui les rendent vraiment remarquables, et les placent en tête des autres peuples orientaux.

Si en effet « l’Égyptien est léger et oublieux comme on l’assure, il est intelligent, il a la compréhension vive et prompte. Il est actif ; sur le champ qu’il cultive il n’y a pas de travaux si pénibles qui puissent déconcerter sa patience, épuiser sa force vraiment herculéenne… Il faut le voir charger sur ses épaules des fardeaux énormes et s’avancer ensuite d’un pas élastique qui contraste avec la lourde marche de nos porteurs d’Europe. Et quand il s’agit de remuer la terre, quel peuple pourrait montrer plus de dextérité et de promptitude. »

Mais ce qui, entre tout, met en lumière l’intelligence, la vigueur et le bon vouloir des fellahs pour l’exécution des entreprises les plus gigantesques, c’est le rôle qu’ils ont pris dans le percement de l’isthme de Suez !

Les Européens appelés les premiers à ce rude travail se découragèrent vite. Lorsque le climat dévorant n’usait pas leurs forces, la nostalgie les poussait à la désertion, et il fallut bien reconnaître que les populations indigènes pouvaient seules permettre d’attendre le résultat qu’on poursuivait.

Alors des ouvriers grecs, dalmates, arméniens, furent recrutés de toutes parts sans que leur nombre — et peut-être leur force et leur énergie, fussent en rapport avec la tâche à remplir.

Toute l’espérance du succès va donc se concentrer sur ces pauvres fellahs, sur ces corvéables si peu connus, et par suite, si injustement méprisés en Europe, où on ne les croyait capables de travail que sous la pression de la force, et grâce à l’emploi du fouet…

Nous venons de dire comment plusieurs entreprises précédentes avaient déjà prouvé combien ils étaient loin de mériter cette réputation, pour peu qu’on prît soin de stimuler leur zèle, et de gagner leur confiance en assurant leur salaire et en s’occupant de leur bien-être et de leurs intérêts. L’œuvre nouvelle à laquelle ils allaient prendre une si large part — car il faut bien l’avouer, dans l’accomplissement de ces travaux qui préparent à l’Égypte de si belles destinées, c’est leur énergie, leur patience, leur sobriété, qui ont permis de vaincre tous les obstacles — devait enfin rébabiliter aux yeux du monde, toute une classe d’hommes à laquelle Mohammed-Saïd a eu la gloire d’être le premier à rendre justice et à accorder pro tection et appui.

Encore un trait à l’honneur du caractère national des populations égyptiennes :

Les fellahs ne sont pas seulement d’intelligents ouvriers, de rudes travailleurs, ce sont encore de vaillants et hardis soldats, dont l’obéissance à la discipline militaire, la solidité et le courage devant l’ennemi ont été, ainsi une nous l’avons déjà fait remarquer, brillamment prouvés dans les campagnes d’Arabie et de Syrie sous Méhémet-Ali et plus récemment encore dans la défense de Silistrie et dans celle d’Eupatoria.



  1. La population chrétienne des diverses sectes dépasse en Égypte le chiffre de deux-cent-soixante mille individus. Bien que la religion musulmane ait dans ce pays de fervents adeptes, les chrétiens n’y ont jamais été persécutés ; le gouvernement n’y a jamais proscrit leurs croyances ; seulement il ne leur donnait pas la sanc- tion d’une reconnaissance publique, et les tenaient pour dégradantes ; ce qui suffisait à placer les chrétiens dans une situation d’infériorité et presque d’asservissement.

    Méhémet-Ali, le premier, se servit indistinctement de toutes les capacités qui pouvaient lui être utiles sans acception de foi religieuse. Encore cependant eut-il soin de réserver exclusivement les hauts emplois à des musulmans.

    Saïd-Pacha, et après lui, S. A. Ismaïl Ier se sont montrés plus libéraux. Bien que réguliers et même austères dans la pratique du culte musulman, ils ont appelé au service de l’État, sans acception de religion, tous ceux qu’ils en ont jugés dignes et capables et ils ont accordé à tous une complète liberté dans l’exercice de leur culte.

    Cet esprit de tolérance a éclaté dans toute sa force lors des cérémonies religieuses qui ont signalé la présence de l’Impératrice et des princes chrétiens à l’ouverture du canal de Suez ; mais depuis longtemps ce même esprit s’était montré dans plusieurs occasions C’est ainsi que l’enfance du fils de Mohammed a été confiée aux soins d’une chrétienne ; c’est ainsi encore qu’en toutes circonstances, ce prince s’est plu à accorder des faveurs spéciales aux sœurs de charité établies à Alexandrie, où elles se vouent avec cette abnégation et ce zèle qui distinguent leur ordre, à l’instruction et au soulagement des pauvres.

    Mais la preuve la plus éloquente se trouve dans le choix d’un chrétien fait par Saïd-Pacha pour gouverner le Soudan.

    Avant même que le percement de l’isthme eut importé sur le sol égyptien une colonie nombreuse de chrétiens d’Europe, un voyageur rendait cette justice au khédive et à son peuple ; « au Caire, nous avons vu célébrer publiquement l’office divin d’après le rite catholique, sans troubles, sans gardes, au milieu d’une population gravement curieuse, mais nullement hostile. »

    Ismaïl-Pacha continue cette même ligne de conduite et se montre de plus en plus favorable aux œuvres du catholicisme en Égypte.

    Ajoutons à la gloire du catholicisme qu’il rend amplement à l’Égypte, en services de toutes sortes, ce qu’il reçoit en appui et en bienveillance de la part de son souverain.

    Un écrivain qu’on ne taxera certes pas de partialité en ce qui touche aux ordres religieux, confirmait naguère cette appréciation : « N’oublions pas, dit M. Ch. Sauvestre (*) les immenses services que rendent dans tout l’Orient — et en particulier en Égypte — les frères des écoles chrétiennes et les sœurs de Saint-Vincent de Paul.

    « Grâce aux premiers, la langue française est répandue dans tous ces pays et y est devenue d’un usage presque général. »

    Grâce aux secondes, les enfants, les malades, tous ceux qui souffrent, connaissent et bénissent le nom et la charité de la France ; et, bienfait plus signalé encore, les jeunes filles reçoivent, dans une éducation que la société musulmane ne saurait leur donner, le germe de la véritable vie morale qui ressuscitera l’Orient : le sentiment de la famille, la dignité de la femme, le dévouement de la mère, le respect du foyer.

    (*) Opinion nationale du 18 novembre 1869.