L’Égypte et le canal de Suez/L’isthme de Suez/04

iv. — Règlement pour les travailleurs Indigènes.

Un acte de concession en date du 30 novembre 1854, avait donné à M. de Lesseps pouvoir exclusif à l’effet de constituer et diriger une compagnie universelle pour le percement de l’isthme de Suez.

Le 5 janvier 1856, Mohammed-Saïd complétait cet acte de concession par un cahier des charges pour la construction et l’exploitation du grand canal maritime de Suez et dépendances. Sous cette dernière date, et en lui en vo vaut le cahier des charges, le khédive écrivait à M. de Lesseps en ces termes :

À mon dévoué ami de haute naissance et de rang élevé,

Monsieur Ferdinand de Lesseps,

« La concession accordée à la Compagnie universelle du canal de Suez devant être ratifiée par S. M. I. le Sultan, je vous remets cette copie authentique, afin que vous puissiez constituer ladite Compagnie.

« Quant aux travaux relatifs au percement de l’isthme, elle pourra les exécuter elle-même aussitôt que l’autorisation de la Sublime-Porte m’aura été accordée. »

Mais avant même que cette autorisation eut été accordée, le khédive se préoccupa de garantir à ceux de ses sujets qui seraient appelés à concourir aux travaux gigantesques de l’œuvre de M. de Lesseps, les bons traitements que lui-même avait assurés aux travailleurs du canal d’Alexandrie.

Le 20 juillet 1856, il signait à cet effet un firman soigneusement étudié par lui. Ce firman, le voici :

Règlement pour les ouvriers fellahs qu’emploiera la Compagnie de l’isthme de Suez.

Nous, Mohammed-Saïd-Pacha, vice-roi d’Égypte, voulant assurer l’exécution des travaux du canal maritime de Suez, pourvoir au bon traitement des ouvriers égyptiens qui y seront employés et veiller en même temps aux intérêts des cultivateurs, propriétaires et entrepreneurs du pays, avons établi de concert avec M. Ferdinand de Lesseps, comme président-fondateur de la Compagnie universelle du dit canal les dispositions suivantes :

1° Les ouvriers qui seront employés aux travaux de la Compagnie seront fournis par le gouvernement égyptien d’après les demandes des ingénieurs en chef et suivant les besoins.

2° La paye allouée aux ouvriers sera fixée, suivant les prix payés en moyenne pour les travaux des particuliers, à la somme de deux piastres et demie à trois piastres par jour, non compris les rations qui seront délivrées en nature par la compagnie pour la valeur d’une piastre. Les ouvriers au-dessous de douze ans ne recevront qu’une piastre, mais ration entière.

Les rations en nature seront délivrées par jour ou tous les deux ou trois jours à l’avance et, dans le cas où l’on serait assuré que les ouvriers qui en feront la demande, seront en état de pourvoir à leur nourriture, la ration leur sera donnée en argent.

La paye en argent aura lieu toutes les semaines. Cependant la Compagnie ne comptera, pendant le premier mois, que la moitié de la paye, jusqu’à ce qu’elle ait accumulé une réserve de quinze jours de solde, après quoi la paye entière sera délivrée aux ouvriers.

Le soin de fournir de l’eau potable EN ABONDANCE, pour tous les besoins des ouvriers est à la charge de la Compagnie.

3° La tâche journalière imposée aux ouvriers ne dépassera pas celle qui est fixée dans l’administration des ponts-et-chaussées en Égypte, et qui a été adoptée dans les grands travaux de canalisation exécutés en ces dernières années.

Le nombre des ouvriers employés sera désigné en prenant en considération les époques des travaux agricoles.

4° La police des chantiers sera faite par les officiers et agents du gouvernement, sous les ordres et suivant les instructions des ingénieurs en chef, conformément à un règlement spécial qui recevra notre approbation.

5° Les ouvriers qui n’auront pas rempli leur tâche, seront soumis à une diminution de solde qui n’ira pas au delà du tiers et qui sera proportionnée au déficit de l’ouvrage commandé. Ceux qui déserteront perdront, par ce seul fait, les quinze jours de solde en réserve ; le montant en sera versé à la caisse de l’hôpital, dont il va être parlé.

Les ouvriers qui apporteraient des troubles dans les chantiers, seront également privés des quinze jours de solde en réserve. Ils seront en outre passibles d’une amende qui sera versée à la caisse de l’hôpital.

6° La Compagnie sera tenue d’abriter les ouvriers soit sous des tentes, soit dans des hangars ou maisons convenables. Elle entretiendra un hôpital et des ambulances avec tout le personnel et tout le matériel nécessaires pour traiter les malades à ses frais.

7° Les frais de voyage des ouvriers engagés et de leurs familles, depuis le lieu de leur départ jusqu’à leur arrivée sur les chantiers, seront à la charge de la Compagnie.

Chaque malade recevra à l’hôpital, dans les ambulances, outre les soins que réclamera son état, une paye d’un piastre et demie pendant tout le temps qu’il ne pourra travailler.

8° Les ouvriers d’art, tels que maçons, charpentiers, tailleurs de pierres, forgerons, etc., recevront la paye que le gouvernement est dans l’usage de leur allouer pour ses travaux, outre la ration de vivres ou sa valeur.

9° Lorsque des militaires appartenant au service actif seront employés aux travaux, la Compagnie déboursera pour chacun d’eux, à titre de haute paye, de solde ordinaire ou d’entretien, une somme égale à la paye des ouvriers civils.


Nos ingénieurs, Linant-Bey et Mougil-Bey, que nous mettons à la disposition de la Compagnie pour la direction et la conduite des travaux, auront la surveillance supérieure des ouvriers et s’entendront avec l’administrateur délégué de la Compagnie pour aplanir les difficultés qui pourraient survenir dans l’exécution du présent décret.

Fait à Alexandrie, le 20 juillet 1856.

Disons de suite, que grâce à la paternelle sollicitude qui avait dicté ce règlement et à la loyale exactitude avec laquelle il fut exécuté, aucune contestation sérieuse n’a été soumise à cet arbitrage nommé d’avance par le khédive.