L’Égypte et le canal de Suez/L’isthme de Suez/01

DEUXIÈME PARTIE
L’ISTHME DE SUEZ

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Suez.

« Le désert ! l’horizon d’une morne rougeur ;
Prison sans murs, qui marche avec le voyageur ;
Point d’arbres, un sol noir, quelque vautour qui plane ;
L’hyène qui, de loin, guette lu caravane ;
Et parfois le simoun, horrible et furieux,
Soulevant l’Océan des sables jusqu’aux cieux
Ici rien n’aime l’homme et rien ne le redoute.
Rien ne distrait les yeux, rien ne charme la route ;
Cependant en ce lieu fatal et désolé
L’homme régnait jadis… Il s’en est exilé[1].

Telle était, — il y a moins de dix ans, entre Suez sur la mer Rouge et l’antique Péluse sur la Méditerranée, cette bande de terre de trente lieues à peine, que sillonnent aujourd’hui les vaisseaux des deux mondes ; imperceptible barrière pour l’œil qui la cherche sur la carte du monde ; région fameuse pour la pensée qu’éclaire le souvenir des hommes et des choses qui pendant tant de siècles se sont passés en cet étroit espace ; terre illustre entre toutes pour quiconque évoque les brillantes images des destinées qui lui sont promises, maintenant que servant de passage et de lien entre les deux mers, elle relie l’Occident à l’Orient.

Cette terre plongée dans un sommeil qu’avait allourdi la succession de longs siècles écoulés, et qui semblait être le prélude de la mort, s’est ré-

veillée de sa profonde léthargie ; elle a secoué son linceul ; « des cadavres de ses villes évanouies » sont sorties des villes nouvelles ; « les débris de ses monuments » ont servi de base à des monuments non moins grandioses encore que ceux du passé ; il n’est pas jusqu’au « canal des Pharaons » qui n’ait vu se creuser à ses côtés une voie plus large et plus profonde ! La terre de Gessen a revendiqué son antique renommée, et a reconquis sa place dans l’histoire du monde.

Quels sont les illustres promoteurs de cette œuvre, une des plus glorieuses de notre siècle, si fécond cependant en grandes œuvres et en audacieuses entreprises.

Le poète va nous répondre :

… L’un est jeune et de noble attitude.
Sérieux, attentif, comme son compagnon,
Il gouverne l’Égypte et Saïd est son nom.
L’autre sur qui les ans ont pesé davantage,
À la douce énergie et le calme d’un sage ;
On sent qu’il est de ceux qui ne reculent pas,
Et qui marchent au but sans dévier d’un pas.
De Lesseps ! nom qu’attend au bout de la carrière.
La gloire impartiale ainsi que la lumière.[2]

Mais quittons le présent, et la Bible à la main, remontons le cours des âges. Il n’est pas un seul point de la terre qui nous occupe, qui ne nous rappelle et ne nous confirme les récits du saint livre. Abraham, Joseph, Jacob, Moïse ont partout, ici laissé l’indélébile empreinte de leur passage.

Abraham, durant son séjour en Égypte, s’établit à Memphis ; il dut donc traverser l’isthme au moins à deux reprises.

Jacob, appelé par Joseph, son lils, à la cour du pharaon Aménophis, se rendit à Rhamsès et passa sur les bords du lac Timsah, un dos trois, lacs traversés par le canal de Suez.

Enfin la concession de la terre de Gessen fixa les Hébreux dans la contrée qui nous occupe ; là s’écoulèrent l’enfance et la jeunesse du libérateur du peuple de Dieu ; là, s’accomplirent les premiers actes de sa carrière prédestinée.

M. de Lesseps s’exprime ainsi au sujet du touchant épisode de l’exposition de Moïse sur les eaux : « Quelques géographes, dit-il, ont placé le berceau de Moïse en face de Memphis où le Nil est très-profond et très-rapide. Ils n’ont pas songé que jamais une mère n’aurait exposé son fils là où le courant l’aurait sûrement emporté.

« Moïse a dû être exposé dans la branche tanitique, près du lac Menzaleh et devant l’ancienne ville de Tsan, voisine de la vallée de Gessen. Les récentes découvertes de M. Mariette ont constaté que c’était la résidence des rois pasteurs appelés hycsos. Le nom de sos signifie en langue éthiopienne pasteur et je pense que suez vient de sos. Ainsi la terre de Gessen qui, en hébreux, veut dire terre des pâturages, ne serait que la traduction de sos.

« Moïse a donc été sauvé sur une des branches du Nil prise pour le Nil. Aujourd’hui encore les Arabes, comme la Bible, appellent Nil toutes les branches du fleuve, tous les grands canaux qui en dérivent. Ainsi, lorsque la Bible dit que Moïse a été sauvé du Nil, ce passage s’accorde parfaitement avec les dernières découvertes qui constatent que la capitale où résidaient les Pharaons était Tsan, plus tard Tanis et Avaris, située à peu près à dix lieues de Port-Saïd, entrée de notre canal sur la Méditerranée.

« Au pied des ruines de cette ville coule l’ancienne branche tanitique qui maintenant se jette dans le lac Menzaleh mu lieu de se jeter dans la Méditerranée, son embouchure ayant été oblitérée. On voit sur ses bords, près de Tsan, comme autrefois, des roseaux nombreux, et l’on comprend que c’est dans cet endroit qu’a dû s’arrêter le berceau de Moïse, ainsi que le dit la Bible, dont les descriptions sont toujours exactes. »

Si des récits de l’Ancien Testament nous passons à ceux du Nouveau, nous trouverons l’isthme de Suez tout embaumé du souvenir de la sainte famille.

Les Arabes en effet montrent près du lac de Timsah, la place où Jésus, Marie et Joseph firent halte, alors que fuyant la persécution d’Hérode, ils venaient chercher un asile en Égypte : « Jésus enfant, selon la remarque de M. de Lesseps, séjourna ainsi près de l’endroit même où Moïse avait été sauvé des eaux. »

Plus tard quand l’Église naissante jeta tant d’éclat sur la terre des Pharaons, quand les déserts de l’Égypte virent naître et se développer l’esprit cénobitique, l’antique terre de Gessen ne dut pas demeurer en arrière ; et ces lieux qui tout imprégnés encore du souvenir d’un premier sauveur venu à l’Égypte de la terre de Chanaan, avaient joui de la divine présence du Sauveur du monde, ne furent pas sans recevoir la visite de pieux pèlerins et sans donner asile à de fervents anachorètes.

Dans ce désert que viennent de rendre au mouvement et à la vie le génie et la persévérance d’un Français, tout parle donc d’un passé qui appartient au monde chrétien tout entier. Et à ce point de vue, plus encore qu’à celui des intérêts commerciaux et industriels des nations, c’est un spectacle grandiose et imposant que de voir, après des siècles de silence et d’abandon, cette terre oubliée renaître à la fécondité et devenir le rendez-vous et le point central, où se rencontreront et se donneront la main tous les peuples du monde ![3]



  1. Cette langue de terre, disait, il y a quelques années, un écrivain célèbre, était autrefois vivifiée par la présence et l’industrie de l’homme ; mais elle ne présente plus aujourd’hui qu’une morne solitude qu’attristent encore les ruines de la vie qui n’est plus. On y trouve d’espace on espace, des cadavres de villes, des débris de monuments.

    … La plus grande, la plus intéressante de ces ruines, c’est le canal des Pharaons, dont le lit se creuse encore visible aujourd’hui, après des années d’abandon. Cette vaste plaine, silencieuse comme la mort, se tache de loin en loin de quelques broussailles, de quelques arbustes rabougris. Là où le vieux Nil apporte un peu de ses eaux douces et de son limon vivifiant, là seulement verdoie une végétation qui rappelle l’Afrique.

  2. M. le vicomte de Bornier : l’isthme de Suez, poëme couronné par l’Académie française.
  3. « Comme affaire financière — disait, il y a quelques années, un savant écrivain (*) — le percement de l’isthme de Suez est une fort belle opération ; mais il faut l’envisager de plus haut. Une abréviation de trois mille lieues dans la traversée d’Europe aux mers d’Asie no représente pas seulement une activité commerciale doublée, un fret diminué de moitié et l’intérêt du capital général augmenté en raison de l’augmentation du nombre des voyages : elle représente surtout une diffu-

    (*) M. Paul Merruan, L’Égypte contemporaine. sion des lumières et de la civilisation occidentale dans une partie du monde où l’Europe n’a accès aujourd’hui que rarement et difficilement ; elle annonce l’émancipation morale et intellectuelle de centaines de millions de créatures humaines. L’Afrique occidentale va se trouver sur le passage habituel de la navigation. Le commerce ne tardera pas à exploiter des régions qui lui sont maintenant fermées. Cette mer Rouge qu’on a cherché à représenter comme inhospitalière, sera bientôt parcourue en tous sens par des bateaux à vapeur. C’est une ère nouvelle qui s’ouvre pour l’Orient.