L’Égypte et le canal de Suez/L’Égypte/Moderne/03

iii. — MOHAMMED-SAÏD.

Plus jeune de neuf années qu’Abbas-Pacha son neveu et prédécesseur, MohammeD-Saïd était né en 1822. Il arrivait donc au pouvoir dans la vigueur de l’âge et de la force. Élevé en Égypte par des professeurs français[1], il avait puisé dans une instruction solide et dans une éducation libérale, le goût de la civilisation européenne et des sentiments de justice et de clémence fort rares jusqu’alors chez les princes orientaux.

Plein de respect et de vénération pour le génie et les vues élevées de Méhémet-Ali, il ne se faisait point illusion cependant sur ce qu’il pouvait y avoir à compléter et même à réformer dans l’œuvre de ce prince. Mohammed-Saïd qui n’était pas destiné à exercer le pouvoir souverain, dut, croyons-nous, à cette circonstance une partie des qualités éminentes qui en ont fait un des grands princes de notre temps, et à coup sûr un des souverains les plus remarquables qu’aura jamais l’Égypte.

Destiné à régner il eut reçu une éducation toute autre qui l’eût peut-être entraîné plus tard dans cette voie de prévention et de crainte, à l’endroit de la civilisation européenne, dont Méhémet-Ali malgré tout son génie, ne sut pas assez s’affranchir.

Du reste, hàtons-nous d’ajouter qu’une intelligence supérieure et une nature d’élite vinrent ici merveilleusement en aide à l’éducation.

Mohammed-Saïd avait à peine seize ans lorsqu’un écrivain qui certes ne pouvait prévoir les hautes destinées réservées à ce prince, disait de lui : « Son éducation s’est faite en mer, destiné qu’il est depuis le berceau au commandement naval. Ce jeune homme a développé de bonne heure une aptitude singulière. Entouré à son bord d’enfants de son âge, tous pris dans la classe du peuple, nourri et élevé comme eux, il rappelle sous un rapport le jeune Sésostris à qui son père avait donné pour condisciples des Égyptiens de tous rangs, nés le même jour que lui et qui furent pendant toutes ses expéditions ses compagnons vaillants et fidèles. »

Mohammed-Saïd lui aussi, sut s’attacher dès ces années de la jeunesse où les affections sont si vraies et si sincères, des cœurs dévoués et fidèles, non-seulement parmi les camarades de son âge, mais parmi surtout les professeurs et les étrangers de distinction qui l’approchèrent pendant cette première période de sa vie. C’est là que plus tard il a trouvé ses meilleurs conseillers et les plus zélés collaborateurs de ses travaux.

Pour ne citer qu’un nom et un souvenir, nous dirons que c’est à une de ces liaisons de jeunesse qu’il faut faire remonter l’amitié qui n’a cessé d’exister entre ce prince et M. Ferdinand de Lesseps, et qui a donné naissance à la plus grande conception que notre siècle, si fécond en merveilles, ait vu se réaliser. Certes une œuvre de ce genre suffit à illustrer un règne. Ce n’est pas cependant la seule gloire qui, dans la postérité la plus reculée, s’attachera, aussi bien qu’aujourd’hui, au nom de Mohammed-Saïd.

Mais remontons au début de ce règne si glorieux pour la vieille Égypte : Mohammed-Saïd était grand-amiral de la flotte, quand, le 13 juillet 1854, il fut appelé au trône par la mort d’Abbas-Pacha.

Quelques tentatives de révolte, inspirées par le parti fanatique et rétrograde dirigé par le vieux kiaiah, Elfy-Bey, furent promptement et facilement étouffées ; et le nouveau vice-roi, souverain du pays sans contestation, reconnu par toutes les puissances qui n’ignoraient ni ses tendances libérales, ni les qualités de sa haute intelligence, se rendit immédiatement à Constantinople pour y faire hommage de son investiture au Sultan, son suzerain.

Saïd-Pacha reçut de la Porte l’accueil le plus sympathique. Il sut gagner la confiance de tous les membres influents du Divan. Les sentiments de fidélité dont il venait témoigner furent au surplus mis de suite à l’épreuve.

La guerre qui avait éclaté l’année précédente entre la Turquie et la Russie était encore à son début ; Abbas-Pacha avait prêté au Sultan le concours de ses soldats et de ses marins. Les navires égyptiens avaient partagé le sort de la flotte ottomane, détruite à Sinope par l’amiral Nachimow, et les bataillons du vice-roi avaient héroïquement défendu Silistrie. La position de la Turquie était critique ; de nouveaux renforts étaient nécessaires : Mohammed-Saïd, dès son retour à Alexandrie, se hâta d’équiper et d’expédier un nouveau contingent de dix mille hommes qui, pendant toute la campagne de Crimée et particulièrement à Eupatoria, figurèrent avec honneur près des troupes françaises et anglaises. Ce contingent fut, pendant toute la durée de son service, entretenu et soldé par le Trésor égyptien.

En même temps, Mohammed-Saïd consacrait tous ses efforts à apporter de réelles améliorations dans le gouvernement qui lui était échu.

Ainsi, il n’hésita pas à accorder amnistie pleine et entière à Elfy-Bey et à toutes les personnes compromises dans sa tentative de résistance. Cette preuve de concorde et de conciliation était d’un heureux présage pour l’avenir.

Une des traditions les plus anciennes de l’Orient a pour objet d’éloigner le souverain du détail de l’administration, et c’est là peut-être la principale cause de l’état de décadence où sont tombées les nations asiatiques. Les abus d’autorité, les exactions de toutes sortes exercées par cette foule de fonctionnaires qui dépendent, il est vrai, du pouvoir souverain, lequel, à son gré, les nomme ou les révoque, mais dont les fonctions s’exercent sans contrôle et avec un arbitraire et une cupidité d’autant plus âpre, que le caprice de celui qui leur a donné leur emploi pouvant le leur retirer le lendemain, ils ont hâte d’assurer leur fortune ; voilà la plaie la plus profonde des sociétés musulmanes.

Mohammed-Saïd l’avait dès longtemps compris, et ce fut de ce côté que, dès son avènement au pouvoir, il porta toute son attention ; son premier soin fut de se mettre en contact direct avec ses sujets afin de faire profiter tous les rangs sociaux de ses bonnes intentions.

Pour cela il réforma entièrement l’organisation administrative, et voulu que non-seulement toutes les affaires de l’État, mais jusqu’aux plus humbles suppliques des simples particuliers, tout passât sous ses yeux.

Travailleur infatigable, chaque matin il lisait ou se faisait lire par ses secrétaires tous les rapports, tous les documents, tous les placets qu’on lui adressait, indiquant lui-même le sens dans lequel il fallait y répondre, et s’assurant chaque soir que ces réponses avaient été faites selon ses prescriptions.

Deux points surtout portaient singulièrement à l’arbitraire et la tyrannie exercée par les fonctionnaires de tous grades : la perception des impôts et la levée des contingents militaires.

C’est sur ces deux points que s’exerça tout d’abord l’esprit de justice et la fermeté de caractère de Mohammed-Saïd. Tout était à innover en cette matière ; Méhémet-Ali lui-même n’avait jamais songé à modifier l’antique usage du pays, et il était évident que toucher à cette source inépuisable de richesses pour les fonctionnaires de tous grades de l’empire égyptien, c’était s’exposer à soulever contre soi les plus violents orages.

Voici comment on avait coutume de procéder : « Le vice-roi avait-il besoin de soldats, l’ordre de lever des hommes était transmis par les gouverneurs de provinces aux chefs de villages, et ceux-ci désignaient sans contrôle et sans appel les fellahs qui devaient marcher pour rejoindre le drapeau. Pouvoir exorbitant dans un pays surtout où la corruption règne comme un des fruits naturels d’une longue oppression !

« Ceux que les chefs de villages désignaient pour le service militaire étaient surtout ceux qui ne pouvaient pas payer pour être exemptés. Il va sans dire que les fils de cheiks échappaient toujours à la nécessité de porter le mousquet. »

On n’agissait pas avec plus de justice pour la levée des impôts : Le cheik-el-beled indiquait ceux qui devaient être principalement poursuivis, ceux qui devaient abandonner au fisc leurs bestiaux, unique propriété du fellah, dernière ressource de la culture de son champ. La cupidité, l’immunité, toutes les passions trouvaient à se satisfaire par l’exercice d’une telle autorité… Quand il s’agissait des corvées d’hommes, des emprunts de chevaux, d’ânes, de chameaux demandés par le gouvernement, le cheik choisissait les hommes, désignait où il fallait prendre les animaux. Bref il était sultan dans son village, et comment n’aurait-il pas abusé de ce pouvoir absolu… Quelques cheiks, il est vrai, se distinguaient par un esprit de justice au moins relatif ; ils s’intéressaient à la prospérité de leur village ; ils prenaient à cœur les intérêts de leurs administrés, mais c’était le petit nombre, c’était l’exception.

Mohammed-Saïd coupa le mal dans sa racine. À la désignation du cheik il substitua, pour la levée du contingent militaire, le tour de rôle réglé d’après la date des naissances, et il remplaça les contributions arbitrairement levées, par un impôt déterminé selon des bases fixes et rigoureusement inscrites sur des registres à souches et à quittances, à la façon européenne. Enfin les corvées furent régularisées et taxées, et la confiscation d’animaux au profit du gouvernement supprimée.

Cette importante réforme administrative accomplie, restait à modifier le gouvernement central. Mohammed-Saïd ne craignit pas de limiter volontairement l’étendue de son propre pouvoir en établissant un contrôle public sur l’usage des revenus de l’État, dont les lois de l’Égypte attribuent au vice-roi la libre et entière disposition.

À cet effet il créa un conseil d’État ayant mission de discuter les décrets d’intérêt général avant leur présentation à la signature du vice-roi. Le pouvoir de cette assemblée n’est, comme on pourrait le penser, eu égard aux mœurs de l’Orient, nullement fictif ; il s’est très-nettement accusé en plusieurs occasions, par le rejet des projets à elle soumis sur ordre du pacha.

Un ministère des finances où fonctionne une comptabilité sérieuse, mit un terme aux malversations, aux gaspillages et en partie à la vénalité qui sont la grande plaie des gouvernements orientaux, et qui ont si longtemps empêché l’Égypte d’entrer dans la voie prospère où elle marche aujourd’hui à grands pas.

La création de deux autres ministères, de l’intérieur et de la guerre, acheva cette réorganisation centrale.

Un préfet fut nommé dans chaque département et les cheiks-el-beled ou chefs de villages eurent, ainsi que nous l’avons déjà vu, leurs attributions modifiées et régularisées.

Ce qui frappe surtout dans toutes ces réformes c’est, ainsi que nous l’avons déjà fait ressortir, le soin jaloux avec lequel Mohammed-Saïd s’est efforcé d’écarter tout intermédiaire nuisible entre lui et le peuple, et d’attaquer cette autorité tyrannique qui, jusqu’à lui, se rencontrait à tous les degrés de la hiérarchie administrative.

Mais la victoire la plus importante qu’il ait remportée sur l’ancien état de choses, c’est le droit obtenu du Sultan pour les pachas d’Égypte de nommer eux-mêmes, non-seulement le grand cadi ou chef suprême de la justice qui était nommé ou plutôt qui achetait sa charge à Constantinople, mais encore les juges jusqu’alors à la nomination du grand-cadi.

Par cette organisation le service judiciaire échappait entièrement à la direction et au contrôle du gouvernement ; de plus le grand cadi payant sa charge fort cher, ne trouvait rien de mieux que de se la faire rembourser par les juges qu’il nommait ; ceux-ci, à leur tour, demandaient à la bourse des plaideurs un dédommagement qui influençait trop souvent la loyauté de leurs jugements. Le scandale de ces marchés entre juges et plaideurs était arrivé à son comble, ou plutôt à peine y avait-il scandale, tellement cette façon de rendre la justice était passée dans les mœurs publiques, et cela sans que le gouvernement y pût rien, puisqu’il n’avait aucun moyen d’action sur la magistrature à quel degré qu’elle appartint.

Aujourd’hui et grâce à Mohammed-Saïd, il n’en est plus ainsi. Nommés par le vice-roi. les juges sont révocables par lui au moindre abus de leur autorité, au moindre déni de justice.

L’organisation du service militaire n’a pas subi une transformation moins radicale.

Jusqu’à notre temps, l’Égypte n’avait jamais eu d’armée nationale. La création du Nizam, ou armée régulière recrutée parmi les habitants du pays eut sans contredit soulevé l’Égypte et renversé un gouvernement moins fort que celui de Méhémet-Ali.

C’est que « les Égyptiens en qualité de peuple cultivateur, sont très-casaniers. Ils aiment le champ près duquel ils sont nés, alors même qu’ils le cultiveraient pour autrui ; ils aiment leur misérable hutte de boue qu’on prendrait pour une ruche et qui est aussi nue, aussi sale, aussi désolée au dedans qu’au dehors ; ils aiment surtout le Nil et ils ne comprennent pas qu’on puisse vivre heureux loin de ce fleuve nourricier. Aussi quelque dure que fût l’oppression sous laquelle ils gémissaient, alors que l’Égypte gouvernée par une milice féodale, les Mameluks, était la proie de ces mercenaires belliqueux, peut-être eussent-ils préféré se laisser éternellement fouler par des maîtres ignorants, brutaux, et avides, plutôt que de prendre les armes pour former une armée nationale. »

Si, à ces motifs de répugnance, on ajoute l’arbitraire et la violence avec laquelle se fit, dès le début, le recrutement ; si on se souvient du peu de soin de Méhémet-Ali et de ses officiers pour le bien-être et même pour la vie du soldat ; si on calcule ce que dut coûter d’hommes cette longue période de guerres, et ce que durent amener de déplacements tant de conquêtes lointaines ; si enfin ou tient compte des rigueurs nécessitées par les désertions des premiers contingents[2], on est en droit de s’étonner de la bravoure et de la discipline de troupes composées ainsi par force et on se demande ce que pourra l’armée égyptienne maintenant qu’elle se recrute au sein d’une population libre et dans des conditions toutes différentes.

Non-seulement, en effet, Mohammed-Saïd a modifié le mode de recrutement et l’a rendu populaire en y introduisant l’esprit de justice et une égalité sévère ; mais encore il a modifié l’organisation militaire elle-même.

Dans le principe, la durée du service militaire était illimitée. Les hommes appelés sous les drapeaux et transportés, le plus souvent, en Arabie et en Syrie, ne pouvaient que bien rarement donner de leurs nouvelles. Ils disparaissaient donc pour toujours du foyer domestique, où leur départ faisait entrer la douleur et la misère ; car on les appelait à tout âge, l’homme marié, le père de famille, aussi bien que le jeune garçon.

Saïd-Pacha, à l’exemple de ce qui a lieu en Europe, a voulu faire de son armée une grande école où, sous l’empire de la règle et de l’obéissance, chaque Égyptien vient à son tour « puiser ces notions générales des hommes et des choses qui facilitent la diffusion de la civilisation et qu’ils n’eussent jamais obtenues dans l’enceinte de leur village. » En poursuivant ce but ce prince a réalisé une grande pensée patriotique et obéi à un généreux sentiment d’humanité. Le service militaire n’enlèvera plus que temporairement le soldat à la famille et les hasards de la guerre ne raviront plus qu’accidentellement des citoyens à la patrie.

Les jeunes gens sont enrôlés au sortir de l’enfance[3] . Leur condition est non-seulement supportable, mais infiniment meilleure que celle de l’habitant des campagnes. En temps de paix, le service n’a rien de pénible, la discipline rien d’oppressif[4]. La durée du temps à passer au service ne dépasse guère une année en moyenne. En gardant si peu de temps les jeunes soldats sous les drapeaux, le khédive a pour but de détruire le principal préjugé, qui rendait si odieux le service militaire aux Égyptiens, c’est-à-dire la croyance généralement répandue, qu’un homme enrôlé dans l’armée était à jamais perdu pour son village et pour sa famille.

Mais, pour arriver à organiser la conscription sur les bases que nous venons d’indiquer, il a fallu créer en Égypte un état civil qui permît de connaître exactement le nombre et la date des naissances.

Or, pour qui connaît les mœurs arabes, ce fait qui nous paraît si simple, est un immense triomphe remporté sur les coutumes ou plutôt sur la routine de ces peuples.

Disons que, pour obtenir ce résultat, il a fallu organiser un service de femmes qui sont chargées de passer dans les maisons pour y faire le relevé des naissances. On n’aurait pu sans cela parvenir à en avoir connaissance.

Quant aux décès, ils sont contrôlés par des autorités ad hoc dans les villes, et, dans les campagnes, par les cheics de village.

En matière d’agriculture et de commerce Mohammed-Saïd a suivi une marche diamétralement opposée à celle adoptée par Méhémet-Ali[5]. Le

fondateur de sa race avait établi partout le monopôle de l’État ; Saïd-Pacha, au contraire, a inauguré dans toutes les branches de l’industrie et du négoce aussi bien que dans la division et la possession même du sol, le régime de la liberté qu’étend et développe aujourd’hui avec succès son successeur, Ismaïl-Pacha.

Non content d’accorder au cultivateur le droit de posséder le sol qu’il exploite, de l’augmenter ou de l’aliéner à son gré et enfin de disposer de sa récolte, Mohammed-Saïd a supprimé toutes les douanes intérieures, aboli tous les droits exorbitants et les règlements arbitraires qui entravaient la navigation[6] .

Pendant que la noble terre des Pharaons recouvrait ainsi, grâce à l’habile et paternelle administration d’un grand prince, les principaux éléments de son antique prospérité, le percement de l’isthme de Suez qui promettait de lui rendre son importance géographique et commerciale, se poursui- vait avec vigueur et succès[7]. Mohammed-Saïd pouvait donc se croire près d’atteindre le double but qu’il poursuivait, lorsque la mort vint le frapper dans la vigueur de l’âge et dans la plénitude de la force.



  1. Mohammed-Saïd était le quatrième fils de Méhémet-Ali. Sa mère, circassienne de naissance, femme d’un caractère élevé et énergique, se dévoua toute entière à l’éducation de son unique enfant. L’instruction, que comporte la première éducation en Turquie fut ainsi donnée avec autant de sollicitude que de dévouement au jeune prince qui fut ensuite confié aux soins d’un Français, Kœnig-Bey, dont plusieurs années de professorat au collège de Djiliad-Abbad, au Caire, avait mis en lumière le mérite au double point de vue intellectuel et moral. Kœnig-Bey, — qui fut plus tard secrétaire des commandements de Saïd-Pacha,— exerça dès lors la plus heureuse influence sur le caractère et l’intelligence du jeune prince qui, sous sa direction, fit de rapides progrès dans l’étude de la langue francaise, de l’histoire et des sciences mathématiques et physiques, principalement dans leur application à l’art militaire.
  2. Pour éviter ces désertions on chargeait les recrues de liens et d’entraves et c’était sous bonne escorte et en véritables prisonniers qu’on les envoyait rejoindre leurs drapeaux le plus loin possible de leurs foyers, afin de les dépayser plus complètement.
  3. L’âge de la conscription est fixé à seize ans. C’est pour l’Égyptien le moment de la plus grande vigueur physique et du plus complet déveleppeinent intellectuel.
  4. Mohammed-Saïd a reconnu aux soldats égyptiens le droit de professer publiquement le christianisme et leur a garanti toute la liberté qui leur est due pour l’accomplissement de leurs devoirs religieux.
  5. « Est-ce à dire, se demande ici un des historiens contemporains de l’Égypte (*) que la conduite de Mo-

    (*) M. Paul Merruau dont le savant ouvrage l’Égypte contemporaine nous a été d’un grand secours dans cette partie de notre travail. hammed-Saïd comporte le blâme de celle de Méhémet-Ali ? Nullement… Saïd-Pacha n’a fait, à notre avis, que compléter avec discernement l’œuvre du fondateur de sa race. Quand celui-ci prit en main l’administration de l’Égypte ruinée et découragée, il comprit que la liberté serait une nourriture trop forte, un air trop vif pour l’agriculture et le commerce agonisants ; il les soigna en malades qui eussent péri, si on les eut abandonnés à la simple opération de la nature… La guérison devait être rapide et complète. L’agriculture sur les bords du Nil ayant été, dès l’antiquité, pratiquée avec intelligence et avec fruit, le commerce ne demandant qu’à renaître dans un pays où la production est infiniment plus abondante que la consommation, l’Égypte a pu être soustraite au régime restrictif qui lui avait été imposé, non-seulement sans danger, mais avec un grand profit. »

  6. Unique propriétaire du sol, Méhémet-Ali en était aussi l’unique cultivateur et le commerce des produits du sol était tout entier en ses mains. « En cela, d’ailleurs, il n’avait rien innové, s’il était simplement mis au lieu et place du Sultan, lequel était désintéressé par un tribut régulièrement payé. »

    Le système du monopole commercial adopté par ce prince se liait à un système de culture que lui-même se réservait le droit de diriger et qui comprenait la totalité du sol. Chaque année il décidait quelle culture devait être spécialement développée, c’était tantôt le riz, tantôt le blé, tantôt l’indigo et le coton. Alors et sur son ordre telle ou telle zone était dévolue à tel ou tel produit.

    Quant au cultivateur, fécondant de ses sueurs un sol qui ne lui appartenait pas, il n’avait ni le choix du genre de culture imposé à la terre, ni la disposition de la récolte en provenant. Cette récolte faite, le produit en était porté dans les magasins de l’État. Une partie servait à acquitter la contribution foncière à laquelle était soumis chaque paysan comme s’il eut été propriétaire du sol ; le reste était acheté au compte du gou- vernement qui, seul, pouvait faire le commerce extérieur.

    D’après ce que nous avons dit de la cupidité et de l’arbitraire des fonctionnaires de cette époque la fraude s’opérait sur une grande échelle. Tous les produits apportés dans les magasins de l’État étaient dépréciés par l’agent chargé de les recevoir. On trompait tes cultivateurs par une fausse appréciation de la qualité et des prix courants de la denrée ; on le trompait encore sur le poids. Il y avait deux sortes de poids, les uns à l’entrée des produits en magasin, les autres à leur sortie. Les premiers servaient à peser les marchandises présentées, les autres à peser les marchandises qu’on livrait en payement de la partie de la récolte achetée par l’administration, car, le gouvernement payait en nature et c’était un excellent moyen d’écouler à des prix très-élevés les produits des manufactures que Méhémet-Ali cherchait à créer.

    Un semblable système supprimait complètement la propriété et, par suite, maintenait toute une classe de la société dans la dépendance et la misère ; mais le temps n’était pas venu pour le souverain de l’Égypte de se préoccuper de ce détail : avant de penser à assu- rer le bonheur de ses habitants, Méhémet-Ali avait à assurer la grandeur et même, à vrai dire, l’existence de l’Égypte !... Le reste devait être l’œuvre de ses successeurs et ils n’ont point failli à cette mission d’organisation et de développement civilisateur.

  7. « L’histoire ne saurait passer sous silence les grands travaux d’utilité publique que Mohammed-Saïd a fait entreprendre, qu’il a protégés ou patronnés. C’est sous son administration qu’on a continué les travaux du barrage du Nil commencés par Méhémet-Ali, et que se sont exécutés la prolongation du chemin de fer du Delta au Caire et du Caire à la mer Rouge, le chemin de fer de Tantah à Samanoud, l’embranchement de Benha à Zagazig. L’Égypte lui doit le balisage et l’éclairage du port d’Alexandrie, le curage du canal Mahmoudiéh avec route latérale, l’établissement du télégraphe électrique sous-marin qui relie l’Égypte à l’Europe, la création de la Compagnie maritime de la Medjidieh, etc., etc. »