L’Égypte et le canal de Suez/L’Égypte/Moderne/01

ii
L’Égypte moderne.

i. — EXPÉDITION FRANCAISE DE 1798.

À l’époque où nous sommes arrivés il était donc constaté :

1° Que la Porte ottomane n’avait pas l’ombre d’autorité effective en Égypte ;

2° Que le pacha n’y était que le premier esclave des beys ;

3° Que la Porte n’en retirait pas le moindre revenu ;

4° Qu’elle n’y jouissait d’aucun droit réel de souveraineté, car les beys y disposaient à leur gré et à leur profit de toutes les terres.

Un tel état de choses devait nécessairement être fatal aux Européens que le commerce attirait en Égypte. Les Français qui d’abord avaient joui sur ce point de l’Afrique comme sur les côtes barbaresques de certains privilèges, étaient devenus depuis 1760, c’est-à-dire depuis l’avènement au pouvoir d’Ali-bey, l’objet de vexations particulières.

Voici ce qui s’était passé.

Tant que les pachas possédèrent en Égypte un semblant d’autorité, les beys et les corps de milice vécurent dans une union apparente. Mais lorsque le pacha eut perdu jusqu’au dernier rayonnement de ce prestige qui avait suppléé aux yeux des foules à l’autorité réelle, la discorde se mit entre eux. Ils se disputèrent le pouvoir ; les beys triomphèrent enfin, et l’un d’eux ayant rallié les autres sous son autorité, se déclara indépendant de la Porte à laquelle il résista les armes à la main, et se fit nommer par le chérif de la Mecque, sultan d’Égypte.

C’était Ali-bey, musulman fanatique et par suite ennemi de tout ce qui portait le nom chrétien. Ali-bey, comme les orientaux au temps des croisades, faisait-il du royaume de France la personnification du grand principe chrétien ! Toujours est-il qu’il avait voué à notre nation une haine particulière, haine qui se manifestait non-seulement dans la manière hautaine et extravagante dont, à plusieurs reprises, il traita nos consuls, mais encore dans sa conduite envers notre pavillon et nos nationaux.

Il exigeait de nos négociants des fournitures à des prix ruineux, et leur empruntait des sommes qu’il ne leur rendait jamais ; il en extorquait par force ou par ruse des présents considérables ; enfin il fit perdre à une de nos maisons de commerce le montant d’ une année de fournitures s’élevant à la somme, alors énorme, de 300,000 francs.

Les successeurs d’Ali eurent plus de modération dans leurs rapports avec notre commerce ; toutefois la France eut à se plaindre gravement de leur gouvernement.

Mais le règne le plus désastreux pour nos intérêts commerciaux et pour la dignité de notre pavillon fut celui de Mourad-bey et d’Ibrahim-bey qui, amenés simultanément au pouvoir, se partagèrent l’autorité.

Stimulés sans doute dans leurs exactions par l’exemple des pirates barbaresques qui tenaient sous l’oppression les navires et le commerce méditerranéen, les beys exercèrent dans les mêmes pârages la plus odieuse tyrannie ; toutes les nations de l’Europe eurent à se plaindre d’eux et la France surtout se vit sérieusement offensée dans son honneur et compromise dans ses intérêts.

Un instant on se crut débarrassé des deux tyrans qui, chassés de l’Égypte par une expédition envoyée de Constantinople contre eux en 1786, furent remplacés par Ismaïl-Bey, prince juste et éclairé.

Cette trêve ne fut pas de longue durée : en 1790 Mourad et Ibrahim rentrèrent au Caire, et leurs dépradations recommencèrent.

La France s’émut des pétitions, des mémoires furent adressés au Directoire dès l’année 1795 ; une enquête fut ordonnée et bientôt une expédition fut résolue.

On sait comment, partie de Toulon, sans savoir où son général, le jeune et populaire vainqueur d’Italie, la conduisait, l’expédition après avoir enlevé Malte en passant, arriva, devant Alexandrie au commencement de juillet 1798.

Après s’être emparé de la ville, Bonaparte battit l’avant-garde des Mameluks à Chébreis, détruisit leur flottille du Nil, s’avança vers le Caire et, le 24 juillet, gagna la célèbre bataille des Pyramides.

Le lendemain, notre armée triomphante faisait son entrée au Caire.

Moins heureuse que notre armée de terre, notre flotte, surprise dans la baie d’Aboukir, par Nelson, succombait avec gloire, accablée sous les forces ennemies.

Bonaparte cependant se hâtait d’assurer la stabilité de sa conquête par une sage organisation du pays. Il respectait les croyances, les mœurs des habitants, qui l’appelaient « le favori d’Allah ; » il établissait un système d’impôts, perçus comme auparavant à l’aide des coptes. En même temps il s’occupait d’assurer le bien-être de ses soldats et il établissait dans un des plus vastes palais du Caire « cet institut d’Égypte, dont les membres, Monge, Bertholet, Fourier, Dolmieu, Larrey, Geoffroy Saint-Hilaire, etc., commencèrent à conquérir à la science cette contrée mystérieuse qui n’a révélé ses secrets que depuis le jour où le génie de la France y a passé. »

Au milieu de ces travaux la nouvelle du désastre d’Aboukir vint surprendre Bonaparte. C’était un irréparable malheur, par suite duquel l’expédition d’Égypte, qui devait nous donner l’empire de la Méditerranée, où nous avions maintenant quatre des positions les plus importantes : Toulon, Malte, Corfou et Alexandrie, n’était plus qu’une aventure au lieu d’être le commencement d’une grande chose.

Ici se déroule une des plus belles pages de notre histoire et peut-être de l’histoire moderne.

« Nous étions comme emprisonnés dans notre conquête, et sous la pression de l’Angleterre la Porte se déclarait contre nous.

« — Eh ! bien, dit Bonaparte à ses soldats, il faut mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens.

« Et il écrivait à Kléber qu’il avait laissé à Alexandrie :

« — Ceci nous obligera à faire de plus grandes choses que nous n’en voulions l’aire. Il faut nous tenir prêts.

« Kléber répondit :

« Oui, il faut faire de grandes choses ; je prépare mes facultés.

« Bonaparte commença par achever l’occupation de tout le pays. Une révolte ayant éclaté au Caire[1], il la comprima avec rigueur.

« Desaix, le sultan juste, connue l’appelaient les Arabes, lancé à la poursuite de Mourad-bey, s’était déjà emparé de la Thébaïde, et ses régiments campaient près des cataractes de Syène, aux dernières limites du monde romain.

« Bonaparte, sûr désormais de sa conquête, s’avança vers la Syrie d’où il eut pu couvrir l’Égypte et menacer à son gré Constantinople ou l’Inde[2]. Il réussit d’abord, s’empara de Gaza et de Jaffa où nos soldats prirent le germe de la peste, et dispersa à la bataille du Mont-Thabor[3] une grande armée turque. Mais au siège de Saint-Jean d’Acre tout son génie échoua, faute de moyens matériels, contre le courage des Turcs et la ténacité de l’amiral anglais Sidney-Smith, le méme dont il a dit souvent plus tard : « — Cet homme m’a fait manquer ma fortune. »

« N’ayant ni munitions, ni grosse artillerie, il ne put ouvrir de brèches praticables, et après soixante jours de tranchées et huit assauts meurtriers il dut ramener en Égypte son armée épuisée de fatigues et décimée par la peste[4]. » Là, de nouvelles luttes l’attendaient : « Un imposteur qui se faisait appeler l’ange El-Modhy, tâchait de soulever le Delta. Bonaparte en eut bien vite raison. Une flotte anglaise avait débarqué à Aboukir dix-huit mille janissaires ; il les jeta à la mer[5]. C’est après cette brillante action mie Kléber s’écria dans un élan d’enthousiasme :

« — Général, vous êtes grand comme le monde !

« L’armée d’Égypte n’avait plus rien à craindre, mais elle n’avait plus rien à faire. Cette inaction pesait à Bonaparte. Quand il apprit qu’une seconde coalition s’était formée, que l’Italie était perdue, que la France allait être envahie, il remît le commandement à Kléber et montant sur une frégate, franchit audacieusement toute la Méditerranée au milieu des croisières anglaises.

« Le 8 octobre, il débarquait à Fréjus... »

Pendant ce temps, Kléber se montrait fidèle dépositaire de la gloire de nos armes : Une armée turque commandée par le grand vizir envahit l’Égypte ; Kléber la rejoint à Héliopolis[6]. Les ennemis étaient au nombre de soixante mille. Notre armée comptait à peine douze mille combattants. La victoire néanmoins ne fut pas un instant incertaine, et plus libre que jamais, après ce nouveau triomphe, de se livrer à la paisible administration du pays, Kléber s’attachait à faire pénétrer dans les mœurs et les usages de l’Égypte le bienfait de la civilisation occidentale, lorsqu’il tomba sous le fer d’un assassin venu de Syrie[7].

Le commandement passa aux mains du général Menou. brave soldat, mais chef irrésolu, qui ne sut ni s’opposer au débarquement d’une année anglaise, ni la rejeter hors de l’Égypte. Après la défaite de Canape[8], il dut céder aux Anglais le Caire et Alexandrie et signer une capitulation par laquelle il s’engageait à rentrer en France avec ses soldats.

La campagne d’Égypte finit ainsi[9], après une occupation de trois ans et trois mois. Elle laissait pour résultats positifs, avec les admirables travaux des savants qui avaient accompagné l’expédition, les germes d’une renaissance égyptienne.

Favoriser cette renaissance dans l’intérêt de la sécurité et de l’équilibre du monde, telle a toujours été depuis cette époque, et telle est encore la politique de la France.

Mais, bien que pressé de poursuivre notre récit, nous ne pouvons passer sous silence un des épisodes de la campagne d’Égypte qui se rattache tout particulièrement au but principal de notre travail : le percement de l’isthme de Suez.

Parmi les questions que devaient examiner les savants attachés à l’expédition française, il en était une dont Bonaparte voulut commencer personnellement l’étude, persuadé qu’il était de son immense importance. C’était la question du percement de l’isthme. La première reconnaissance du tracé du canal de jonction faillit même coûter la vie au jeune général.

Bonaparte partit du Caire le 24 décembre 1798, accompagné de plusieurs officiers généraux et des principaux membres de la Commission scientifique. On arriva à Suez le 26 et on s’occupa immédiatement de l’examen des lieux ; on tenait avant tout à retrouver les vestiges du canal qui avait mis autrefois en communication la mer Rouge et les lacs Amers. Or, « en rentrant d’une de ces explorations, la petite caravane surprise par la nuit, arriva, pendant la marée montante, au point où elle crut avoir passé à gué le matin, et elle s’engagea dans les lagunes recouvertes par la mer. Déjà le cheval du général en chef a perdu pied et se débat dans le sable mou vaut qui va l’engloutir, quand un des cavaliers de l’escorte se précipite, l’enlève vigoureusement par la bride et le forçant à s’élancer au galop, sauve Bonaparte du danger qui le menace. »

Après avoir relevé l’ancienne trace du canal de la mer Rouge aux lacs Amers, l’expédition revint au Caire et fit dans la vallée de l’Ouaddy-Toumilat (l’ancienne terre de Gessen), le même travail pour la partie du canal qui reliait autrefois le Nil aux lacs Amers.

Bonaparte qui avait dirigé lui-inéme ces diverses explorations, chargea alors M. Lepère, ingénieur en chef et directeur-général des ponts et chaussées, d’étudier le terrain et de dresser un projet de canal pour le passage aussi direct que possible des navires de la Méditerranée dans la mer Rouge.

Les travaux de M. Lepère et de ses collaborateurs durèrent trente-neuf mois et furent accompagnés de difficultés et de périls de toute sorte. « Plus d’une fois le manque d’eau douce et le défaut d’approvisionnements forcèrent la petite brigade des opérateurs de quitter à la hâte le désert sous peine de mort. N’ayant que des moyens de transport et des abris insuffisants, ils furent tout le temps exposés aux plus rudes fatigues. Enfin leur isolement sur la frontière peu sûre de l’Égypte et de la Syrie et leur éloignement de tout centre important des troupes françaises, avec une centaine de soldats pour toute garde, rendirent leur situation des plus précaires... »

C’est à ces causes défavorables que l’on doit sans doute attribuer l’erreur capitale qui se trouve dans les appréciations fort justes et fort complètes d’ailleurs de M. Lepère : son rapport concluait que ne la mer Rouge étant de neuf mètres plus élevée que la Méditerranée, en unissant les deux mers on s’exposait à amener de redoutables malheurs[10].

  1. Octobre 1798.
  2. Février 1799.
  3. 16 avril.
  4. 20 mai.
  5. 24 juillet.
  6. 20 mars 1800.
  7. 11 juin 1800.
  8. 9 avril 1801.
  9. 15 octobre 1801.
  10. Cette opinion erronée depuis longtemps accrédite en Europe aussi bien qu’en Orient, devait être plus tard une des objections les plus sérieuses opposées à M. de Lesseps.