L’Égypte et le canal de Suez/L’Égypte/Ancienne/03

iii. — Les Califes.

C’était Amrou, lieutenant du deuxième successeur de Mahomet, le calife Omar. Memphis, que les historiens ont appelée la Babylone d’Égypte, fut attaquée la première ; elle capitula sans essayer même de se défendre.

Alexandrie, qu’Amrou alla assiéger ensuite, résista vaillamment ; l’armée musulmane n’y entra qu’après quatorze mois de siège.

On a accusé Amrou d’avoir, irrité de cette longue résistance, usé de représailles et entre autres actes de colère et de vandalisme, fait incendier la précieuse bibliothèque d’Alexandrie.

« Le fait, disent les historiens modernes, parait controuvé. Il serait dans tous les cas en contradiction avec la sagesse éclairée de l’administration d’Amrou en Égypte, » et avec l’admiration et la sympathie que ce beau pays inspira immédiatement à ce célèbre conquérant.

Nos lecteurs en auront la preuve, s’ils veulent bien lire le rapport suivant, adressé par Amrou lui-même au calife Omar, en réponse à une lettre de ce prince, lui demandant une description exacte de la contrée dont il venait d’enrichir l’empire des fils de Mahomet.

« O prince des fidèles, imagine un désert aride et une campagne magnifique, au milieu de deux montagnes, dont l’une a la forme d’une colline de sable et l’autre du ventre d’un cheval étique ou du dos d’un chameau. Voilà l’Égypte !

« Toutes ses productions et ses richesses viennent d’un fleuve béni qui coule avec majesté au milieu. Le moment de la crue et de la retraite des eaux y est aussi réglé que le lever du soleil et de la lune. Il y a une époque de l’année où toutes les sources de l’univers viennent payer à ce roi des fleuves, le tribut auquel la Providence les assujettit envers lui. Alors, les eaux augmentent, sortent de leur lit, et couvrent toute la surface de l’Égypte, pour y déposer un limon productif. Il n’y a plus de communications d’un village à l’autre que par le moyen de barques légères, aussi nombreuses que les feuilles du palmier. Lorsqu’arrive enfin le moment où les eaux cessent d’être nécessaires à la fertilité du sol, le fleuve docile rentre dans les bornes que la nature lui a prescrites, afin que les hommes puissent recueillir les trésors qu’il a déposés dans le sein de la terre. Alors, ce peuple protégé du ciel, ouvre légèrement la terre, à laquelle il confie les semences dont il attend la fécondité de Celui qui fait croître et mûrir les moissons.

« Bientôt le germe se développe, la tige s’élève, l’épi se forme par le secours d’une rosée qui supplée aux pluies, pour entretenir le suc nourricier dont le sol est imprégné. La moisson mûrit promptement ; mais aussitôt à la plus abondante fertilité succède une stérilité complète. Et ainsi, ô prince des fidèles. l’Égypte offre tour à tour aux regards, l’image d’un désert poudreux, d’une plaine liquide et moirée d’argent, d’un marécage noir et limoneux, d’une prairie verte et ondoyante, d’un parterre de fleurs variées et d’un guéret couvert de moissons jaunissantes.

« Béni soit le Créateur de tant de merveilles.

Trois choses, ô prince des fidèles, contribueront essentiellement à la prospérité de l’Égypte : la première de ne point adopter légèrement les projets inventés par l’avidité fiscale et tendant à une augmentation d’impôts ; la seconde, d’employer le tiers des revenus à l’entretien des canaux, des ponts et des digues ; la troisième, de ne lever l’impôt qu’en nature sur les fruits que la terre produit.

« Salut ! »

Les sages conseils d Amrou ne furent pas tonjours suivis, et parmi les nombreux lieutenants que les califes envoyèrent en Égypte, plus d’un pressura le peuple et abusa de son rapide pouvoir [1].

D’autre part, les révolutions qui tour à tour placèrent à la tête des Musulmans, les Abassides et plus tard les Fatimites, eurent chacun leur écho dans cette partie si importante de l’empire des califes[2].

Puis vinrent la puissance et les querelles des deux milices éthiopienne et turque ; on sait com- ment cette dernière triompha et demeura maîtresse absolue de l’empire.

Cette dernière période nous conduit à l’époque des croisades, époque qui, en faisant de l’Égypte le théâtre de luttes héroïques, rendit à ce pays une partie de son importance passée.

C’est là en effet crue l’armée d’Amaury, chef des croisés, rencontra celle de Nour-ed-dyn, prince puissant de Syrie ; Salah-ed-dyn (Saladin), lieutenant de Nour-ed-dyn commandait les forces de l’Islam ; il traita avec Amurat, se déclara indépendant et fonda la dynastie des Ayoubites.

À la conquête de l’Égypte, point de départ de sa fortune, Saladin ajouta successivement la Syrie, la Mésopotamie et l’Arabie ; toutefois il conserva pour capitale le Caire, que Djouhar, lieutenant des califes, avait fait bâtir deux siècles auparavant et qu’il embellit et fortifia.

L’empire de Saladin fut partagé à sa mort entre ses trois fils, et l’Égypte échut à Malek-el-azir auquel succédèrent Malek-el-adel, Suffert-el-dyn, Malek-el-amel et Malek-el-salek, sous le règne duquel le roi saint Louis entreprit l’avant-dernière croisade.

En apprenant que les croisés au lieu de se diriger vers la Syrie avaient débarqué au nombre de 50,000 devant les bouches du Nil, Malek-el-salek accourut défendre ses États. Il périt dans un sanglant combat ; son fils Timran-Chah lui succéda.

Ce fut ce dernier prince qui gagna la célèbre bataille où saint Louis fut fait prisonnier.

Il jouit peu de son triomphe : Les chefs de son armée le massacrèrent à l’issue d’un festin ; avec lui s’éteignit la dynastie fondée par Saladin, dynastie sous laquelle l’Égypte avait reconquis une partie de son importance et de sa prospérité passée.



  1. Les califes avaient soin de changer souvent leurs lieutenants en Égypte, de crainte qu’une longue autorité leur inspirât des pensées d’usurpation.
  2. Presque dès le début de l’islamisme trois familles se disputèrent l’autorité. Le second successeur de Mohamet, Moawia, n’était autre qu’un usurpateur : il s’était emparé du pouvoir en détrônant Ali, le gendre du prophète. Une autre famille, celle des Abassides, descendant d’Abbas, oncle de Mahomet, vint à son tour, représentée par Aboul-Abbas, s’emparer du pouvoir. Voulant rompre avec les souvenirs du passé, les califes abassides abandonnèrent Damas, et fondèrent sur la rive droite du Tigre une nouvelle capitale qui devint la cité la plus importante des Musulmans. Cette ville était la fameuse Bagdad, qui eut bientôt jusqu’à 800,000 habitants. Une autre famille jouissait aussi d’une grande influence et formait un troisième parti, séparé des autres par les intérêts, par les opinions et par la différence dans les pratiques religieuses, car toute division dans la société islamique se traduit surtout par les scissions dans les croyances et dans les cérémonies du culte. Cette troisième famille descendait de Fatime, la fille du prophète, et on l’appelait fatimite. — Pour établir une ligne de démarcation visible pour tous, elle avait adopté exclusivement la couleur verte, tandis que les Ommiades portaient la blanche et les Abassides, la noire.

    Si, les Abassides dominaient en Asie, les Ommiades avaient conservé tout leur prestige en Occident. Aboul-Abbas, premier calife abasside, eut recours à la plus odieuse trahison pour anéantir le parti contraire. Sous le prétexte spécieux de terminer toute dispute, il invita les princes ommiades à un festin à Damas et les fit égorger sans pitié. Un seul membre de cette malheu- reuse famille échappa à la mort, il se retira en Afrique et trouva enfin un refuge à Tubar, ville assez importante alors et dont il ne reste aujourd’hui que quelques ruines, non loin de Tlemcen. — Ce jeune homme, cet enfant presque, devait illustrer son nom et sa race ; il devait, jeune encore, scinder définitivement l’empire mahométan en fondant le califat de Cordoue. Ce fut le célèbre Abdérame.