L’Égypte et le canal de Suez/Jonction des deux mers/02

ii. — Arrivée de la Méditerranée au lac Timsah.

Moins de quatre années plus tard le même correspondant écrivait :

El-Guirs, 11 novembre 1862.

« Un beau spectacle en ce moment c’est celui des chantiers depuis le kilomètre 68 jusqu’au lac Timsah. Tous les ouvriers ont été massés sur ces huit kilomètres. Afin d’avoir terminé le 18 de ce mois, jour fixé pour l’arrivée de la Méditerranée au lac, on travaille sans interruption jour et nuit, les équipes se relayant continuellement.

« … On ne peut se faire une idée de l’effet produit par une vingtaine de mille hommes sur un pareil chantier. De jour, la large tranchée vigoureusement éclairée par le soleil, qui rend éblouissant l’éclat du sable, paraît comme une fourmilière humaine. Incessamment de longues files d’hommes montent les berges escarpées le long des madriers, sur lesquels on a disposé des lattes en travers pour figurer des marches, et vont jeter au-delà de la crête à 25 mètres de hauteur, le contenu de leur couffins, d’autres redescendent avec leurs paniers vides. Au fond du profil les hommes les plus forts piochent le sol avec leur fass, tandis que d’autres remplissent les couffins qu’on leur apporte. Pas un ne chôme…

« La nuit ce tableau est encore plus saississant s’il est possible. Des centaines de Machallahs disposés le long des berges éclairent la tranchée à la lueur de ces torches de bois gras qu’avivent continuellement des gardiens spéciaux. Les travailleurs avec leurs corps bronzés et leurs vêtements blancs ou bleus semblent une légion fantastique. Leur activité est d’autant plus grande que la température est fraîche et que le travail est mieux payé. De temps à autre quelque surveillant ou les chéiks du village entonnent un chant rythmé que répètent les porteurs en cadençant leurs mouvements… »

Et pour cadre à ce magnifique tableau, on a un panorama splendide :

« Au nord et à l’ouest, le désert descendant à perte de vue du plateau sur lequel se détache El-Guisr, avec sa mosquée légère, ses toits blancs et sa chapelle coquette[1] ; à l’est, la tranchée disparaissant d’abord à pic sous les pieds, puis se montrant plus loin de biais, avec ses rampes couvertes d’ouvriers ; au sud, la nappe desséchée du lac Timsah, noire de limon du Nil, tapissée de touffes vertes et bordée de dunes à l’arête sinueuse. Au-delà, sur deux plans nettement accusés, la silhouette du mont Geneffe et de l’Attaka.

« 19 novembre 1862. »

« La fête d’hier est de celles qui font époque…

« Dès l’avant-veille les visiteurs arrivaient de toutes parts. Un train spécial gracieusement mis par le vice-roi à la disposition de M. de Lesseps a transporté du Caire à Zagazi ses invités.

« Dès huit heures du matin, le 18, on s’est mis en marche vers le kiosque du chantier VI. Voitures attelées de chevaux, chameaux, dromadaires, baudets ; tout avait été mis en réquisition, ce qui n’empêchait pas que le nombre des piétons, avançant péniblement sur la route sablonneuse, fût encore considérable. Mais chacun était trop animé pour s’arrêter à de pareilles déceptions…

« Le kiosque et ainsi qu’un large espace réservé devant sa façade nord étaient entourés de mats vénitiens aux banderoles de toutes couleurs. On entrait dans l’enceinte par un arc de triomphe orné de bannières et de branches de palmier. Sur le flanc est de la hauteur et bordant le sommet de la berge, une estrade couverte d’une tente aux montants enlacés de palmes et de drapeaux qui avait été préparée pour les autorités et pour les dames venues en assez grand nombre.

« Au pied du talus, le chemin de hallage était encombré d’une masse compacte d’ouvriers européens et indigènes. Quelques-uns se tenaient par un miracle d’équilibre le long de la pente abrupte de la berge.

« Sur un terre-plein ménagé entre le lac et les eaux de la Méditerranée (introduites depuis deux jours dans la tranchée) le chef de la religion de l’Égypte à côté de l’Évêque catholique et des Pères de la Terre-Sainte mêlés à des ulémas du Caire, étaient prêts à appeler ensemble la bénédiction du Ciel sur l’œuvre dont un des premiers succès allait s’affirmer solennellement. Le délégué du vice-roi à la tête d’un groupe d’officiers, représentait son souverain dont jusqu’au dernier moment on avait espéré la présence.

« Monté sur le barrage, M. de Lesseps commandait aux ouvriers chargés de couper cet obstacle. Je me rappelais la scène du premier coup de pioche. L’émotion de notre président était aussi grande. Malgré son empire sur lui-même, son visage était pâle ; mais il exprimait cette fois un légitime orgueil. S’il avait eu de terribles luttes à soutenir, sa victoire n’en était que plus éclatante.

« Au nom de son Altesse Mohammed-Saïd, dit-il, je commande que les eaux de la Méditerranée soient introduites dans le lac Timsah, avec la grâce de Dieu ! … »

« À ces mots les pioches s’abaissent : en un instant un sillon est creusé au centre des barrages et les hommes n’ont que le temps de se retirer sur la berge. Déjà l’eau se précipite en bouillonnant, élargit violemment l’ouverture qu’on lui a livrée, fouille, entraîne le sable et, rompant le reste de la digue, dépasse l’extrémité du seuil pour aller couvrir d’une nappe écumeuse les bords du bassin qu’elle doit remplir un jour.

« … De ma vie je n’oublierai cette journée où la mer, ramenée par la main de l’homme, a repris possession de son lit abandonné depuis tant d’année !…

« Du Port-Saïd jusqu’au lac Timsah, sur 75 kilomètres de parcours dans l’intérieur de l’Isthme une première passe du canal maritime était en eau.



  1. Reconnaissant la nécessité d’avoir sur place des prêtres des trois cuites représentés sur les chantiers, M. de Lesseps a toujours eu soin que les grands campements aient une chapelle catholique, une chapelle grecque et une mosquée, construites par la Compagnie et desservies à ses frais. Là est peut-être le véritable secret de la manière vraiment merveilleuse dont les travaux ont été dirigés et exécutés. En effet, outre les pratiques de chaque culte qui étaient ainsi exactement assurées, les mariages, les baptêmes, les soins spirituels à donner aux malades, les derniers devoirs à rendre aux morts, entretenaient dans cette population mobile une régularité de mœurs et des sentiments de famille qui en faisaient disparaître les inconvénients d’ordinaire attachés aux nombreuses agglomérations de travailleurs.