L’Égypte et le canal de Suez/Jonction des deux mers/01

TROISIÈME PARTIE
L’ÉGYPTE

JONCTION DES DEUX MERS.

i. — Le premier coup de pioche.

Un témoin oculaire écrivait de Port-Saïd le 24 avril 1859 : « Me voici arrivé depuis hier… Notre traversée n’a pas été trop agitée. Le capitaine avait, déjà fait la route et n’a pas hésité, pour se diriger vers la terre, juste au point voulu. Et il y a à cela un certain mérite, car la plage très-basse ne se distingue pas de loin. Les abords de Port-Saïd sont indiqués seulement par une petite tour avec un mât qu’on appelle le signal Larousse... On dit que nous ne sommes pas très-loin de l’antique Péluse qui a eu jusqu’à cent mille habitants… dont il ne reste plus un seul. Il y a aussi à une distance de deux heures, à l’ouest dans la Menzaleh, un îlot couvert de monceaux de briques provenant des ruines de Tennis. Il paraît que ça était une grande cité, voire même un évêché au xi e ou siècle. Je le veux bien, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’on n’y trouve plus que les briques en question.

« Si du moins on s’empresse de nous en construire des maisons, il y aura un peu de consolation ; mais pour l’heure, nous sommes sous la tente et c’est tout ce qu’il y a de moins confortable… Débarqué hier à midi j’ai été comme asphyxié en pénétrant dans mon logement de toile. Après six heures de terrible soleil j’ai été saisi à l’arrivée de la nuit par une humidité subite. À minuit j’ai jeté sur moi toute ma défroque, mes couvertures ne suffisant pas à me réchauffer. Enfin, sur les deux heures du matin, ne pouvant plus résister à l’engourdissement, j’ai dû me lever pour me livrer à un exercice violent. Je prends mes chaussures dans l’obscurité, j’y mets le pied, j’entends un craquement et je suis pincé jusqu’au sang. J’allume… des centaines de petits crabes se promenaient autour de mon lit. Quant à la tente, son dôme s’était infléchi sous le poids de la rosée. Je m’y ferai ; mais ce premier essai m’a un peu ébranlé[1].

« … Demain on doit se réunir sur la plage de Port-Saïd pour donner le premier coup de pioche

« À après-demain le récit de cette solennité. »


26 avril 1859.


« La manifestation annoncée a eu lieu. Je dis manifestation, parce qu’il me paraît évident, que M. de Lesseps a eu surtout pour but de montrer à tous les intéressés qu’il ne veut rien négliger pour donner suite à son magnifique projet. Quant à constituer dès à présent un chantier véritable, nous ne sommes ni assez bien outillés ni assez nombreux, bien que, indépendamment d’une dizaine d’Européens on ait réuni de cent à cent-vingt ouvriers indigènes.

« Au surplus, si notre groupe était comme perdu dans l’immensité, le cadre même de la scène et l’idée de la grandeur de l’œuvre à accomplir ont prêté à l’acte d’hier une solennité que ne saurait oublier aucun de ceux qui ont été appelés à y assister.

« ... M. de Lesseps a fait déployer le drapeau égyptien à la tête de la tranchée jalonnée sur le tracé du canal maritime, et nous a dit quelques mots d’une voix émue. On sentait qu’il avait conscience de l’immensité de sa tâche : mais en même temps l’énergique bonté empreinte sur son visage dissipait toute inquiétude. Chacun, à son exemple, a commencé à creuser la tranchée où passeront un jour les grands navires faisant le voyage entre l’Occident et l’extrême Orient.

« … Avec la plus ferme confiance dans le succès définitif je n’ai jamais eu comme aujourd’hui le sentiment du gigantesque effort qu’il faudra déployer pour transformer, en un port, la lagune où l’on nous a réunis et pour creuser dans le désert qui nous sépare de la mer Rouge. Si nos chefs n’en sont pas effrayés, nous devons conserver notre calme ; je ne me sens pas du tout disposé au découragement, seulement je vois surgir des difficultés dont je ne me doutais pas.

« Nous allons rester bien peu dans notre campement avec un petit approvisionnement de vivres.

de l’eau dans des barriques et des outils. On nous occupera d’abord à ériger un phare… On doit aussi nous envoyer du bois pour faire un baraquement. »

Tels furent les modestes débuts de cette entreprise dont les résultats complets, rapides, étonnent à bon droit le monde !...



  1. Nous reproduisons cette description, afin que nos lecteurs puissent comparer un établissement au début avec l’état de prospérité et de développement de l’isthme au moment où nous écrivons.