L’Égoïsme (Cailhava de l’Estandoux)/Acte III

Chez la Veuve Duchesne (p. 49-70).

ACTE III.


Scène PREMIÈRE.

PHILEMON, ensuite DURAND.
PHILEMON.

Tout le monde se tait sur les biens de Constance :
Mauvais signe !… Je puis favoriser, je pense,
Les amours de mon frère. — Eh, mon Dieu, qu’avez-vous ?

DURAND, avec le plus grand trouble.

L’avez-vous vu ?

PHILEMON.

L’avez-vous vu ? Qui donc ?

DURAND.

L’avez-vous vu ? Qui donc ? Clermon. C’est fait de nous !
On le cherche par-tout de la part de son maître.

PHILEMON.

Qu’importe ?

DURAND.

Qu’importe ? Polidor vous a-t-il fait connoître ?…

PHILEMON.

Quoi ?

DURAND, comme hésitant.

Quoi ? Qu’il vous soupçonnât d’être un peu… personnel ?

PHILEMON, vivement, & voulant le saisir.

Monsieur…

DURAND, s’échappant.

Monsieur…Le voici. Paix !… Il est essentiel
Que je sois à l’affut.


Scène II

PHILEMON, seul, profondément.

Que je sois à l’affut.Tout ceci me chagrine !
Oh bien… Je n’aime pas, moi, que l’on me devine !
Divisons les soupçons à tout évènement.


Scène III

POLIDOR, PHILEMON.
POLIDOR.

Quel est l’homme qui sort ?

PHILEMON, reprenant le ton léger.

Quel est l’homme qui sort ? Antonius Durand,
Mon pédadogue.

POLIDOR.

Mon pédadogue.Il a le front atrabilaire.

PHILEMON.

C’est pourtant un bon homme, un plaisant caractère.
Alors qu’il entreprit notre éducation,
Ma mère lui promit certaine pension,
Dont il rêve toujours, dont il parle sans cesse.
Rien n’est plus juste ; il faut lui tenir la promesse
Dès qu’on le pourra.

POLIDOR.

Dès qu’on le pourra.J’aime à te voir bienfaisant.

PHILEMON.

Mais ce qui me paroît en lui divertissant,
C’est de voir comme il est franchement son idole.
Du moment qu’il pourra vous dire une parole,
Le Pédant vantera son érudition,
Il vous demandera sa chère pension.
Si vous le refusez, dans son dépit extrême,
Il vous accusera de vivre pour vous-même,
De ne songer qu’à vous. Il a fait, sans raison,
Un reproche pareil à toute la maison.

POLIDOR, de l’air d’un homme qui a des doutes.

Bien sans raison, dis vrai ?

PHILEMON, hésitant.

Bien sans raison, dis vrai ? Mais…

POLIDOR.

Bien sans raison, dis vrai ? Mais…Point de mais, de grace.

PHILEMON.

Quoi ! vous voulez ?…

POLIDOR.

Quoi ! vous voulez ?…Je veux qu’on se mette à ma place,
Et qu’on m’aide du moins à placer mes bienfaits.

PHILEMON.

Dois-je de mes parens ?…

POLIDOR.

Dois-je de mes parens ?…Non, je te blâmerois
De noircir en public leurs mœurs, leur caractère ;
Mais avec moi tu dois écarter tout mystère :
Feindre avec ton ami, seroit un trop grand tort.

PHILEMON.

Mon oncle, en vérité, vous m’embarrassez fort.
Comment, vous desirez ?…

POLIDOR.

Comment, vous desirez ?…Je fais plus, je l’exige :
Ou confirme, ou détruis le soupçon qui m’afflige.
Quoi, je ne pourrois pas les rendre tous heureux,
Moi qui venois exprès !… Mon sort seroit affreux.

PHILEMON.

Pourquoi vous alarmer ? Par exemple, mon pere,
Pourvu qu’il dorme, mange, & pourvu qu’il digere,
Pourvu qu’il vive enfin, tout lui devient égal.
Durand l’en blâme ; moi, je n’y vois point de mal.

POLIDOR.

Cette oisiveté…

PHILEMON.

Cette oisiveté…Bon, que peut-il davantage ?
Veut-on lui reprocher les défauts de son âge,
Sur-tout lorsqu’il n’a point consumé ses beaux ans
À des riens, comme font les merveilleux du tems,
Qui, pour jouer un Wisth, dîner, souper en ville,

Pensent remplir au monde un rôle fort utile ?
(D’un ton sententieux.)
Quand près de cinquante ans l’on a servi son Roi,
On a, je crois, le droit de vivre en paix chez soi.

POLIDOR, se calmant un peu.

Tu dis vrai ; mais…

PHILEMON.

Tu dis vrai ; mais…Durand blâme encore ma mere.
Vous avez remarqué quel est son caractère ?

POLIDOR.

À peu près : j’ai cru voir qu’elle aime à se citer.

PHILEMON.

Oh, oui ! tout lui paroît matière à se vanter ;
Et pour faire avec nous la femme essentielle,
Elle veut que sans cesse il soit question d’elle.
La chose est toute simple, & ne me surprend pas.
Toute femme qui voit éclipser ses appas,
D’un amour suranné qui craint le ridicule,
S’arrange avec le monde, en secret capitule :
Pour y tenir son coin & cacher son dépit,
Elle devient alors joueuse, ou bel esprit ;
De la dévotion affiche l’étalage,
Ou prend avec éclat les rênes du ménage. —
Eh bien, ce dernier rôle est, je crois, le meilleur
Pour celle qui le prend, surtout pour le bonheur
De ceux que le destin force à vivre avec elle.

POLIDOR.

L’on peut voir tout cela d’un autre œil.

PHILEMON.

L’on peut voir tout cela d’un autre œil.Bagatelle !
Sans mes soins, vous alliez vous chagriner pour rien.

(Appuyant.)
Quant à mon jeune frere, il lui reproche…

POLIDOR.

Quant à mon jeune frere, il lui reproche…Eh bien,
Quoi ?

PHILEMON.

Quoi ? Que pour s’avancer il desire la guerre ;
De sorte qu’il faudra voir ravager la terre,
Porter chez nos voisins la mort ou la terreur,
Pour procurer, dit-il, quelque grade à Monsieur. —
Ce desir d’illustrer son nom par la victoire,
D’aller à la fortune en se couvrant de gloire,
Vice qui fait d’un chef le fléau de l’État,
Devient une vertu dans le cœur d’un soldat.

POLIDOR.

Ta bonté, ton esprit prêtent à tout des charmes ;
Tu veux diminuer, je le vois, mes alarmes.
Sur mes gardes, pourtant, je n’en serai pas moins.

PHILEMON, froidement.

Mais, pourquoi ?…

POLIDOR.

Mais, pourquoi ?…Je saurai récompenser tes soins.
Je veux lire un instant dans l’ame de Constance :
Je l’attends… La voici. Reviens en diligence
Dès qu’elle sortira. Tu sauras mes projets.

PHILEMON, à part, en sortant.

Ah ! Mons Durand voudroit démêler mes secrets !


Scène IV

CONSTANCE, POLIDOR.
POLIDOR. Il fait avancer des siéges.

(À part.)

Feignons, pour ménager un sexe trop sensible.

CONSTANCE, à part.

Cachons bien mon amour, s’il est encor possible.

POLIDOR.

Embrassez-moi, ma fille, une seconde fois.
Je crois voir mon ami, si-tôt que je la vois.
Asseyons-nous : Je veux vous consulter, Constance,
Sur une affaire : elle est de très-grande importance.
(Il la fait asseoir.)
Votre pere eut dessein d’unir nos deux maisons :
Vous daignâtes répondre à ses intentions…

CONSTANCE.

Oui, Monsieur ; à ses lois mon cœur toujours fidèle…

POLIDOR.

Un moment, s’il vous plaît : — La fortune cruelle
M’accable en ce moment du poids de ses revers ;
Tout mon bien a péri dans le trajet des mers ;
Mais le vôtre est sauvé…

CONSTANCE, avec transport.

Mais le vôtre est sauvé…Je pourrai donc vous rendre
Les secours que mon pere obtint d’un ami tendre ;

Adoucir les destins de vous, de vos parens,
Dans le sein du bonheur faire couler vos ans…

POLIDOR.

J’accepte vos bienfaits, généreuse Constance !
Ordonnez maintenant de la reconnoissance.

CONSTANCE.

De la reconnoissance ! eh pourquoi, s’il vous plaît ?
Pour m’avoir procuré le bien le plus parfait,

(À part.)
Le bonheur d’être utile… À qui, grands Dieux !
POLIDOR.

Le bonheur d’être utile… À qui, grands Dieux ! Ma fille,
Vous allez en effet enrichir ma famille ;
Mais c’est par vos vertus plus que par votre bien.
Vous penserez toujours de même ?

CONSTANCE.

Vous penserez toujours de même ? Oh, oui !

POLIDOR.

Vous penserez toujours de même ? Oh, oui ! Quoi ! rien
Ne vous fera changer ?

CONSTANCE.

Ne vous fera changer ? Ah ! croyez, je vous prie !…

POLIDOR.

Vous penserez toujours que d’une main chérie
Nous pouvons accepter des bienfaits sans rougir ;
Qu’entre deux vrais amis celui qui peut jouir
Du bien de réparer un malheur respectable,
Étant le plus heureux est le plus redevable ?

CONSTANCE.

Peut-on avoir une âme, & penser autrement ?

POLIDOR, se levant avec joie.

Félicitez-moi donc, & sachez maintenant

Ce que je ne pourrois vous cacher dans la suite.
Votre fortune…

CONSTANCE.

Votre fortune…Eh bien ?

POLIDOR.

Votre fortune…Eh bien ? Un revers l’a détruite.

CONSTANCE, à part.

Chevalier, c’en est fait, je ne puis rien pour toi.

POLIDOR.

Auquel de mes Neveux donnez-vous votre foi ?
Que votre cœur choisisse ; & dans cette journée,
Vous nous appartenez par un doux hyménée.

CONSTANCE, dans le plus grand abattement.

Moi, Monsieur, que chez vous j’ôse donner des loix !
Je sais trop qui je suis & ce que je vous dois.

POLIDOR, fâché.

À nos conventions, songez, je vous supplie ;
Oui, songez qu’un refus me fâche & m’humilie.
Je mérite, je crois, de faire des heureux.

CONSTANCE.

Ah ! ne m’accablez pas, mortel trop généreux !
De toutes vos bontés & confuse & ravie,
Je veux vous devoir tout, & pour toute ma vie.
Choisissez mon époux, & décidez mon sort. —
(À part, en sortant.)
Son choix va me donner ou la vie ou la mort.

POLIDOR.

C’est assez. Pour répondre à votre confiance,
Croyez que ma raison va régler la balance.

J’ai d’un œil attentif observé mes neveux,
Et ce soir votre main est au plus vertueux.

(Il l’accompagne, & revient au devant de Philemon.)

Scène V

POLIDOR, PHILEMON.
POLIDOR.

Sois heureux, mon ami, je te donne Constance ;
Elle est digne de toi ; mérite, esprit, naissance…

PHILEMON, à part.

Je suis trop bien instruit pour être son époux.

POLIDOR.

Tu balances, je crois ?

PHILEMON.

Tu balances, je crois ? Ce lien, quoique doux…

POLIDOR.

Sais-tu que je dois tout à son malheureux père ?

PHILEMON.

Soit ; mais je dois aussi quelque chose à mon frère.
Je ne puis ignorer que Constance lui plaît.
Souffrirai-je d’ailleurs que mon propre intérêt,
Au bonheur de mon frère oppose une barriere ?
Un cadet a besoin d’une riche héritière.

POLIDOR.

Constance n’a rien…

PHILEMON, à part.

Constance n’a rien…Bon.

POLIDOR.

Constance n’a rien… Bon.Mais ce soir, en signant,
Je prétends lui donner cent mille écus comptant.

PHILEMON, à part.

Ô Dieux !

POLIDOR.

Ô Dieux ! Puisque ton cœur vit dans l’indifférence,
Que ton frère a des mœurs, qu’il adore Constance,
Au gré de tes desirs il faut le rendre heureux.
Annonce-lui son sort : le plutôt vaut le mieux.
Cours.

(Il le pousse doucement vers la porte.)
PHILEMON, bas.

Cours.Qu’ai-je fait ! Cachons à quel point j’en enrage.
(Haut.)
D’honneur, je lui croyais un très-riche héritage.

POLIDOR.

Mais, ton front s’obscurcit ! as-tu quelque chagrin ?

PHILEMON, feignant de vouloir sortir.

Laissez-moi taire un mal renfermé dans mon sein.

POLIDOR, l’arrêtant.

Non, parle promptement, ton silence m’outrage.

PHILEMON.

J’aime à voir que mon cœur soit peint sur mon visage.
Si l’altération qui paroît dans mes traits
Me force à dévoiler le plus grand des secrets,
Elle prouve du moins aux yeux les plus rigides
Que je ne porte point de ces masques perfides,
Qui peignent ce qu’on veut, & non ce que l’on sent. —
Vous voulez donc savoir ?…

POLIDOR.

Vous voulez donc savoir ?…Sans doute, & dans l’instant.

PHILEMON.

N’allez pas m’enlever toute votre tendresse,
Quand je découvrirai l’excès de ma foiblesse.
Je la sens redoubler, à ne vous cacher rien,
En apprenant de vous que Constance est sans bien.
Pour un cœur délicat, la volupté suprême
Est de ne rien devoir à la beauté qu’on aime. —
Votre pupille…

POLIDOR.

Votre pupille…Eh bien !

PHILEMON.

Votre pupille…Eh bien ! Ses vertus, ses attraits
Dans mon âme avoient fait les plus tendres progrès,
Lorsque je démêlai les desirs de mon frère,
Et que je méditai le projet téméraire
De faire triompher l’amitié de l’amour.
Je m’étois du succès flatté jusqu’à ce jour.
Orgueilleux que j’étois, homme foible & vulgaire !
Le bonheur d’un rival (de quel rival, d’un frère)
Me cause en approchant le plus mortel chagrin.

POLIDOR, souriant.

L’homme a cru triompher de l’homme : projet vain !

PHILEMON.

Vous avez voulu voir les replis de mon âme.

POLIDOR.

Mon cher, je puis encor récompenser ta flamme.

PHILEMON, se récriant.

Je mettrois à mon frère un poignard dans le sein !

POLIDOR.

Laisse à mon amitié le soin de son destin.
L’amour est à son âge une courte folie ;
Mais lorsqu’on aime au tien, c’est pour toute la vie.
Va, va, je m’y connois. Tout bien pesé, je croi
Qu’une femme sera plus heureuse avec toi.

PHILEMON.

Cette seule raison à vous céder m’engage.
Quant aux cent mille écus, je veux qu’on les partage
Entre mon frère & moi : j’insiste sur ce point.

POLIDOR.

En générosité tu ne me vaincras point.

PHILEMON.

(Bas.)(Haut.)
Parbleu, j’y compte bien ! Si l’aimable Constance
Trouve dans sa maison une agréable aisance ;
Si je puis noblement élever mes enfans,
Réunir à souper quelques honnêtes gens,
Réserver tous les mois une petite somme
Pour venir au secours de quelque galant homme,
Je ne desirerai jamais d’autre bonheur.
L’ambition ne peut se glisser dans mon cœur :
Les desirs modérés sont les trésors du Sage.

POLIDOR.

Tu me ravis, mon cher, en tenant ce langage.


Scène VI

Les PRÉCÉDENTS, DURANT, CLERMON.
CLERMON, s’échappant des mains de Durand,
avec qui il se débattoit au fond du théâtre.

Je parlerai, vous dis-je. — Ouf ! Je vous trouve enfin :
En croyant l’abréger, j’ai manqué mon chemin.

POLIDOR.

Va dire là dedans qu’on appelle un notaire.

CLERMON.

Sachez vîte un secret que je ne dois plus taire.

DURAND, à part.

Dieux !

POLIDOR.

Dieux ! Tu me l’apprendras ; cours, obéis avant.

CLERMON.

Mais…

POLIDOR.

Mais…Fais ce qu’on te dit.

CLERMON.

Mais…Fais ce qu’on te dit.Je reviens dans l’instant.

(Il sort.)

Scène VII

DURAND, POLIDOR, PHILEMON.
POLIDOR.

Toujours de grands secrets pour rien.

PHILEMON, bas.

Toujours de grands secrets pour rien.Il me tracasse.

DURAND, à part.

Profitons du moment, puisqu’il cède la place.
(Haut.)
Monsieur !…

POLIDOR.

Monsieur !…Que voulez-vous ?

DURAND.

Monsieur !…Que voulez-vous ? Quand Clermon reviendra
Ne vous affectez point de ce qu’il vous dira,
Et croyez-en plutôt le remords qui me presse,
De venir à vos pieds avouer ma foiblesse.

PHILEMON, bas à lui-même.

Voyons.

POLIDOR.

Voyons.À quel sujet ?

DURAND.

Voyons.À quel sujet ? Voici la vérité.
Un moment de dépit & de vivacité

M’avoit fait soupçonner dans ce mortel unique
Des torts exagérés à votre Domestique :
J’ai cru qu’il m’empêchoit d’avoir ma pension,
Qu’il ne songeoit qu’à lui : je l’ai dit à Clermon…

PHILEMON, bas à Polidor, avec finesse.

Eh… Vous l’ai-je dit ?

POLIDOR.

Eh… Vous l’ai-je dit ? Oui.

PHILEMON, à part.

Eh… Vous l’ai-je dit ? Oui.Le traître !
(Il affecte un grand éclat de rire.)

POLIDOR.

Eh… Vous l’ai-je dit ? Oui.Le traître ! Est-il possible !
Quoi, vous riez !

PHILEMON.

Quoi, vous riez ! Mais oui. N’est-il pas bien risible
De m’avoir vu tantôt disciple bienfaisant,
Vous dire qu’il falloit récompenser Durand,
Et cela dans le tems qu’il payoit mes services,
En me gratifiant du plus affreux des vices ?

POLIDOR, en colère.

Morbleu, je ne ris point… — S’il eut privé mon cœur
Du plaisir de t’aimer, de faire ton bonheur !…

PHILEMON.

Vous me faites frémir !

POLIDOR.

Vous me faites frémir ! Le monstre !

PHILEMON.

Vous me faites frémir ! Le monstre ! Il faut l’entendre.

DURAND.

Je l’accusois : soudain, ami sensible & tendre,

Monsieur m’a confondu par vingt traits généreux.
(En sanglottant.)
Il vouloit partager son bien entre nous deux.

PHILEMON, à part.

Que j’ai bien fait !

DURAND.

Que j’ai bien fait ! Alors certain de son mérite,
J’ai volé vers Clermon, pour le détromper vîte ;
Il était reparti, ce malheureux valet.

POLIDOR.

Âme vile ! tramant le plus lâche projet,
Vous vouliez perdre, qui ? celui dont au contraire
Vous deviez au besoin être l’appui, le père !
Mais depuis qu’un Jacquet[1], un Heyduque, un Coureur,
Sont plus fêtés, chéris, que n’est un Précepteur,
Qu’on se fait de leur choix une plus grande affaire,
Le Sage, en s’éloignant, fait place au Mercenaire ;
Pour un bon Gouverneur, on voit cent plats Valets,
Livrer le fils au vice, & le père aux regrets.


Scène VIII

Les PRÉCÉDENTS, CLERMON.
CLERMON, accourant & prenant son maître à part.

Vous êtes obéi : Mais puis-je enfin vous dire ?…

POLIDOR.

Son air mystérieux à mon tour me fait rire.

CLERMON, étonné.

À quel propos ?…

PHILEMON, se moquant.

À quel propos ?…Un rien doit-il donc t’étonner ?
Je suis bien criminel : parle sans te gêner.
J’ai sur-tout le défaut de n’aimer que moi-même.
Tu vois, mon oncle en est dans un courroux extrême.

CLERMON.

Quoi, Monsieur, vous savez ?…

POLIDOR.

Quoi, Monsieur, vous savez ?…Sans doute.

DURAND.

Quoi, Monsieur, vous savez ?…Sans doute.J’ai tout dit.

CLERMON.

Je ne vois pas pourquoi cela vous réjouit.

PHILEMON, le caressant.

Clermon est bon enfant.

CLERMON.

Clermon est bon enfant.C’est trop de complaisance.

POLIDOR.

Oui, mais il croit toujours le mal de préférence.

CLERMON, à part.

Je vois qu’il croit le bien encor plus aisément,
Et je tremble pour lui.

PHILEMON.

Et je tremble pour lui.Revenons à Durand.
L’aveu seul de ses torts mérite récompense.

DURAND, avec le plus grand repentir.

Je cherchois à lui nuire : un présent d’importance…

PHILEMON.
(À demi-voix.)
Paix. Songez qu’au secret tout doit vous engager.
POLIDOR.

Eh, voilà, mon ami, comme il faut obliger !
Je l’admire : chez lui je découvre sans cesse
Quelque trait lumineux de vertu, de sagesse.

DURAND.

Voilà les fruits heureux de l’éducation.

POLIDOR, à Clermon & Durand.

Laissez-nous.

CLERMON, se retirant avec inquiétude.

Laissez-nous.Je m’y perds.

DURAND, à part, prenant tout-à-coup un air gai.

Laissez-nous.Je m’y perds.J’aurai ma pension.

(Il sort.)

Scène IX

POLIDOR, PHILEMON.
POLIDOR.

Mon ami, tout ici me fait assez comprendre
Que mon cœur & le tien sont faits seuls pour s’entendre.

PHILEMON.

Je ne puis exprimer combien il est flatteur…

POLIDOR.

Point de remerciment ; j’ai ma part du bonheur.
À mes nobles projets viens que je t’associe :
Je suis encor d’un âge à servir ma patrie :
J’ai trois millions.

PHILEMON, bas.

J’ai trois millions.Oh !

POLIDOR.

J’ai trois millions.Oh ! Quinze cents mille francs
Feront entre tes mains le sort de tes parents :
Avec le reste, moi, j’augmente ma fortune,
Et reviens la verser dans la caisse commune :
Nous ferons des heureux !

PHILEMON.

Nous ferons des heureux ! Voilà les biens réels !
Le plaisir réunit le commun des mortels ;
Les méchans, les pervers, sont unis par le crime ;
Et nos liens seront les vertus…

POLIDOR.

Et nos liens seront les vertus…Et l’estime !

PHILEMON, ironiquement.

Du pouvoir des vertus je suis édifié.

POLIDOR.

J’embrasse avec transport mon cher associé. —
Oh, ça, te voilà donc un grave personnage,
Un chef ! Tremble en songeant à quoi ce titre engage :
Point d’Égoïsme, au moins.

PHILEMON.

Point d’Égoïsme, au moins.Mais, mon oncle, entre nous,
Par Égoïsme enfin, voyons, qu’entendez-vous ?

POLIDOR.

Peu masqué chez Durand, il n’est pas fort à craindre ;
Indolent chez ton pere, il ne le rend qu’à plaindre ;
Loin de nuire à ton frere, il nous laisse entrevoir
Que ce jeune Guerrier, exact à son devoir,
Sera toujours guidé par l’honneur ; chez ta mere,
Nous exciter à rire est tout ce qu’il peut faire,
Sur-tout quand nous l’aurons resserré tout-à-fait
Dans la futilité pour laquelle il est fait :
Mais l’Égoïsme affreux que poursuit ma colere
De tout tems enfanta les malheurs de la terre :
Sous cent dehors trompeurs, en vrai Caméléon,
II y verse à long traits son dangereux poison. —
De la société détruisant l’harmonie,
Il produit les procès, seme la zizanie ;
Désunit les époux, les parents, les amis,
Divise d’intérêt & le père & le fils. —
À la bourse il se joue avec les banqueroutes ;
Secondé par la fraude, il les enfante toutes ;

Et mettant à profit & la soif & la faim,
Sur la cherté qu’il cause il calcule son gain ; —
Chez Thémis, ses arrêts, dictés par l’opulence,
Changent en trébuchet la divine balance. —
À la suite des camps, le bonheur de l’État,
La gloire de son Prince, & les jours du soldat,
Rien… L’indignation fait place à la prudence !
Mes portraits déplairoient par trop de ressemblance.
Juge, & frémis sur-tout de l’horreur du tableau ;
Je peindrois des humains la honte & le fléau.

PHILEMON.

Quel monstre ! J’ignorois jusqu’à son existence.

POLIDOR.

Tant mieux, mon cher ami ; garde ton ignorance.
Viens partager nos biens, viens signer ton contrat :
De Constance assurons le bonheur & l’état.

Fin du troisiéme Acte.
  1. Le mot Anglois est Jockey, que nous prononçons comme Jacquet.