L’Égoïsme (Cailhava de l’Estandoux)/Acte II
ACTE II.
Scène PREMIÈRE.
Eh, la Pierre.
Monsieur ?
Ma femme fait un bruit dans l’autre appartement !…
Je n’y pourrois jamais digérer qu’avec peine,
Et je crois même avoir tant soit peu de migraine. —
(Il se jette dans un fauteuil.)
Il me tarde de voir mon frère de retour…
Pour qu’il fasse bâtir dans le fond de la Cour
Un réduit où je puisse, en plein jour, sur ma chaise,
Et la nuit, dans mon lit, reposer à mon aise.
Eh, La Pierre.
Monsieur ?
Tu l’a pris avec toi, sans doute ?
Et bien enveloppé.
L’Auteur est sûrement un Philosophe, un Sage ;
Ami vrai des humains, loin de les régenter,
D’exagérer leurs maux, ou de leur insulter,
Il les console. Lis.
Hem… « Troisième Chapitre ».
Non, recommence tout ; relis jusques au titre.
Quel titre ! on ne sauroit l’entendre assez souvent ;
Il chatouille le cœur trop agréablement.
On devroit bien orner ce bon livre d’Estampes,
De Vignettes, d’Amours, de jolis Culs-de-lampes.
vingtiéme année de leur âge. »
Les gaillards ! cent vingt ans ! Donc à ce compte-là
J’ai cinquante ans à vivre, & peut-être au-delà.
Je ne suis qu’un enfant.
Ce ne sera jamais pour pareille folie.
Ma paresse elle-même en sera caution.
À cent ans bien sonnés… À l’âge de raison…
Peut-on rêver encore au Temple de Mémoire,
Ne point apprécier tout fantôme de gloire,
Et ne préférer pas quatre digestions
Faites tranquillement, au plus fameux des noms !
Scène II
Quoi ! des fâcheux ici je ne serai point quitte !
Dans ma chambre à coucher renfermons-nous bien vîte.
(À Marton, qui lui fait des révérences.)
Oui, oui… Serviteur. Viens.
(Il remet à la Pierre son mouchoir & sa boëte. Ils sortent.)
Scène III
Elles sont quelque temps sans parler.
Elle ne me dit rien…
(En soupirant bien fort.)
Ah !
Tu soupires ?
Mon Maître vous a dit à son heure dernière
Qu’en ces lieux Polidor vous tiendroit lieu de père.
Il arrive aujourd’hui : nous saurons…
Ah, Marton !
Courage ; quatre mots encore sur ce ton,
Je suis au fait. Allons.
Un secret…
Je le sais, vous avez le cœur tendre…
Dieux ! parles bas.
Sans façon je l’avoue, & je m’en fais honneur.
Tu plaisantes.
Ouvrez-moi votre cœur… Parlez… Cela soulage.
Ah, je le sens !
Votre œil se rembrunit ; j’y vois le dédain… Bon ! —
Quant au beau Chevalier ; oh ! c’est une autre affaire !
Convenez, entre-nous, qu’il est formé pour plaire.
Vous souriez ; bon signe. Il est intéressant :
Tout annonce chez lui le plus sincère amant.
J’ignore si, pour lui, ma tendresse est extrême ;
Mais je sais qu’il m’est cher beaucoup plus que moi-même.
Ces grands mots : flâme, amour, qui, dans tous nos Romans,
Me paraissoient si bien rendre les sentimens ;
Comme ils me semblent froids ! À te parler sans feindre,
Ce que je sens, Marton, ils ne sauroient le peindre.
Le Chevalier me charme, & pourtant je le crains…
Plus que lui je ressens ses plaisirs, ses chagrins…
On diroit, tant mon âme à la sienne est unie,
Que nous n’en avons qu’une, & qu’une même vie.
L’amant sait-il ?…
Ô Ciel !
Polidor vous destine à l’un de ses Neveux.
À l’hymen d’un aîné, selon tout apparence,
On songera d’abord.
Rompez donc le silence.
Moi, que j’ose avouer un dangereux penchant !…
Non, jamais.
Il s’apprivoisera.
Marton.
Mon Dieu, ne sais-je pas comme on est à votre âge !
Notre cœur quelque temps écoute tour à tour
Les conseils de l’honneur & la loi de l’amour ;
Mais leur débat ne peut durer toute la vie,
Et vient l’heureux moment qui les réconcilie.
Oh, finissez !
(À part.)(Voyant venir le Chevalier.)
Quel ton ! Bon, voici mon vengeur.
Marton, le Chevalier !
Eh bien, vous fait-il peur ?
Il vient dans ce Sallon, prenons vîte la fuite.
Pourquoi donc, s’il vous plaît, une telle conduite ?
(Finement.)
Ah, j’entends ! vous voulez qu’il devine…
Vous rêvez !
L’amoureux Chevalier aura soin de se dire :
Quoi, Constance me voit, se trouble & se retire ;
Elle m’aime à coup sûr, & me croit dangereux.
Comment, tu crois cela ? Restons.
(Bas.)
Elle est à nous.
Scène IV
Quel air décent, & qu’elle est belle !
Osons lui déclarer !… Ah ! suis-je digne d’elle !
Je tremble en l’abordant.
Voyez-le donc ; son âme a passé dans ses yeux.
Le cœur me bat.
De vous seule attendant le bonheur de ma vie,
Vous dévoile un secret important…
Mais… puis-je l’écouter ce secret… & l’honneur…
Ah ! Madame, l’honneur ?… c’est lui seul qui m’inspire :
Plaire par lui, voilà le bonheur où j’aspire.
Pour un sexe enchanteur la gloire a des appas,
Et malgré moi la paix enchaîne ici mon bras ;
Mais nous aurons la guerre, oui, la nouvelle est sûre ;
j’ai des pressentimens du plus heureux augure ;
Je me signalerai.
Dieux ! quel trouble est le mien !
Ils vont s’expliquer, bon !
La pureté du feu qui consume mon âme,
Qui l’enflamme à jamais, souffrez…
Scène V
Monsieur, Madame.
Daignez solliciter ma chère pension.
(Au Chevalier.)
Monsieur, votre oncle arrive.
Je respire.
Scène VI
Arrêtez, Ciprine était moins belle :
Soyez, en ma faveur, douce, humaine comme elle.
Euh, l’animal !
Scène VII
Voilà comme on traite un savant.
(Au Chevalier.)
Je sais que mon disciple est sensible, obligeant…
L’indulgente bonté dans ses yeux était peinte !
J’allois de mon amour l’entretenir sans crainte !
Quand trouver désormais pareille occasion ?
Oui, pour me faire avoir…
Il peut servir mes feux.
Scène VIII
(Avec emphase.)
Accourez le confondre, ô divin Alexandre,
Qui pensiez tout devoir à votre Instituteur,
Et qui de ses leçons vous faisiez tant d’honneur,
Que vous les préfériez aux lauriers de Bellone ! —
Aussi la pension d’Aristote étoit bonne.
Et moi rien ; puis l’on dit que je me plains toujours !
Quand tout l’Univers rêve armes, fortune, amours,
Ne puis-je m’occuper du bonheur de ma vie ?
Chacun pour soi. Mais tel m’accuse de manie,
Qui, mendiant le prix de quelque lâcheté,
Des Grands, des Parvenus tour à tour rebuté,
Leur a rendu vingt ans sa présence importune,
Et dans leur anti-chambre attendroit la fortune,
S’il n’avoit emprunté, pour la saisir enfin,
Les aîles de Mercure, ou les rets de Vulcain.
Scène IX
Certain de mon secours, rassurez-vous, mon frere :
J’aime à vous voir brûler d’une flamme sincere,
Pour couronner vos vœux je n’épargnerai rien.
(En avançant sur la scène.)
Reste à voir maintenant si Constance a du bien.
J’adore ses vertus, &, mettant bas les armes,
Je déclame tout haut contre le célibat.
Bon, j’apperçois Durand.
(Avec une satisfaction intérieure.)
J’ai remis à Clermon le soin de ma vengeance :
Il est déjà parti.
Oh, ma foi, qu’il s’arrange ! il me faut un Prôneur :
C’est lui que je choisis, je lui fais cet honneur.
(Haut.)
Ah, le petit cruel ! comment donc, il m’évite ?
Qu’est-ce, mon bon ami, vous me fuyez !
Bien vîte :
Vous n’avez pas daigné me parler tantôt.
Je m’occupois de vous, j’en jure sur ma foi.
(Durand s’arrête.)
Quoi, disois-je, un mortel que j’estime & révere,
Que je regarderai toujours comme mon pere,
Qui m’a formé le cœur, sans fortune languit !
Quoi, vous pensiez à moi !
Mais au retour de l’oncle, il faut qu’ici tout change.
Pour le mettre à profit, je vois que l’on s’arrange.
Mon cher, une famille est un petit État :
Et je pense toucher au moment délicat
Où quelque homme en faveur s’empare de la scène :
Pour l’intérêt public chacun feint d’être en peine ;
Et le dernier sujet, de lui seul s’occupant,
Songe à tirer parti de cet événement.
Moi, pour vous obliger, je veux avec adresse
De l’oncle, si je puis, m’attirer la tendresse.
Dieux, où trouver Clermon !
Ce valet, m’a-t-on dit, n’est pas à négliger :
Il a quelque crédit sur l’esprit de son maître ;
Il guidera mes pas, il me fera connoître
Le moyen de lui plaire & de gagner son cœur.
De mon ami pour lors je ferai le bonheur :
Oui, nous partagerons ensemble comme freres
Les bienfaits de mon oncle.
Que je tramois tantôt, en parlant mal de lui !
Je le tiens.
Euh, bourreau !
Mon ami, qu’est-ce qui vous arrête ?
En abordant votre oncle, ayez bien dans la tête
Qu’il déteste un mortel trop occupé de soi.
(Bas.)(Haut.)
M’auroit-il pénétré ? Venez, embrassez-moi.
Vous n’aurez pas en vain passé votre jeunesse
À me communiquer le savoir, la sagesse…
Je le connoissois mal.
Sage, instruit, est du Ciel un si rare présent,
Que les Dieux de la terre en trouvent avec peine :
Le phénix est moins rare.
(À part.)
Pourquoi repartoit-il, ce malheureux valet ?
Mon amitié me dicte un excellent projet.
(D’un ton caressant.)
Tout le monde vous dit un docte personnage :
Votre nom peut lui seul illustrer un ouvrage…
Mais…
(Bas.)
Je me tais s’il déplaît, je me nomme s’il prend.
Il est vrai que moi seul ayant su vous apprendre
Les choses qu’il contient, l’honneur, à le bien prendre…
Vous en revient. D’ailleurs, soutenez hardiment
Que l’ouvrage est de vous quatre jours seulement ;
Bientôt vous le croirez plus que le plus crédule.
Nos Auteurs du bel air ont-ils un tel scrupule ?
Paris, comme la Cour, connoît leur Apollon.
Ces Odes où l’on fait rougir Anacréon,
Ces Bouquets sans odeur désavoués de Flore,
Ces Épîtres où brille une éternelle aurore,
Ces Éloges fardés distillant la fadeur,
Ces Drames où Thalie est toujours en fureur,
Tant d’autres monstres nés au sein de la misere,
Dans le fat qui les paye ont un crédule pere,
Qui, sottement bercé par l’orgueil, par l’erreur
Se croit un habile homme & s’érige en censeur.
Quel censeur ! juste ciel !
La plaisante sotise !
Il en convient du moins : j’admire sa franchise.
Parlons de mon ouvrage encore, s’il vous plaît.
Son ouvrage est fort bon !
Comme il faut l’espérer, croyez-vous qu’on me donne
Une pension ?
(Bas.) (Haut.)
Il croit l’avoir. Pourvu qu’on fasse quelque bruit,
Une cabale prône, & la fortune suit.
J’ai pu le soupçonner de n’aimer que lui-même !
(Haut, embrassant Philemon.)
Ah, mon aimable Émile !
(Il s’échappe de ses bras en faisant des efforts pour ne pas rire.)
Il me croit occupé de lui, de son bonheur.
En effet, je lui dois, on ne peut davantage :
Il m’a dicté vingt mots d’un antique langage !
Votre oncle…
Scène X
Quel bonheur !
Le transport que je sens ne peut se concevoir.
C’est moi, c’est pourtant moi qui l’ai vu la premiere :
C’est que rien ne m’échappe à moi pour l’ordinaire ;
Je vois tout.
Je presse sur mon sein, j’embrasse mes parens,
Je me vois dans leur bras après vingt ans d’absence ;
Je viens faire couler leurs jours dans l’opulence :
Ils peuvent de mes biens jouir avec honneur,
Puisqu’ils ne coûtent pas un reproche à mon cœur.
Quelle félicité pour une âme sensible !
Pour vous bien recevoir, je ferai l’impossible.
Voici l’appartement où vous allez loger ;
Il vous plaira ; c’est moi qui l’ai fait arranger :
Vous y pourrez trouver l’utile & l’agréable.
Jusques dans les détails je suis incomparable,
Et je prétends qu’ici vous fassiez tout par moi ;
Oui, vous m’admirerez, c’est le mot.
Je le croi.
Je m’admire souvent moi-même, quand j’y pense,
Et je n’ai point d’orgueil.
Je ne vois point Constance.
D’après mes bons conseils, elle sort dans l’instant,
Pour faire une visite aux sœurs de Clidamant
Qui depuis quelques jours est dans le ministere.
(D’un air mystérieux & capable.)
Vous saurez mes projets. Pour aujourd’hui, mon frere,
Pardon, si plusieurs fois j’entre, reviens & sors :
Il faut que je mette ordre au dedans, au dehors.
Vous êtes tout surpris de me voir cette tête ?
Oh, beaucoup !
Vous verrez !
Mes enfans, l’un de vous voit en elle sa sœur,
L’autre son épouse.
Ah, s’il lisait dans mon cœur !…
Un moment ; nous verrons ce que nous devons faire.
Mon ami, tu me plais sous l’habit militaire.
cache sous un air moitié froid la prétention & l’importance.)
Il annonce l’amour de la célébrité ;
Il prouve qu’ennemi de l’inutilité,
On veut sacrifier ses jours à sa patrie.
Mon cher neveu, bien dit !
Seroit de mériter un immortel laurier,
À travers les périls bravés par le Guerrier,
Et de le déposer aux genoux d’une belle !
L’hommage de mon cœur serait plus digne d’elle.
Qu’une pareille ardeur ne s’éteigne jamais !
J’aime à te voir former de si nobles projets.
Sans ces heureux élans point de gloire parfaite.
L’homme qui veut payer une servile dette,
En entrant malgré lui dans les sentiers de Mars,
Y rampe bassement, court les mêmes hasards,
Et meurt sans obtenir la plus foible couronne.
Il faut tout voir en grand dans les champs de Bellone.
Bravo !
C’est comme moi.
Qu’ont à démêler Mars & Bellonne avec vous ?
Depuis quand avez-vous l’âme si militaire ?
Parlez, parlez, j’ai là vraiment plus d’une affaire.
Et toi, mon cher ami, toi, qui parle si bien,
À quoi t’occupes-tu, que fais-tu, dis ?
Moi ? rien.
Tant pis, morbleu, tant pis ! Rien ! quoi, rien, à ton âge !
De grace, écoutez-moi…
Moi, qui parcours les mers dès mes plus jeunes ans,
De voir le monde plein de lâche fainéans,
Qui veulent s’exempter de la tâche commune.
Mais, mon Oncle !…
Sois bon à quelque chose, alors je t’avouerai.
Monsieur vit pour lui seul…
Vous saurez…
N’est-ce pas bien employer sa vie !
(Bas.)(Haut.)
Comme un autre. Daignez m’écouter, je vous prie,
Un seul instant ; pour lors…
Allons, je le veux bien ;
Mais ne me dites pas que vous ne faites rien.
Depuis l’instant heureux où l’homme raisonnable,
Sentit le doux besoin de servir son semblable,
Et forma les liens de la société,
Elle aime, elle chérit l’homme de probité
Qui lui rend à son tour les secours qu’il en tire,
Qui, ne le pouvant pas, tout au moins le desire ;
Elle méprise & voit d’un regard irrité,
Ces frêlons importuns, nés de l’oisiveté ;
Qui, sans fournir de fonds, prétendent au partage,
Et des travaux d’autrui se font un appanage.
Tout augmente l’horreur que pour eux je ressens.
Comme j’aime à vous voir ces nobles sentimens !
Mon cœur s’enorgueillit d’en avoir de semblables.
J’abhorre, comme vous, ces êtres méprisables,
Qui se font & l’objet & le centre de tout ;
Par leur systême affreux ils me poussent à bout.
(Tirant Polidor à l’écart, & affectant un air modeste.)
Je n’ai pas toujours fait des recherches stériles ;
Et je rendrai, je crois, mes études utiles,
Si, remplissant jamais des postes importans,
Je puis aux malheureux consacrer mes momens…
Mais… sans fonds, point de charge…
Mes enfants, je croirois n’avoir pas fait fortune,
Si je ne savois pas à propos m’en servir ;
Plus agréablement je ne puis en jouir,
Qu’en vous portant au bien. — Enfin, voyons mon Frere.
Oh ! l’éveiller n’est pas une petite affaire…
Et vous ne savez pas les manœuvres qu’il faut.
Il se croit mort, sitôt qu’on l’éveille en sursaut ;
Mais j’y réussirai. Vous conviendrez, j’espère,
Que dans cette maison, je suis très-nécessaire.
Qu’y feroit-on sans moi ? rien, ou tout iroit mal.
D’accord.
Qui, fière de pincer sa harpe ou sa guitarre,
De danser, de chanter, se croit un talent rare,
Se croit dans l’Univers un être essentiel !
Elle a grand tort.
Naît de la voir toujours parler de son mérite,
Tandis que moi, moi, moi, jamais je ne me cite.
Eh, têtebleu, ma Sœur, voyons donc Florimon !
Je ne m’emporte, moi, pour aucune raison.
Nous parlerons vertu, puisqu’elle l’intéresse.
Voici l’instant heureux de servir ma tendresse.
Venez, mes chers amis. — Ah, puissent vos enfans,
Vous rendre quelque jour le plaisir que je sens !