L’Église et la République/Chapitre I

DÉMÊLEZ VOS DIFFÉRENDS COMME VOUS L’ENTENDREZ (Actes, XVIII, 15)

CHAPITRE Ier


De l’Église romaine dans ses rapports avec les États.

L’Église de Rome est une puissance à la fois spirituelle et temporelle. Elle fonde ses droits à la souveraineté de l’Univers sur les évangiles canoniques, sur la tradition de l’Église primitive, sur la donation de Constantin, sur les sacrés canons et les sacrées décrétales.

Qu’elle possède un territoire ou n’ait qu’un palais pour domaine, l’Église de Rome est un État. C’est une puissance temporelle qui diffère des puissances avec lesquelles elle communique en ce que celles-ci mettent des limites à leur souveraineté, tandis que l’Église n’en saurait reconnaître à la sienne sans démentir son origine, altérer son caractère, se trahir et se renier elle-même. Au contraire des autres puissances qui, parce qu’elles sont dans l’humanité, acceptent les conditions où l’homme et la nature les réduisent et plient leur volonté, leur courage et leurs lois à la force des choses, l’Église ne peut rien abandonner des pouvoirs qui, selon sa doctrine constante, lui ont été remis comme un dépôt sacré ni renoncer à des droits qu’elle prétend tenir du Ciel.

Son institution, telle qu’elle nous l’expose, l’investit de l’autorité civile et politique sur tout l’Univers. C’est parce qu’elle est une puissance spirituelle qu’elle est une puissance temporelle. C’est pour que les âmes lui soient effectivement soumises qu’elle entreprend la soumission des corps, et il est de fait que l’on ne conçoit guère le gouvernement de l’esprit sans le gouvernement de la chair. Il est vrai qu’elle s’élève au-dessus de toutes les choses de ce monde ; il est également vrai qu’elle les enveloppe et les pénètre. Elle domine la terre, mais elle est de la terre. Et quand nos hommes d’État et nos législateurs lui demandent de se renfermer dans son domaine spirituel, et nous assurent qu’elle le fera sans faute et s’en trouvera bien, à moins qu’ils ne soient vraiment trop simples, c’est apparemment qu’ils se moquent ou d’elle ou de nous. Au temps des décrets, Arthur Ranc, qui ne passe pas pour un simple et qui ne se moque jamais de la République, causait un jour, dans un coin de la grande cheminée du Luxembourg, avec un de ses futurs collègues, l’âme la plus chaude et le visage le plus ouvert du parti catholique, le sénateur Chesnelong.

— Accordez-moi, lui dit Ranc, que la religion est d’ordre privé, de conscience individuelle, et nous nous entendrons facilement sur le reste.

À cette proposition, le sénateur catholique se dressa de toute sa taille et répondit avec éclat :

— Cela jamais ! Entendez-vous ? Jamais ! La religion catholique, d’ordre privé ? Non ! D’ordre social, monsieur, d’ordre social et d’autorité.

Le vieux Chesnelong, sous la grande cheminée du Luxembourg, parlait conformément à la doctrine de Rome. Et, quand nous entendrons quelque ministre des Cultes déclarer que les évêques doivent se renfermer dans l’exercice de leur ministère sacré, nous penserons qu’il ne sait pas ce que c’est qu’un évêque catholique ou qu’il feint de ne pas le savoir.

L’Église prétend révéler à l’Humanité ses fins et l’y conduire ; elle se donne pour mission de sauver le monde et, à cet effet, elle a prescrit des formules et des rites particuliers, elle a établi des règles de vie concernant l’union des sexes, l’usage des aliments, les jours de repos, les fêtes, l’éducation des enfants, le droit d’écrire, de parler, de penser. Afin d’assurer l’observation de ces règles, qui, loin d’être toutes d’ordre spirituel, se rapportent pour la plupart à la police des États, il lui faut exercer un droit de contrôle sur l’administration de tous les pays, et occuper une place dans le gouvernement de tous les peuples.

Monsieur l’évêque de Séez, dans une lettre pastorale du mois d’août 1904, a excellemment défini une condition si haute et si singulière :

« L’Église a des droits imprescriptibles sur l’homme aussi bien que sur la société. Elle les tient de Dieu et personne ne peut les lui enlever… Elle est l’autorité de Dieu sur la terre et cette autorité doit s’exercer sur les âmes qui relèvent de son domaine, sur les corps dans toutes les questions qui se rapportent à la conscience, sur toutes les questions sociales qui touchent au domaine de l’esprit. »

À tout devoir correspond un droit. Possédant seule la vérité, elle assume la charge de la répandre et de combattre l’erreur contraire. C’est une tâche qu’elle ne saurait accomplir sans y employer les princes temporels, et, pour parler son langage, sans faire appel au bras séculier.

Il ne faut pas dire de l’Église qu’autrefois elle faisait exécuter ses sentences par la justice laïque et qu’elle y a renoncé. Elle ne renonce jamais. Il ne faut pas dire qu’elle a changé. Elle ne change jamais. Tout se meut ; elle demeure immobile, et quand on s’en étonne, elle répond qu’elle est un miracle. Aujourd’hui, comme autrefois, elle s’attribue une puissance temporelle directe et indirecte, ce qu’elle appelle proprement le pouvoir pénal politique et corporel. Il est intéressant de connaître, par quelques textes récents, sa doctrine sur ce point. En 1864, le jésuite Gerhard Schneemann expose dans la Civilta Catolica, organe de son ordre, qu’il est convenable et nécessaire à l’Église de réduire les insoumis par le moyen des châtiments sensibles, tels qu’amendes, jeûnes, chartre privée, flagellation. « Si l’Église, comme il est vrai, possède, dit-il, une juridiction extérieure, il lui appartient d’infliger des peines temporelles ». Et ce Père démontre que non seulement elle le peut, mais encore qu’elle le doit. « En effet, l’amour des choses terrestres, qui offense l’ordre établi par elle, n’est pas efficacement contenu et réprimé par des peines purement spirituelles et par la privation des biens de l’âme, les châtiments de cette nature se trouvant être précisément les moins efficaces sur les plus grands coupables, d’où il suit que, si l’ordre doit être rétabli partout où il a été rompu, si celui qui se complut dans le péché doit expier et souffrir, il est de toute nécessité que l’épouse de Jésus-Christ lui applique des peines temporelles et sensibles ».

Sans ce pouvoir coercitif extérieur, l’Église, à l’estimation du Père Schneemann, n’atteindrait pas la fin du monde. Quant aux limites de sa juridiction, elle seule a le droit de les déterminer et quiconque lui conteste ce droit est en rébellion contre Dieu. Le père Schneemann observe, non sans douleur, que le monde moderne n’a pas l’intelligence de ces vérités salutaires et qu’il est démesurément loin d’y conformer sa conduite. « Nous voyons, dit-il, que l’État n’accomplit pas toujours son devoir envers l’Église conformément à l’idée divine. La méchanceté des hommes l’en empêche. Aussi le droit de l’Église à appliquer aux coupables des peines temporelles et à user de la force matérielle a-t-il été misérablement réduit à rien ». Ce Père exprime fidèlement la pensée des chefs de la catholicité. L’Église considère toujours que le bras séculier a le devoir de brûler les hérétiques et que la méchanceté des hommes est seule cause qu’il ne le fait plus. Les papes actuels pensent du Saint-Office exactement ce qu’en pensaient leurs prédécesseurs Innocent III et Paul III. Au milieu du XIXe siècle (en 1853), cette même Civilta Catolica, organe du Gesù, présentait l’Inquisition comme le couronnement de toute perfection sociale. Et, dans le même temps, l’Univers de Louis Veuillot en admirait « la justice sublime » et la célébrait comme « un vrai miracle ». Il en appelait de tous ses vœux l’heureuse restauration, affirmant, en bon canoniste, le droit du Pape à la restituer dans toutes les nations. Ce droit, la curie romaine l’exerça pleinement en 1862. Dans le concordat conclu à cette date entre le Pape et la république de l’Equateur, il fut arrêté en huit articles que les autorités temporelles seraient tenues d’exécuter, sans pouvoir s’y refuser, toute peine prononcée par les tribunaux ecclésiastiques. Nul doute que l’Église ne soit disposée à rétablir aussi l’Inquisition dans les États européens. Mais, comme dit le journal de Veuillot, ils n’en sont pas dignes.

Il y a une vingtaine d’années, me trouvant au Palais-Bourbon, j’entendis par grand hasard un député de la droite qui dénonçait à la tribune un scandale public. Ayant vu dans un champ de foire, sur une baraque, un écriteau portant ces mots : les Horreurs de l’Inquisition, il venait demander au ministre de réprimer sévèrement un si flagrant outrage à la foi catholique. Le ministre répondit qu’en inscrivant sur sa baraque ces mots : les Horreurs de l’Inquisition, le forain avait usé d’une liberté garantie par les lois et qu’un autre forain était également libre d’écrire sur une autre baraque : les Bienfaits de l’Inquisition. Ce ministre était Waldeck-Rousseau. Il avait répondu d’un air grave, insolent et glacial. L’assemblée éclata de rire. Si le Nonce avait assisté à la séance, il n’aurait peut-être trouvé risible ni la question ni la réponse.

Le Pape est souverain ; les rois, les empereurs sont ses vicaires. Le Pape, selon l’expression d’Innocent, est à l’empereur ce que le soleil est à la lune.

Ce que l’Église pensait il y a dix siècles, elle le pense encore. Parlant comme son antique prédécesseur, saint Léon le Grand, Pie IX a dit dans l’encyclique Quanta Cura : « La puissance a été donnée aux Empires non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour porter aide à l’Église. Il faut admirer la constance des papes à combattre les gouvernements qui ne se mettent pas tout entiers dans leur obéissance et réservent aux peuples quelque liberté. Innocent III condamna la grande charte d’Angleterre. Innocent X refusa de reconnaître la paix de Westphalie qui garantissait aux réformés le libre exercice de leur religion. Grégoire XVI accueillit la constitution belge de 1832 par une encyclique qui déclarait absurde la liberté de conscience et pestilente la liberté de la presse. Rome fulmina contre les lois espagnoles sur la liberté du culte et même contre la constitution de la catholique Autriche, qu’elle déclara abominable, abominabilis, parce qu’elle permet aux protestants et aux israélites d’ouvrir pour eux-mêmes des établissements d’instruction et d’éducation. Rome enfin condamne tous les États actuels de l’Europe, hors la Russie. Le Syllabus dit au § 80 : « Ceux-là sont plongés dans une erreur coupable qui prétendent que le Pape peut et doit se réconcilier et composer avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne, cum progresso, cum liberalismo, et cum recenti civilitate se se reconciliare et componere ».

Tout pouvoir indépendant du Pape est un pouvoir illégitime, tout pouvoir qui lui désobéit est un pouvoir criminel. Dans la lutte récente des moines contre la République française, quand le dominicain Didon avertit, au nom de l’Église, les généraux que les pouvoirs trop débonnaires devaient être déposés, quand il menaça de déchéance le pitoyable Félix Faure et ses ministres coupables de mansuétude envers des hommes odieux, qui avaient en propre une idée de la justice, ce moine était dans la tradition ecclésiastique et se conformait à la 23e proposition du Syllabus, portant que les papes peuvent aujourd’hui comme autrefois déposer les rois à leur gré et faire don à qui bon leur semble des nations et des royaumes. Comme Grégoire VII, Pie X peut et doit dire : « La Pierre a donné le diadème à Pierre et Pierre le donne à Rodolphe ».

L’évangile parle d’un péché mystérieux qui ne sera jamais pardonné, et les théologiens enseignent que ce crime irrémissible est le désespoir. L’Église se garde de le commettre : elle ne désespère jamais. Ne changeant point et voyant tout changer autour d’elle, elle attend patiemment que le bien succède au mal et que les peuples obscurcis par la science et la pensée reçoivent de nouveau la lumière de la Foi. Voici comme elle parle par la bouche du Gesù :

« Les États chrétiens ont cessé d’exister ; la société des hommes est redevenue païenne et ressemble à un corps d’argile qui attend le souffle divin. Mais avec l’aide de Dieu rien n’est impossible. Par la vision prophétique d’Ézéchiel nous savons qu’il anime les ossements blanchis. Les ossements blanchis, ce sont les pouvoirs politiques, les parlements, le suffrage universel, les mariages civils, les conseils municipaux. Quant aux universités, ce ne sont pas des os arides ; ce sont des os putrides, et grande est l’infection qui s’exhale de leurs enseignements corrupteurs et pestilentiels. Mais ces os peuvent être rappelés à la vie, s’ils entendent la parole de Dieu ; c’est-à-dire s’ils acceptent la loi divine qui leur sera annoncée par le suprême et infaillible docteur, le Pape »[1].

Mais tant que les peuples ne se seront point amendés, quelle sera la conduite de l’Église à leur égard ? Quel accord pourrait se faire entre la Rome catholique et les États modernes ? Elle est le bien, ils sont le mal. Elle est la vie et la vérité, ils sont le mensonge et la mort. Comment la vérité peut-elle traiter avec le mensonge, la vie signer des pactes avec la mort, Rome négocier avec la République française ? C’est là qu’il faut distinguer. C’est là que nous avons besoin des leçons des canonistes, pour considérer le pouvoir civil en ce qu’il fait et en ce qu’il est. Le pouvoir civil, à le juger par ses actes, peut être détestable, exécrable, abominable. Mais, à le considérer en soi, il est divin. Il est de Dieu et toujours de Dieu, car toute puissance vient de Dieu. Et le pape Léon XIII reconnut dans son encyclique de 1892 que le gouvernement de M. Carnot était d’institution divine. Les mauvais princes comme les bons sont de droit divin et Rome peut négocier à son aise avec les uns comme avec les autres. Aussi voit-on que sa diplomatie est universelle comme elle-même.

Ses conseillers et ses ministres sont rompus à la pratique des affaires ; souvent fort adroits et parfois ils ne manquent pas de ruse. Rome ne leur recommande pas toujours de dévoiler toute leur pensée. C’est que, à la fois humaine et divine, procédant du Ciel et de la terre, si ses fins sont spirituelles, ses moyens sont naturels. C’est tenter Dieu, disent ses théologiens, que d’agir sans prudence. Au sentiment des Pères Jésuites que j’ai déjà plusieurs fois cités, elle doit tenir compte des faits accomplis, avoir égard aux circonstances, souffrir un mal pour en éviter un pire.

M. l’évêque de Séez va nous le dire : Cette autorité reçue de Dieu, « que des circonstances particulières (je cite littéralement) lui permettent, l’obligent même à en céder quelques parcelles pour le plus grand bien, elle le fera volontiers. Puissance suprême dans les questions religieuses et dans celles qui, par leur nature, participent à la fois de l’ordre moral et matériel, elle traite de gré à gré avec les pouvoirs établis ».

Mais avant de rechercher quelle foi elle est tenue de garder aux traités, il faut considérer la nature de ces traités et savoir s’ils sont vraiment conclus de puissance à puissance ou s’ils ne sont pas plutôt les concessions sans cesse révocables qu’une souveraine absolue fait à son peuple. Étant universelle, l’Église ne saurait avoir proprement des relations extérieures. Ses affaires avec les États se réduisent à des affaires provinciales.

Certes, elle traite de gré à gré avec les pouvoirs établis. Mais elle est débile et nue, elle est pauvre. Elle supporte avec douceur les plus cruelles épreuves. Elle souffre patiemment les humiliations. Elle cède à la violence. Elle aura toujours le droit de révoquer les concessions arrachées à sa faiblesse. Elle peut toujours dire qu’elle signa contrainte et forcée. Tout pouvoir qui traite avec elle la violente et la force, par cela même qu’il traite au lieu d’obéir et dispute avec sa reine dépouillée, quand il devrait baiser la poussière de ses pieds. Elle aura toujours le droit de protester qu’elle n’était pas libre. Elle n’est pas libre tant qu’elle ne commande pas.

Elle alléguera qu’elle a cédé ce qu’il ne lui était pas permis de céder, qu’elle n’avait pas licence d’aliéner la moindre parcelle de son domaine et de son autorité, et qu’on le savait bien et qu’il ne fallait pas traiter avec elle, ce qui est vrai.

  1. Civilta, 1868, III, p. 265. Je cite la Civilta d’après la Papauté, son origine au moyen âge et son développement jusqu’en 1870, par Ignace de Dœllinger, avec notes par J. Friedrich, trad. par A. Giraud-Teulon, 1904.