L’Éducation sentimentale, éd. Conard, 1910/III/I
TROISIÈME PARTIE.
I
e bruit d’une fusillade le tira brusquement de son sommeil ; et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, à toute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il descendait vers les Champs-Élysées, d’où les coups de feu étaient partis. À l’angle de la rue Saint-Honoré, des hommes en blouse le croisèrent en criant :
— Non ! pas par là ! au Palais-Royal !
Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles de l’Assomption. Plus loin, il remarqua trois pavés au milieu de la voie, le commencement d’une barricade, sans doute, puis des tessons de bouteilles, et des paquets de fil de fer pour embarrasser la cavalerie ; quand tout à coup s’élança d’une ruelle un grand jeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de couleur. Il tenait un long fusil de soldat, et courait sur la pointe de ses pantoufles, avec l’air d’un somnambule et leste comme un tigre. On entendait, par intervalles, une détonation.
La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple ; et, pendant qu’aux Tuileries les aides de camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers tâchait d’en composer un autre, et que le Roi chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le commandement général pour l’empêcher de s’en servir, l’insurrection, comme dirigée par un seul bras, s’organisait formidablement. Des hommes d’une éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues ; d’autres dans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches ; les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le matin, était couvert de barricades. La résistance ne dura pas ; partout la garde nationale s’interposait ; si bien qu’à huit heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait cinq casernes, presque toutes les mairies, les points stratégiques les plus sûrs. D’elle-même, sans secousses, la Monarchie se fondait dans une dissolution rapide ; et on attaquait maintenant le poste du Château-d’Eau, pour délivrer cinquante prisonniers, qui n’y étaient pas.
Frédéric s’arrêta forcément à l’entrée de la place. Des groupes en armes l’emplissaient. Des compagnies de la ligne occupaient les rues Saint-Thomas et Fromanteau. Une barricade énorme bouchait la rue de Valois. La fumée qui se balançait à sa crête s’entr’ouvrit, des hommes couraient dessus en faisant de grands gestes, ils disparurent ; puis la fusillade recommença. Le poste y répondait, sans qu’on vît personne à l’intérieur ; ses fenêtres, défendues par des volets de chêne, étaient percées de meurtrières ; et le monument avec ses deux étages, ses deux ailes, sa fontaine au premier et sa petite porte au milieu, commençait à se moucheter de taches blanches sous le heurt des balles. Son perron de trois marches restait vide.
À côté de Frédéric, un homme en bonnet grec et portant une giberne par-dessus sa veste de tricot se disputait avec une femme coiffée d’un madras. Elle lui disait :
— Mais reviens donc ! reviens donc !
— Laisse-moi tranquille ! répondait le mari. Tu peux bien surveiller la loge toute seule. Citoyen, je vous le demande, est-ce juste ? J’ai fait mon devoir partout, en 1830, en 32, en 34, en 39 ! Aujourd’hui, on se bat ! Il faut que je me batte ! — Va-t’en !
Et la portière finit par céder à ses remontrances et à celles d’un garde national près d’eux, quadragénaire dont la figure bonasse était ornée d’un collier de barbe blonde. Il chargeait son arme et tirait, tout en conversant avec Frédéric, aussi tranquille au milieu de l’émeute qu’un horticulteur dans son jardin. Un jeune garçon en serpillière le cajolait pour obtenir des capsules, afin d’utiliser son fusil, une belle carabine de chasse que lui avait donnée « un monsieur ».
— Empoigne dans mon dos, dit le bourgeois, et efface-toi ! tu vas te faire tuer !
Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras de triomphe s’élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle.
Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on aperçut un vieillard en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours. D’une main, il tenait un rameau vert, de l’autre un papier, et les secouait avec obstination. Enfin, désespérant de se faire entendre, il se retira.
La troupe de ligne avait disparu et les municipaux restaient seuls à défendre le poste. Un flot d’intrépides se rua sur le perron ; ils s’abattirent, d’autres survinrent ; et la porte, ébranlée sous des coups de barre de fer, retentissait ; les municipaux ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de foin, et qui brûlait comme une torche géante, fut traînée contre les murs. On apporta vite des fagots, de la paille, un baril d’esprit-de-vin. Le feu monta le long des pierres ; l’édifice se mit à fumer partout comme une solfatare ; et de larges flammes, au sommet, entre les balustres de la terrasse, s’échappaient avec un bruit strident. Le premier étage du Palais-Royal s’était peuplé de gardes nationaux. De toutes les fenêtres de la place, on tirait ; les balles sifflaient, l’eau de la fontaine crevée se mêlait avec le sang, faisait des flaques par terre ; on glissait dans la boue sur des vêtements, des shakos, des armes ; Frédéric sentit sous son pied quelque chose de mou ; c’était la main d’un sergent en capote grise, couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvelles de peuple arrivaient toujours, poussant les combattants sur le poste. La fusillade devenait plus pressée. Les marchands de vins étaient ouverts ; on allait de temps à autre y fumer une pipe, boire une chope, puis on retournait se battre. Un chien perdu hurlait. Cela faisait rire.
Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux ; et il se jetait en avant quand un garde national l’arrêta.
— C’est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez pas, allez-y voir !
Une pareille assertion calma Frédéric. La place du Carrousel avait un aspect tranquille. L’hôtel de Nantes s’y dressait toujours solitairement ; et les maisons par derrière, le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à droite et le vague terrain qui ondulait jusqu’aux baraques des étalagistes, étaient comme noyés dans la couleur grise de l’air, où de lointains murmures semblaient se confondre avec la brume, tandis qu’à l’autre bout de la place, un jour cru, tombant par un écartement des nuages sur la façade des Tuileries, découpait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait près de l’Arc de triomphe un cheval mort, étendu. Derrière les grilles, des groupes de cinq à six personnes causaient. Les portes du château étaient ouvertes, les domestiques sur le seuil laissaient entrer.
En bas, dans une petite salle, des bols de café au lait étaient servis. Quelques-uns des curieux s’attablèrent en plaisantant ; les autres restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein de sucre en poudre, jeta un regard inquiet de droite et de gauche, puis se mit à manger voracement, son nez plongeant dans le goulot. Au bas du grand escalier, un homme écrivait son nom sur un registre. Frédéric le reconnut par derrière.
— Tiens, Hussonnet !
— Mais oui, répondit le bohème. Je m’introduis à la Cour. Voilà une bonne farce, hein ?
— Si nous montions ?
Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les portraits de ces illustres, sauf celui de Bugeaud percé au ventre, étaient tous intacts. Ils se trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant avec la circonstance. Une grosse pendule marquait une heure vingt minutes.
Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se précipita dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si impétueusement, que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba.
On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre ; ou bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages étaient rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
— Les héros ne sentent pas bon !
— Ah ! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s’étendait au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place.
— Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain !
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant.
— Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l’État est ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il !
On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança.
— Pauvre vieux ! dit Hussonnet en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuite jusqu’à la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru ; et le peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à des albums de dessins, jusqu’à des corbeilles de tapisserie. Puisqu’on était victorieux, ne fallait-il pas s’amuser ! La canaille s’affubla ironiquement de dentelles et de cachemires. Des crépines d’or s’enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à plumes d’autruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la Légion d’honneur firent des ceintures aux prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns dansaient, d’autres buvaient. Dans la chambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon ; et le délire redoublait son tintamarre continu des porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en rebondissant, comme des lames d’harmonica.
Puis la fureur s’assombrit. Une curiosité obscène fit fouiller tous les cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les tiroirs. Des galériens enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses, et se roulaient dessus par consolation de ne pouvoir les violer. D’autres, à figures plus sinistres, erraient silencieusement, cherchant à voler quelque chose ; mais la multitude était trop nombreuse. Par les baies des portes, on n’apercevait dans l’enfilade des appartements que la sombre masse du peuple entre les dorures, sous un nuage de poussière. Toutes les poitrines haletaient ; la chaleur de plus en plus devenait suffocante ; les deux amis, craignant d’être étouffés, sortirent.
Dans l’antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait une fille publique, en statue de la Liberté, immobile, les yeux grands ouverts, effrayante.
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de gardes municipaux en capotes s’avança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple très bas. À ce témoignage de respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas non plus sans en éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils s’en retournèrent au Palais-Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entassés sur de la paille. Ils passèrent auprès impassiblement, étant même fiers de sentir qu’ils faisaient bonne contenance.
Le palais regorgeait de monde. Dans la cour intérieure, sept bûchers flambaient. On lançait par les fenêtres des pianos, des commodes et des pendules. Des pompes à incendie crachaient de l’eau jusqu’aux toits. Des chenapans tâchaient de couper des tuyaux avec leurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien à s’interposer. Le polytechnicien ne comprit pas, semblait imbécile, d’ailleurs. Tout autour, dans les deux galeries, la populace, maîtresse des caves, se livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient en titubant.
— Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me dégoûte.
Tout le long de la galerie d’Orléans, des blessés gisaient par terre sur des matelas, ayant pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de petites bourgeoises du quartier leur apportaient des bouillons, du linge.
— N’importe ! dit Frédéric, moi, je trouve le peuple sublime.
Le grand vestibule était rempli par un tourbillon de gens furieux, des hommes voulaient monter aux étages supérieurs pour achever de détruire tout ; des gardes nationaux sur les marches s’efforçaient de les retenir. Le plus intrépide était un chasseur, nu-tête, la chevelure hérissée, les buffleteries en pièces. Sa chemise faisait un bourrelet entre son pantalon et son habit, et il se débattait au milieu des autres avec acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante, reconnut de loin Arnoux.
Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pour respirer plus à l’aise. Ils s’assirent sur un banc ; et ils restèrent pendant quelques minutes les paupières closes, tellement étourdis, qu’ils n’avaient pas la force de parler. Les passants autour d’eux, s’abordaient. La duchesse d’Orléans était nommée régente ; tout était fini ; et on éprouvait cette sorte de bien-être qui suit les dénouements rapides, quand à chacune des mansardes du château, parurent des domestiques déchirant leurs habits de livrée. Ils les jetaient dans le jardin, en signe d’abjuration. Le peuple les hua. Ils se retirèrent.
L’attention de Frédéric et d’Hussonnet fut distraite par un grand gaillard qui marchait vivement entre les arbres, avec un fusil sur l’épaule. Une cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge, un mouchoir s’enroulait à son front sous sa casquette. Il tourna la tête. C’était Dussardier ; et, se jetant dans leurs bras :
— Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! sans pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et de fatigue.
Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il avait travaillé aux barricades du quartier Latin, s’était battu rue Rambuteau, avait sauvé trois dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne Dunoyer, s’était porté ensuite à la Chambre, puis à l’Hôtel de Ville.
— J’en arrive ! tout va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois s’embrassent ! Ah ! si vous saviez ce que j’ai vu ! quels braves gens ! comme c’est beau !
Et sans s’apercevoir qu’ils n’avaient pas d’armes :
— J’étais bien sûr de vous trouver là ! Ç’a été rude un moment, n’importe !
Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et, aux questions des deux autres :
— Oh ! rien ! l’éraflure d’une baïonnette !
— Il faudrait vous soigner pourtant.
— Bah ! je suis solide ! qu’est-ce que ça fait ? La République est proclamée ! on sera heureux maintenant ! Des journalistes qui causaient tout à l’heure devant moi, disaient qu’on va affranchir la Pologne et l’Italie ! Plus de rois ! comprenez-vous ? Toute la terre libre ! toute la terre libre !
Et, embrassant l’horizon d’un seul regard, il écarta les bras dans une attitude triomphante. Mais une longue file d’hommes couraient sur la terrasse, au bord de l’eau.
— Ah ! saprelotte ! j’oubliais ! Les forts sont occupés. Il faut que j’y aille ! adieu !
Il se retourna pour leur crier, tout en brandissant son fusil :
— Vive la République !
Des cheminées du château, il s’échappait d’énormes tourbillons de fumée noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin, comme des bêlements effarés. De droite et de gauche, partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes. Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes l’avait pris. Il humait voluptueusement l’air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait sous les effluves d’un immense amour, d’un attendrissement suprême et universel, comme si le cœur de l’humanité tout entière avait battu dans sa poitrine.
Hussonnet dit, en bâillant :
— Il serait temps, peut-être, d’aller instruire les populations !
Frédéric le suivit à son bureau de correspondance place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le Journal de Troyes un compte rendu des événements en style lyrique, un véritable morceau, qu’il signa. Puis ils dînèrent ensemble dans une taverne. Hussonnet était pensif ; les excentricités de la Révolution dépassaient les siennes.
Après le café, quand ils se rendirent à l’Hôtel de Ville, pour savoir du nouveau, son naturel gamin avait repris le dessus. Il escaladait les barricades, comme un chamois, et répondait aux sentinelles des gaudrioles patriotiques.
Ils entendirent, à la lueur des torches, proclamer le Gouvernement provisoire. Enfin, à minuit, Frédéric, brisé de fatigue, regagna sa maison.
— Eh bien, dit-il à son domestique en train de le déshabiller, es-tu content ?
— Oui, sans doute, monsieur ! Mais ce que je n’aime pas, c’est ce peuple en cadence !
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à Deslauriers. Il courut chez lui. L’avocat venait de partir, étant nommé commissaire en province90. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu’à Ledru-Rollin, et l’obsédant au nom des Écoles, en avait arraché une place, une mission. Du reste, disait le portier, il devait écrire la semaine prochaine, pour donner son adresse.
Après quoi, Frédéric s’en alla voir la Maréchale. Elle le reçut aigrement, car elle lui en voulait de son abandon. Sa rancune s’évanouit sous des assurances de paix réitérées. Tout était tranquille, maintenant, aucune raison d’avoir peur ; il l’embrassait ; et elle se déclara pour la République, comme avait déjà fait Monseigneur l’Archevêque de Paris, et comme devaient faire avec une prestesse de zèle merveilleuse, la Magistrature, le Conseil d’État, l’Institut, les Maréchaux de France, Changarnier, M. de Falloux, tous les bonapartistes, tous les légitimistes, et un nombre considérable d’orléanistes.
La chute de la Monarchie avait été si prompte, que, la première stupéfaction passée, il y eut chez les bourgeois comme un étonnement de vivre encore. L’exécution sommaire de quelques voleurs, fusillés sans jugements, parut une chose très juste. On se redit, pendant un mois, la phrase de Lamartine sur le drapeau rouge, « qui n’avait fait que le tour du Champ de Mars, tandis que le drapeau tricolore », etc ; et tous se rangèrent sous son ombre, chaque parti ne voyant des trois couleurs que la sienne et se promettant bien, dès qu’il serait le plus fort, d’arracher les deux autres.
Comme les affaires étaient suspendues, l’inquiétude et la badauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le négligé des costumes atténuait la différence des rangs sociaux, la haine se cachait, les espérances s’étalaient, la foule était pleine de douceur. L’orgueil d’un droit conquis éclatait sur les visages. On avait une gaieté de carnaval, des allures de bivac ; rien ne fut amusant comme l’aspect de Paris, les premiers jours.
Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils flânaient ensemble dans les rues. Elle se divertissait des rosettes décorant toutes les boutonnières, des étendards suspendus à toutes les fenêtres, des affiches de toute couleur placardées contre les murailles, et jetait çà et là quelque monnaie dans le tronc pour les blessés, établi sur une chaise, au milieu de la voie. Puis elle s’arrêtait devant des caricatures qui représentaient Louis-Philippe en pâtissier, en saltimbanque, en chien, en sangsue. Mais les hommes de Caussidière91 avec leur sabre et leur écharpe, l’effrayaient un peu. D’autres fois, c’était un arbre de la Liberté qu’on plantait. MM. les ecclésiastiques concouraient à la cérémonie, bénissant la République, escortés par des serviteurs à galons d’or ; et la multitude trouvait cela très bien. Le spectacle le plus fréquent était celui des députations de n’importe quoi, allant réclamer quelque chose à l’Hôtel de Ville, car chaque métier, chaque industrie attendait du Gouvernement la fin radicale de sa misère. Quelques-uns, il est vrai, se rendaient près de lui pour le conseiller, ou le féliciter, ou tout simplement pour lui faire une petite visite, et voir fonctionner la machine.
Vers le milieu du mois de mars, un jour qu’il traversait le pont d’Arcole, ayant à faire une commission pour Rosanette dans le quartier Latin, Frédéric vit s’avancer une colonne d’individus à chapeaux bizarres, à longues barbes. En tête et battant du tambour marchait un nègre, un ancien modèle d’atelier, et l’homme qui portait la bannière sur laquelle flottait au vent cette inscription : « Artistes peintres », n’était autre que Pellerin.
Il fit signe à Frédéric de l’attendre, puis reparut cinq minutes après, ayant du temps devant lui, car le Gouvernement recevait à ce moment-là les tailleurs de pierre. Il allait avec ses collègues réclamer la création d’un Forum de l’Art, une espèce de Bourse où l’on débattrait les intérêts de l’Esthétique ; des œuvres sublimes se produiraient puisque les travailleurs mettraient en commun leur génie. Paris, bientôt, serait couvert de monuments gigantesques ; il les décorerait ; il avait même commencé une figure de la République. Un de ses camarades vint le prendre, car ils étaient talonnés par la députation du commerce de la volaille.
— Quelle bêtise ! grommela une voix dans la foule. Toujours des blagues ! Rien de fort !
C’était Regimbart. Il ne salua pas Frédéric, mais profita de l’occasion pour épandre son amertume.
Le Citoyen employait ses jours à vagabonder dans les rues, tirant sa moustache, roulant des yeux, acceptant et propageant des nouvelles lugubres ; et il n’avait que deux phrases : « Prenez garde, nous allons être débordés ! » ou bien : « Mais, sacrebleu ! on escamote la République ! » Il était mécontent de tout, et particulièrement de ce que nous n’avions pas repris nos frontières naturelles. Le nom seul de Lamartine92 lui faisait hausser les épaules. Il ne trouvait pas Ledru-Rollin93 suffisant pour le problème », traita Dupont (de l’Eure)94 de vieille ganache ; Albert95, d’idiot ; Louis Blanc, d’utopiste ; Blanqui96, d’homme extrêmement dangereux ; et, quand Frédéric lui demanda ce qu’il aurait fallu faire, il répondit en lui serrant le bras à le broyer :
— Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin ! fichtre !
Puis il accusa la réaction.
Elle se démasquait. Le sac des châteaux de Neuilly et de Suresnes97, l’incendie des Batignolles, les troubles de Lyon98, tous les excès, tous les griefs, on les exagérait à présent, en y ajoutant la circulaire de Ledru-Rollin99, le cours forcé des billets de Banque100, la rente tombée à soixante francs, enfin, comme iniquité suprême, comme dernier coup, comme surcroît d’horreur, l’impôt des quarante-cinq centimes !101 Et, par-dessus tout cela, il y avait encore le Socialisme ! Bien que ces théories, aussi neuves que le jeu d’oie, eussent été depuis quarante ans suffisamment débattues pour emplir des bibliothèques, elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle d’aérolithes ; et on fut indigné, en vertu de cette haine que provoque l’avènement de toute idée parce que c’est une idée, exécration dont elle tire plus tard sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours au-dessous d’elle, si médiocre qu’elle puisse être.
Alors, la Propriété monta dans les respects au niveau de la Religion et se confondit avec Dieu. Les attaques qu’on lui portait parurent du sacrilège, presque de l’anthropophagie. Malgré la législation la plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut, et le couperet de la guillotine vibra dans toutes les syllabes du mot République ; ce qui n’empêchait pas qu’on la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne sentant plus de maître, se mit à crier d’effarement, comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne.
De tous les Français, celui qui tremblait le plus fort était M. Dambreuse. L’état nouveau des choses menaçait sa fortune, mais surtout dupait son expérience. Un système si bon, un roi si sage ! était-ce possible ! La terre allait crouler ! Dès le lendemain, il congédia trois domestiques, vendit ses chevaux, s’acheta, pour sortir dans les rues, un chapeau mou, pensa même à laisser croître sa barbe ; et il restait chez lui, prostré, se repaissant amèrement des journaux les plus hostiles à ses idées, et devenu tellement sombre, que les plaisanteries sur la pipe de Flocon102 n’avaient pas même la force de le faire sourire.
Comme soutien du dernier règne, il redoutait les vengeances du peuple sur ses propriétés de la Champagne, quand l’élucubration de Frédéric lui tomba dans les mains. Alors il s’imagina que son jeune ami était un personnage très influent et qu’il pourrait sinon le servir, du moins le défendre ; de sorte qu’un matin, M. Dambreuse se présenta chez lui, accompagné de Martinon.
Cette visite n’avait pour but, dit-il, que de le voir un peu et de causer. Somme toute, il se réjouissait des événements, et il adoptait de grand cœur « notre sublime devise : Liberté, Égalité, Fraternité, ayant toujours été républicain, au fond ». S’il votait, sous l’autre régime, avec le ministère, c’était simplement pour accélérer une chute inévitable. Il s’emporta même contre M. Guizot, « qui nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en ! » En revanche, il admirait beaucoup Lamartine, lequel s’était montré « magnifique, ma parole d’honneur, quand, à propos du drapeau rouge… »
— Oui ! je sais, dit Frédéric.
Après quoi, il déclara sa sympathie pour les ouvriers.
— Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers !
Et il poussait l’impartialité jusqu’à reconnaître que Proudhon avait de la logique. « Oh ! beaucoup de logique ! diable ! » Puis, avec le détachement d’une intelligence supérieure, il causa de l’exposition de peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin. Il trouvait cela original, bien touché.
Martinon appuyait tous ses mots par des remarques approbatives ; lui aussi pensait qu’il fallait « se rallier franchement à la République », et il parla de son père laboureur, faisait le paysan, l’homme du peuple. On arriva bientôt aux élections pour l’Assemblée nationale, et aux candidats dans l’arrondissement de la Fortelle. Celui de l’opposition n’avait pas de chances.
— Vous devriez prendre sa place ! dit M. Dambreuse.
Frédéric se récria.
— Eh ! pourquoi donc ? car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille.
— Et peut-être aussi, ajouta le banquier en souriant, grâce un peu à mon influence.
Frédéric objecta qu’il ne saurait comment s’y prendre. Rien de plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l’Aube par un club de la capitale. Il s’agissait de lire, non une profession de foi comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.
— Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans la localité ! Et vous pourriez, je vous le répète, rendre de grands services au pays, à nous tous, à moi-même.
Par des temps pareils, on devait s’entr’aider, et, si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses amis…
— Oh ! mille grâces, cher monsieur !
— À charge de revanche, bien entendu !
Le banquier était un brave homme, décidément.
Frédéric ne put s’empêcher de réfléchir à son conseil ; et bientôt, une sorte de vertige l’éblouit.
Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. Il lui sembla qu’une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer peut-être ; et puis il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et ce prurit, cette hallucination devint si forte, qu’il s’en ouvrit à Dussardier.
L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
— Certainement, bien sûr ! Présentez-vous !
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L’opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes.
Cependant, Frédéric avait besoin d’être approuvé par un plus grand nombre ; et il confia la chose à Rosanette, un jour que Mlle Vatnaz se trouvait là.
Elle était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur d’une lampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme beaucoup d’autres, avait-elle salué dans la Révolution l’avènement de la vengeance ; et elle se livrait à une propagande socialiste effrénée.
L’affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n’était possible que par l’affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l’abolition, ou tout au moins « une réglementation du mariage plus intelligente ». Alors, chaque Française serait tenue d’épouser un Français ou d’adopter un vieillard. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par l’État ; qu’il y eût un jury pour examiner les œuvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire trembler l’Hôtel de Ville !
La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.
— Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.
Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau s’entr’ouvrit derrière une croisée ; une femme y parut. Il n’eut pas le temps de la reconnaître ; mais, dans l’antichambre, un tableau l’arrêta, le tableau de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.
Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de contemplation, s’écria :
— Quelle turpitude !
— N’est-ce pas, hein ? dit M. Dambreuse, survenu sur cette parole et s’imaginant qu’elle concernait non la peinture, mais la doctrine glorifiée par le tableau.
Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans le cabinet ; et Frédéric tirait un papier de sa poche, quand Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula d’un air ingénu :
— Ma tante est-elle ici ?
— Tu sais bien que non, répliqua le banquier. N’importe ! faites comme chez vous, mademoiselle.
— Oh ! merci ! je m’en vais.
À peine sortie, Martinon eut l’air de chercher son mouchoir.
— Je l’ai oublié dans mon paletot, excusez-moi !
— Bien ! dit M. Dambreuse.
Évidemment, il n’était pas dupe de cette manœuvre, et même semblait la favoriser. Pourquoi ? Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.
— Comment… ? mais permettez !
L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une fédération européenne, et l’instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.
« Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ? »
Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
« N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre sourire :
— C’est parfait, votre discours !
Et il en vanta beaucoup la forme, pour n’avoir pas à s’exprimer sur le fond.
Cette virulence de la part d’un jeune homme inoffensif l’effrayait, surtout comme symptôme. Martinon tâcha de le rassurer. Le parti conservateur, d’ici peu, prendrait sa revanche, certainement ; dans plusieurs villes on avait chassé les commissaires du gouvernement provisoire : les élections n’étaient fixées qu’au 23 avril, on avait du temps ; bref, il fallait que M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans l’Aube ; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire et l’entoura de soins filiaux.
Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que « définitivement » il se portait comme candidat aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée « au Peuple » et où il le tutoyait, l’acteur se vantait de le comprendre, « lui », et de s’être fait, pour son salut, « crucifier par l’Art », si bien qu’il était son incarnation, son idéal ; croyant effectivement avoir sur les masses une influence énorme, jusqu’à proposer plus tard dans un bureau de ministère de réduire une émeute à lui seul ; et, quant aux moyens qu’il emploierait, il fit cette réponse :
— N’ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête !
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se déclara son serviteur et offrit de le piloter dans les clubs.
Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et les bleus, les furibonds et les tranquilles, les puritains, les débraillés, les mystiques et les pochards, ceux où l’on décrétait la mort des rois, ceux où l’on dénonçait les fraudes de l’Épicerie ; et, partout, les locataires maudissaient les propriétaires, la blouse s’en prenait à l’habit, et les riches conspiraient contre les pauvres. Plusieurs voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la police, d’autres imploraient de l’argent pour mettre en jeu des inventions, ou bien c’étaient des plans de phalanstères, des projets de bazars cantonaux, des systèmes de félicité publique ; puis, çà et là, un éclair d’esprit dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le droit formulé par un juron, et des fleurs d’éloquence aux lèvres d’un goujat, portant à cru le baudrier d’un sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefois aussi, figurait un monsieur, aristocrate humble d’allures, disant des choses plébéiennes, et qui ne s’était pas lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un patriote le reconnaissait, les plus vertueux le houspillaient : et il sortait la rage dans l’âme. On devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujours les avocats, et servir le plus souvent possible ces locutions : « apporter sa pierre à l’édifice, — problème social, — atelier. »
Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper le poing sur la hanche, l’autre bras dans le gilet, en se tournant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fond de la salle.
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n’osait se risquer. Tous ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.
Mais Dussardier se mit en recherche, et lui annonça qu’il existait, rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de l’Intelligence. Un nom pareil donnait bon espoir. D’ailleurs, il amènerait des amis.
Il amena ceux qu’il avait invités à son punch ; le teneur de livres, le placeur de vins, l’architecte ; Pellerin même était venu, peut-être qu’Hussonnet allait venir ; et sur le trottoir, devant la porte, stationnait Regimbart avec deux individus, dont le premier était son fidèle Compain, homme un peu courtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges ; et le second, une espèce de singe-nègre, extrêmement chevelu, et qu’il connaissait seulement pour être « patriote de Barcelone ».
Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans une grande pièce, à usage de menuisier sans doute, et dont les murs encore neufs sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade, au fond, il y avait un bureau avec une sonnette, en dessous une table figurant la tribune, et de chaque côté deux autres plus basses, pour les secrétaires. L’auditoire qui garnissait les bancs était composé de vieux rapins, de pions, d’hommes de lettres inédits. Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait de place en place le bonnet d’une femme ou le bourgeron d’un ouvrier. Le fond de la salle était même plein d’ouvriers, venus là, sans doute, par désœuvrement, ou qu’avaient introduits des orateurs pour se faire applaudir.
Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et Regimbart, qui, à peine assis, posa ses deux mains sur sa canne, son menton sur ses deux mains et ferma les paupières, tandis qu’à l’autre extrémité de la salle, Delmar, debout, dominait l’assemblée.
Au bureau du président, Sénécal parut.
Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le contraria.
La foule témoignait à son président une grande déférence. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l’organisation immédiate du travail103, le lendemain, au Prado, il s’était prononcé pour qu’on attaquât l’Hôtel de Ville ; et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement convenable.
Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna les Souvenirs du peuple, de Béranger.
D’autres voix s’élevèrent.
— Non ! non ! pas ça !
— La Casquette ! se mirent à hurler, au fond, les patriotes.
Et ils chantèrent en chœur la poésie du jour :
Chapeau bas devant ma casquette,
À genoux devant l’ouvrier !
Sur un mot du président, l’auditoire se tut. Un des secrétaires procéda au dépouillement des lettres.
« Des jeunes gens annoncent qu’ils brûlent chaque soir devant le Panthéon un numéro de l’Assemblée nationale104, et ils engagent tous les patriotes à suivre leur exemple. »
— Bravo ! adopté ! répondit la foule.
« Le citoyen Jean-Jacques Langreneux, typographe, rue Dauphine, voudrait qu’on élevât un monument à la mémoire des martyrs de thermidor. »
« Michel-Evariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet le vœu que la démocratie européenne adopte l’unité de langage. On pourrait se servir d’une langue morte, comme par exemple du latin perfectionné. »
— Non ! pas de latin ! s’écria l’architecte.
— Pourquoi ? reprit un maître d’études.
Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où d’autres se mêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas à devenir tellement fastidieuse, que beaucoup s’en allaient.
Mais un petit vieillard, portant au bas de son front prodigieusement haut des lunettes vertes, réclama la parole pour une communication urgente.
C’était un mémoire sur la répartition des impôts. Les chiffres découlaient, cela n’en finissait plus ! L’impatience éclata d’abord en murmures, en conversations ; rien ne le troublait. Puis on se mit à siffler, on appelait « Azor » ; Sénécal gourmanda le public ; l’orateur continuait comme une machine. Il fallut, pour l’arrêter, le prendre par le coude. Le bonhomme eut l’air de sortir d’un songe, et, levant tranquillement ses lunettes :
— Pardon ! citoyens ! pardon ! Je me retire ! mille excuses !
L’insuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son discours dans sa poche, mais une improvisation eût mieux valu.
Enfin, le président annonça qu’ils allaient passer à l’affaire importante, la question électorale. On ne discuterait pas les grandes listes républicaines. Cependant, le Club de l’Intelligence avait bien le droit, comme un autre, d’en former une, « n’en déplaise à MM. les pachas de l’Hôtel de Ville », et les citoyens qui briguaient le mandat populaire pouvaient exposer leurs titres.
— Allez-y donc ! dit Dussardier.
Un homme en soutane, crépu, et de physionomie pétulante, avait déjà levé la main. Il déclara, en bredouillant, s’appeler Ducretot, prêtre et agronome auteur d’un ouvrage intitulé Des engrais. On le renvoya vers un cercle horticole.
Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un plébéien, large d’épaules, une grosse figure très douce et de longs cheveux noirs. Il parcourut l’assemblée d’un regard presque voluptueux, se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :
— Vous avez repoussé Ducretot, ô mes frères ! et vous avez bien fait, mais ce n’est pas par irréligion, car nous sommes tous religieux.
Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de catéchumènes, des poses extatiques.
— Ce n’est pas, non plus, parce qu’il est prêtre, car, nous aussi, nous sommes prêtres ! L’ouvrier est prêtre, comme l’était le fondateur du socialisme, notre Maître à tous, Jésus-Christ !
Le moment était venu d’inaugurer le règne de Dieu ! L’Évangile conduisait tout droit à 89 ! Après l’abolition de l’esclavage, l’abolition du prolétariat. On avait eu l’âge de haine, allait commencer l’âge d’amour.
— Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de l’édifice nouveau…
— Vous fichez-vous de nous ? s’écria le placeur d’alcools. Qu’est-ce qui m’a donné un calotin pareil !
Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent sur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient : « Athée ! aristocrate ! canaille ! » pendant que la sonnette du président tintait sans discontinuer et que les cris « À l’ordre ! à l’ordre ! » redoublaient. Mais, intrépide, et soutenu d’ailleurs par « trois cafés » pris avant de venir, il se débattait au milieu des autres.
— Comment, moi ! un aristocrate ? allons donc !
Admis enfin à s’expliquer, il déclara qu’on ne serait jamais tranquille avec les prêtres, et, puisqu’on avait parlé tout à l’heure d’économies, c’en serait une fameuse que de supprimer les églises, les saints ciboires, et finalement tous les cultes.
Quelqu’un lui objecta qu’il allait loin.
— Oui ! je vais loin ! Mais, quand un vaisseau est surpris par la tempête…
Sans attendre la fin de la comparaison, un autre lui répondit :
— D’accord ! mais c’est démolir d’un seul coup, comme un maçon sans discernement…
— Vous insultez les maçons ! hurla un citoyen couvert de plâtre.
Et, s’obstinant à croire qu’on l’avait provoqué, il vomit des injures, voulait se battre, se cramponnait à son banc. Trois hommes ne furent pas de trop pour le mettre dehors.
Cependant, l’ouvrier se tenait toujours à la tribune. Les deux secrétaires l’avertirent d’en descendre. Il protesta contre le passe-droit qu’on lui faisait.
— Vous ne m’empêcherez pas de crier : amour éternel à notre chère France ! amour éternel aussi à la République !
— Citoyens ! dit alors Compain, citoyens !
Et, à force de répéter : « Citoyens », ayant obtenu un peu de silence, il appuya sur la tribune ses deux mains rouges, pareilles à des moignons, se porta le corps en avant, et, clignant des yeux :
— Je crois qu’il faudrait donner une plus large extension à la tête de veau.
Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.
— Oui ! la tête de veau !
Trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le plafond trembla. Devant toutes ces faces bouleversées par la joie, Compain se reculait, il reprit d’un ton furieux :
— Comment ! vous ne connaissez pas la tête de veau ?
Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes. Quelques-uns même tombaient par terre, sous les bancs. Compain, n’y tenant plus, se réfugia près de Regimbart et il voulait l’entraîner.
— Non ! je reste jusqu’au bout ! dit le Citoyen.
Cette réponse détermina Frédéric ; et, comme il cherchait de droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant lui, Pellerin à la tribune. L’artiste le prit de haut avec la foule.
— Je voudrais savoir un peu où est le candidat de l’Art dans tout cela ? Moi, j’ai fait un tableau…
— Nous n’avons que faire des tableaux ! dit brutalement un homme maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes.
Pellerin se récria qu’on l’interrompait.
Mais l’autre, d’un ton tragique :
— Est-ce que le Gouvernement n’aurait pas dû déjà abolir, par un décret, la prostitution et la misère ?
Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la faveur du peuple, il tonna contre la corruption des grandes villes.
— Honte et infamie ! On devrait happer les bourgeois au sortir de la Maison d’or et leur cracher à la figure ! Au moins, si le Gouvernement ne favorisait pas la débauche ! Mais les employés de l’octroi sont envers nos filles et nos sœurs d’une indécence…
Une voix proféra de loin :
— C’est rigolo !
— À la porte !
— On tire de nous des contributions pour solder le libertinage ! Ainsi, les forts appointements d’acteur…
— À moi ! s’écria Delmar.
Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose ; et, déclarant qu’il méprisait d’aussi plates accusations, s’étendit sur la mission civilisatrice du comédien. Puisque le théâtre était le foyer de l’instruction nationale, il votait pour la réforme du théâtre ; et, d’abord, plus de directions, plus de privilèges !
— Oui ! d’aucune sorte !
Le jeu de l’acteur échauffait la multitude, et des motions subversives se croisaient.
— Plus d’académies ! plus d’Institut
— Plus de missions !
— Plus de baccalauréat !
— À bas les grades universitaires !
— Conservons-les, dit Sénécal, mais qu’ils soient conférés par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge !
Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. Il fallait d’abord passer le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. Les applaudissements devinrent si forts, qu’il s’interrompit. Pendant quelques minutes, il resta les paupières closes, la tête renversée et comme se berçant sur cette colère qu’il soulevait.
Puis, il se remit à parler d’une façon dogmatique, en phrases impérieuses comme des lois. L’État devait s’emparer de la Banque et des Assurances. Les héritages seraient abolis. On établirait un fond social pour les travailleurs. Bien d’autres mesures étaient bonnes dans l’avenir. Celles-là, pour le moment, suffisaient ; et, revenant aux élections :
— Il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement neufs ! Quelqu’un se présente-t-il ?
Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement d’approbation causé par ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à l’interroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie et mœurs.
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres. Sénécal demanda si quelqu’un voyait un empêchement à cette candidature.
— Non ! non !
Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent les oreilles. Le citoyen postulant n’avait pas livré une certaine somme promise pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février, bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du Panthéon.
— Je jure qu’il était aux Tuileries ! s’écria Dussardier.
— Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon ?
Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait ; ses amis scandalisés le regardaient avec inquiétude.
— Au moins, reprit Sénécal, connaissez-vous un patriote qui nous réponde de vos principes ?
— Moi ! dit Dussardier.
— Oh ! cela ne suffit pas ! un autre !
Frédéric se tourna vers Pellerin. L’artiste lui répondit par une abondance de gestes qui signifiait :
— Ah ! mon cher, ils m’ont repoussé ! Diable ! que voulez-vous !
Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.
— Oui ! c’est vrai ! il est temps ! j’y vais !
Et Regimbart enjamba l’estrade ; puis, montrant l’Espagnol qui l’avait suivi :
— Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote de Barcelone !
Le patriote fit un grand salut, roula comme un automate ses yeux d’argent, et, la main sur le cœur :
— Ciudadanos ! mucho aprecio el honor que me dispensais, y si grande es vuestra bondad mayor es vuestro atencion.
— Je réclame la parole ! cria Frédéric.
— Desde que se proclamó la constitución de Cadiz, ese pacto fondamental de las libertades españolas, hasta la última revolución, nuestra patria cuenta numerosos y heroicos mártires.
Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :
— Mais citoyens !…
L’Espagnol continuait :
— El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelena un servicio fúnebre.
— C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !
Cette observation exaspéra la foule.
— À la porte ! à la porte !
— Qui ? moi ? demanda Frédéric.
— Vous-même ! dit majestueusement Sénécal. Sortez !
Il se leva pour sortir ; et la voix de l’Ibérien le poursuivait :
— Y todos los españoles descarían ver allí reunidas las deputaciones de los clubs y de la milicia nacional. Una oración fúnebre, en honor de la libertad española y del mundo entero, serà pronunciada por un miembro del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle. Honor al pueblo francés, que llamaría yo el primero pueblo del mundo, si no fuese ciudadano de otra nación !
— Aristo ! glapit un voyou, en montrant le poing à Frédéric, qui s’élançait dans la cour, indigné.
Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que cette candidature ! Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil.
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et d’emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d’une robe. Un pareil ouvrage le surprit.
— Tiens ? qu’est-ce que tu fais ?
— Tu le vois, dit-elle sèchement. Je raccommode mes hardes ! C’est ta République.
— Pourquoi ma République ?
— C’est la mienne, peut-être ?
Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir fait la révolution, d’être cause qu’on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu’elle mourrait plus tard à l’hôpital.
— Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.
— Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet vous dégoûteraient de l’abnégation !
Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
— Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde.
Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.
— Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun fait danser l’anse du panier. D’abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà, par exemple, Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, l’emballeur d’en face, un autre républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va le mettre dans une maison de santé. C’est comme ça qu’ils sont tous, les républicains ! Une République à vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !
Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote.
La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que s’accroître. Mlle Vatnaz l’irritait par son enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son amie dans ces matières, l’accablait d’arguments.
Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venait de se permettre des polissonneries, au club des femmes. Rosanette approuva cette conduite, déclarant même qu’elle prendrait des habits d’homme pour aller « leur dire leur fait, à toutes, et les fouetter ». Frédéric entrait au même moment.
— Tu m’accompagneras, n’est-ce pas ?
Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, l’une faisant la bourgeoise, l’autre la philosophe.
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.
D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l’État. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L’œuvre civilisatrice était commune. Il fallait toutes y concourir, et substituer enfin à l’égoïsme la fraternité, à l’individualisme l’association, au morcellement la grande culture.
— Allons, bon ! tu te connais en culture, à présent !
— Pourquoi pas ? D’ailleurs, il s’agit de l’humanité, de son avenir !
— Mêle-toi du tien !
— Ça me regarde !
Elles se fâchaient. Frédéric s’interposa. La Vatnaz s’échauffait, et arriva même à soutenir le Communisme.
— Quelle bêtise ! dit Rosanette. Est-ce que jamais ça pourra se faire ?
L’autre cita en preuve les Esséniens, les frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près de Thiers en Auvergne ; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
— Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette, maintenant, je connais tes opinions politiques.
— Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
— Oh ! oh ! tu me comprends !
Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme.
— Et quand cela serait, répliqua la Vatnaz, se redressant intrépidement. C’est un emprunt, ma chère, dette pour dette !
— Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour quelques mille francs, belle histoire ! J’emprunte au moins ; je ne vole personne !
Mlle Vatnaz s’efforça de rire.
— Oh ! j’en mettrais ma main au feu.
— Prends garde ! Elle est assez sèche pour brûler.
La vieille fille lui présenta sa main droite, et, la gardant levée juste en face d’elle :
— Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur convenance !
— Des Andalous, alors ? comme castagnettes !
— Gueuse !
La Maréchale fit un grand salut.
— On n’est pas plus ravissante !
Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis.
Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :
— Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles !
— À l’avantage ! dit Rosanette.
Sa contrainte l’avait brisée. Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Était-ce cette menace de la Vatnaz qui la tourmentait ? Eh non ! elle s’en moquait bien ! À tout compter, l’autre lui devait de l’argent, peut-être ? C’était le mouton d’or, un cadeau ; et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le cabotin !
« Alors, pourquoi m’a-t-elle pris ? se demanda Frédéric. D’où vient qu’il est revenu ? Qui la force à me garder ? Quel est le sens de tout cela ? »
Les petits sanglots de Rosanette continuaient. Elle était toujours au bord du divan, étendue de côté, la joue droite sur ses deux mains, et semblait un être si délicat, inconscient et endolori, qu’il se rapprocha d’elle, et la baisa au front, doucement.
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment… gênée. « Tu l’as vu toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles doublures. » Plus d’équipages à présent ! Et ce n’était pas tout ; les tapissiers menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre : « Ne t’inquiète pas ! je payerai ! » Mais la dame pouvait mentir. L’expérience l’avait instruit. Il se borna simplement à des consolations.
Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ; il fallut rendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs.
Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il aperçut au troisième étage, dans l’escalier, le shako d’un garde national qui montait. Où allait-il donc ? Frédéric attendit. L’homme montait toujours, la tête un peu baissée : il leva les yeux. C’était le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même embarras.
Arnoux, le premier, trouva moyen d’en sortir.
— Elle va mieux, n’est-il pas vrai ? comme si, Rosanette étant malade, il se fût présenté pour avoir de ses nouvelles.
Frédéric profita de cette ouverture.
— Oui, certainement ! Sa bonne me l’a dit, du moins, voulant faire entendre qu’on ne l’avait pas reçu.
Puis ils restèrent face à face, irrésolus l’un et l’autre, et s’observant. C’était à qui des deux ne s’en irait pas. Arnoux, encore une fois, trancha la question.
— Ah ! bah ! je reviendrai plus tard ! Où vouliez-vous aller ? Je vous accompagne !
Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que d’habitude. Sans doute, il n’avait point le caractère jaloux, ou bien il était trop bonhomme pour se fâcher.
D’ailleurs, la patrie le préoccupait. Maintenant il ne quittait plus l’uniforme. Le 29 mars, il avait défendu les bureaux de la Presse105. Quand on envahit la Chambre106, il se signala par son courage, et il fut du banquet offert à la garde nationale d’Amiens.
Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares ; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg107, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu’au char de l’Agriculture, traîné par des chevaux à la place de bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. Cependant, ses affaires prenaient une tournure mauvaise. Il s’en inquiétait médiocrement.
Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne l’avaient point attristé ; car cette découverte l’autorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension qu’il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il allégua l’embarras des circonstances, gémit beaucoup, et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses de son rival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute chance d’un retour vers l’autre, et puis c’était le seul moyen d’en entendre parler. Le marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient.
La douceur du jeune homme et la joie de l’avoir pour dupe faisaient qu’Arnoux le chérissait davantage. Il poussait la familiarité jusqu’aux dernières bornes, non par dédain, mais par confiance. Un jour, il lui écrivit qu’une affaire urgente l’attirait pour vingt-quatre heures en province ; il le priait de monter la garde à sa place. Frédéric n’osa le refuser, et se rendit au poste du Carrousel.
Il eut à subir la société des gardes nationaux ! et, sauf un épurateur, homme facétieux qui buvait d’une manière exorbitante, tous lui parurent plus bêtes que leur giberne. L’entretien capital fut sur le remplacement des buffleteries par le ceinturon. D’autres s’emportaient contre les ateliers nationaux108. On disait : « Où allons-nous ? ». Celui qui avait reçu l’apostrophe répondait en ouvrant les yeux, comme au bord d’un abîme : « Où allons-nous ? ». Alors un plus hardi s’écriait : « Ça ne peut pas durer ! il faut en finir ! ». Et, les mêmes discours se répétant jusqu’au soir, Frédéric s’ennuya mortellement.
La surprise fut grande, quand, à 11 heures, il vit paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit qu’il accourait pour le libérer, son affaire étant finie.
Il n’avait pas eu d’affaire. C’était une invention pour passer vingt-quatre heures, seul, avec Rosanette. Mais le brave Arnoux avait trop présumé de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, un remords l’avait pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et lui offrir à souper.
— Mille grâces ! je n’ai pas faim ! je ne demande que mon lit !
— Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt ! Quel mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi maintenant ! Il est trop tard ! Ce serait dangereux !
Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu’on ne s’attendait pas à voir, fut choyé de ses frères d’armes, principalement de l’épurateur. Tous l’aimaient ; et il était si bon garçon, qu’il regretta la présence d’Hussonnet. Mais il avait besoin de fermer l’œil une minute, pas davantage.
— Mettez-vous près de moi, dit-il à Frédéric, tout en s’allongeant sur le lit de camp, sans ôter ses buffleteries.
Par peur d’une alerte, en dépit du règlement, il garda même son fusil ; puis balbutia quelques mots : « Ma chérie ! mon petit ange ! », et ne tarda pas à s’endormir.
Ceux qui parlaient se turent ; et peu à peu il se fit dans le poste un grand silence. Frédéric, tourmenté par les puces, regardait autour de lui. La muraille, peinte en jaune, avait à moitié de sa hauteur une longue planche où les sacs formaient une suite de petites bosses, tandis qu’au-dessous, les fusils couleur de plomb étaient dressés les uns près des autres ; et il s’élevait des ronflements, produits par les gardes nationaux, dont les ventres se dessinaient d’une manière confuse dans l’ombre. Une bouteille vide et des assiettes couvraient le poêle. Trois chaises de paille entouraient la table, où s’étalait un jeu de cartes. Un tambour, au milieu du banc, laissait pendre sa bricole. Le vent chaud arrivant par la porte, faisait fumer le quinquet. Arnoux dormait les deux bras ouverts ; et comme son fusil était posé la crosse en bas un peu obliquement, la gueule du canon lui arrivait sous l’aisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.
« Mais non ! j’ai tort ! il n’y a rien à craindre ! S’il mourait cependant… »
Et, tout de suite, des tableaux à n’en plus finir se déroulèrent. Il s’aperçut avec elle, la nuit, dans une chaise de poste ; puis au bord d’un fleuve par un soir d’été, et sous le reflet d’une lampe, chez eux, dans leur maison. Il s’arrêtait même à des calculs de ménage, des dispositions domestiques, contemplant, palpant déjà son bonheur ; et, pour le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien du fusil se levât ! On pouvait le pousser du bout de l’orteil ; le coup partirait, ce serait un hasard, rien de plus !
Frédéric s’étendit sur cette idée, comme un dramaturge qui compose. Tout à coup, il lui sembla qu’elle n’était pas loin de se résoudre en action, et qu’il allait y contribuer, qu’il en avait envie ; alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cette angoisse, il éprouvait un plaisir, et s’y enfonçait de plus en plus, sentant avec effroi ses scrupules disparaître ; dans la fureur de sa rêverie, le reste du monde s’effaçait ; et il n’avait conscience de lui-même que par un intolérable serrement à la poitrine.
— Prenons-nous le vin blanc ? dit l’épurateur qui s’éveillait.
Arnoux sauta par terre ; et le vin blanc étant pris, voulut monter la faction de Frédéric.
Puis il l’emmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly et, comme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un sauterne 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les liqueurs.
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si l’autre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée.
Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations.
Il avait envie de prendre à ferme tous les remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes de terre, ou bien d’organiser sur les boulevards une cavalcade monstre, où les « célébrités de l’époque » figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui, à raison de trois francs en moyenne, produirait un joli bénéfice. Bref, il rêvait un grand coup de fortune par un accaparement. Il était moral, cependant, blâmait les excès, l’inconduite, parlait de son « pauvre père », et, tous les soirs, disait-il, faisait son examen de conscience, avant d’offrir son âme à Dieu.
— Un peu de curaçao, hein ?
— Comme vous voudrez.
Quant à la République, les choses s’arrangeraient ; enfin, il se trouvait l’homme le plus heureux de la terre ; et, s’oubliant, il vanta les qualités de Rosanette, la compara même à sa femme. C’était bien autre chose ! On n’imaginait pas d’aussi belles cuisses.
— À votre santé !
Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un peu trop bu ; d’ailleurs, le grand soleil l’éblouissait ; et, quand ils remontèrent ensemble la rue Vivienne, leurs épaulettes se touchaient fraternellement.
Rentré chez lui, Frédéric dormit jusqu’à sept heures. Ensuite, il s’en alla chez la Maréchale. Elle était sortie avec quelqu’un. Avec Arnoux, peut-être ? Ne sachant que faire, il continua sa promenade sur le boulevard, mais ne put dépasser la porte Saint-Martin, tant il y avait de monde.
La misère abandonnait à eux-mêmes un nombre considérable d’ouvriers ; et ils venaient là, tous les soirs, se passer en revue sans doute, et attendre un signal. Malgré la loi contre les attroupements109, ces clubs du désespoir augmentaient d’une manière effrayante, et beaucoup de bourgeois s’y rendaient quotidiennement, par bravade, par mode.
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de distance, M. Dambreuse avec Martinon ; il tourna la tête, car M. Dambreuse s’étant fait nommer représentant, il lui gardait rancune. Mais le capitaliste l’arrêta.
— Un mot, cher monsieur ! J’ai des explications à vous fournir.
— Je n’en demande pas.
— De grâce ! écoutez-moi.
Ce n’était nullement sa faute. On l’avait prié, contraint en quelque sorte. Martinon, tout de suite, appuya ses paroles : des Nogentais en députation s’étaient présentés chez lui.
— D’ailleurs, j’ai cru être libre, du moment…
Une poussée de monde sur le trottoir força M. Dambreuse à s’écarter. Une minute après, il reparut, en disant à Martinon :
— C’est un vrai service, cela ! Vous n’aurez pas à vous repentir…
Tous les trois s’adossèrent contre une boutique, afin de causer plus à l’aise.
On criait de temps en temps : « Vive Napoléon !110 vive Barbès ! à bas Marie !111 » La foule innombrable parlait très haut ; et toutes ces voix, répercutées par les maisons, faisaient comme le bruit continuel des vagues dans un port. À de certains moments, elles se taisaient ; alors, la Marseillaise s’élevait. Sous les portes cochères, des hommes d’allures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus, passant l’un devant l’autre, clignaient de l’œil, et s’éloignaient prestement. Des groupes de badauds occupaient les trottoirs ; une multitude compacte s’agitait sur le pavé. Des bandes entières d’agents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient à peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des flammes ; les cochers, du haut de leur siège, faisaient de grands gestes, puis s’en retournaient. C’était un mouvement, un spectacle des plus drôles.
— Comme tout cela, dit Martinon, aurait amusé Mlle Cécile !
— Ma femme, vous savez bien, n’aime pas que ma nièce vienne avec nous, reprit en souriant M. Dambreuse.
On ne l’aurait pas reconnu. Depuis trois mois il criait : « Vive la République ! », et même il avait voté le bannissement des d’Orléans112. Mais les concessions devaient finir. Il se montrait furieux jusqu’à porter un casse-tête dans sa poche.
Martinon, aussi, en avait un. La magistrature n’étant plus inamovible, il s’était retiré du Parquet, si bien qu’il dépassait en violences M. Dambreuse.
Le banquier haïssait particulièrement Lamartine (pour avoir soutenu Ledru-Rollin), et avec lui Pierre Leroux, Proudhon113, Considérant114, Lamennais, tous les cerveaux brûlés, tous les socialistes.
— Car enfin, que veulent-ils ? On a supprimé l’octroi sur la viande et la contrainte par corps ; maintenant, on étudie le projet d’une banque hypothécaire ; l’autre jour, c’était une banque nationale ! et voilà cinq millions au budget pour les ouvriers ! Mais heureusement c’est fini, grâce à M. de Falloux115. Bon voyage ! qu’ils s’en aillent !
En effet, ne sachant comment nourrir les cent trente mille hommes des ateliers nationaux, le ministre des travaux publics avait, ce jour-là même, signé un arrêté qui invitait tous les citoyens entre dix-huit et vingt ans à prendre du service comme soldats, ou bien à partir vers les provinces, pour y remuer la terre.
Cette alternative les indigna, persuadés qu’on voulait détruire la République. L’existence loin de la capitale les affligeait comme un exil ; ils se voyaient mourants par les fièvres, dans des régions farouches. Pour beaucoup, d’ailleurs, accoutumés à des travaux délicats, l’agriculture semblait un avilissement ; c’était un leurre enfin, une dérision, le déni formel de toutes les promesses. S’ils résistaient, on emploierait la force ; ils n’en doutaient pas et se disposaient à la prévenir.
Vers neuf heures, les attroupements formés à la Bastille et au Châtelet refluèrent sur le boulevard. De la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin, cela ne faisait plus qu’un grouillement énorme, une seule masse d’un bleu sombre, presque noir. Les hommes que l’on entrevoyait avaient tous les prunelles ardentes, le teint pâle, des figures amaigries par la faim, exaltées par l’injustice. Cependant, des nuages s’amoncelaient ; le ciel orageux chauffant l’électricité de la multitude, elle tourbillonnait sur elle-même, indécise, avec un large balancement de houle ; et l’on sentait dans ses profondeurs une force incalculable, et comme l’énergie d’un élément. Puis tous se mirent à chanter : « Des lampions ! des lampions ! » Plusieurs fenêtres ne s’éclairaient pas ; des cailloux furent lancés dans leurs carreaux. M. Dambreuse jugea prudent de s’en aller. Les deux jeunes gens le reconduisirent.
Il prévoyait de grands désastres. Le peuple, encore une fois, pouvait envahir la Chambre, et, à ce propos, il raconta comment il serait mort le 15 mai, sans le dévouement d’un garde national.
— Mais c’est votre ami, j’oubliais ! votre ami, le fabricant de faïences, Jacques Arnoux !
Les gens de l’émeute l’étouffaient ; ce brave citoyen l’avait pris dans ses bras et déposé à l’écart. Aussi, depuis lors, une sorte de liaison s’était faite.
— Il faudra un de ces jours dîner ensemble, et, puisque vous le voyez souvent, assurez-le que je l’aime beaucoup. C’est un excellent homme, calomnié, selon moi ; et il a de l’esprit, le mâtin ! Mes compliments encore une fois ! bien le bonsoir !…
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre, dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils », n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. Frédéric avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain.
L’hôtel où ils logèrent se distinguait des autres par un jet d’eau clapotant au milieu de sa cour. Les portes des chambres s’ouvraient sur un corridor, comme dans les monastères. Celle qu’on leur donna était grande, fournie de bons meubles, tendue d’indienne, et silencieuse, vu la rareté des voyageurs. Le long des maisons, des bourgeois inoccupés passaient ; puis, sous leurs fenêtres, quand le jour tomba, des enfants dans la rue firent une partie de barres ; — et cette tranquillité, succédant pour eux au tumulte de Paris, leur causait une surprise, un apaisement.
Le matin de bonne heure, ils allèrent visiter le château. Comme ils entraient par la grille, ils aperçurent sa façade tout entière, avec les cinq pavillons à toits aigus et son escalier en fer à cheval se déployant au fond de la cour, que bordent de droite et de gauche deux corps de bâtiments plus bas. Des lichens sur les pavés se mêlent de loin au ton fauve des briques ; et l’ensemble du palais, couleur de rouille comme une vieille armure, avait quelque chose de royalement impassible, une sorte de grandeur militaire et triste.
Enfin, un domestique, portant un trousseau de clefs, parut. Il leur montra d’abord les appartements des reines, l’oratoire du Pape, la galerie de François Ier, la petite table d’acajou sur laquelle l’Empereur signa son abdication, et, dans une des pièces qui divisaient l’ancienne galerie des Cerfs, l’endroit où Christine fit assassiner Monaldeschi. Rosanette écouta cette histoire attentivement ; puis, se tournant vers Frédéric :
— C’était par jalousie, sans doute ? Prends garde à toi !
Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient une lumière blanche ; de la poussière ternissait légèrement les poignées des espagnolettes, le pied de cuivre des consoles ; des nappes de grosses toiles cachaient partout les fauteuils ; on voyait au-dessus des portes des chasses Louis XV, et çà et là des tapisseries représentant les dieux de l’Olympe, Psyché ou les batailles d’Alexandre.
Quand elle passait devant les glaces, Rosanette s’arrêtait une minute pour lisser ses bandeaux.
Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ils arrivèrent dans la salle des Fêtes.
Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé en compartiments octogones, rehaussé d’or et d’argent, plus ciselé qu’un bijou, et par l’abondance des peintures qui couvrent les murailles depuis la gigantesque cheminée où des croissants et des carquois entourent les armes de France, jusqu’à la tribune pour les musiciens, construite à l’autre bout, dans la largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment l’outremer des cintres ; et, du fond des bois, dont les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon, il semblait venir un écho des hallalis poussés dans les trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesses et des seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, époque de science ingénue, de passions violentes et d’art somptueux, quand l’idéal était d’emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres. La plus belle de ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la figure de Diane chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette femme.
— Quelle femme ?
— Diane de Poitiers !
Il répéta :
— Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit : « Ah ! ». Ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :
— Tu t’ennuies peut-être ?
— Non, non, au contraire !
Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot
— Ça rappelle des souvenirs !
Cependant, on apercevait sur sa mine un effort, une intention de respect ; et, comme cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric l’excusa.
L’étang des carpes la divertit davantage. Pendant un quart d’heure, elle jeta des morceaux de pain dans l’eau, pour voir les poissons bondir.
Frédéric s’était assis près d’elle, sous les tilleuls. Il songeait à tous les personnages qui avaient hanté ces murs, Charles-Quint, les Valois, Henri IV, Pierre le Grand, Jean-Jacques Rousseau et « les belles pleureuses des premières loges », Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe ; il se sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux ; une telle confusion d’images l’étourdissait, bien qu’il y trouvât du charme pourtant.
Enfin ils descendirent dans le parterre.
C’est un vaste rectangle, laissant voir d’un seul coup d’œil ses larges allées jaunes, ses carrés de gazon, ses rubans de buis, ses ifs en pyramide, ses verdures basses et ses étroites plates-bandes, où des fleurs clairsemées font des taches sur la terre grise. Au bout du jardin, un parc se déploie, traversé dans toute son étendue par un long canal.
Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties, l’éternelle misère de tout ; et cette exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait démesurément. Ils s’en retournèrent à l’hôtel.
Après leur déjeuner, on leur amena une voiture découverte. Ils sortirent de Fontainebleau par un large rond-point, puis montèrent au pas une route sablonneuse dans un bois de petits pins. Les arbres devinrent plus grands ; et le cocher, de temps à autre, disait : « Voici les Frères-Siamois, le Pharamond, le Bouquet-du-Roi… » n’oubliant aucun des sites célèbres, parfois même s’arrêtant pour les faire admirer.
Ils entrèrent dans la futaie de Franchard. La voiture glissait comme un traîneau sur le gazon ; des pigeons qu’on ne voyait pas roucoulaient ; tout à coup, un garçon de café parut ; et ils descendirent devant la barrière d’un jardin où il y avait des tables rondes. Puis, laissant à gauche les murailles d’une abbaye en ruines, ils marchèrent sur de grosses roches, et atteignirent bientôt le fond de la gorge.
Elle est couverte, d’un côté, par un entremêlement de grès et de genévriers, tandis que, de l’autre, le terrain presque nu s’incline vers le creux du vallon, où, dans la couleur des bruyères, un sentier fait une ligne pâle ; et on aperçoit tout au loin un sommet en cône aplati, avec la tour d’un télégraphe par derrière.
Une demi-heure après, ils mirent pied à terre encore une fois pour gravir les hauteurs d’Aspremont.
Le chemin fait des zigzags entre les pins trapus sous des rochers à profils anguleux ; tout ce coin de la forêt a quelque chose d’étouffé, d’un peu sauvage et de recueilli. On pense aux ermites, compagnons des grands cerfs portant une croix de feu entre leurs cornes, et qui recevaient avec de paternels sourires les bons rois de France, agenouillés devant leur grotte. Une odeur résineuse emplissait l’air chaud, des racines à ras du sol s’entrecroisaient comme des veines. Rosanette trébuchait dessus, était désespérée, avait envie de pleurer.
Mais, tout au haut, la joie lui revint, en trouvant sous un toit de branchages une manière de cabaret, où l’on vend des bois sculptés. Elle but une bouteille de limonade, s’acheta un bâton de houx ; et, sans donner un coup d’œil au paysage que l’on découvre du plateau, elle entra dans la Caverne-des-Brigands, précédée d’un gamin portant une torche.
Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau.
Un peintre en blouse bleue travaillait au pied d’un chêne, avec sa boîte à couleurs sur les genoux. Il leva la tête et les regarda passer.
Au milieu de la côte de Chailly, un nuage, crevant tout à coup, leur fit rabattre la capote. Presque aussitôt la pluie s’arrêta ; et les pavés des rues brillaient sous le soleil quand ils rentrèrent dans la ville.
Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur apprirent qu’une bataille épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette et son amant n’en furent pas surpris. Puis tout le monde s’en alla, l’hôtel redevint paisible, le gaz s’éteignit, et ils s’endormirent au murmure du jet d’eau dans la cour.
Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup, la Mare-aux-Fées, le Long-Rocher, la Marlotte ; le surlendemain, ils recommencèrent au hasard, comme leur cocher voulait, sans demander où ils étaient, et souvent même négligeant les sites fameux.
Ils se trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme un sofa et couvert d’une toile à raies déteintes ! Les fossés pleins de broussailles filaient sous leurs yeux, avec un mouvement doux et continu. Des rayons blancs traversaient comme des flèches les hautes fougères ; quelquefois, un chemin, qui ne servait plus, se présentait devant eux, en ligne droite ; et des herbes s’y dressaient çà et là, mollement. Au centre des carrefours, une croix étendait ses quatre bras ; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des arbres morts, et de petits sentiers courbes, en se perdant sous les feuilles, donnaient envie de les suivre ; au même moment, le cheval tournait, ils y entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de la mousse avait poussé au bord des ornières profondes.
Ils se croyaient loin des autres, bien seuls. Mais tout à coup passait un garde-chasse avec son fusil, ou une bande de femmes en haillons, traînant sur leur dos de longues bourrées.
Quand la voiture s’arrêtait, il se faisait un silence universel ; seulement, on entendait le souffle du cheval dans les brancards, avec un cri d’oiseau très faible, répété.
La lumière, à de certaines places éclairant la lisière du bois, laissait les fonds dans l’ombre ; ou bien, atténuée sur les premiers plans par une sorte de crépuscule, elle étalait dans les lointains des vapeurs violettes, une clarté blanche. Au milieu du jour, le soleil, tombant d’aplomb sur les larges verdures, les éclaboussait, suspendait des gouttes argentines à la pointe des branches, rayait le gazon de traînées d’émeraudes, jetait des taches d’or sur les couches de feuilles mortes ; en se renversant la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des arbres. Quelques-uns, d’une altitude démesurée, avaient des airs de patriarches et d’empereurs, ou se touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts comme des arcs de triomphe ; d’autres, poussés dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près de tomber.
Cette foule de grosses lignes verticales s’entr’ouvrait. Alors, d’énormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux jusqu’à la surface des vallées où s’avançait la croupe d’autres collines dominant des plaines blondes, qui finissaient par se perdre dans une pâleur indécise.
Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l’âme comme l’orgueil d’une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause.
La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres, à l’écorce blanche et lisse, entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venait une file de minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme des tuyaux d’orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter. Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient les uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère. Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite, ils traversaient des clairières monotones, plantées d’un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient ; c’était, au flanc d’une colline, une compagnie de carriers battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. Frédéric disait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin ; Rosanette détournait la tête, en affirmant que « ça la rendrait folle », et s’en allait cueillir des bruyères. Leurs petites fleurs violettes, tassées les unes près des autres, formaient des plaques inégales, et la terre qui s’écroulait de dessous mettait comme des franges noires au bord des sables pailletés de mica.
Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulations symétriques ; çà et là, tels que des promontoires sur le lit desséché d’un océan, se levaient des roches ayant de vagues formes d’animaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient ; et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s’en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés.
Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils avaient des heures de silence où, se laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la taille, il l’écoutait parler pendant que les oiseaux gazouillaient, observait presque du même coup d’œil les raisins noirs de sa capote et les baies des genévriers, les draperies de son voile, les volutes des nuages ; et, quand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des bois. Ils s’amusaient de tout ; ils se montraient, comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus aux buissons, des trous pleins d’eau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux papillons qui les suivaient ; ou bien, à vingt pas d’eux, sous les arbres, une biche marchait, tranquillement, d’un air noble et doux, avec son faon côte à côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour l’embrasser.
Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se présentant tout à coup, lui montra dans une boîte trois vipères. Elle se jeta vivement contre Frédéric ; il fut heureux de ce qu’elle était faible et de se sentir assez fort pour la défendre.
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, s’avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d’anguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion. Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage, en Italie, dans leur lune de miel.
Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge.
Le ciel d’un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s’appuyait à l’horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit d’une maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l’eau secouait légèrement des perches plantées au bord pour tenir des filets ; une nasse d’osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là. Près de l’auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d’un puits ; chaque fois qu’ils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne.
Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir.
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne, il s’étendait la tête sur ses genoux, à l’abri de son ombrelle ; ou bien, couchés sur le ventre au milieu de l’herbe, ils restaient l’un en face de l’autre, à se regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés d’eux-mêmes, s’en assouvissant toujours, puis les paupières entre-fermées, ne parlant plus.
Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements de tambour. C’était la générale que l’on battait dans les villages, pour aller défendre Paris.
— Ah ! tiens ! l’émeute ! disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle.
Et ils causaient de n’importe quoi, de choses qu’ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle l’entretenait de sa femme de chambre et de son coiffeur. Un jour, elle s’oublia à dire son âge : vingt-neuf ans ; elle devenait vieille.
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détails sur elle-même. Elle avait été « demoiselle dans un magasin », avait fait un voyage en Angleterre, commencé des études pour être actrice ; tout cela sans transitions, et il ne pouvait reconstruire un ensemble. Elle en conta plus long, un jour qu’ils étaient assis sous un platane, au revers d’un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite fille, nu-pieds dans la poussière, faisait paître une vache. Dès qu’elle les aperçut, elle vint leur demander l’aumône ; et, tenant d’une main son jupon en lambeaux, elle grattait de l’autre ses cheveux noirs qui entouraient comme une perruque à la Louis XIV, toute sa tête brune, illuminée par des yeux splendides.
— Elle sera bien jolie plus tard, dit Frédéric.
— Quelle chance pour elle si elle n’a pas de mère ! reprit Rosanette.
— Hein ? comment ?
— Mais oui ; moi, sans la mienne…
Elle soupira, et se mit à parler de son enfance. Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse. Elle servait son père comme apprentie. Le pauvre bonhomme avait beau s’exténuer, sa femme l’invectivait et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait leur chambre, avec les métiers rangés en longueur contre les fenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le lit peint en acajou, une armoire en face, et la soupente obscure où elle avait couché jusqu’à quinze ans. Enfin un monsieur était venu, un homme gras, la figure couleur de buis, des façons de dévot, habillé de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une conversation, si bien que, trois jours après… Rosanette s’arrêta, et, avec un regard plein d’impudeur et d’amertume :
— C’était fait !
Puis, répondant au geste de Frédéric :
— Comme il était marié, il aurait craint de se compromettre dans sa maison, on m’emmena dans un cabinet de restaurateur, et on m’avait dit que je serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.
Dès la porte, la première chose qui m’a frappée, c’était un candélabre de vermeil, sur une table où il y avait deux couverts. Une glace au plafond les reflétait, et les tentures des murailles, en soie bleue, faisaient ressembler tout l’appartement à une alcôve. Une surprise m’a saisie. Tu comprends, un pauvre être qui n’a jamais rien vu ! Malgré mon éblouissement j’avais peur. Je désirais m’en aller. Je suis restée pourtant.
Le seul siège qu’il y eût était un divan contre la table. Il a cédé sous moi avec mollesse, la bouche du calorifère dans le tapis m’envoyait une haleine chaude, et je restai là sans rien prendre. Le garçon qui se tenait debout m’a engagée à manger. Il m’a versé tout de suite un grand verre de vin ; la tête me tournait, j’ai voulu ouvrir la fenêtre, il m’a dit : — Non, mademoiselle, c’est défendu. Et il m’a quittée. La table était couverte d’un tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne m’a semblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, et j’attendais toujours. Je ne sais quoi l’empêchait de venir. Il était très tard, minuit au moins, je n’en pouvais plus de fatigue ; en repoussant un des oreillers pour mieux m’étendre, je rencontre sous ma main une sorte d’album, un cahier ; c’étaient des images obscènes… Je dormais dessus, quand il est entré.
Elle baissa la tête, et demeura pensive.
Les feuilles autour d’eux susurraient ; dans un fouillis d’herbes, une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une onde sur le gazon ; et le silence était coupé à intervalles rapides par le broutement de la vache qu’on ne voyait plus.
Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d’elle, fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main.
— Comme tu as souffert, pauvre chérie !
— Oui, dit-elle, plus que tu ne crois !… Jusqu’à vouloir en finir ; on m’a repêchée.
— Comment ?
— Ah ! n’y pensons plus !… Je t’aime, je suis heureuse ! embrasse-moi.
Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe.
Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la misère ? À quel amant devait-elle son éducation ? Que s’était-il passé dans sa vie jusqu’au jour où il était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.
— Par la Vatnaz.
— N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au Palais-Royal, avec eux deux ?
Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
— Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce temps-là !
Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
— N’importe !… On l’aime tout de même, ce chameau-là !
— Encore, maintenant ? dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
— Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent ! D’ailleurs, je ne te trouve pas gentil pour ta victime.
— Ma victime ?
Rosanette lui prit le menton.
— Sans doute !
Et, zézayant à la manière des nourrices :
— Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait dodo avec sa femme !
— Moi ! jamais de la vie !
Rosanette sourit. Il fut blessé de son sourire, preuve d’indifférence, crut-il. Mais elle reprit doucement, et avec un de ces regards qui implorent le mensonge :
— Bien sûr ?
— Certainement !
Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d’une autre.
— De qui donc ?
— Mais de vous, ma toute belle !
— Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m’agaces !
Il jugea prudent d’inventer une histoire, une passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette personne, du reste, l’avait rendu fort malheureux.
— Décidément, tu n’as pas de chance ! dit Rosanette.
— Oh ! oh ! peut-être ! voulant faire entendre par là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion, de même que Rosanette n’avouait pas tous ses amants pour qu’il l’estimât davantage, car au milieu des confidences les plus intimes, il y a toujours des restrictions, par fausse honte, délicatesse, pitié. On découvre chez l’autre ou dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre ; on sent, d’ailleurs, que l’on ne serait pas compris ; il est difficile d’exprimer exactement quoi que ce soit ; aussi les unions complètes sont rares.
La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l’horizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avoua qu’elle souhaitait faire dire une messe « pour que ça porte bonheur à notre amour ».
D’où venait donc qu’elle lui avait résisté pendant si longtemps ? Elle n’en savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le serrant dans ses bras :
— C’est que j’avais peur de t’aimer trop, mon chéri !
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri et montrant le papier à Rosanette, déclara qu’il allait partir immédiatement.
— Pourquoi faire ?
— Mais pour le voir, le soigner !
— Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine ?
— Viens avec moi.
— Ah ! que j’aille me fourrer dans une bagarre pareille ! Merci bien !
— Cependant, je ne peux pas…
— Ta ta ta ! Comme si on manquait d’infirmiers dans les hôpitaux ! Et puis, qu’est-ce que ça le regardait encore, celui-là ? Chacun pour soi !
Il fut indigné de cet égoïsme, et il se reprocha de n’être pas là-bas avec les autres. Tant d’indifférence aux malheurs de la patrie avait quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant une heure.
Puis elle le supplia d’attendre, de ne pas s’exposer.
— Si par hasard on te tue !
— Eh ! je n’aurai fait que mon devoir !
Rosanette bondit. D’abord, son devoir était de l’aimer. C’est qu’il ne voulait plus d’elle, sans doute ! Ça n’avait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu !
Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il n’était pas facile de s’en retourner à Paris. La voiture des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas, la diligence du Bourbonnais ne passerait que tard dans la nuit, et serait peut-être pleine ; on n’en savait rien. Quand il eut perdu beaucoup de temps à ces informations, l’idée lui vint de prendre la poste. Le maître de poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric n’ayant point de passeport. Enfin, il loua une calèche (la même qui les avait promenés) et ils arrivèrent devant l’hôtel du Commerce, à Melun, vers cinq heures.
La place du Marché était couverte de faisceaux d’armes. Le préfet avait défendu aux gardes nationaux de se porter sur Paris. Ceux qui n’étaient pas de son département voulaient continuer leur route. On criait. L’auberge était pleine de tumulte.
Rosanette, prise de peur, déclara qu’elle n’irait pas plus loin, et le supplia encore de rester. L’aubergiste et sa femme se joignirent à elle. Un brave homme qui dînait s’en mêla, affirmant que la bataille serait terminée d’ici à peu ; d’ailleurs il fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui donna sa bourse, l’embrassa vivement, et disparut.
Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgés avaient de distance en distance coupé les rails, et le cocher refusa de le conduire plus loin ; ses chevaux, disait-il, étaient « rendus ».
Par sa protection cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante francs, sans compter le pourboire, consentit à le mener jusqu’à la barrière d’Italie. Mais, à cent pas de la barrière, son conducteur le fit descendre et s’en retourna. Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa la baïonnette. Quatre hommes l’empoignèrent en vociférant :
— C’en est un ! Prenez garde ! Fouillez-le ! Brigand ! Canaille !
Et sa stupéfaction fut si profonde, qu’il se laissa entraîner au poste de la barrière, dans le rond-point même où convergent les boulevards des Gobelins et de l’Hôpital et les rues Godefroy et Mouffetard.
Quatre barricades formaient, au bout des quatre voies, d’énormes talus de pavés ; des torches çà et là grésillaient ; malgré la poussière qui s’élevait, il distingua des fantassins de la ligne et des gardes nationaux, tous le visage noir, débraillés, hagards. Ils venaient de prendre la place, avaient fusillé plusieurs hommes ; leur colère durait encore. Frédéric dit qu’il arrivait de Fontainebleau au secours d’un camarade blessé logeant rue Bellefond ; personne d’abord ne voulut le croire ; on examina ses mains, on flaira même son oreille pour s’assurer qu’il ne sentait pas la poudre.
Cependant, à force de répéter la même chose, il finit par convaincre un capitaine, qui ordonna à deux fusiliers de le conduire au poste du Jardin des Plantes.
Ils descendirent le boulevard de l’Hôpital. Une forte brise soufflait. Elle le ranima.
Ils tournèrent ensuite par la rue du Marché-aux-Chevaux. Le Jardin des Plantes, à droite, faisait une grande masse noire ; tandis qu’à gauche, la façade entière de la Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait comme un incendie, et des ombres passaient rapidement sur les carreaux.
Les deux hommes de Frédéric s’en allèrent. Un autre l’accompagna jusqu’à l’École polytechnique.
La rue Saint-Victor était toute sombre, sans un bec de gaz ni une lumière aux maisons. De dix minutes en dix minutes, on entendait :
— Sentinelles ! prenez garde à vous !
Et ce cri, jeté au milieu du silence, se prolongeait comme la répercussion d’une pierre tombant dans un abîme.
Quelquefois, un battement de pas lourds s’approchait. C’était une patrouille de cent hommes au moins ; des chuchotements, de vagues cliquetis de fer s’échappaient de cette masse confuse ; et, s’éloignant avec un balancement rythmique, elle se fondait dans l’obscurité.
Il y avait au centre des carrefours un dragon à cheval, immobile. De temps en temps, une estafette passait au grand galop, puis le silence recommençait. Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé un roulement sourd et formidable ; le cœur se serrait à ces bruits différant de tous les bruits ordinaires. Ils semblaient même élargir le silence, qui était profond, absolu, un silence noir. Des hommes en blouse blanche abordaient les soldats, leur disaient un mot, et s’évanouissaient comme des fantômes.
Le poste de l’École polytechnique regorgeait de monde. Des femmes encombraient le seuil, demandant à voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait au Panthéon transformé en dépôt de cadavres, et on n’écoutait pas Frédéric. Il s’obstina, jurant que son ami Dussardier l’attendait, allait mourir. On lui donna enfin un caporal pour le mener au haut de la rue Saint-Jacques, à la mairie du xiie arrondissement.
La place du Panthéon était pleine de soldats couchés sur de la paille. Le jour se levait. Les feux de bivac s’éteignaient.
L’insurrection avait laissé dans ce quartier-là des traces formidables. Le sol des rues se trouvait, d’un bout à l’autre, inégalement bosselé. Sur les barricades en ruines, il restait des omnibus, des tuyaux de gaz, des roues de charrettes ; de petites flaques noires, en de certains endroits, devaient être du sang. Les maisons étaient criblées de projectiles, et leur charpente se montrait sous les écaillures du plâtre. Des jalousies, tenant par un clou, pendaient comme des haillons. Les escaliers ayant croulé, des portes s’ouvraient sur le vide. On apercevait l’intérieur des chambres avec leurs papiers en lambeaux ; des choses délicates s’y étaient conservées, quelquefois. Frédéric observa une pendule, un bâton de perroquet, des gravures.
Quand il entra dans la mairie, les gardes nationaux bavardaient intarissablement sur les morts de Bréa116 et de Négrier117, du représentant Charbonnel118 et de l’archevêque de Paris119. On disait que le duc d’Aumale était débarqué à Boulogne, Barbès, enfui de Vincennes ; que l’artillerie arrivait de Bourges et que les secours de la province affluaient. Vers trois heures, quelqu’un apporta de bonnes nouvelles ; des parlementaires de l’émeute étaient chez le président de l’Assemblée.
Alors, on se réjouit ; et, comme il avait encore douze francs, Frédéric fit venir douze bouteilles de vin, espérant par là hâter sa délivrance. Tout à coup, on crut entendre une fusillade. Les libations s’arrêtèrent ; on regarda l’inconnu avec des yeux méfiants ; ce pouvait être Henri V.
Pour n’avoir aucune responsabilité, ils le transportèrent à la mairie du xie arrondissement, d’où on ne lui permit pas de sortir avant neuf heures du matin.
Il alla en courant jusqu’au quai Voltaire. À une fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise pleurait, les yeux levés. La Seine coulait paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient.
Frédéric traversait le Carrousel quand une civière vint à passer. Le poste, tout de suite, présenta les armes, et l’officier dit en mettant la main à son shako :
— Honneur au courage malheureux !
Cette parole était devenue presque obligatoire ; celui qui la prononçait paraissait toujours solennellement ému. Un groupe de gens furieux escortait la civière, en criant :
— Nous vous vengerons ! nous vous vengerons !
Les voitures circulaient sur le boulevard, et des femmes devant les portes faisaient de la charpie. Cependant, l’émeute était vaincue ou à peu près ; une proclamation de Cavaignac, affichée tout à l’heure, l’annonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de mobiles parut. Alors, les bourgeois poussèrent des cris d’enthousiasme ; ils levaient leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient, voulaient les embrasser, leur offrir à boire, et des fleurs jetées par des dames tombaient des balcons.
Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit comment Dussardier avait reçu sa blessure.
Le samedi, au haut d’une barricade, dans la rue Lafayette, un gamin enveloppé d’un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux : « Allez-vous tirer contre vos frères ! » Comme ils s’avançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la barricade, et, d’un coup de savate, abattu l’insurgé en lui arrachant le drapeau. On l’avait retrouvé sous les décombres, la cuisse percée d’un lingot de cuivre. Il avait fallu débrider la plaie, extraire le projectile. Mlle Vatnaz était arrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le quittait plus.
Elle préparait avec intelligence tout ce qu’il fallait pour les pansements, l’aidait à boire, épiait ses moindres désirs, allait et venait plus légère qu’une mouche, et le contemplait avec des yeux tendres.
Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de revenir tous les matins ; un jour qu’il parlait du dévouement de la Vatnaz, Dussardier haussa les épaules.
— Eh non ! c’est par intérêt !
— Tu crois ?
Il reprit :
— J’en suis sûr ! sans vouloir s’expliquer davantage.
Elle le comblait de prévenances, jusqu’à lui apporter les journaux où l’on exaltait sa belle action. Ces hommages paraissaient l’importuner. Il avoua même à Frédéric l’embarras de sa conscience.
Peut-être qu’il aurait dû se mettre de l’autre bord, avec les blouses ; car enfin on leur avait promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues. Leurs vainqueurs détestaient la République ; et puis, on s’était montré bien dur pour eux ! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait, cependant ; et le brave garçon était torturé par cette idée qu’il pouvait avoir combattu la justice.
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l’eau, n’avait rien de ces angoisses120.
Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l’ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage ; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d’une détonation, ils croyaient qu’on allait tous les fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur, qu’il leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre. La lampe suspendue à la voûte avait l’air d’une tache de sang ; et de petites flammes vertes et jaunes voltigeaient, produites par les émanations du caveau. Dans la crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès les premières marches, le président se rejeta en arrière, épouvanté par l’odeur des excréments et des cadavres. Quand les prisonniers s’approchaient d’un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction pour les empêcher d’ébranler les grilles, fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s’étaient pas battus voulaient se signaler. C’était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois ; et, en dépit de la victoire, l’égalité (comme pour le châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes ; car le fanatisme des intérêts équilibra les délires du besoin, l’aristocratie eut les fureurs de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra pas moins hideux que le bonnet rouge. La raison publique était troublée comme après les grands bouleversements de la nature. Des gens d’esprit en restèrent idiots pour toute leur vie.
Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé le 26 à Paris avec les Nogentais, au lieu de s’en retourner en même temps qu’eux, il avait été s’adjoindre à la garde nationale qui campait aux Tuileries ; et il fut très content d’être placé en sentinelle devant la terrasse du bord de l’eau. Au moins, là, il les avait sous lui, ces brigands ! Il jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne pouvait se retenir de les invectiver.
Un d’eux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d’une voix lamentable :
— Du pain !
— Est-ce que j’en ai, moi !
D’autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant :
— Du pain !
Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue ; et, porté jusqu’à la voûte par le flot qui l’étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois :
— Du pain !
— Tiens ! en voilà ! dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil121.
Il y eut un énorme hurlement, puis, rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté.
Après quoi, M. Roque s’en retourna chez lui ; car il possédait, rue Saint-Martin, une maison où il s’était réservé un pied-à-terre ; et les dommages causés par l’émeute à la devanture de son immeuble n’avaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu’il s’était exagéré le mal. Son action de tout à l’heure l’apaisait, comme une indemnité.
Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit, tout de suite, que son absence trop longue l’avait inquiétée ; elle avait craint un malheur, une blessure.
Cette preuve d’amour filial attendrit le père Roque. Il s’étonna qu’elle se fût mise en route sans Catherine.
— Je l’ai envoyée faire une commission, répondit Louise.
Et elle s’informa de sa santé, de choses et d’autres ; puis, d’un air indifférent, lui demanda si par hasard il n’avait pas rencontré Frédéric.
— Non ! pas le moins du monde !
C’était pour lui seul qu’elle avait fait le voyage.
Quelqu’un marcha dans le corridor.
— Ah ! pardon…
Et elle disparut.
Catherine n’avait point trouvé Frédéric. Il était absent depuis plusieurs jours, et son ami intime, M. Deslauriers, habitait maintenant la province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir parler. Elle s’appuyait contre les meubles.
— Qu’as-tu ? qu’as-tu donc ? s’écria son père.
Elle fit signe que ce n’était rien, et par un grand effort de volonté se remit.
Le traiteur d’en face apporta la soupe. Mais le père Roque avait subi une trop violente émotion. « Ça ne pouvait pas passer », et il eut au dessert une espèce de défaillance. On envoya chercher vivement un médecin, qui prescrivit une potion. Puis, quand il fut dans son lit, M. Roque exigea le plus de couvertures possible, pour se faire suer. Il soupirait, il geignait.
— Merci, ma bonne Catherine ! — Baise ton pauvre père, ma poulette ! Ah ! ces révolutions !
Et, comme sa fille le grondait de s’être rendu malade en se tourmentant pour elle, il répliqua :
— Oui ! tu as raison ! Mais c’est plus fort que moi ! Je suis trop sensible !
90. L’avocat venait de partir, étant nommé commissaire en province. — « Le Gouvernement avait partout remplacé les anciens préfets et les sous-préfets par des commissaires, choisis, autant que possible, parmi les républicains de la veille, c’est-à-dire parmi ceux qui n’avaient pas attendu la proclamation de la République pour se déclarer ses partisans. Mais le nombre de ces républicains de race et d’instinct était si restreint que force avait été de choisir un grand nombre de commissaires parmi les républicains du lendemain, hommes de toutes les opinions, ou pour mieux dire sans opinion, qui s’étaient bruyamment ralliés à la République après l’événement. » (Jules Trousset, Histoire d’un siècle, t. IX, p. 62.)
91. … Les hommes de Caussidière. — Caussidière (1808-1861) avait été dessinateur à Lyon. Il prit part à l’insurrection d’avril 1834 et fut condamné par la Cour des pairs. Il fut amnistié en 1837. Caussidière devint préfet de police après la Révolution de 1848. Il organisa, sous le nom de Montagnards, un corps de police, composé d’anciens combattants de Février et de membres des sociétés secrètes. Ces policiers improvisés portaient des blouses bleues, des ceintures rouges et des grands sabres. Caussidière fut accusé de complicité dans l’affaire du 15 mai 1848 ; le 26 août, l’Assemblée constituante autorisa des poursuites contre lui. Caussidière se réfugia à Londres et ne rentra en France qu’en 1861.
92. Lamartine. — Lamartine eut d’abord un immense succès au lendemain de la Révolution de Février. Il fut élu à l’Assemblée constituante par dix départements, et la Seine le plaça avec 250,000 voix à la tête de ses 34 représentants. Mais une réaction ne tarda pas à se produire contre lui. Le 10 mai 1848, il ne fut placé que le quatrième sur la liste des cinq membres nommés par l’Assemblée pour la Commission exécutive. Il quitta le pouvoir avec ses collègues lors des journées de Juin et son rôle devint fort effacé. Il ne réunit que 7,910 voix pour l’élection à la présidence de la République. Il ne fut pas réélu en 1849 et n’entra à l’Assemblée législative que grâce à une élection partielle dans le département du Loiret.
93. Ledru-Rollin. — Ledru-Rollin (1809-1874) fut élu député du Mans en 1841. Il prit part à la campagne des banquets réformistes. En 1848, il devint membre du Gouvernement provisoire et ministre de l’Intérieur. Trois départements, la Seine, la Saône-et-Loire et l’Algérie l’envoyèrent à l’Assemblée constituante. L’étoile de Ledru-Rollin ne tarda pas à pâlir. Il ne fut nommé que le dernier comme membre de la Commission exécutive. Candidat à la présidence de la République contre Louis-Napoléon et Cavaignac, il n’obtint que 370,000 voix. Ledru-Rollin fut réélu à l’Assemblée législative. Chef de l’émeute du Conservatoire (13 juin 1849), il passa en Angleterre et fut condamné par contumace à la déportation. En 1870, il fut élu député à l’Assemblée nationale par trois départements, mais donna bientôt sa démission et se retira de la politique.
94. Dupont (de l’Eure). — Dupont (de l’Eure) (1767-1855) était un ancien avocat au Parlement de Normandie. Il fut membre du Conseil des Cinq-Cents, président à la Cour impériale de Rouen, député en 1814 et pendant les Cent-Jours. Réélu constamment de 1817 à 1848, il fut un des chefs du parti libéral sous la Restauration, garde des sceaux après la Révolution de Juillet jusqu’au 27 décembre 1830, député de l’opposition sous Louis-Philippe, président du Gouvernement provisoire en 1848, député à l’Assemblée constituante ; il ne fut pas réélu en 1849.
95. Albert. — Albert avait été successivement ouvrier mécanicien, puis employé chez un fabricant de boutons. En 1840 il avait fondé le journal l’Atelier. En 1848 il prit part à la Révolution de Février et fut nommé membre du Gouvernement provisoire, surtout à titre de représentant des ouvriers. Albert fut vice-président de la Commission du Luxembourg et député de la Seine à l’Assemblée constituante. À la suite de la journée du 15 mai, il fut déporté à Belle-Isle.
96. Blanqui. — Blanqui avait été enfermé au Mont-Saint-Michel après l’affaire du 12 mai 1839. Mis en liberté après la Révolution de Février, il vint à Paris et fonda le club de la Société républicaine centrale. Il prit une part prépondérante à la journée du 15 mai 1848, puis fut emprisonné à Belle-Isle.
97. Le sac des châteaux de Neuilly et de Suresnes. — Le château de Neuilly, résidence de prédilection de Louis-Philippe, fut mis à sac le 25 février 1848.
Le château de Rothschild, à Suresnes, subit le même sort au milieu des cris de : « à l’accapareur ! »
98. Les troubles de Lyon. — À Lyon, les ouvriers avaient dévasté les manufactures et détruit les machines.
99. La circulaire de Ledru-Rollin. — Avant les élections à l’Assemblée constituante, Ledru-Rollin, ministre de l’Intérieur, envoya une circulaire aux commissaires du Gouvernement provisoire pour leur recommander de préparer le succès des républicains éprouvés, « les républicains de la veille », comme on disait alors.
100. Le cours forcé des billets de Banque. — L’argent s’était épuisé et la Banque de France fut sur le point de suspendre ses payements. On décréta le cours forcé des billets de banque ; mais, pour éviter une dépréciation, l’émission des billets à cours forcé fut limitée à 250 millions.
101. L’impôt des quarante-cinq centimes. — Le 16 mars 1848, sur la proposition de Garnier-Pagès, le Gouvernement provisoire décida une augmentation de 45 centimes p. 100 sur les quatre contributions directes. Cette mesure mécontenta beaucoup le pays.
102. Flocon. — Flocon (1800-1866) avait été rédacteur en chef de la Réforme. En 1848, il fut membre du Gouvernement provisoire, ministre du Commerce, député de la Seine à l’Assemblée constituante.
Flocon échoua aux élections de 1849 à l’Assemblée législative, dirigea un journal à Colmar, fut proscrit lors du coup d’État et mourut en Suisse.
103. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l’organisation immédiate du travail. — Le 25 février 1848, une manifestation tumultueuse eut lieu à l’Hôtel de Ville. « C’est la question sociale qui surgit. Ceux qui ont fait la Révolution vont-ils mourir de faim, comme après 1830 ? Telle est, en réalité, le point d’interrogation qui se dresse en ce moment.
« On ouvre la pétition. Elle demande : l’organisation du travail ; le droit au travail garanti ; le minimum assuré pour l’ouvrier et sa famille en cas de maladie ; le travailleur sauvé de la misère, lorsqu’il est incapable de travailler.
« En quelques mots, le pétitionnaire, dont l’animation ne tarde pas à cesser, invoque les souffrances et la vie précaire des ouvriers, qui meurent de privation au milieu des richesses qu’ils produisent ; cette question qui se dresse tout à coup, surprend plupart des membres du Gouvernement provisoire, qui n’y sont pas préparés. Lamartine et plusieurs autres ont ignoré jusque-là qu’il y eût vraiment une question sociale. Ils croyaient que quelques esprits dévoyés avaient imaginé ce moyen de se mettre en évidence. Ils se révoltèrent d’abord à l’idée de donner satisfaction aux prolétaires : « Vous me couperez la main avant que je signe cela ! », s’écria Lamartine. Mais Louis Blanc plaida chaleureusement la cause des ouvriers, Garnier-Pagès se laissa convertir le premier, et paraissant à une fenêtre, apaisa la multitude en lui faisant des promesses. La proclamation suivante fut aussitôt rédigée et signée par tous les membres du Gouvernement : « Le Gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail et à garantir du travail à tous les citoyens ; il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail ; il rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile. » (Jules Trousset, Histoire d’un siècle, t. IX, p. 40.)
104. L’Assemblée nationale fut fondée le 29 février 1848. Rédigée par d’anciens fonctionnaires de la Monarchie de Juillet, elle combattit la politique du Gouvernement provisoire. Suspendue après les journées de Juin, elle reparut le 7 août suivant.
105. Il avait défendu les bureaux de la Presse. — Avant les élections à l’Assemblée constituante, Émile de Girardin avait posé, dans la Presse, la question de savoir ce que ferait le Gouvernement provisoire si les députés ne proclamaient pas la République. De là cette agression organisée par des clubistes contre son journal.
106. Quand on envahit la Chambre… — Le 15 mai 1848, la Chambre fut envahie par des manifestants, qui l’occupèrent pendant plusieurs heures, proclamant la dissolution de l’Assemblée et un nouveau Gouvernement provisoire. L’émeute fut réprimée par la garde nationale et la garde mobile.
107. Les conférences du Luxembourg. — « Le 28 février, une députation des disciples et des partisans de la doctrine étatiste de Louis Blanc, suivie d’environ 2,000 ouvriers, se présenta à l’Hôtel de Ville pour demander la création d’un ministère du progrès, destiné à organiser le travail. Louis Blanc insista vivement pour donner à la résolution un sens social en mettant un terme à l’exploitation des prolétaires.
« La majorité du Conseil répondit qu’il existait un ministère des Travaux publics et que cela paraissait suffisant. La discussion devint pénible. Louis Blanc, que l’on avait admis, ainsi que les autres secrétaires, à faire partie du Gouvernement provisoire, offrit de donner sa démission, ce qui, dans les circonstances présentes, aurait eu des circonstances désastreuses et pouvait même faire naître une guerre civile. Ses collègues refusèrent sa démission, et pour concilier toutes les opinions, offrirent une transaction qui consistait à nommer une commission qui élaborerait toutes les questions relatives au travail et à l’amélioration matérielle des ouvriers. Louis Blanc, nommé président de cette Commission, avec Albert pour vice-président, rédigea de suite un décret constitutif, dont il donna lecture au peuple assemblé sur la place de l’Hôtel de Ville. Les ouvriers se retirèrent en criant : Vive la République ! et en chantant la Marseillaise.
« Le siège de la Commission fut fixé au Luxembourg, La première séance eut lieu le 1er mars.
« Cette création fut d’abord accueillie avec une certaine sympathie, parce qu’on espéra que des discussions paisibles entre patrons et ouvriers produiraient la conciliation et l’apaisement. Les premières questions que l’on débattit furent celles des heures de travail et du marchandage. Après une discussion approfondie, des résolutions furent adoptées et soumises au Gouvernement qui les formula en décret le 2 mars. La journée de travail fut diminuée d’une heure, et réduite, à Paris, de onze à dix heures ; en province, de douze à onze heures.
« Le marchandage fut aboli, c’est-à-dire qu’il fut défendu à des ouvriers de prendre à tâche un travail pour le faire faire par d’autres ouvriers, sur lesquels ils prélèvent un bénéfice qui va quelquefois jusqu’à la moitié du prix payé par le patron. Le marchandage est un abus, sans doute ; mais c’est l’un des mille détails de la question sociale. Son abolition fut très maladroite en ce moment de crise. Les intermédiaires ont souvent leur utilité et sont quelquefois même indispensables à certaines industries ; l’abus réside surtout dans les bénéfices exagérés qu’ils prélèvent sur l’ouvrier, ce qui leur a valu le nom populaire de buveurs de sueur. Le décret qui les supprimait devait rester sans effet. Il ne fit que mécontenter une foule de petits bourgeois qui avaient acclamé la Révolution de Février. Ce ne fut pas son seul résultat. Les intermédiaires ne prirent, pendant quelque temps, de l’ouvrage que pour eux seuls et n’en donnèrent pas aux ouvriers, qui restèrent sans travail et encombrèrent les ateliers nationaux. Les patrons, dont les affaires périclitaient, par suite de la crise, ne firent presque plus travailler…
« Au Luxembourg, la Commission présidée par Louis Blanc siégeait dans la salle éclatante d’or, de peintures et de moulures, où les pairs de France se réunissaient auparavant. La conférence prenait un aspect grave et presque solennel, comme pour mériter le titre de pairie ouvrière, qu’on lui donnait quelquefois ; là se trouvaient des économistes, des socialistes, des ouvriers et des patrons soucieux de résoudre le problème si intéressant, mais si complexe de l’organisation du travail. Parmi ce parlement en blouse, on remarquait trois bonnets féminins : c’étaient trois déléguées des brocheuses, des coloristes et des pileuses. Les huissiers de l’ancienne pairie, en grand costume, avec frac noir, cravate blanche et épée, faisaient leur service comme si rien n’eût été changé. Les délégués des corporations ne discutaient que les théories de Louis Blanc, ce qui enlevait à leur enquête tout caractère d’indépendance… » (Jules Trousset, Histoire d’un siècle, t. IX, p. 52, 53, 54, 60 et 61.)
108. Les ateliers nationaux. — « Les Ateliers nationaux, ouverts en vertu du décret du 27 février, avaient été constitués de la manière suivante. Tous les ouvriers sans travail y étaient admis ; ils étaient groupés militairement par escouades, brigades, compagnies. Quel que fût leur métier, maçons, ciseleurs, tapissiers, ébénistes, cordonniers, terrassiers de profession, ils étaient uniformément employés à des terrassements, en particulier aux terrassements nécessités par la construction de la gare Saint-Lazare et de la gare Montparnasse. Le salaire était de deux francs par jour : on eut dès le premier jour dix mille ouvriers. Comme on ne pouvait pas les utiliser tous à la fois sur les chantiers, on donna néanmoins à ceux qui ne travaillaient pas 1 fr. 50, et l’on établit un roulement de travail et de repos entre les équipes. La possibilité de gagner trente sous sans rien faire, attira aux Ateliers nationaux nombre de paresseux et de vagabonds, qui accoururent même de la province.
« D’autre part l’agitation socialiste, effrayant la bourgeoisie, avait amené l’arrêt presque complet du commerce ; faute de commande, les ateliers privés se fermaient, et par là de nouveaux contingents d’ouvriers sans travail affluèrent aux Ateliers nationaux. On y comptait plus de 60,000 hommes au milieu d’avril et, quoique l’on eût diminué les salaires, ramenés à 8 francs par semaine, 117,000 au mois de mai. Comme tous les travaux utiles étaient achevés, on les employait à déplacer des pavés, à remuer de la terre pour rien, au Champ de Mars ; il en coûtait plus de 150,000 francs par jour à l’État.
« Cette ruineuse organisation des Ateliers nationaux s’était faite malgré les protestations de Louis Blanc. Présentée comme l’application de son système, elle n’en était pas même la caricature. Louis Blanc eût voulu que les ouvriers fussent groupés d’après leur profession, et que le Gouvernement se bornât à leur prêter l’argent nécessaire au fonctionnement d’ateliers qu’ils organiseraient et exploiteraient eux-mêmes, à leurs risques et périls. L’expérience fut faite par des tailleurs, auxquels on donna l’entreprise de l’habillement de la garde nationale ; elle réussit. Les Ateliers nationaux furent organisés contre Louis Blanc, par un de ses collègues du Gouvernement provisoire, Marie, dont le but, de son propre aveu, était de ruiner la popularité de Louis Blanc et de démontrer aux ouvriers que les théories sur l’organisation du travail étaient « vides, fausses et inapplicables ». L’expérience faite sans bonne foi avait coûté des millions inutilement gaspillés ; elle allait coûter des flots de sang. » (Albert Malet, Histoire contemporaine, p. 394.)
109. Malgré la loi contre les attroupements. — Grâce à cette loi, de nombreuses arrestations eurent lieu sur les boulevards.
110. Vive Napoléon ! — Louis Napoléon était rentré en France après la Révolution de Février.
« Il accourut à Paris et adressa la lettre suivante au Gouvernement provisoire :
Le peuple de Paris ayant détruit, par son héroïsme, les derniers vestiges de l’invasion étrangère, j’arrive de l’exil me ranger sous le drapeau de la République, qu’on vient de proclamer. Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du Gouvernement provisoire, et les assurer de mon dévouement à la cause qu’ils représentent, comme de ma sympathie pour leurs personnes.
Recevez, Messieurs, l’assurance de ces sentiments.
« Malgré cette adhésion spontanée de Louis-Napoléon à la République, le Gouvernement provisoire ne crut pas prudent de l’autoriser à séjourner en France, tant que l’Assemblée nationale n’aurait pas décidé du sort des anciennes familles régnantes que les lois tenaient exilées.
« Louis-Napoléon retourna en Angleterre.
« Il laissait à Paris quelques amis dévoués, qui travaillèrent avec ardeur à réunir les éléments d’un parti napoléonien. Des journaux furent créés, des brochures répandues, tous les moyens de propagande mis en œuvre pour populariser le nom de Louis-Napoléon. La prodigieuse influence que le souvenir de l’Empereur exerçait encore sur le peuple des villes et des campagnes rendait cette tâche facile. Aussi eut-elle un succès aussi rapide que considérable. Dès les premiers jours de mai jusqu’aux journées de Juin, le cri de « Vive Napoléon ! » fut souvent le cri dominant dans les agitations populaires. » (Eugène Ténot, Paris en décembre 1851, p. 8 et 9.)
111. À bas Marie ! — C’était Marie qui avait soutenu, avec beaucoup de véhémence, à la tribune de l’Assemblée, le projet de loi sur les attroupements.
112. Le bannissement des d’Orléans. — L’Assemblée constituante vota le bannissement des d’Orléans le 26 mai 1848. Le lendemain, elle abrogeait la loi de bannissement contre les Bonaparte.
113. Proudhon. — Proudhon (1809-1865) avait publié, en en 1840, son fameux mémoire : Qu’est-ce que la Propriété ? Après la Révolution de Février il fonda le Représentant du Peuple, qui fut bientôt supprimé. Député de la Seine, il développa à la tribune de l’Assemblée constituante (31 juillet 1848) ses théories sociales en présentant un projet d’impôt sur le revenu, qui fut repoussé. De 1848 à 1850, il fonda successivement trois journaux, qui succombèrent sous les condamnations : le Peuple, la Voix du Peuple, puis de nouveau le Peuple. Le 31 janvier 1849, il créa sa Banque du Peuple, mais fut interrompu dans cette œuvre par une condamnation à trois ans de prison pour délit de presse.
114. Considérant. — Considérant avait donné sa démission de capitaine du génie pour se consacrer à la propagande fouriériste. À la mort de Fourier (1837) il prit la direction de la Phalange, qui fut remplacée en 1845 par un organe quotidien, la Démocratie pacifique. Considérant fut député à la Constituante et à la Législative.
115. Grâce à M. de Falloux. — M. de Falloux avait été nommé rapporteur dans la question des Ateliers nationaux et avait conclu à leur dissolution immédiate.
116. Bréa. — Le général Bréa fut tué par les insurgés à la barrière de Fontainebleau, le 25 juin.
117. Négrier. — Le général de Négrier (1788-1848) fut tué le 25 juin.
118. Le représentant Charbonnel. — Le représentant Charbonnel fut tué place de la Bastille, le 25 juin.
119. L’archevêque de Paris. — Mgr Affre (1793-1848), qui tomba victime de son héroïsme pendant les journées de Juin, était archevêque de Paris depuis 1840. Il avait été successivement professeur à Saint-Sulpice, grand vicaire de Luçon (1821), d’Amiens (1823), coadjuteur de Strasbourg (1839).
120. Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l’eau. — 1,500 prisonniers furent enfermés sous la terrasse des Tuileries.
121. Tiens ! en voilà ! dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil. — « Pendant la nuit du 26 au 27, l’autorité militaire, voulant donner un peu d’air à cette horrible prison (la terrasse des Tuileries), fit sortir 250 détenus et les confia aux gardes nationaux de province. Pendant que ceux-ci les emmenaient, l’un d’eux, qui était ivre, fit partir son fusil ; les autres crurent que les prisonniers se révoltaient et tirèrent dans le tas ; les postes d’alentour accoururent et tirèrent, dans l’obscurité, sur les provinciaux comme sur les insurgés. En quelques instants, 200 morts ou blessés jonchèrent le sol. » (Jules Trousset, Histoire d’un siècle, t. IX, p. 162 et 163.)