L’Éducation en Angleterre/Chapitre X

Librairie Hachette (p. 129-137).

WESTMINSTER



La vieille abbaye d’Édouard le Confesseur tient cachée dans les plis de sa robe de pierre, comme pour l’isoler du mouvement et du bruit de la grande ville, une école près de laquelle vous avez peut-être maintes fois passé sans vous en douter. Sur la place qu’emplit une incessante circulation, le parlement se dresse avec sa grosse tour à horloge ; plus près, la statue de lord Beaconsfield, au pied de laquelle ses fidèles viennent déposer, au jour anniversaire de sa mort, des bouquets de primevères. Si l’on se dirige à gauche, on rencontre le vaste aquarium où tout Français qui a eu deux soirées à tuer à Londres se souvient d’avoir vu beaucoup d’animaux savants, mais pas un poisson. Il faut tourner le dos à cette bizarre construction et pénétrer sous une voûte en ogive ; c’est là ! On se trouve soudain dans un square paisible entouré de maisons à l’aspect honnête : au centre, des garçons bien mis jouent au ballon ou au tennis, selon la saison ; un ou deux policemen, quelques vieux personnages qui prennent l’air, et quand on lève les yeux la masse sombre de l’église abbatiale qui file vers le ciel, soutenue par ses épais contre-forts : voilà le paysage !

Westminster est une école en transformation, à cheval sur un présent très indécis, entre un passé et un avenir qui ne se ressemblent pas du tout ; on dirait un fils de famille, obligé de travailler de ses mains pour ne pas mourir de faim à côté de son blason. Quand la reine Élisabeth l’établit en 1560, l’école était située presque hors de Londres, dans un milieu sain ; la faveur royale lui assurait une longue prospérité et une forte dotation, et la plus haute aristocratie y envoyait ses enfants. Les circonstances ont changé maintenant, mais du moins subsiste-t-il de précieux vestiges de cette splendeur. Les élèves de Westminster sont privilégiés de maintes façons. L’abbaye leur sert de chapelle et nul n’a le droit de les en chasser. Quand, au service d’actions de grâces du jubilé, il a fallu faute de place restreindre le nombre des billets mis à la disposition des hauts fonctionnaires et du corps diplomatique, cette mesure n’a point été étendue aux jeunes messieurs qui se prélassaient dans une des tribunes élevées pour la circonstance. À la chambre des communes, ils jouissent d’un avantage analogue. La salle est petite, mais ils ont toujours le droit d’y faire admettre au moins trois des leurs. Au printemps de 1886, alors qu’avait lieu la lutte contre le Home Rule bill, on s’étouffait chaque soir pour entendre parler M. Gladstone qui se prodiguait, les membres s’asseyaient les uns sur les autres et, dans le public, on eût fait des bassesses pour avoir une carte. Chaque fois que j’eus la chance d’assister aux séances, je retrouvai trois élèves de Westminster qui écoutaient de toutes leurs oreilles ; l’un d’eux surtout, toujours le même, semblait absorbé dans l’attention qu’il prêtait aux orateurs ; j’aurais voulu savoir son nom ; peut-être sera-ce quelque grand ministre comme lord John Russell, quelque grand citoyen comme Warren Hastings, lesquels ont contribué, avec Locke, Dryden, Christophe Wren, Gibbon et bien d’autres, à illustrer l’école de Westminster.

Ces privilèges ont leur valeur, comme on le voit ; mais il n’y a pas de jubilé tous les ans et on peut entendre M. Gladstone ailleurs qu’au parlement ; les parents se font ces réflexions et trouvent d’autre part que, dans ce quartier londonien, les maisons poussent mieux que les arbres, préfèrent ne pas y mettre leurs enfants, et cela se comprend. Il ne reste donc plus en fait d’internes que les 40 scholars établis par Élisabeth et environ 55 élèves résidant dans deux boarding houses ; tous les autres, au nombre de 140, sont externes. Les collèges de Londres se trouvaient dans l’alternative ou de se transporter à la campagne, ou de devenir des externats. Charterhouse, nous l’avons vu, a pris le premier parti ; Westminster prend le second. Il y a bien un procédé mixte qu’ont employé les directeurs de la grande école de Saint-Paul : ils ont quitté la cité pour s’établir à l’extrémité de Londres, dans le quartier d’Hammersmith. Là on est assez loin du centre malsain et enfumé pour avoir des internes, et d’autre part beaucoup de parents sont venus se loger aux environs ; l’Underground (chemin de fer souterrain) met en communications rapides avec la cité ceux qui y ont des affaires quotidiennes, et ils peuvent avoir leurs enfants auprès d’eux sans préjudice pour la santé de ceux-ci. Mais, à Westminster, on a pensé que, si l’on n’adoptait pas cette mesure radicale : le transfert à la campagne, il fallait respecter les souvenirs historiques et demeurer à l’ombre de l’abbaye ; après bien des tergiversations, on est resté, et il semble désormais à peu près certain qu’on ne bougera pas.

Le head master s’en félicite. Bien qu’il n’aime pas beaucoup les public schools et Eton en particulier, il admet qu’il faut des collèges comme ceux-là ; mais lui, personnellement, se place à un point de vue très différent : il songe à la classe moyenne et voudrait voir l’instruction secondaire plus répandue. Sans doute il y a des bourses nombreuses qui procurent à l’élite de cette classe une éducation très raffinée ; mais rien qu’à l’élite. Et puis, il est grand admirateur de l’externat ; il espère que cette combinaison qui permet aux enfants de rester près de leurs parents et fait ainsi du bien aux uns et aux autres, entrera complètement dans les mœurs ; et il ajoute que l’externe est le seul qui pourra mener de front la vie athlétique indispensable à sa formation physique, et le travail intellectuel avec les développements qu’exigera bientôt l’opinion publique. Attend-il quelque chose du gouvernement ? Oui et non. Une loi unique et égalitaire, supprimant les vieux privilèges et l’autonomie des collèges et les ramenant tous au même type, serait désastreuse si elle était possible ; mais un diplôme, une sanction donnée aux études par l’État constituerait une amélioration.

Cela dit, nous commençons la visite de l’école par une promenade à travers les classes de français, de mathématiques, de grec, d’histoire, de philosophie et de physique. Derrière moi s’introduit dans l’une des classes un gros livre qui fait sa tournée aussi, et sur lequel le professeur inscrit quelques noms ; je ne sais pas ce qu’ont fait ceux qui les portent, mais évidemment ce sont des victimes. J’ai alors le souvenir très net d’un registre semblable vu fréquemment dans mon enfance, qui n’est pas encore loin : on y marquait les absents et retardataires ; cette opération faite, ceux-ci ne pouvaient plus rentrer qu’avec une demi-douzaine de billets explicatifs. Renseignements pris, le gros livre, à Westminster, s’appelle le « detention book ». Il contient la liste de ceux qui, n’ayant pas su leurs leçons ou fait leurs devoirs, devront travailler pendant la récréation… Voilà une triste et misérable innovation pleine de dangers pour l’avenir ; mais le professeur, qui se met à rire de ma mine déconfite, m’assure qu’on ne peut agir autrement ni recourir à d’autres moyens de punition dans un externat.

Les 40 Queen’s scholars qui sont admis au concours et ne conservent leurs scholarships que s’ils passent d’une façon satisfaisante un examen annuel, ne payent que £ 30 (750 francs), à la différence des boarders, qui payent £ 95 (2 375 francs) ; il y a des demi-pensionnaires qui payent £ 54 (1 350 francs) et des externes : ceux-ci, pour £ 14 par an, peuvent en plus du tarif les concernant (£ 30) prendre au collège le repas de midi. On invite les parents, s’ils demeurent trop loin, à choisir cet arrangement plutôt que de laisser les enfants aller au restaurant, comme cela s’est fait parfois, non sans inconvénient. Ces prix sont fort élevés ; ce n’est pas encore là de l’éducation « for the million ». Les scholars habitent dans une grande galerie divisée en « cubicles » par des cloisons. À Noël, ces cloisons disparaissent momentanément et la galerie devient une salle de théâtre où, depuis des temps immémoriaux, les élèves jouent devant un public choisi… une comédie de Térence.

Dans les play-rooms, beaucoup de journaux illustrés : à côté, une vaste bibliothèque avec un salon confortable, mis à la disposition des élèves. Leur champ de cricket est malheureusement assez loin. Dans les galeries du fameux cloître attenant à l’abbaye est installé un gymnase ouvert à des heures déterminées : en use qui veut ; pour le moment, on y fait quelque chose qui ressemble à de l’escrime, avec plus de conviction que d’adresse.

Souhaitons à Westminster de brillantes destinées dans la voie nouvelle où l’école est engagée. Mais puisse-t-elle se transformer complètement en externat ! Ce n’est pas assez que les externes y dominent ; il faudrait qu’ils y fussent seuls ; le mélange des externes et des internes n’est guère satisfaisant d’ordinaire.