L’Éducation des adolescents au XXe siècle/Volume III/Chapitre V

Félix Alcan (Volume IIIp. 95-104).

La Culture de la Conscience

La doctrine du Respect mutuel constitue une manière de législation à laquelle la conscience individuelle doit servir de pouvoir exécutif.

De l’essence de la conscience nous ne disputerons pas. Elle existe chez tout être humain ; ce fait incontesté nous suffira.

Elle existe sous trois types, toujours les mêmes. La conscience de l’homme est endormie : c’est le cas de la majorité ; ou bien elle est dévoyée : c’est la trop nombreuse exception ; ou bien elle est alerte : c’est l’élite.

Il est très ingénieux de comparer la conscience à un tribunal puisqu’elle provoque un interrogatoire et un jugement. Mais il faut alors l’entourer de tout ce qui est nécessaire au bon fonctionnement d’un tribunal : à savoir — en plus de l’interrogatoire et du jugement — l’instruction, les plaidoiries et le réquisitoire.

Qu’on me permette d’aborder tout de suite — pour l’écarter — ce sujet brûlant : la confession. Dès qu’on parle d’examen de conscience, l’image du confessionnal se dresse avec les arguments passionnés de ceux qui le fréquentent et de ceux qui le redoutent. Or la confession est un sacrement destiné à alléger le poids des péchés en apportant au cœur contrit le pardon de Dieu. C’est donc premièrement une institution d’ordre religieux dont le principe échappe ici à nos investigations. C’est, en second lieu, une institution qui vise surtout la faute commise. Le rôle de la conscience, tel que nous avons à le délimiter, est autrement vaste puisqu’il s’agit non seulement de redresser mais de prévoir, non seulement de crimes ou de délits mais d’actes encore inaccomplis, de simples projets.

Le sommeil de la conscience est celui d’un tribunal auquel on négligerait longtemps de suite d’avoir recours et dont le juge complètement assoupi ne serait plus capable d’entendre la plainte du demandeur.

L’homme n’est pas pour cela garanti contre tous remords. S’il se prépare à mal agir, un vague malaise l’en avertit. Quand il a mal agi, une sourde inquiétude le tourmente. Mais les rouages de la conscience sont rouillés et ne fonctionnent pas au-delà. En vain s’adresse-t-on à la volonté pour les mettre en mouvement. Ce n’est pas facile d’improviser une instruction impartiale, de bien conduire un interrogatoire. Quant à l’avocat de la partie lésée, il ne se présente même pas. Son adversaire a beau jeu. Si réquisitoire il y a, il sera si rapide et prononcé d’une voix si faible qu’à peine pourra-t-on l’entendre. Et voilà ce simulacre d’audience clos sans que le juge soit sorti de sa léthargie. Telle est la conscience endormie.

La conscience dévoyée fonctionne, elle, avec vigueur et ostentation. Elle a dans l’histoire plus d’un modèle. Que de procès politiques ont déshonoré la justice. Il y a des consciences installées sur le même plan que certains tribunaux corrompus. L’orgueil, le vice ou la peur y rendent des arrêts qu’applique aussitôt une force aveuglée ou mercenaire. Exception, avons nous dit… certes ! Mais exception trop multipliée. L’intérieur de ces consciences dévoyées présente un affreux spectacle. Le pire est qu’elles n’appartiennent pas toujours à des criminels mais à des êtres socialement étiquetés comme « honnêtes gens ». Bien des criminels possèdent des consciences endormies alors que des citoyens honorés pour la tenue extérieure de leur existence laissent entrevoir les bas-fonds de leurs consciences dévoyées.

La conscience alerte l’est à un degré plus ou moins marqué. Elle n’atteint pas à la perfection qui n’est pas de ce monde mais elle maintient l’homme sur la brèche de sa propre imperfection, prêt à lutter honnêtement contre lui-même.

La conscience alerte est souvent inexperte, maladroite, parce qu’elle n’a pas été éduquée et entraînée comme elle devait l’être.

Il faut se garder de faire germer dans ce sol délicat la plante douteuse qu’on nomme le scrupule. Il risque d’en sortir toute une végétation fâcheusement touffue. Le scrupule se multiplie sans mesure et produit l’hésitation, la timidité, l’inquiétude maladive. Sa façon de s’exprimer, c’est le point d’interrogation. Il le pose inlassablement et n’y répond pas. Pour reprendre notre comparaison, il provoque le tribunal à une sorte de session perpétuelle où les causes enchevêtrées et toujours renaissantes ne seraient somme toute ni bien instruites, ni sainement plaidées, ni définitivement jugées. Le résultat d’une telle activité n’offre pas de garanties. Il est assez fréquent comme l’a écrit un romancier moraliste « qu’une conscience scrupuleuse et une âme égoïste se prêtent un appui réciproque ».

La conscience ne doit siéger que lorsqu’il y a matière. Et cette matière ne comprend pas les mille et un détails de la vie quotidienne devant lesquels on ne saurait, sans graves inconvénients, s’arrêter préventivement.

Ainsi que nous l’indiquions tout à l’heure, l’instinct moral avertit quand un procès s’impose. Il faut que, dès l’adolescence, l’homme soit dressé à tendre l’oreille pour recueillir cet avertissement de façon à commencer aussitôt l’instruction c’est à dire l’examen du fait et des circonstances et la recherche de la partie lésée.

Ce qui importe avant tout dans la série de ces opérations, c’est l’ordre. La franchise a chance de découler de l’ordre ; au contraire elle se manifeste malaisément sans son aide.

L’objet de la poursuite doit être dégagé rapidement, isolé autant que possible d’autres faits qui en compliqueraient l’examen et bien mis en lumière avec les circonstances au milieu desquelles il apparaît.

La recherche de la partie lésée ne peut être infirmée par l’argument commode : cela ne fait de tort à personne. Cet argument n’est jamais de mise. Il y a toujours une partie lésée, fût-ce la loi morale qui veut ici être considérée comme personne civile. Elle a ses droits à faire valoir.

Le prévenu a aussi les siens : le prévenu c’est-à-dire soi-même. Il ne convient pas qu’une fausse humilité étouffe sa voix. L’humilité qu’il ne faut jamais confondre avec la modestie est une assez piètre vertu. Elle sert de paravent à bien des vilenies. « Moi ver de terre, moi plus méprisable que le néant… » En ces termes le fidèle est invité dans certains manuels de piété à s’exprimer pour implorer Dieu de lui pardonner ses péchés. Combien absurdes apparaissent de telles expressions !… Le mécanisme de la conscience ne doit pas jouer unilatéralement. Le prévenu a droit d’assembler les éléments de sa défense et c’est en examinant ces éléments qu’il apprend à apprécier la valeur de ses actes.

L’interrogatoire est une opération à laquelle un long atavisme a donné un cachet presque instinctif. L’expression « interroger sa conscience » ne serait pas si courante si elle ne répondait à quelque chose d’usuel. Si l’interrogatoire est trop souvent écourté ou « saboté », c’est qu’on néglige de l’entourer des formes voulues, de le préparer avec un peu de solennité.

Ne pensons pas surtout qu’il faille en tout ceci faire appel à la vertu, personne d’accès intimidant pour la faiblesse moyenne et qu’on salue de loin sans éprouver en général un ardent désir de grimper jusqu’à elle. L’aide de la vertu n’est pas essentielle au bon fonctionnement de la conscience. Ce fonctionnement repose presque exclusivement sur des habitudes d’esprit.

Mais dira-t-on alors, à quoi bon ces opérations puisque le jugement rendu sera dépourvu de sanction. Car si l’homme peut parfois s’employer à réparer envers autrui les graves préjudices que sa conscience lui déclare avoir été commis par sa faute, dans la majorité des cas, la réparation est pratiquement impossible. Et alors ? Doit-on s’infliger une « pénitence » ?… Non. Ce serait puéril et sans portée. Mais voici la merveille que récèle la conscience. Ce tribunal n’a pas besoin de sanction car le prononcé du jugement se suffit à lui-même. Si l’acte condamné est déjà accompli et non réparable ou si la condamnation anticipée n’a pas réussi à en empêcher l’accomplissement, le remords naît aussitôt.

Il n’est point de vie normale ici bas si elle n’est accompagnée de remords. L’homme sans remords est un monstre. Bien loin de fuir les siens, tout être sain doit les cultiver et les entretenir comme on ferait des tombes d’un cimetière. Et de temps à autre, il visitera ce cimetière pour le plus grand bien de son âme. Le remords pas plus que la tombe ne doit peser sur la vie au point d’en arrêter l’élan ; mais leur rôle est de régler cet élan et d’en modérer la fougue afin de le contenir dans les bornes utiles au bien général.