L’Éducation des adolescents au XXe siècle/Volume III/Chapitre IV

Félix Alcan (Volume IIIp. 82-94).

Le Respect de l’Individualité

Les croyances et la condition d’un homme ne suffisent pas à dessiner son individualité. Celle-ci résulte de qualités et de défauts personnels entre lesquels il est très difficile même à qui le connait bien, de déméler ce qui doit être accepté de ce qui peut être combattu. L’on admet que les parents au foyer, les maîtres à l’école, les camarades à l’université, à l’atelier ou au régiment ont les uns le devoir, et tous le droit de raboter l’homme depuis l’enfance jusqu’à ce que, devenu adulte, son âge à défaut de sa valeur ou des services déjà rendus lui aient acquis le privilège de s’imposer en bloc avec les agréments et les imperfections d’un caractère désormais fixé dans ses traits fondamentaux.

Cette question des rapports de l’autonomie individuelle avec la société et de l’action et de la réaction de l’une sur l’autre, c’est en quelque sorte toute la philosophie sociale. Sans prétendre en aborder la complexe et difficile étude, il est opportun de mettre en relief les trois points sur lesquels — de nos jours tout au moins et étant donné les principes qui servent de bases à la civilisation générale — la Société doit à l’homme le respect de son individualité : à savoir sa carrière, son mariage et ses opinions.

Par carrière, il faut entendre ici : métier, profession, occupation. Et cela implique que tout homme doit avoir une profession ou une occupation déterminée. Pendant très longtemps on a reconnu au rentier le droit de « vivre de ses rentes ». La formule, du temps de Louis Philippe, comportait même quelque éloge pour celui à qui elle s’appliquait. Si le rentier témoignait par surcroît de l’intérêt à une œuvre ou à une pensée altruistes d’un ordre quelconque, il devenait aussitôt « homme de bien ». Nous en jugeons autrement. Nous tendons à ne plus admettre que la jouissance de la fortune héritée constitue une carrière. La Société moderne s’attribue en conséquence le droit de se montrer sévère vis-à-vis du citoyen qui n’en a suivi aucune. Mais ce principe posé, il y aurait danger à pousser plus loin et à permettre à l’opinion d’apprécier le degré d’utilité d’un chacun. L’opinion n’est pas assez avertie ou même assez éclairée pour se justifier d’un semblable classement. Telle entreprise jugée par elle oiseuse se tourne souvent en un bienfait pour l’humanité.

De vieilles habitudes mentales troublent cette question de la carrière. Ainsi nous sommes portés à exalter celui qui ressent une « vocation » et nous lui comparons désavantageusement celui qui cherche tout simplement à faire son chemin en mettant d’accord ses facultés hésitantes avec ses intérêts probables. Or le second a souvent beaucoup plus de mérite que le premier auquel recherches et tâtonnements sont épargnés. De par son étymologie du reste, le terme vocation ne devrait être employé que lorsqu’il s’agit du sacerdoce. Parler de vocation agricole ou archéologique n’est pas une expression très bien choisie. Il n’en reste pas moins que l’adolescent incliné par un goût prononcé vers une carrière précise est privilégié. Aussi doit-on se garder non pas de l’éclairer, s’il y a lieu, sur les inconvénients inaperçus de cette carrière, mais de lui opposer une fin de non-recevoir ou de multiplier autour de lui les obstacles décourageants. Les parents se croient parfois autorisés à le faire au nom de traditions familiales injustifiables, à moins qu’ils n’obéissent à de simples préjugés de caste moins légitimes encore.

Il n’est pas prouvé du tout que l’État ait aujourd’hui un intérêt quelconque à voir certaines professions — même la profession militaire — se cristalliser héréditairement dans les familles. Très probablement son intérêt est inverse, les Démocraties gagnant au total quand, dans leur sein, les spécialismes se mêlent et se pénètrent entre eux. Au surplus toute profession honnêtement recherchée et pratiquée est honorable et il n’y a plus de blason qui puisse être terni de ce chef.

Un autre préjugé d’ancienne date s’attache aux changements de carrière. On dirait qu’il y ait là comme un vague déshonneur et que l’homme, en abandonnant une profession pour une autre, avoue de la sorte avoir échoué — et par sa faute — dans celle qu’il avait d’abord embrassée. Ceci a pu être de quelque exactitude au temps où la plupart des hommes voyaient leur existence s’écouler tout entière dans le coin de pays où le hasard les avait fait naître. L’instabilité matérielle des sociétés démocratiques et les facilités de transport issues de l’application industrielle des découvertes scientifiques ont changé tout cela. Vous ne devez aucun compte à vos concitoyens des orientations nouvelles réalisées par vous en cours de route.

On ne peut réclamer des intéressés qu’ils envisagent le mariage du simple point de vue évangélique. Ce serait trop beau… et la Société ne s’en trouverait pas aussi bien que d’aucuns se l’imaginent. Il est normal que ce qu’on appelle d’un mot à la fois vague et précis, les « convenances », soient appelées à intervenir en cette affaire. Ne consulter que le seul attrait, c’est peut-être préparer de nombreux divorces. Or là même où le divorce est accepté légalement et religieusement, il convient de n’y voir qu’un pis-aller. Les parents sont donc sages en apportant à leurs fils les conseils d’une expérience plus longue et plus assise que la leur. Ceux-ci sont eux-mêmes bien venus à demander à la raison de contrôler leur sentiment si toutefois, cela va sans dire, le devoir ne dresse pas devant eux ces impérieuses prescriptions qu’aucune considération sociale ne devrait permettre de discuter.

Mais une fois le mariage accompli, et si nul déshonneur n’y est attaché, au nom de quel pouvoir des tiers s’érigeraient-ils en censeurs et viendraient-ils demander compte à un homme de l’usage qu’il a fait de la première de ses libertés ?

Les opinions, souvent associées aux croyances, en diffèrent totalement et ne peuvent être appréciées d’après les mêmes principes. Lorsque cette association se produit, c’est que la vie politique n’est pas tout à fait normale et l’Église dont l’action se trouve ainsi en jeu est, en général, la première à en souffrir.

Le terme « opinions » évoque aussitôt le spectre des partis politiques. Or les partis ne jouissent pas d’une excellente réputation. On les rend volontiers responsables de mille maux ; on les déclare coupables de délits multiples, parfois de crimes inexpiables ! Il suffit pourtant de se demander ce que deviendraient sans eux la plupart des États civilisés pour constater la nécessité de leur intervention dans la vie publique. Ils y constituent comme une sorte de cran d’arrêt sur la pente qui, par la stagnation, conduirait à l’anarchie ou à la décomposition. Seulement cette institution veut être considérée de façon plus large que nous ne sommes accoutumés de le faire. L’existence des partis politiques n’est pas dépendante du régime parlementaire et leur activité ne se traduit pas nécessairement par le renversement d’un cabinet. Il s’agit d’un phénomène permanent, inhérent à l’état de société organisée.

La manière dont un homme adhère à un parti politique, s’y comporte et en sort prête infailliblement à des soupçons de la part des partis adverses. On tendra à l’accuser d’avoir obéi à des mobiles peu respectables plutôt qu’à une conviction désintéressée. Or une conviction désintéressée est chose rare et ceux qui profèrent l’accusation ont bien des chances de n’en point parler en connaissance de cause. Il y faut, en effet, une culture historique approfondie, de longues réflexions et, en plus, une suffisante expérience de la vie impliquant que l’homme a déjà atteint un certain âge. Beaucoup d’opinions sont héritées ou acceptées sans contrôle par le fait du milieu : on les honore de façon imméritée en les qualifiant de traditionnelles. Remarquons que presque toujours leur acceptation comporte certains avantages matériels, sociaux… dont on se trouverait privé en arborant de nouvelles couleurs. Il n’en est pas ainsi seulement dans des centres aristocratiques : tel gros fermier, tel petit industriel, tel commerçant en détail se sentent plus ou moins dominés par les opinions de leur voisinage ou de leur clientèle.

Voilà donc deux points à prendre en considération : la difficulté pour la majorité des citoyens d’avoir des opinions personnelles et la pesée sur eux des opinions toutes faites professées par le milieu auquel ils appartiennent ou dans lequel ils se meuvent. Mais ce n’est pas tout. Les intérêts professionnels interviennent forcément dans la question et leur intervention n’est nullement illégitime. Exigera-t-on d’un agriculteur son adhésion au libre-échange, s’il a besoin du protectionnisme, sous le prétexte que l’intérêt supérieur de l’État doit primer le sien. Il faudrait d’abord le convaincre que tel est bien l’intérêt supérieur de l’Etat. Il ne s’agit point ici d’une vérité mathématique ; c’est un vieux thème à disputes et la dispute continue. Si les radicaux sont libre-échangistes et les conservateurs, protectionnistes, notre agriculteur soutiendra les conservateurs et nul ne saurait lui en faire un sérieux grief. Tout au plus dans un conflit comme celui relatif à l’interdiction de l’absinthe pourra-t-on demander à l’intéressé de s’incliner devant les exigences indiscutables du bien public et de la morale.

De même le fonctionnaire qui voit inscrire dans le programme d’un candidat une mesure dont dépend l’amélioration du sort des siens est naturellement enclin à lui donner son suffrage. Donc, troisième point : intervention inévitable des intérêts professionnels dans le choix du parti. Nous avons enfin un quatrième point à considérer, à savoir le jeu des ambitions individuelles. Il est double ; il s’exerce pour pousser un homme à se servir du parti en vue d’obtenir un mandat politique et ensuite de ce mandat pour acquérir une situation sociale plus importante. Inutile de dire que l’on côtoie ainsi toutes sortes de précipices mais, dans une démocratie, le principe de ces ambitions étagées n’est pas en lui-même repréhensible. Etant entendu que nous ne parlons pas de la démocratie idéale que pourraient constituer les cohortes angéliques mais des démocraties imparfaites, à formes monarchiques ou républicaines, que les hommes édifient ici bas, il convient de se montrer indulgent aux manifestations de l’ambition. Surtout ne pas perdre de vue que, dans ce domaine également, il advient à celui qui est parvenu d’exiger de celui qui aspire à parvenir des vertus que lui-même n’a pas l’occasion de pratiquer si tant est qu’il en soit capable.

Ces quatre points sur le détail desquels il n’y a pas lieu d’insister davantage nous amèneront à conclure à la quasi impossibilité de connaître de façon sûre la genèse et la valeur vraie des opinions de chacun ; d’où il résulte que le risque de verser dans la calomnie est ici considérable et fréquent. Or rien n’est pire au sein d’une société démocratique que la calomnie ; elle s’y comporte en quelque sorte comme dans un bouillon de culture. Ses ravages s’y exercent triplement : elle aigrit et dévoie souvent celui qu’elle atteint ; elle avilit toujours celui qui la profère ; elle finit presque toujours par abaisser la collectivité au sein de laquelle elle a pris racine.