L’Éducation anglaise en France/Chapitre XII

Librairie Hachette (p. 186-193).

CHAPITRE xii

UN DISCOURS DE PAUL BERT

Le 9 juin 1881, à l’inauguration des nouveaux bâtiments de l’école Alsacienne, fut prononcé un discours qui différa singulièrement de tous ceux que l’on entend d’ordinaire dans les écoles. L’homme qui le prononça a eu ce malheur, que son nom est devenu synonyme d’impiété et d’athéisme ; à présent qu’il est mort au poste lointain où il représentait la République et que son discours est là devant moi, portant la marque d’un esprit si fin et si cultivé, je veux croire que Paul Bert a été sincère et non haineux, que la conviction l’a guidé plus que la passion ; mais je ne puis pas ne pas relever certains passages de ce discours où sont formulées des attaques injustes contre une cause qui m’est devenue plus chère que jamais : la liberté de l’enseignement et de l’éducation.

Paul Bert la critiqua sévèrement en cette circonstance et certes il fallut beaucoup d’habileté pour faire passer cette audace. Voici comment s’exprimait l’orateur en s’adressant aux fondateurs de l’école Alsacienne : « Oui, vous êtes de ceux si rares, qui, avec votre aînée l’école Monge, dont je vois avec plaisir le directeur à côté de moi, fournissez un actif au bilan de cette loi funeste de 1850 dont le passif formidable se résume en un mot ; séparation en deux camps hostiles de la jeunesse française. Oui, vous étiez de ceux dont le souvenir et l’exemple gênaient et retenaient dans l’expression complète de leur pensée les hommes publics qui s’écriaient dans des discussions récentes : « La liberté d’enseignement, elle n’a produit en politique que la discorde, en pédagogie que l’abaissement des études. » Les faits sont là pour opposer le démenti le plus formel à cette double accusation ; le temps est loin où l’opinion publique se laissait duper jusqu’à reprocher aux Jésuites — et c’est eux surtout que visaient les paroles de Paul Bert — d’avoir des arsenaux souterrains et d’entretenir des bataillons secrets. L’éducation qu’ils donnent est à jour et, s’il est permis de la critiquer parce qu’elle est très critiquable, il n’est pas permis de la soupçonner. Quelques minutes après avoir prononcé les paroles que je viens de citer, Paul Bert, dans un magnifique mouvement d’éloquence, se tournant vers les écussons de Strasbourg et de Metz qui décoraient la salle, soulevait les applaudissements de l’assistance en évoquant l’image de l’Alsace qui planait sur la nouvelle école ; ce nom lui rappelait nos désastres récents. Comment des champs de bataille aujourd’hui déserts qu’a fécondés le sang français, comment le vent d’Alsace ne lui a-t-il pas apporté un écho de protestation contre ses propres paroles ? Avait-il fait le compte des héros que les dominicains, les jésuites et tous les autres ordres enseignants ont donnés à la France moderne ? Espérait-il qu’en laïcisant l’éducation on ferait l’union plus étroite devant l’ennemi et la bravoure plus désintéressée au jour du péril national ? Il ne pouvait y compter, car c’est impossible. Les émigrés ne sont plus et leurs fils entendent différemment le patriotisme ; quand il s’est agi de défendre le sol français et quand plus récemment on a voulu planter notre étendard sur des plages lointaines, tous ils ont donné, et au premier rang, les anciens élèves de nos écoles libres.

Et puis, quoi ? Veut-on que toute la jeunesse française soit coulée dans le même moule ? Veut-on que l’État ait le droit exclusif de meubler les jeunes cerveaux, comme il a celui de faire du tabac ou des allumettes ? Est-ce la contradiction qui exaspère ou la concurrence qui inquiète ? Quelle est cette folie de vouloir transformer en monopole la plus sainte des indépendances ? De là à cette stupide et immonde législation spartiate qui confisquait les enfants à peine élevés, pour les donner à la nation, il n’y a qu’un pas. L’État nous opprime et nous écrase ; son poids augmente sans cesse : c’est lui qui est devenu le grand collecteur et le grand distributeur de toutes choses ; machine colossale dans les rouages de laquelle viennent se perdre les forces vives du pays. À diverses reprises depuis des siècles, il a été le tombeau de nos libertés ; que celle-là du moins soit consolidée contre toutes les attaques : elle le mérite par les services qu’elle a rendus.

Paul Bert lui-même est obligé de les reconnaître. « L’Université, dit-il, est comparable à un vaisseau de haut bord, portant sous pavillon tricolore l’avenir et l’honneur de la patrie. Quand il s’agit de manœuvrer parmi les hauts-fonds et les récifs des méthodes nouvelles, elle ne saurait s’aventurer, car elle tire beaucoup d’eau et la responsabilité du commandant est trop grande. Elle a besoin de bateaux-pilotes légers et calant peu qui peuvent aller partout, tâtant et jetant la sonde jusqu’à ce qu’ils aient trouvé le chenal navigable où peut s’engager la grande nef. » Cela est bien dit et cela est vrai : l’Université a ainsi toute une flottille autour d’elle ; mais, déchargée d’autant, elle est encore si lourde à remuer que, même lorsque le chenal est trouvé, elle le contemple longtemps sans s’y engager ; que serait-ce donc si nulle découverte ne se faisait en dehors d’elle ? Pour continuer la comparaison de M. Paul Bert, l’Université deviendrait semblable à cette vieille frégate du pont Royal, endormie dans le lit du fleuve pendant tant d’années et qui s’en alla, craquant chaque jour davantage, jusqu’au moment où il fallut la démolir pour empêcher les flots de s’en partager les épaves. Si ce tableau ne représente pas la réalité, si cette hypothèse reste une hypothèse dans l’avenir, c’est à la liberté d’enseignement que le doit et le devra l’Université. Quiconque pénètre dans son enceinte en admire les vastes proportions et, s’il est sincère, rend hommage à de grandes vertus, à des efforts patients et désintéressés, à des talents incontestables ; mais aussi il se trouve en face d’une uniformité rigide, d’une réglementation impitoyable, d’une régularité mécanique ; ces défauts seront toujours ceux de l’État enseignant. Pour nous, nous devons à l’enseignement libre une vive reconnaissance ; je crois que certaines écoles libres nous feront une opposition que nous ne trouverons pas dans l’Université, mais c’est grâce à d’autres écoles libres que nous avons pu rapidement entreprendre une œuvre considérable ; nos remerciements ne doivent pas tant s’adresser à tel ou tel établissement qu’à l’institution tout entière.

Mais l’union admirable qui s’opère chez nous en face de l’ennemi et qui rend le pays semblable à une vaste étendue d’eau instantanément solidifiée et immobilisée par la glace, cette union ne pourrait-elle subsister en partie en temps de paix ? Ne pourrait-il y avoir plus de cohésion et des rapports plus fréquents entre les jeunes Français d’une même génération ? Non pas qu’il faille désirer la disparition de cette diversité de sentiments et d’opinions qui est utile, mais parce que cet isolement engendre des préjugés et des haines de parti qui sont nuisibles. Assurément, une amélioration dans ce sens est à souhaiter ; sur aucun terrain elle ne peut mieux se réaliser que sur celui du sport. Il est absurde d’accuser la liberté d’enseignement d’un état de choses qui s’explique de lui-même. Il n’y a pas dans la jeunesse française « deux camps hostiles ». Il y a deux groupes qui s’ignorent, se méconnaissent, ne frayent pas ensemble. C’est que leur éducation a été différente. La question dépasse de beaucoup le collège ; elle atteint la famille. Un catholique et un libre penseur, un royaliste et un radical ne peuvent se rencontrer sur le terrain intellectuel à un âge où l’on sent très vivement et où l’on exprime sa pensée plus vivement encore. Ils ne peuvent apprendre à se connaitre en échangeant des idées ; c’est le propre des gens d’âge et d’expérience de pouvoir discuter paisiblement sur des sujets qu’ils envisagent au rebours l’un de l’autre. Or le terrain des jeux est, avec celui des armes, le seul où nos jeunes gens ont pu jusqu’ici se rapprocher… Sur celui des armes ils s’entendent à merveille ; il en sera de même sur celui des jeux. Je ne m’inquiète pas le moins du monde des opinions politiques de mon partenaire dans un match de lawn-tennis et l’idée ne m’est jamais venue de demander à quelqu’un, avant de croiser le fer avec lui, quelle était sa religion. Il en est de même en Angleterre aujourd’hui et j’imagine que dans l’ancienne Grèce les choses ne se passaient pas autrement.

Que voulez-vous ? C’est un peu naïf aussi ! Vous menez d’emblée vos Français à la conférence Molé et vous êtes étonnés qu’ils se disent des injures ! (Encore ils y sont plus tolérants qu’à la Chambre !) Menez-les d’abord sur la Marne ramer de compagnie et il y a cent à parier que vous arriverez très vite à faire figurer dans la même équipe les fils des plus acharnés adversaires qui prennent part aux batailles politiques ; chacun gardera ses principes, ses opinions et ses idées personnelles sur la manière de diriger le navire de l’État, lequel ne se conduit pas comme une yole ou un outrigger… Au lieu de combats oratoires d’où l’on sort avec un mépris profond pour les doctrines des autres et une grande admiration pour les siennes propres, vous aurez des luttes courtoises capables de faire naître une estime réciproque. Alors on pourra répéter en toute vérité que les jeux font la force et l’union des peuples : Ludus pro patria !


Mirville, 5 septembre 1888.