L’Écuyère/Première partie/Chapitre 5

Plon-Nourrit (p. 95-131).

V

LES NAÏVETÉS D’UN JEUNE ROUÉ


Il y a, dans tout sentiment vrai, une force singulière, et qui agit un peu à la manière des énergies de la nature, auxquelles, d’ailleurs, les sentiments vrais ressemblent. N’en ont-ils pas la simplicité inconsciente, la continuité ininterrompue ? Peut-être la science arrivera-t-elle, un jour, à découvrir, dans la sorte de suggestion qu’un cœur, profondément possédé d’une pensée, exerce sur un autre cœur, une influence analogue à celle de l’hypnotisme. Quoi qu’il en soit de la cause, l’effet n’est pas discutable. Comme une ardeur contagieuse émane d’une âme profondément passionnée, une femme qui aime un homme d’un amour sincère laisse rarement cet homme indifférent, et vice versa. Qu’il se révolte contre la prise de cet amour sur lui, ou qu’il y cède, cette prise existe. La repousser, c’est la reconnaître. De là dérivent, devant l’évidence d’un grand amour inspiré, ces aversions violentes, qui sont une défense d’une personnalité effrayée de se sentir envahir par une autre.

Si cette personnalité ne se rebelle point, cette mystérieuse puissance de contagion se manifeste par d’étranges métamorphoses de caractère chez celui ou celle qui est l’objet de ce grand amour. Aucun phénomène n’est plus fréquent. Aucun n’a été moins étudié, tant on en reste, malgré d’innombrables efforts d’analyses, à l’a b c du préjugé dans les choses de la tendresse. Il est convenu, par exemple, qu’entre deux cœurs, celui qui aime le plus est aussi celui qui se subordonne à l’autre, et il désire, en effet, se subordonner. En réalité, c’est lui qui impose à l’autre ses façons de sentir, lui qui modèle cet autre d’après ses émotions. Toujours, ou plutôt, — car il convient de ne jamais trop généraliser des lois qui comportent tant d’exceptions individuelles, — presque toujours, dans une passion partagée, le rôle directeur appartient au plus épris. C’est lui qui impose ses goûts, ses idées, ses façons de vivre. Entre un beau jeune homme, déniaisé jusqu’à en être déluré, comme un Jules de Maligny, et une jeune fille toute primitive comme une Hilda Campbell, la lutte paraissait très inégale. Il semblait bien, n’est-il pas vrai ? que leurs relations dussent être conduites à son gré, à lui, et que la jeune fille dût simplement suivre le chemin où le jeune homme saurait l’engager. Mais Jules n’avait pour Hilda qu’un goût très vif, qu’un caprice très amusé, au lieu que la pauvre Anglaise était la proie d’un sentiment très sérieux. Dès le premier jour, elle avait été saisie par cet amour unique, total, absolu, dont les anciens avaient symbolisé la fatalité dans le mythe d’une Aphrodite impitoyable et invincible (amilictos et anikétos). C’était elle, la faible, la naïve enfant, qui allait avoir raison du jeune viveur, roué déjà, et le manœuvrer au gré de sa romanesque et pure sensibilité, — pour un temps. En effet, si le sentiment vrai a ce pouvoir d’incliner une volonté, il n’a pas celui de changer un caractère, et toutes les aventures de cœur finissent par se résoudre, à une certaine minute, dans des conflits de caractères. Qui creuserait cette formule y rencontrerait l’explication de bien des tragédies sentimentales, mises, par leurs victimes, sur le compte de tels ou tels événements, de telles ou telles erreurs. Les héros de ces drames secrets du cœur ont tout simplement agi, à un moment, d’après les traits essentiels et irréductibles de leur nature, après avoir vécu, dans le premier enchantement de l’amour naissant, d’après leurs émotions.

Que de fois cette simple volte-face équivaut à une catastrophe !… Mais dans les commencements de passion qui donc pense aux catastrophes de la fin ? Quand on aime vraiment, comme Hilda, les lointaines menaces de l’avenir disparaissent dans l’ivresse trop forte du présent. Quand on a seulement un caprice, comme Jules, on ne se gâte pas la douceur du jour par des prévisions sinistres. À dater de cet entretien, qui ferma le tout premier acte, celui de l’exposition, dans ce drame ou cette tragi-comédie, — à la fin, vous choisirez, — le jeune homme cessa absolument de se demander où il allait, vers quel dénouement le menait cette intimité, qui devint aussitôt quotidienne, avec la fille d’un marchand de chevaux, lui, un patricien, fier de son nom. Que lui importait le lendemain ? Comme il se l’était dit à lui-même : elle était si, si jolie ! Elle avait passé, avec lui, une espèce de pacte d’amitié, grâce auquel il pouvait approcher d’elle, sous la seule condition qu’il ne lui fît pas une cour ouverte. En effet, durant les quelques semaines qui suivirent cette explication, le faux étourdi eut la sagesse de ne pas manquer au contrat. Il ne prononça pas un mot qui réveillât la susceptibilité effarouchée de la charmante Anglaise. Moyennant quoi, il lui fut permis de causer longuement avec elle, d’abord tous les jours, puis deux et trois fois par jour, dans cette grande camaraderie quasi garçonnière que les mœurs d’outre-Manche autorisent. Miss Campbell se la permettait sans scrupule, du moment que les bornes en étaient fixées comme elles l’avaient été. Pour mieux l’assurer, cette camaraderie, Jules avait commencé par mettre à exécution son premier projet. Il avait acheté le cheval cap de maure — ci, cinq mille francs ! Il les avait réglés, en les empruntant et cinq mille avec, pour faire un chiffre rond, à un usurier, classiquement, et à vingt pour cent. Il avait baptisé la brave bête du nom de Chemineau, par souvenir du brigand, occasion de sa rencontre avec Hilda. Ledit Chemineau, placé en box chez Bob Campbell, lui coûtait, bel et bien, dix francs par jour. — Ci, trois cents beaux francs à la fin du mois, sans compter les dépenses à côté.« Plaie d’argent n’est pas mortelle, » dit le vieux proverbe français, qui a dû être imaginé par un gentilhomme-soldat de l’ancien régime. Mais cinquante louis de plus ou de moins, était-ce payer trop cher le droit d’arriver, chaque matin, rue de Pomereu, en disant au palefrenier : — « Comment va mon cheval, ce matin ?… » Et, régulièrement, il trouvait Hilda dans la cour, en train de vaquer à quelqu’un des devoirs de son métier. Elle examinait des brides ou des selles, regardait le pansage d’un cheval, si svelte, si gracieuse, dans son costume ajusté. Souvent, elle abandonnait cette besogne, à cause de lui. Sachant à peu près l’instant de la visite de son nouvel ami, l’impatience de le revoir l’emportait, chez la tendre enfant, sur la réserve. Elle allait jusqu’au seuil de la porte d’entrée, et elle attendait là, sous le prétexte, tantôt de regarder une bête manœuvré par un des lads dans l’étroite rue, tantôt de reconduire un des clients ou une des clientes… Maligny, venait, d’ordinaire, en fiacre, pour être près d’elle plus tôt lui-même. Dès le coin de la rue de Longchamp, il penchait la tête à la portière, afin de voir si miss Campbell n’était pas là. Elle lui souriait à distance et le saluait d’un petit mouvement de sa cravache relevée. L’année était — pour employer la délicieuse expression de nos pères — à la première pointe du printemps. Avril s’achevait. Mai allait venir. Il était venu. Le ciel était tout bleu. Les oiseaux chantaient dans les arbres des jardinets ménagés de toutes parts autour des petits hôtels de ce quartier, hier encore si rustique. Des marchands roulaient, dans leurs haquets, des touffes de fleurs odorantes, des violettes, des roses, des œillets, des giroflées. Est-il besoin de murmurer et d’écouter des mots d’amour, quand on se sait, quand on se sent aimé, comme le perspicace garçon se savait, comme il se sentait aimé ? De la passion de la jeune fille, quel signe que ce regard pour l’accueillir et cette fièvre d’attente qu’elle n’essayait pas de cacher ? N’étaient-ce pas d’autres signes, et multipliés tout le long des jours, que sa confiance de plus en plus grande en lui, que leurs conversations de plus en plus intimes, que l’ingénu plaisir qu’elle lui montrait de sa compagnie, — et, pour finir, l’assombrissement de plus en plus marqué de la physionomie de Jack Corbin, le cousin ombrageux ? La sérénité impassible du père ne semblait pas plus s’émouvoir des assiduités de Maligny auprès de sa fille que s’il eût assisté, invisible, à tous leurs entretiens. Il savait, eût-on dit, de source certaine, qu’il ne s’y prononçait aucune parole dont la mère eût pu s’inquiéter, si elle avait vécu. Non. Aucune parole. Encore une fois, que sont les mots, lorsque le frémissement des gestes et leur surveillance, l’éclat des yeux ou leur mélancolie, le timbre de la voix ou ses silences, dénonçant un sentiment d’autant plus évident qu’il se dissimule, d’autant plus violent qu’il s’enrêne, d’autant plus intense dans la rêverie qu’il s’interdit davantage de se manifester dans les actes ?

Après des semaines, en effet, — sept exactement, jusqu’à la scène qui devait marquer le point culminant du second acte, — à quoi se réduisaient les épisodes de cette intimité ?… Quand Jules était arrivé, de la sorte, rue de Pomereu, vers les neuf heures de la matinée, régulièrement Hilda montait à cheval devant lui et elle partait toute seule. L’amoureux restait vingt ou vingt-cinq minutes, davantage quelquefois, à bavarder avec Bob Campbell, si un pareil terme convient à une conversation avec un Anglais, toute coupée de rires taciturnes et ponctuée de monosyllabes. Ils discutaient ensemble les chances de gain de telle écurie aux prochaines courses, — la manière de traiter les boiteries, — les indices que telle couleur de robe ou telle conformation de la tête donnent sur le caractère d’un animal, — le talent et les défauts de tel ou tel cavalier. Quiconque a fréquenté des gens d’écurie connaît leur infatigable patience à remémorer indéfiniment les histoires de leurs anciens chevaux ou des bêtes remarquables qu’ils ont rencontrées. Quand ils ont formulé une de ces formules sacramentelles : « Et ce qu’il était beau cheval !… » — « …Et quel cavalier, indécrochable !… » — « …Ah ! la bonne bête ! Et culottée !… » — « Les profils busqués, tous cabochards… » l’orgueil d’une initiation se répand sur leurs visages et ils se sourient, parmi ces fantômes évoqués, de l’air entendu de deux augures. Je disais que ces amours de Hilda et de Jules se déroulèrent, durant ces sept semaines, sans épisodes. J’oubliais le nombre d’anecdotes que dut subir l’amoureux, toutes relatives à des incidents de chasse ou de courses survenus outre-Manche. Il les écoutait en regardant — car ces scènes se passaient, d’habitude, dans le bureau de Bob et devant deux verres remplis de whiskey, — une de ces grandes horloges engainées qui s’appellent, là-bas, grand father’s clock, la pendule du grand-père. Enfin, un événement quelconque le libérait : l’apparition du vet[1] venu pour ausculter un cheval qui toussait, l’entrée d’un acheteur dans la cour, un télégramme annonçant l’envoi d’un lot de poneys. Jules s’échappait, pour enfourcher Chemineau, à moins qu’il n’eût envoyé Galopin en avant, par son domestique. Il partait, d’une allure d’abord réglée. Il se modérait jusqu’au détour de la rue, par prudence et pour ne pas voir apparaître, dans les prunelles claires de Corbin, toujours aux aguets, un certain éclair d’ironie. Il se rattrapait dès la rue de Longchamp. Une fois dans le Bois, c’est en galopant à tombeau ouvert qu’il dévorait l’allée des Poteaux, puisqu’il s’engageait dans la route qui va vers la Cascade et dont les cavaliers prudents redoutent si fort certaines parties, hérissées de ces cailloux dangereux, surnommés, en argot hippique, des « têtes de chats ». Maligny était sûr de rencontrer, à un moment, sa mystérieuse petite amie, arrivant elle-même en sens inverse, au trot ralenti de sa bête et épiant son approche. Si elle ne se trouvait pas là, c’est qu’elle avait à dresser quelque cheval nouveau, et Jules poussait jusqu’à la piste qui longe le Tir aux Pigeons, où sont aménagés des haies, des barrières et de faux ruisseaux. Jamais la jeune fille ne lui plaisait davantage qu’alors, arrivant sur l’obstacle au petit galop d’un animal effaré, tout prêt à renâcler et à se dérober. Elle le maintenait droit et perçant de la cravache et de la jambe, et il sautait. L’ardeur de la lutte mettait du rose à ses joues minces, la joie du risque éclairait ses beaux yeux clairs, ses fines narines battaient, un sourire de fierté retroussait le coin de ses lèvres et montrait ses dents. Tout le joli paradoxe de leur roman était symbolisé dans le contraste entre le courage, la brutalité presque, de ce dangereux exercice et la si tendre, la si féminine façon qu’elle avait de cligner des paupières et d’incliner la tête à sa vue. Cette apparition avait un peu de ce charme, délicat et sauvage, virginal et hardi, que les Grecs représentaient par une autre fable, celle de l’Artémis chasseresse, de la Déesse qui apparaît dans Euripide à Hippolyte mourant : « O divine haleine parfumée ! Bien qu’accablé de maux, je t’ai sentie, cependant. La déesse Artémis est ici !… » Et de quel accent ses fidèles la célèbrent : « Salut, ô très belle, la plus belle des vierges qui habitent l’Olympos, Artémis ! O maîtresse, je te donne cette couronne tressée dans une prairie non foulée, que le feu n’a jamais touchée, où jamais pasteur n’a osé paître ses troupeaux, où vint seule l’abeille printanière, et que la pudeur féconde de sa rosée… » Et encore : « Maîtresse de la maritime Limna et des gymnases hippiques, Artémis, que ne suis-je dans tes plaines, domptant les chevaux Vénètes !… » Les antiques puissances de la vie humaine, que l’imagination de nos lointains aïeux personnifièrent, de la sorte, en mythes tour à tour terribles ou caressants, héroïques ou voluptueux, agissent en nous et autour de nous, les mêmes. Notre civilisation industrielle et scientifique les a dépouillées de leur parure de légendes. Ces puissances éternelles n’en conservent pas moins leur force secrète. C’était bien à l’instinct, manifesté jadis par le culte de Diane, qu’obéissait ce jeune Parisien à demi blasé, en se complaisant, comme il faisait, à ces rencontres avec l’humble dresseuse de chevaux. Ce qui l’attirait vers elle, c’était la sorte de poésie qu’incarnait la fille de Latone : l’énergie dans la fragilité, cette bravoure et cette adresse unies à cette candeur et à cette grâce. La silhouette de Hilda franchissant les haies, le buste droit, les mains fixes sur les rênes, en appelait, chez ce précoce habitué des tripots nocturnes et des boudoirs galants, à cet atavisme d’existence libre et saine où l’émotion n’était pas entachée de vice, où l’homme et la femme, voisins de la nature, avaient un compagnonnage presque fraternel, dans une activité à demi guerrière qui les purifiait de toute souillure, presque de tout désir. Peut-être la récente hérédité des grands seigneurs de Lithuanie, ses ancêtres, disposait-elle Jules de Maligny, plus qu’un autre, à goûter la fraîcheur de cette églogue sportive — farouche et romantique fleur d’Irlande ou d’Ecosse, éclose fantastiquement à quelques pas de l’Arc de Triomphe, — une course de soixante-quinze centimes au taximètre des fiacres d’alors.

Qu’ils se fussent rencontrés dans la route aux « têtes de chats » ou sur la piste des obstacles, les deux jeunes gens, une fois échangé leur second « bonjour » du matin, partaient ensemble, au trot rassemblé de leurs bêtes. Sans s’être concertés, ils avaient choisi, pour ces innocentes, mais trop fréquentes chevauchées, le moment dont j’ai déjà parlé, où les habitués élégants du Bois n’y sont pas encore, où ceux que l’on peut appeler les habitués professionnels n’y sont plus. Ils rencontraient bien, de-ci de-là, quelque personne de leur connaissance. Plus d’un regard, curieux ou railleur, les suivait, de temps à autre, à un détour d’allée. Hilda était trop profondément Anglaise pour s’en inquiéter. Parmi les bons ou les mauvais côtés de cette race — « comme il vous plaira, » eût dit leur Shakespeare, — le plus marqué est ce mépris du qu’en-dira-t-on ? Et Jules se considérait comme dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de son « amie » par l’exactitude avec laquelle il se conformait au programme, passablement humiliant pour son orgueil de séducteur, qu’elle lui avait imposé. Il ne s’avouait pas qu’au fond, très au fond, sa fatuité éprouvait un assez vilain, mais trop naturel sentiment de revanche, à l’idée que leur attitude vis-à-vis l’un de l’autre prêtait à une équivoque. Il se fût, certes, indigné — car il avait de l’honneur — que l’un de ses camarades vînt lui dire, avec la délicatesse d’expression dont la jeunesse dorée de cette aube de siècle était déjà coutumière : — « Hein ! La petite Campbell ? Ça y est, mon Julot, et dans les grands prix… » Mais il n’était pas mécontent de deviner que les gens pensaient ainsi — dernière mesquinerie de vanité masculine qui ne l’empêchait pas d’être absolument sincère dans son abandon à l’attrait de ce qu’il dénommait, tout bas et pour lui seul, son « flirt équestre. » Ce flirt ne consistait, pourtant, qu’en privautés d’un ordre bien idéal : écouter Hilda qui racontait indéfiniment les détails de son enfance et de sa première jeunesse, — et répondre, lui, par d’autres détails, plus ou moins romancés, sur sa propre enfance et sa vie actuelle ; — discuter sur des sujets aussi disparates que ceux-ci : la comparaison entre l’Eglise anglaise et le catholicisme, — entre la cuisine d’outre-Manche et celle de Paris, — entre le mariage là-bas et le mariage chez nous, — entre les étoffes des tailleurs de Londres et des tailleurs de Paris, — entre la reine Victoria et le président Loubet, — entre les romans de la collection Tauchnitz et ceux qui s’étalent aux devantures de nos gares, — entre les cuirs des selleries britanniques et ceux de nos harnais, — entre leurs races de chiens et nos races à nous !… La conversation de la pauvre Hilda n’avait rien de commun avec celle de ces gavrochines du monde, du demi-monde ou du quart de monde, qui ont instinctivement, en pensant, tout haut, l’esprit mordant d’un Forain ou la fantaisie d’un Donnay. En véritable fille d’Albion, elle pensait et causait « faits ». Elle pavait aussi volontiers, pour parler comme lesdites gavrochines. — Cette pittoresque métaphore d’argot définit si justement ces entretiens où les phrases succèdent aux phrases, comme les coups de la demoiselle du paveur sur les cubes de pierre, enfonçant encore et encore la même idée dans le même coin, avec le même monotone effort. — Quand elle abordait un sujet, elle ne le quittait qu’après en avoir épuisé tout le détail. Rien de plus contraire au tour d’esprit d’un Parisien, et mâtiné de Polonais ! — Cela fait deux légèretés et deux frivolités l’une sur l’autre.

Mais, pour émettre ces discours, elle remuait deux lèvres rouges dont Jules sentait, rien qu’en les regardant, qu’elles avaient la fraîcheur et la saveur d’un fruit… Mais sa voix avait cet accent un peu enfantin, presque zézayant, propre à certaines femmes de son pays… Mais l’azur de ses yeux fixant sa pensée prenait des douceurs et des profondeurs de rêve… Mais les horizons du Bois, si clairement verts maintenant, s’harmonisaient si délicatement à la transparence de son teint… Mais de chacun de ses gestes émanait, pour celui qui l’écoutait se raconter ainsi, un ensorcellement, et puis l’antithèse était si complète entre les petites dames qu’il avait si volontiers fréquentées et cette primitive. Il ne doutait plus de son absolue sincérité, à présent. Au cours de ces promenades, les trois noms jetés, par la malveillance des Portille et des Longuillon, dans les profondeurs soupçonneuses de sa pensée, avaient été prononcés entre eux : l’un par suite du hasard d’une rencontre, les deux autres intentionnellement. De ces trois épreuves, Hilda était sortie si intacte, si évidemment elle avait été calomniée !… C’était un matin, et l’écuyère venait de faire exécuter à un pur sang, à peine débourré, une série de sauts d’obstacles horriblement imprudents. Jules l’avait suivie sur Chemineau, qui n’avait pas non plus été très commode devant la barrière. Ils rentraient, laissant aller les bêtes au pas pour les rafraîchir quand ils croisèrent, trottinant sur un cob choisi exprès, et qui ressemblait plus à un fauteuil d’invalide qu’à un cheval, un personnage à mine tragique, Machault lui-même, l’ancien héros des salles d’armes et des hippodromes, le plus leste et le plus vigoureux des athlètes de la grande vie, voici trente ans. Une attaque d’hémiplégie l’avait terrassé l’année précédente. Il en était sorti, la bouche tirée du côté gauche, l’œil désorbité, le bras à demi paralysé. Suivi d’un groom, il essayait, pourtant, de reprendre un de ses exercices favoris, juché sur cette bête de tout repos, lui qui avait tant aimé les chevaux fringants et les périlleuses fantaisies de la haute école. Ses cheveux et sa barbe, outrageusement teints, rendaient plus sinistre encore sa face hagarde, guettée par la mort. Les deux jeunes gens passèrent à côté de ce pantin macabre, qui les dévisagea sans les reconnaître. À rencontrer ce spectre d’un de ses grands aînés, qu’il avait encore vu, quelques mois auparavant, portant beau à soixante ans passés, — aujourd’hui, quelle épave ! — l’amoureux de Hilda eut un frisson d’autant plus intense qu’il s’y mélangeait les souvenirs des propos salissants auxquels il avait cru un peu tout de même. Leur infamie lui revint et lui fit mal, si mal, qu’il ne put se retenir de jeter un coup de sonde dans la conscience de sa compagne, en lui demandant :

— « C’est ce pauvre Machault. Vous ne vous êtes pas trouvée aux chasses avec lui autrefois ?… Je parle quand il était lui… Car maintenant, vous avez vu… »

— « Ruin’d piece of nature !… »[2], répondit Hilda. Ses minces épaules s’étaient crispées, tandis qu’elle employait instinctivement, pour traduire son impression de pitié, une phrase du poète qui est, pour tout Anglais, ce que Dante est pour tout Italien : la source inépuisable des citations. Puis, fixant l’espace devant elle, avec son regard de fille de puritains, puritaine elle-même : « Comme mon père a raison de toujours citer le verset de Paul : Je me suis réservé la vengeance, dit le Seigneur. »

— « Quelle vengeance ? », interrompit Jules. « Je ne vous comprends pas. »

— « Ce n’est pas bien intéressant à raconter, » fit-elle, avec un demi-sourire un peu amer. « Vous vous souvenez, quand vous vous étiez trompé sur mon compte, que je vous ai parlé de gens qui ont essayé de me dire ce que je ne devais pas écouter ?… Un des pires a été M. Machault. Un jour, à la chasse, justement, dans la forêt de Rambouillet, nous nous sommes trouvés assez loin des autres… Il a essayé de m’embrasser. J’ai dû le frapper de ma cravache, au visage… C’était un bien mauvais homme ! Comme il est puni !… »

Ce court récit, commencé impulsivement, parut lui avoir infligé soudain une émotion presque insoutenable. Toute la pudeur d’une fille de cœur qu’un insolent a froissée avait frémi dans sa voix. Rendons cette justice à Jules : il ne mit pas en doute, une seconde, la véracité de la charmante et sauvage enfant. Mais l’occasion était trop tentante d’exorciser à jamais toutes les flétrissantes idées dont il appréhendait secrètement qu’elles ne revinssent l’obséder quelque jour, et il dit :

— « Je le savais. »

— « Que M. Machault m’avait manqué de respect ? », demanda-t-elle. Ce n’est pas possible… »

— « Qu’il vous avait fait la cour, » répondit-il. Puis, après une seconde d’hésitation : « Lui et M. de La Guerche… »

— « M. de La Guerche ?… », répéta Hilda. Et avec quelles délices le jeune homme vit une mutinerie gaie remplacer, sur cette physionomie transparente, la révolte attristée de tout à l’heure. « On vous a raconté que M. de La Guerche m’avait fait la cour ?… Oh ! ça n’a pas été de la même manière… M. de La Guerche était un gentleman, lui… Mais comme il montait à cheval si comiquement, et comme il avait peur, Jack et moi, nous nous amusions, à lui donner des bêtes un peu cabochardes, — oh ! pas méchantes, mais qui dansaient… Il se risquait sur leur dos, en geignant, pour me suivre. Savez-vous qu’il m’a proposé de m’épouser, tout bonnement ! »

— « Et vous avez refusé ? »

— « Je ne l’aimais pas, » répondit-elle.

Elle avait donné cette raison de son refus à un établissement — aussi prodigieux pour elle que jadis, pour Lauzun, l’union avec la cousine du roi, — de son même petit air posé et ferme. Ce n’était pas le sublime sacrifice d’une étalagiste de grands sentiments. C’était l’affirmation presque ingénue d’une manière d’être qui lui semblait très simple, celle d’une fille qui a la conscience de se suffire par son propre travail et qui se mariera d’après son cœur. La maison Campbell lui versait tant par mois pour ses services d’écuyère, comme si elle n’eût pas appartenu à la famille du patron. Sur cette somme, elle s’habillait, payait sa pension à son père très régulièrement, se blanchissait, et elle trouvait encore le moyen de mettre quelque argent de côté. Jules ne douta pas une seconde qu’en lui parlant de cette offre de mariage et de sa réponse, elle ne lui dît la vérité. Pourtant, il n’eut pas de cesse qu’il n’eût aussi tiré au clair l’histoire du bijou offert par le Rajah.

— « Et l’on m’a conté quelque chose encore, » dit-il, sans chercher d’autres procédés diplomatiques pour poser sa dernière question. « Oui, »insista-t-il, « que si vous aviez voulu, vous seriez maintenant Ranee aux Indes. C’est bien le nom que l’on donne aux femmes des Rajahs ? »

— « Je n’aurais jamais cru que l’on pût tant s’occuper d’une pauvre petite Hilda Campbell, » dit-elle en riant à belles dents. « Moi, Ranee ? Mais je n’ai jamais quitté l’Europe. Il est vrai que nous avons eu en pension, ici, les chevaux d’un des Rajahs qui étaient allés au dernier jubilé de la reine… Il a passé six mois à Paris, avant de retourner en son pays. Il a donné, à mon père et à Jack, en s’en allant, des épingles de cravate étonnantes, et, à moi, un diamant, mon seul diamant ! — Pour devenir la Ranee de ce Rajah, il aurait fallu me faire mahométane. Il était musulman. »

Un détail eût achevé de convaincre de son absolue sincérité un plus défiant qu’un amoureux de vingt-cinq ans, trop épris, d’ailleurs, pour ne pas être crédule. Cet entretien achevé, elle montra une totale absence de curiosité sur ceux ou celles qui avaient communiqué ces renseignements — ou d’autres, qu’il n’avait pas dits — à son interlocuteur. La pure enfant était si forte de son innocence, qu’elle ne pensait pas à se défendre contre les calomnies. Elle ne les imaginait pas comme possibles, même quand on les lui rapportait. Surtout, elle n’imaginait pas que son compagnon de promenade y eût prêté attention une minute. Elle pensa qu’il les lui avait répétées, pour en rire ensemble. Ainsi avaient-ils fait.

Quand ils se séparèrent, ce jour-là, — comme tous les jours et suivant une espèce de convention tacite, — de façon à revenir rue de Pomereu chacun de son côté, à un quart d’heure de distance, elle eut, pour lui dire adieu, son regard habituel, si droit, si franc, et rien de cette insistance inquisitoriale qui laisse deviner, chez une femme accusée, l’anxiété de savoir s’il reste encore, dans celui qu’elle aime, un doute contre elle. Elle était trop sûre qu’en fouillant son passé, semaine par semaine, heure par heure, son pire ennemi n’y découvrirait rien qui permît de seulement l’incriminer. Pour la première fois, à cet instant-là, et comme il la contemplait s’éloignant sous les branches, si souple et si fine, aux balancements de la croupe de sa monture, le plus chimérique des projets traversa l’esprit si influençable du fils de la douairière de la rue de Monsieur. Le soleil, perçant à travers les feuillages, découpait, sur le sable de l’allée, une dentelle mouvante de points d’ombre et de points de lumière. Ce même réseau de reflets obscurs et de clartés vives enveloppait l’amazone et son cheval en train de disparaître, et Maligny songeait :

— « On se donne beaucoup de mal pour arranger, dans le monde, des mariages qui tournent mal… Ne serait-il pas bien plus sage de donner son nom à une créature comme celle-là, si vraie, si naïve, si pure ?… La Guerche n’aurait-il pas mieux fait de suivre son idée et d’épouser cette petite que d’aller prendre cette grue d’Hélène qui, un de ces matins, le trompera avec Gorrevod l’aîné, si ce n’est déjà fait ?… » Il venait à peine d’acquérir la preuve de la légèreté avec laquelle on déchire, à Paris, une réputation de femme, et il s’empressait d’ajouter foi à d’autres propos de club et de bar sur le ménage d’un de ses camarades. « Avec une Hilda, on serait sûr, au moins, de n’être pas trahi… Une Hilda ? Mais on n’épouse pas une pauvre petite Hilda Campbell, comme elle a dit… On n’épouse pas ? Pourquoi ? C’est ce que je me demande… Pourquoi ?… Parce que la vie est arrangée en dépit du bon sens. C’est l’œuvre du diable devenu fou, racontait cet autre… Décidément, mon cousin Gorka n’a pas tort, avec son éternel nitchevo. Vivons toujours. Il arrivera demain n’importe quoi… »

Il faut avoir le courage de traduire, en langage vulgaire, ce mystérieux nitchevo du steppe. Dépouillé de sa grâce slave, il est l’équivalent de l’affreux vocable de l’argot parisien : le je m’en fichisme des cabarets de Montmartre et des petits théâtres. C’est la raison pour laquelle les Polonais et les Russes, que le hasard amène à vivre à Paris, y prennent si vite leurs grandes lettres de naturalisation. Tous ils sont plus ou moins atteints de cette étrange maladie qui est comme une anesthésie morale. Des bords de la Vistule ou de la Volga, ils passent à Maxim’s ou aux Folies-Bergère, et ils y sont aussitôt chez eux. Il est curieux d’observer, au contraire, qu’après des années de vie parisienne, un Anglo-Saxon, même de médiocre moralité, reste dépaysé dans cette atmosphère des allures faciles et du plaisir goûté au jour le jour, qui est celle, non pas de toute la France ni même de Paris tout entier, grâce à Dieu, — mais du Paris où l’on s’amuse. L’Anglo-Saxon se déprave avec lourdeur, avec sérieux, si l’on peut associer des mots qui semblent jurer d’être rapprochés. Il n’arrive jamais à la désinvolte gaie dans les habitudes et les sentiments. Qu’est-ce, alors, quand il est demeuré intact dans son rigorisme d’outre-Manche ! Peu s’en faut qu’il ne considère cette légère façon de pratiquer l’antique conseil :

Glisser, mortels, n’appuyez pas,

du regard dont les fidèles du Covenant jugeaient les débauchés des cavaliers. Quelle mission donnait Cromwell à ses gouverneurs militaires ? D’exécuter les rebelles, sans doute, mais, surtout, de faire observer le repos du dimanche, d’empêcher les combats de coqs et les courses de chevaux, de fermer les maisons de boisson, de jeux et de rendez-vous. Le Protecteur et ses partisans avaient cet état d’âme que caractérisent si bien ces lignes de l’écrit trouvé dans le chapeau de Felton, l’assassin du duc de Buckingham : « Que personne ne me loue pour l’avoir fait, mais que plutôt tous s’accusent eux-mêmes, comme ayant été la cause de ce que j’ai fait. Car, si Dieu ne nous avait pas rendus sans cœur pour la punition de nos péchés, cet homme n’aurait pas été si longtemps impuni… » Et qu’avait donc fait le favori du malheureux Charles Ier que d’être, comme a dit un de ses historiens, et qui n’est pas suspect, « beau, présomptueux, magnifique, léger avec hardiesse, également incapable de vertu et d’hypocrisie » ?… Mais, précisément, cette légèreté hardie, cet audacieux sourire de défi aux sévérités du scrupule, ont toujours froissé les consciences puritaines plus encore que le péché. Cela soit dit sans assimiler les impardonnables fautes d’un ministre d’État comme l’élégant, mais funeste Georges Villiers, avec les imprudences d’un Jules de Maligny, compromettant, sans trop s’en soucier, une « pauvre petite Hilda ». Soit dit aussi sans comparer davantage la sombre haine d’un meurtrier politique et l’aigreur d’un John Corbin. On l’a deviné : ces réflexions se rapportent à l’effet produit sur le cousin de miss Campbell par les assiduités du nitcheviste de la rue de Monsieur. — Osons créer ce mot, pour ne pas en employer un plus sévère, à l’égard d’un étourdi, qui se serait fait pardonner bien d’autres égarements par le charme de son naturel, préservé à travers tout. — Mais un Anglais, et un Anglais amoureux, ne connaît pas ces indulgences-là, lorsqu’il s’agit d’un rival, et qu’il peut satisfaire la plus passionnée jalousie sous forme de jugement moral. Ce devait être le cas du cousin de miss Campbell, en cela, très logique. Non moins logique était l’aimable nitcheviste en se sentant un peu gêné par cette haine, même dans son insouciance, lui qui ne savait pas se passer de sympathie. Les jours allaient et, avec l’intimité grandissante, cette gêne grandissait devant le reproche muet que dardaient les sévères prunelles de ce rude et rogue Corbin. Ce regard pénétrant allait, malgré le nitchevo et ses indifférences, troubler, chez le jeune homme, le coin profond d’honneur qu’il portait en lui, en dépit de lui-même. Un petit fait qui aurait dû le rassurer, semblait-il, augmentait encore ce malaise. Dans les tout premiers temps, il lui arrivait, au Bois, soit qu’il galopât seul à la rencontre de Hilda, soit que la jeune fille et lui trottassent ensemble, d’apercevoir soudain, surgissant au détour d’un sentier, l’écuyer et son falot profil à la Don Quichotte. Maintenant, ces rencontres ne se produisaient plus jamais. Corbin se cachait-il pour épier les deux jeunes gens ? Ou bien affectait-il, au contraire, de s’effacer, afin de laisser la place libre à un rival préféré ? À une question, jetée comme au hasard, sur cette absence, assez singulière, en effet, de la part de quelqu’un dont le métier consistait, comme celui de sa cousine, à monter au Bois, la jeune fille avait répondu :

— « Il préfère dresser les bêtes dans le manège. C’est son nouveau fad, à présent. Mon père et moi, nous croyons qu’il se trompe et que la promenade libre vaut mieux pour des chevaux dont la plupart doivent chasser. Mais, quand John a une idée, là, sous le front, on lui casserait le crâne avant de la lui ôter… »

Son transparent visage était demeuré clair et candide, pour donner, des faits et des gestes de l’excentrique neveu de Bob Campbell, cette explication toute professionnelle. Evidemment, Hilda était de bonne foi. N’avait-elle donc jamais deviné que l’affection de ce taciturne camarade de son enfance s’était transformée avec l’épanouissement de sa beauté ? Le personnage était si taciturne, en effet, une si impassible froideur enveloppait tout son être, que Jules n’arrivait pas à se rendre compte, lui non plus, des vrais sentiments que ce garçon portait à la fille de son oncle. En revanche, comment eût-il pu mettre en doute l’aversion de l’écuyer pour lui ? Chaque jour, elle se dissimulait un peu moins… Jules arrivait-il le matin ? Il voyait les hautes épaules de Corbin disparaître dans les profondeurs d’un box, et il ne pouvait pas s’illusionner : ce soudain intérêt autour de la mangeoire ou des paturons de l’hôte de ce box n’était qu’un subterfuge pour n’avoir pas à le saluer. C’était la moindre insolence du cousin jaloux. À peine sa maigre et osseuse figure s’inclinait-elle quand les circonstances ne lui permettaient pas de faire autrement, si, par exemple, Jules et lui se rencontraient, face à face, dans le bureau de Bob Campbell. Très souvent, Maligny venait y passer une demi-heure, à la fin de l’après-midi, avec l’espérance d’entrevoir de nouveau le sourire ami de Hilda.

Le demi-Slave déployait, à inventer des prétextes pour justifier ces réapparitions rue de Pomereu, une Imaginative toujours en éveil. Tantôt il s’agissait d’un fructueux marché à faire conclure au gros Bob ; — tantôt il voulait de lui un tuyau sur une prochaine course ; — une autre fois, il avait à le consulter sur un achat de porto ; et il apportait avec lui l’échantillon… — Tantôt… Mais à quoi bon énumérer des contes sans intérêt dont le jeune homme aurait pu s’épargner l’invention s’il n’avait tenu de ses atavismes ce goût d’inventer des fables — lust zum fabulieren, disait Gœthe avec un euphémisme tout philosophique ! — Qui trompait-il, par ces racontars ?… Bob Campbell ? Mais le gros Bob l’aurait accueilli du même guttural bonjour quand il serait venu sans prétexte aucun. Pas une seconde, il n’aurait pensé à s’étonner. La présence de Chemineau dans l’écurie justifiait tout. Bob trouvait parfaitement naturelle la visite biquotidienne, triquotidienne, à n’importe qu’elle heure, d’un cavalier à son cheval… Hilda ? Mais la sensible Hilda était déjà trop passionnément éprise pour éprouver, devant l’apparition de Jules, autre chose qu’une émotion si douce. Et le motif lui était bien indifférent… Jack Corbin ?… Ah ! Jack Corbin ne se laissait pas prendre, lui, à ce qu’il appelait tout bas d’« ignobles mensonges ». Il n’eût pas été complet dans son type s’il n’eût pas haï la fourberie, petite ou grande. Cette facilité de son heureux rival à justifier ses survenues des fins de l’après-midi par des raisons notoirement fausses indignait le rigide garçon, presque autant que la joie évidente de sa cousine. Il sortait de la pièce avec une brusquerie qui ne pouvait pas, elle, être suspectée de mensonge. Tout au plus s’il ne claquait pas la porte. Les yeux émus de la jeune fille demandaient pardon à Jules, lequel aurait volontiers dit merci au cousin boudeur, — tant ce regard implorateur éclairait ce délicieux visage d’une lumière qui lui faisait chaud à toute l’âme. Ces fraîches lèvres frémissantes lui auraient dit : « Je vous aime… », que cet aveu n’aurait été ni plus certain, ni plus entier, ni plus tendre.

Étant données ces conditions de violente hostilité mal déguisée, on jugera de l’étonnement dont Maligny fut saisi quand, un jour, vers une heure de l’après-midi, le concierge-cocher, qui gardait l’hôtel de sa mère et soignait le cheval, vint l’appeler avec une mine de mystère et lui dire :

— « C’est le milord qui prenait des nouvelles de monsieur le comte, quand monsieur le comte était malade… Il veut absolument parler à monsieur le comte… Il est à cheval. Puis-je mettre sa bête dans l’écurie de Galopin ?… »

Sur quels indices ce psychologue de la loge avait-il deviné que son jeune maître s’engageait dans un nouveau roman et qu’à ce nouveau roman le silencieux Anglais était intimement mêlé ? Il l’avait deviné, justifiant ainsi la spirituelle boutade de ce délicat et génial observateur que fut Henri Meilhac. Vous rappelez-vous la Mi-Carême ? Le viveur Boislambert a tenu, par caprice, un soir de carnaval, la place de portier chez une demi-mondaine dont il est fou. « Ah ! » gémit-il, épouvanté des complications qu’il vient de constater dans l’existence de la dame durant cette courte séance de cordon, « j’ai été l’amant de Marguerite pendant vingt-deux mois. J’ai été son portier pendant cinq minutes. Eh, bien ! il me semble que j’en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant son portier pendant cinq minutes, qu’en étant son amant pendant vingt-deux mois. » Et le portier de répondre, en hochant la tête : « Jugez, monsieur, jugez ce que vous auriez appris, si vous aviez été son amant pendant cinq minutes et son portier pendant vingt-deux mois !… » Le maître Jacques de la rue de Monsieur n’avait peut-être pas une philosophie aussi avertie, passant ses journées à introduire dans la vieille cour du vieil hôtel de vieux messieurs cérémonieux et de vieilles dames du gratin qui n’avaient rien de commun avec Boislambert et Mlle Marguerite. N’empêche. Il avait eu grand soin de venir en personne avertir Jules, et en se cachant soigneusement de la mère. On était au mois de juin, maintenant, et la veuve se tenait avec son fils, comme c’était leur habitude après le déjeuner, par les très beaux jours, dans un petit salon ovale, sur le derrière de l’hôtel. La porte-fenêtre de cette pièce ouvrait sur un jardin, une merveille autrefois, quand, au delà du mur du fond, d’autres jardins verdoyaient, et ainsi de suite, indéfiniment, jusqu’à la rue Vanneau, — alors rue de Mademoiselle, — et, plus loin, c’était l’immense parc de l’actuelle ambassade d’Autriche. Depuis quelques années, une haute cheminée et les hangars d’un grand entrepreneur de menuiserie coupaient cet horizon. Le soleil ne pénétrait plus dans ce jardin qu’à de certaines heures et lorsqu’il était très haut dans le ciel. Sa lumière, alors, touchait le gazon peu ratissé de la pelouse, les allées semées d’herbes sauvages, les arbres rarement taillés des massifs, d’une caresse qui transfigurait cette déchéance. Il pénétrait, ce chaud soleil, dans le petit salon et rajeunissait jusqu’à l’étoffe élimée des bergères, jusqu’aux moulures dévernies des boiseries, jusqu’au visage flétri de la douairière patiemment penchée sur son ouvrage. Justement, à la minute où le concierge était venu, parler tout bas à Jules, elle le regardait, ce fils aimé, par-dessus ses besicles, fumer paresseusement une cigarette, et, comme le vénérable Homère dit naïvement de ses héros, elle se réjouissait dans son cœur. Le séjour, à La Capite n’avait-il pas transformé le jeune homme ? jadis, à peine sorti de table, il disparaissait pour ne rentrer qu’à l’heure du dîner, — quand il dînait à la maison, — et repartir, sitôt, le dîner fini. À présent, il semblait que son plaisir fût de tenir compagnie à sa mère, indéfiniment. La bonne dame ne soupçonnait pas quel amour — plus dangereux encore pour l’avenir de son fils, d’après ses idées, que ses précédentes folies, — assagissait les après-midi et les soirées du jeune homme. Elle ignorait quelle silhouette passait et repassait à travers les bleuâtres vapeurs du tabac, tandis qu’il tirait, de son papyros, de lentes bouffées en rêvant de Hilda. Le concierge, lui, ne partageait pas les illusions de la douairière. Il connaissait son jeune maître, d’abord, et puis, il avait eu la mission, plusieurs fois, de conduire Galopin rue de Pomereu. Là, il avait vu la jolie écuyère. C’en était assez pour qu’il crût devoir annoncer, avec ces précautions diplomatiques, la visite du soi-disant « milord ». Un détail le confirma dans ses méfiances. Il entendit le fils dire à sa mère :

— « Je reviens tout de suite, maman c’est un de mes amis qui me demande… » Et, à peine hors du salon : « Mais oui, attache le cheval dans l’écurie, et fais monter ce monsieur chez moi… »

— « Un de mes amis ? », grommelait le concierge en retournant exécuter cet ordre. « Si ce milord-là a l’air d’un ami, quelle figure ont donc les ennemis ?… Il arrivera quelque chose à notre monsieur Jules un de ces jours, à courir toujours… Beau garçon comme il est, il pourrait si bien se marier et nous amener ici une jolie petite comtesse, et riche, encore. On requinquerait l’hôtel, qui en a besoin, et ma loge, par la même occasion… Bon sang de bon sort ! Que cet Anglais a l’air méchant !… Pendant que les Iroquois y étaient à le scalper, — car c’est chez les Indiens que ça lui est arrivé, pour sûr, — ils auraient bien dû le finir… »

Tout en monologuant de la sorte, le fidèle serviteur avait traversé la cour. Il était de nouveau devant la porte à transmettre au visiteur la réponse attendue. Le sombre Corbin — si comiquement qualifié de « milord » — offrait, en effet, au regard de son interlocuteur, à cet instant, Une physionomie plus revêche encore, plus bougonne qu’à l’ordinaire. Il ne desserra pas la bouche pour un merci, Quand l’autre lui eut dit qu’il pouvait mettre son cheval à l’écurie, il ne manifesta pas davantage sa gratitude pour cette complaisance, et il se mit en demeure d’attacher lui-même sa bête sans se laisser aider. — C’était couper d’avance tout espoir de pourboire dans l’âme du Caleb de la noble et pauvre maison Maligny. — Un regard de mépris, jeté par l’étranger sur le pauvre Galopin, qui collant son mufle aux barreaux, hennissait de joie à la pensée d’un compagnonnage inattendu, acheva d’exaspérer le susdit Caleb. Aussi, quand il eut introduit le fils de la perfide Albion dans la pièce qui était censée servir de cabinet de travail à son maître, demeura-t-il quelques minutes sur le palier. Sa curiosité — c’était celle des gens de sa condition, et c’est tout dire, — n’allait pas, cependant, jusqu’à écouter aux portes. Il avait une trop haute idée du respect que se doit à lui-même un ancien soldat, décoré de la médaille militaire, qui a l’honneur de servir un comte authentique, — même très désargenté. Mais il était réellement inquiet, de l’entrevue entre « son Monsieur Jules » comme il l’appelait avec une affection vraie, et il écoutait si quelque bruit suspect ne lui arrivait point.

— « Ça se passe plus en douceur que je ne croyais, » dit-il enfin, après avoir constaté le caractère chimérique de ses craintes et, regagnant la loge : « C’est égal, à la place de M. le comte, j’aimerais mieux me marier par-devant le notaire et le curé et avoir ma bourgeoise à moi, comme tout le monde… »

Si aucun éclat de voix ne perçait la cloison derrière laquelle le dévoué Firmin — c’était le nom du vieux soldat tombé de la caserne à la loge — épiait ainsi, l’entretien entre les deux amoureux de la jolie Hilda n’en était pas moins singulièrement vif et passionné. Mais Jack Gorbin était de ces Anglais muets qui soutiendraient un assaut de boxe sans même pousser le classique : Heavens !… Il était entré dans la pièce, avec son éternelle casquette sur la tête. Jules n’avait pas pensé à s’offenser qu’il ne l’ôtât point, tant cette calotte plate, à courte visière, — d’une étoffe velue et brouillée, — semblait faire partie intégrante de son originale personne. Leurs mains s’étaient pourtant touchées ; mais, tandis que Jules tendait la sienne grande ouverte, à peine si Jack Corbin avait allongé un de ses énormes doigts gantés d’une peau jadis rouge, toute noire, maintenant, de la pression des rênes. Puis, à la question de Maligny : « Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur Corbin ? Vous savez, si je peux vous être utile, disposez de moi… », il avait simplement répondu par le monosyllabe : « Thanks. »Puis, tirant de sa poche un morceau de papier, il l’avait posé devant Jules. Avec stupeur, celui-ci constata que c’était une bande d’envoi d’un journal. Il lut ces mots, tracés d’une écriture volontairement renversée :

MADEMOISELLE HILDA CAMPBELL

Maison Campbell

Rue de Pomereu

(Personnelle).

Et, commentaire immédiat au libellé de cette adresse, le silencieux cousin avait extrait, d’une autre poche, le journal lui-même, expédié, sous cette bande, à la jeune fille. C’était un numéro d’une de ces feuilles, dites, encore aujourd’hui, du boulevard, quoique le monde des lecteurs et des lectrices, représenté par cette formule au temps des Aurélien Scholl et des Charles Monsalet, des Gustave Claudin et des Xavier Aubryet, ou, moins loin de nous, des Chapron et des Fervacques, n’existe plus d’aucune manière. Mais il se trouve toujours des entrepreneurs de gazettes pour essayer de refaire la « Chronique » et les« Echos » qui réussissaient dans leur jeunesse. Une main perfide avait encadré au crayon rouge un paragraphe de la première page, jeté, entre d’autres tout pareils, dans une colonne étiquetée : À travers Paris, et signée : La Casserole. Jules de Maligny put lire sous ce titre : Ce que l’on voit au Bois de Boulogne…, les lignes suivantes :

« Ce que l’on voit au Bois de Boulogne ?… Par ce joli mois de mai, des feuilles aux arbres, des fleurs dans les taillis, des oiseaux sur les branches… Et des amoureux, des amoureux !… La Casserole a retrouvé là un jeune gentilhomme dont la disparition, depuis ces quelques mois, a fait bavarder bien des jolies bouches et soupirer bien des tendres cœurs… Consolez-vous, mesdames, le charmant J… de M… n’est pas mort. Il est plus vivant que jamais, et en train de donner des leçons de français à l’une des plus jolies et des plus blondes misses que nous ait envoyées l’Angleterre. Avec un professeur aussi distingué, la miss, qui sait déjà trotter et galoper, apprendra aussi à marcher. Nous saluons d’avance, en elle, une des plus ravissantes Belles-Petites que le Tout-Cythère aura recrutées, dans ces dernières années. À quand le petit hôtel et la crémaillère ?… »

— « Quelle infamie !… » s’écria Jules après avoir parcouru du regard ces vingt lignes, aussi imbéciles qu’abominables. Il devait toujours ignorer quelle rancune ou contre lui ou contre Hilda s’était assouvie par cet entrefilet. Mais, sur le premier moment, il n’acceptait pas cette ignorance, et il continuait : « Je saurai quel est le polisson qui a commis cette, ordure… Et on a osé l’envoyer à miss Campbell, encore ?… J’irai au journal. Il faudra bien qu’on me dise le nom de ce drôle. Ou bien, je soufflette le directeur, et je me bats avec lui… »

« Non-sens, » dit Corbin. (Vous reconnaissez le nonsense qui, dans le vocabulaire anglais, signifie absurdité.) Puis manquant, pour une fois, à ses habitudes du parler monosyllabique ou presque, — tant il attachait d’importance à sa démarche et à la circonstance qui l’y déterminait. — « Ce sera un autre aliment pour le gossip voilà tout. »(Vous reconnaissez un nouvel anglicisme et le synonyme à demi argotique de notre potin.)

— « Vous avez raison, » répondit le jeune homme, et, toujours indigné : « On ne peut cependant pas laisser passer de pareilles abominations sans corriger des brigands qui ne respectent rien, pas même l’honneur d’une jeune fille. »

— « Pourquoi vous êtes-vous conduit comme l’un d’eux, alors ? », interrompit Jack brutalement.

— « Que voulez-vous dire ?… » interrogea Jules, qui se sentit rougir de colère à cette insolence.

— « Ce que je dis. »

— « Vous vous trompez, monsieur Corbin, » reprit Maligny, « si vous croyez qu’il y ait jamais eu quoi que ce soit de répréhensible dans mes relations avec miss Campbell… » Et la fierté naïve achevant de l’emporter, chez lui, sur son parti pris de ménager, dans le cousin de Hilda, le personnage le plus capable, s’il s’en faisait un ennemi déclaré, de contre-carrer ses projets : « Je vous défends, » ajouta-t-il, non moins brutalement que l’autre lui-même, « je vous défends, entendez-vous ? de les calomnier, ces relations… Celui qui a écrit cet article a tout inventé, de toutes pièces. Miss Campbell a dû vous le dire, si seulement elle a compris les turpitudes de ces insinuations. »

— « Elle n’a pas lu ce papier, » répondit Corbin. Il n’avait point paru s’apercevoir de la colère où les mots « ce que je dis » avaient jeté son interlocuteur. « Elle n’était pas là quand la chose est arrivée… J’ai vu l’adresse. J’ai pensé : C’est bien étrange !… La marque au crayon m’a frappé l’œil… Je me suis assuré de ce que c’était. J’ai pris l’avis d’un ami, d’un réel ami, — un entraîneur, mais un gentleman, — un Français, mais aussi vrai qu’un Anglais… Il m’a expliqué le sens de toute cette saleté. Voilà pourquoi je suis ici… »

— « Il est déjà très heureux que vous ayez épargné cette lecture à miss Hilda, » repartit Jules, avec une ironie où frémissait encore une révolte à peine contenue. « Tout cela ne m’explique pas ce que vous avez prétendu dire tout à l’heure, en m’assimilant à ceux qui n’ont pas respecté miss Hilda ? Parlez… »

— « En quoi ? », répondit Corbin. « Premièrement, en essayant de vous faire aimer d’elle sans l’aimer vraiment vous-même… Laissez-moi parler, »insista-t-il, devant un geste négatif de Jules, « puisque vous m’avez demandé de parler… Secondement, en ne prenant pas soin de son bon renom… Oui. Elle n’a personne pour l’avertir. Sa mère est morte. Pauvre femme !… Sans doute, je suis là, moi ; mais je n’ai pas pu prévenir mon oncle. Il a été déjà trop malheureux. S’il se tourmentait sur sa fille, il serait capable de tout quitter, et les affaires ne marchent pas comme ça devrait. Il a perdu un lot de monnaie au Stock-Exchange. Il doit continuer avec sa firm, regagner cet argent, pour que notre Hilda soit riche… je n’ai pas pu la mettre en garde, non plus, elle, contre vous… Elle aurait cru que c’était jalousie. Elle est sans défense. Il ne lui est jamais venu en tête qu’en se promenant avec vous, comme elle fait chaque jour, depuis ces deux derniers mois, personne ne voudrait croire à son innocence… Mais vous, monsieur de Maligny, Vous saviez qu’on n’y croirait pas. Quel a été votre but, en lui prenant son cœur et en la compromettant, si vous n’avez pas pensé à faire ce que dit l’éditeur de ce papier ?… » Il froissa la feuille entre ses robustes doigts, avec l’énergie qu’il aurait eue pour allonger un coup de poing sur la face de celui qu’il appelait de ce terme tout britannique d’éditeur… « Oui, si vous n’avez pas pensé à cela, quelle a été votre intention ?… À votre tour de parler. »

— « Je pourrais vous dire que vous n’avez pas qualité pour m’interroger, monsieur Corbin, » répliqua Jules. Il se sentait comme pris à la gorge par la rude logique de ce sauvage Jack, soudain doué, grâce au sortilège de la passion, d’un véritable don des langues. Il avait débité son discours en français, avec quel accent, avec quelle prononciation ! Cette cocasserie n’empêchait pas que les reproches du cousin fidèle, de l’amoureux méconnu n’allassent ébranler, dans le cœur du jeune homme, une corde profonde. Elle s’y trouvait, avec tant d’autres, cette corde de la conscience, dans ce cœur si compliqué. Voici que, par une de ces volte-face presque instantanées dont sa nature de demi-Slave était coutumière, un remords s’élevait, en effet, chez lui. En même temps, son premier sentiment de révolte cédait la place à un étrange besoin d’arracher un mot d’estime à cet accusateur, lequel n’était pas tout à fait juste. C’est contre la part d’iniquité enveloppée dans ce dur réquisitoire qu’il protesta d’abord. « C’est vrai, miss Campbell est trop isolée pour que je ne reconnaisse pas à quelqu’un qui lui tient de près par le sang le droit de la défendre, même à son insu… J’accepte donc de discuter avec vous, et je vous réponds qu’en cédant au plaisir de l’accompagner dans ses promenades au Bois, je n’ai jamais soupçonné que je pusse la compromettre… Vous en avez eu la preuve tout à l’heure, quand vous m’avez montré cet article… En ai-je été bouleversé autant que vous ? Répondez… Vous me demandez quelle a été mon intention ? Je n’ai pas eu d’intention. Je vous donne ma parole d’honneur que j’ai agi sans le moindre calcul. Tenez, je serai franc avec vous… Lorsque je suis sorti avec elle pour la première fois, je me suis permis de lui adresser des compliments qu’elle a jugés trop directs. Elle me l’a dit. Je lui en ai demandé pardon. Je me suis engagé à ne jamais recommencer. Interrogez-la vous-même. Vous saurez que je n’ai jamais recommencé. »

— « Vous avez fait pis, » dit Corbin en secouant la tête : « Vous vous en êtes fait aimer, quand vous ne l’aimiez pas… Je suis seulement un pauvre foreman[3] et je m’exprime très mal, monsieur le comte. Mais, si je ne connais pas bien le français, je connais Hilda et ses humeurs. Je sais quand elle est triste et quand elle est gaie, quand elle est franche et quand elle est fermée… »

Puis, réfléchissant une seconde afin de trouver une image qui rendit complètement sa pensée, il énonça, de l’air le plus sérieux du monde, cette phrase, digne en effet d’un foreman, mais Jules ne pensa pas à en sourire, tant elle était évidemment sincère :

— « Enfin, c’est comme pour un cheval, quand il a été longtemps à la maison, je n’ai qu’à regarder son œil et à le voir partir. Je vous dirai ce qu’il vous fera, s’il sera sage ou bien en l’air. Je ne me souviens pas de m’être jamais trompé… Je ne me trompe pas davantage pour ma cousine. Depuis que vous venez à la maison, elle est une autre femme. Quand elle était seule, autrefois, elle riait, elle chantait. Moins depuis la mort de sa mère. Tout de même, elle restait si gaie de caractère. Un rien l’amusait. Maintenant, c’est fini… Elle ne rentrait jamais de promenade, sans me raconter comment s’était comportée sa bête, qui elle avait rencontré. Fini encore… Je l’interroge. Oui. Non. C’est tout. Elle n’est pas là… Quand vous devez venir le matin, elle a la fièvre. Ce n’est pas une fois, c’est dix, c’est vingt, qu’elle marche jusqu’à la porte. Elle vous attend. Lorsqu’un fiacre s’arrête et qu’une autre personne en descend, qui n’est pas vous, ses yeux allaient briller ; ils se voilent. Son sourire commençait ; il s’arrête… Le soir, quand nous demeurons à table, à boire notre vin, après le dîner, son père, elle et moi, elle causait, si gentiment… C’est fini encore. Elle dit qu’elle est fatiguée et elle se retire dans sa chambre. Il faut bien une explication à ce changement. Vous êtes, vous, cette explication… Eh bien ! monsieur le comte de Maligny, je suis venu vous dire, moi, John Corbin, qui ne suis ni comte, ni quoi que ce soit qu’un bon Anglais et un bon chrétien : L’homme qui prend l’argent d’un autre homme commet un vol. L’homme qui prend le cœur d’une fille en commet un autre. Nous avons une loi, en Angleterre, qui reconnaît cela, pas assez, car elle ne punit que le manquement à la promesse de mariage : le breach of promise. Le crime n’est pas moindre de troubler un être innocent, pour toujours peut-être. Vous ne m’avez pas étonné en me disant, tout à l’heure, que Hilda ne vous avait pas permis de lui parler d’amour. Quelle différence y a-t-il, soyez honnête, si vous le lui avez inspiré, cet amour, sans que le mot ait été prononcé ?… Elle pouvait se marier, trouver un brave garçon qui lui aurait été dévoué, qu’elle aurait accepté… Ne me regardez pas de cette façon, monsieur de Maligny, je ne pense pas à moi. Je suis trop vieux pour elle. D’ailleurs, les Jack Corbin ne sont pas de l’étoffe dont on fait des maris pour des Hilda. On ne coud pas du tweed et de la soie ensemble. Je pense à quelque brave jeune homme anglais, comme il y en a certainement des quantités de par le monde… Quand elle aura été broken hearted, elle n’en voudra plus. Son père mourra. Elle devra vieillir, sans home, sans enfants, sans bonheur, simplement parce qu’il vous aura plu de jouer avec elle comme l’araignée joue avec la mouche, le chat avec la souris. Encore un coup, je ne suis pas, un noble, je ne suis qu’un homme parlant à un homme, bien en face, monsieur de Maligny, et, je vous le répète : ce jeu-là est un crime. S’y laisser aller, pour un homme de votre nom, c’est perdre sa caste. »

Si l’un quelconque, je ne dis pas des camarades, mais des grands amis de Jules, ou un vieil ami de sa mère, un parent autorisé, le vénérable général de Jardes, par exemple, son oncle à la mode de Bretagne, avait entrepris de lui débiter le quart seulement de cette semonce, le jeune homme ne l’aurait pas laissé aller jusqu’au bout. Il eût trouvé le langage expressif de ses camarades de fête, plus ou moins emprunté au jargon des carabins, et coupé court aussitôt en protestant : « On ne me donne pas une dose, à moi !… » Par quel prestige incroyable le cousin de Hilda était-il arrivé à lui faire écouter ce mortifiant discours, y compris l’outrageante formule de la fin, assénée comme un soufflet ? C’est, d’abord, qu’une certaine chaleur de sincérité emporte tout. Comme l’avait déclaré, avec sa simple et dure concision. Corbin lui-même, il avait été un homme parlant à un homme. Il avait été vrai avec Maligny, comme il l’était avec lui-même. Il avait pensé et senti tout haut, sans rien ménager chez son interlocuteur, sans rien dissimuler non plus. Il n’avait pas essayé une minute de nier l’intérêt éveillé chez la jeune fille par la cour de Jules, si insinuante dans son silence, si pressante dans sa docilité. Comment celui-ci n’eût-il pas tout pardonné au témoin qui lui apportait une preuve indiscutable d’un succès de cette adroite cour, auquel il n’avait pas osé entièrement croire ? Ce trait seul prouvera qu’à cet instant, du moins, il ne jouait pas la comédie. La grâce de Hilda Campbell avait vraiment fait de lui un amoureux, avec toutes les naïvetés, toutes les timidités aussi que ce mot comporte, si beau quand il est réellement mérité. Il avait, jusqu’ici, douté du sentiment qu’il inspirait, même en jouissant de l’inspirer. Il avait craint, contre l’évidence. Ah ! Corbin pouvait lui prodiguer les mots de condamnation, d’insulte même. Qu’importait à Jules, du moment que dans le même souffle, l’autre lui affirmait que Hilda l’aimait ? Ce cœur virginal, et dont il savait la pureté, s’était donc donné à lui. Combien profondément, combien absolument, cette exaspération de Corbin l’attestait assez. Jules était tenté de lui en dire merci, et d’une voix attendrie, presque aussi douce que celle de l’autre avait été âpre et rude, il répondit :

— « Vous me voyez confondu de ce que vous venez de m’apprendre, monsieur Corbin… confondu… », répéta-t-il, « et très ému… Je veux penser encore que votre affection pour miss Campbell suscite en vous des inquiétudes sur sa paix intérieure qui ne sont pas justifiées… Je vous assure que jamais elle n’a été, avec moi, d’une façon qui me permît de supposer… »

— « Non-sens, » interrompit jack, non moins brutalement. « Vous vous donnez des prétextes, pour ne pas faire la seule action qui vous relèverait à mes yeux et aux vôtres, et qui prouverait que vous avez un réel sentiment de votre devoir… »

— « Une action ? », demanda Jules, interloqué par ce nouvel assaut de son adversaire. « Laquelle ? »

— « Vous en aller, » répondit Corbin… « Oui, vous en aller. Vous êtes riche. Vous êtes libre. Vous pouvez quitter Paris plusieurs mois. C’est le meilleur moyen de rompre sans explication des habitudes dont vous voyez déjà les conséquences… » Il montra, derechef, le journal que ses doigts avaient, dans leur énervement, réduit à l’état d’une loque informe. « Partez, monsieur de Maligny. Si vous restez à Paris, vous retournerez rue de Pomereu, c’est inévitable. Vous n’y retourneriez pas, que Hilda vous rencontrerait au Bois. Vous, l’éviteriez. Elle vaudrait savoir le pourquoi de ce changement… Un voyage, cela dispense de toute explication. Vous partez. Elle sait que vous êtes loin. Elle en conclut que vous ne tenez pas beaucoup à elle. Si elle doit guérir, elle guérit. Vous lui devez cela, monsieur de Maligny, maintenant que vous ne pouvez plus douter qu’elle n’ait commencé de vous aimer… Vous ne l’aviez pas deviné jusqu’ici ? Soit. À dater d’aujourd’hui, vous n’avez plus cette excuse… Oui ou non, ferez-vous votre devoir ? »

Le jeune homme ne répondit rien. Il marchait d’une extrémité à l’autre de la pièce, sans plus regarder son impérieux interlocuteur. Visiblement il était en proie à un trouble extrême. Tout d’un coup, il s’arrêta devant l’autre, et, les yeux fixés dans ses yeux, il lui dit :

— « Je ferai mon devoir, monsieur Corbin… »

— « C’est bien, » répliqua simplement l’Anglais. Maintenant que le besoin de plaider une cause qui lui tenait profondément au cœur n’excitait plus sa verve oratoire, il redevenait l’homme de peu de paroles qui n’ajoute pas de commentaires inutiles à la réalité du fait. Pourtant, une question lui vint aux lèvres qu’il hésitait à poser. Brusquement, il la formula, avec le même laconisme. « Et quand ? », interrogea-t-il.

— « Il me faut quelques jours, » répliqua Maligny. « Je ne suis pas aussi libre que vous semblez le croire… Je vis avec ma vieille mère. Je ne peux partir pour un voyage qu’après l’avoir consultée. Mais je vous répète que je ferai mon devoir. Je vous en donne ma parole d’honneur. »

Il y eut, entre eux, un nouveau silence que l’étrange personnage rompit en disant, avec son guttural accent, ce simple mot : — « Adieu. » Il prit la main de Maligny et il la serra, cette fois, d’une énergique étreinte, comme le premier jour où le sauveur de sa cousine lui avait été présenté. Ce fut le seul signe de son émotion que cette espèce de « coup de pompe, » — comment définir mieux le geste par lequel un féal sujet de Sa Majesté la Reine ou le Roi d’Angleterre vous désarticule l’épaule, pour bien vous prouver la force de sa sympathie ? — Puis il disparut de la chambre, toujours sans soulever sa casquette.

— « Je sais le chemin, » avait-il répondu au mouvement de Jules, s’avançant vers la porte pour le reconduire. Déjà, les longues jambes qui lui servaient d’étau à dompter tous les chevaux avaient descendu le vaste escalier de pierre, jadis orné de si belles tapisseries. Il y avait eu là des chefs-d’œuvre exécutés à Beauvais pour Mgr de Maligny, l’évêque de Bayeux, sous la direction d’Oudry, et qui représentaient les principales scènes de Molière. La trace des crochets auxquels ces merveilles furent suspendues existait encore. Quant aux tapisseries elles-mêmes, elles avaient passé l’Atlantique, voici des années. Elles figuraient et figurent sans doute encore dans une des maisons de la cinquième Avenue, à New-York, habitée peut-être, — qui sait ? — par un parent des Campbell ou des Corbin, émigré là-bas au dix-huitième siècle et devenu milliardaire !… La vie a de ces fantaisies, plus contrastées que les laines de la rêche étoffe écossaise à laquelle s’était comparé le cousin de Hilda, — ce tweed dont était faite son insoulevable casquette. En fait, n’était-ce pas une de ces fantaisies folles de la vie, que la descente de cet escalier seigneurial par cet écuyer d’outre-Manche, sous le regard de l’arrière-petit-fils d’un des lieutenants du maréchal de Vieilleville, — lui-même le bras droit de Guise, le conquérant de Calais ? Et les deux hommes venaient d’avoir quel entretien, gros de quelles conséquences ! Firmin, le portier philosophe, ne se doutait pas à quel point il avait raison lorsque, dix minutes plus tard, refermant la porte sur le fantastique visiteur parti au trot allongé de son cheval, il jeta tout haut cette exclamation :

— « Défunt M. le comte en recevait bien, quelquefois, des Anglais ! » — L’ancien militaire pensait aux créanciers qu’il avait dû si souvent éconduire. Il les appelait, en franc cocardier, du nom classique qui remonte, disent les historiens de la langue verte, à la captivité du roi Jean. « Ces Anglais-là avaient l’air plus rassurant que celui-ci… Tout juifs qu’ils étaient, ils avaient des mines plus catholiques. Je devrais peut-être avertir Mme la comtesse… Dans ces histoires de garçons, c’est toujours les pauvres mamans qui finissent par écoper… »


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  1. Vétérinaire.
  2. Oh ! fragment ruiné de la nature !… C’est l’admirable cri de Glocester devant le roi Lear, devenu fou et paré de fleurs sauvages. Lear, IV, 6.
  3. Foreman, chef d’écurie. L’auteur s’excuse ici, une fois pour toutes, n’étant que le greffier des conversations de ses personnages, de l’abus que peut faire John Corbin, des termes professionnels, comme aussi des tournures par trop britanniques de son français : « prenant soin de son bon renom… », « un réel ami… », « un lot de monnaie… », etc., etc.