L’Écuyère/Première partie/Chapitre 4

Plon-Nourrit (p. 67-94).

IV

COMMENCEMENT D’IDYLLE


Ce subtil et impulsif Jules de Maligny avait trouvé sur place le plus sûr moyen de justifier de nombreuses visites dans ce coin de la rue de Pomereu où tout son cœur allait tenir, — pendant combien de temps ?… Tout son cœur ? Non, mais toute sa fantaisie, ce qui, à vingt-cinq ans, est tout près de revenir au même, quand il s’agit d’une nature telle que la sienne : imaginative et sensuelle, toujours disposée, par suite, à parer d’illusion son égoïsme, à prendre des désirs pour des sentiments et de la volupté pour de l’émotion. L’excellence du procédé inventé par le jeune homme résidait en ceci que l’achat d’un cheval reste, entre toutes les négociations humaines, celle qui comporte certainement le plus d’allées et de venues, d’interruptions et de reprises, de demi-engagements et de dédits. Comment Bob Campbell et Jack Corbin se fussent-il étonnés de le voir reparaître l’après-midi, puis le lendemain, puis le surlendemain, faire de longues stations dans leyard, examiner une bête, en demander une autre, annoncer qu’il en essaierait une troisième, alors qu’ils étaient habitués à des clients qui les traînaient ainsi, de jour en jour, avant de prendre une décision ? Le plaisant était que Jules n’avait pas le premier sou des quatre ou cinq mille francs que représentait l’achat du hunter ou celui du hack chez Bob Campbell. Les « reprises » exercées par Mme de Maligny, lors de la mort de son prodigue de mari, avaient fait passer, entre les mains de la veuve, les derniers débris d’une fortune follement dissipée. Son fils quoique majeur, n’avait donc que la pension que sa mère voulait bien lui servir, ci douze mille francs par an, somme énorme, — en ces temps-là, — pour un garçon logé, d’autre part, blanchi, nourri, chauffé, servi, et qui n’avait à prélever, sur ce budget de luxe, que les frais de sa toilette ! Or, ni son tailleur, ni son chemisier, ni son bottier, ni son chapelier n’avaient jamais reçu que des acomptes. La dame de pique et celle de cœur croquaient si allègrement les mensualités de cet aimable étourdi que cet argent de poche était mangé d’avance pour bien des mois, même après le règlement qui avait précédé le départ pour La Capite. Il n’avait avoué, à son indulgente mère, qu’une des colonnes de l’ardoise. Dans ces conditions, acheter le cheval et le laisser en pension chez Campbell, à dix francs par jour, sans compter les ferrages, le vétérinaire, les pourboires, c’était, de nouveau, un peu de folie. Mais Hilda était si charmante, et, tout de suite, Jules s’en était senti, il s’en était cru, plutôt, si amoureux ! Quand on doit déjà une vingtaine de mille francs sur la place de Paris, on peut bien en devoir cinq ou six mille de plus, — pas même de quoi changer le premier chiffre de la somme.

Il avait donc été convenu, dès cette conversation autour des deux verres de whiskey, parmi les sombres meubles en acajou massif de la salle à manger d’Epson lodge, que Maligny serait tenu au courant du prochain arrivage de chevaux, ce qui ne l’avait pas empêché de surgir à nouveau, dès les deux heures, culotté, guêtré, éperonné, sous prétexte qu’il avait réfléchi, et que l’Irlandais cap de maure ferait peut-être son affaire. Il avait compté qu’il demanderait à le monter le jour même et qu’il serait accompagné par quelqu’un de la maison, peut-être par Corbin. Ce serait une occasion d’« avoir des tuyaux » sur miss Campbell. Il employait volontiers cet argot de champ de courses. Il ne s’était pas avisé que la bonhomie toute britannique des insulaires de la rue de Pomereu lui permettrait, et aussitôt, de dépasser cette première espérance. Les longues années que Bob Campbell avait vécues à Paris n’avaient pas changé ses idées sur ce point si essentiel de l’éducation des femmes, qui justifierait, à lui seul, l’éternelle vérité du vers de Virgile :

Et penitùs toto divisos orbe Britannos.[1]


Un Anglo-Saxon de la vraie souche croirait faire injure à une jeune fille, s’il supposait un moment qu’elle a besoin d’un protecteur. Quoique la loi sur la « rupture des promesses », qui assimile très justement la séduction à un délit, n’existe pas en France, Hilda se promenait dans le Paris de ses goûts, — il est vrai qu’il n’était pas bien étendu ! — on l’a déjà remarqué avec autant de liberté que si elle eût vécu dans Pall Mall ou dans Pimlico, sous la sauvegarde des sévères juges de son pays. Le père était si habitué à voir en elle uniquement la dresseuse de chevaux, qu’à cette demande d’essai faite par son nouveau client, il répliqua simplement :

— « La bête est verte, monsieur le comte. Êtes-vous très sûr de vous, comme cavalier, ou voulez-vous qu’un de mes hommes aille avec vous ?… »

— « Je suis très sûr de moi, » fit Maligny, « mais, comme le cheval ne m’appartient pas encore, je prendrai un de vos hommes… »

— « Well… », reprit Campbell. Il appela successivement de sa voix rauque, qui dénonçait trop la funeste manie du gin, trois de ses employés, dont son neveu : « Jack !… Dick !… Walter !… »

— « Jack et Dick sont sortis avec les deux nouveaux poneys, » répondit une voix, toute fraîche celle-là, tout argentine, celle de Hilda, dont le buste apparut à une des fenêtres du premier étage. Elle vit Jules et le salua, sans rougeur cette fois, de son loyal sourire. Elle continua : « Et Walter est à la forge, avec la jument baie. »

— « Voulez-vous monter avec M. de Maligny, qui essaiera l’Irlandais de ce matin ? » dit le père. « Vous en profiterez pour faire prendre l’air au Rhône. » On se rappelle qui avait imaginé d’infliger ce sobriquet au camarade du Rhin et pourquoi. Puis, se tournant vers Jules, il interrogea avec un nouvel anglicisme :

— « Vous n’objectez pas ?… »

Voilà comment, bien peu d’heures après avoir obtenu — pour le lendemain — l’exeat du docteur Graux, et en avoir usé tout de suite et abusé, le jeune homme se trouvait trotter botte à botte avec celle que le digne médecin avait appelée « une milady de la main gauche ». Sa blessure, trop récente, et toujours bandée, ne lui permettait pas de déployer son talent de cavalier, dont il aurait eu besoin pour bien diriger un cheval à peine mis et très difficile. Tout juste arrivait-il à le maîtriser. Mais, pour les jeunes gens d’une certaine race, une petite sensation de danger, de risque, à tout le moins, est un excitant qui les grise gaiement. D’être sur cette bête très en l’air, et qui, durant cette promenade, ne se calma pas une minute, avivait, pour Jules, le plaisir inattendu de causer en tête à tête avec la jeune fille et très vite intimement. Il possédait, au suprême degré, le don dangereux des séducteurs-nés ; il avait un art instinctif de poser, avec une grâce légère, comme enfantine, de ces questions qui établissent du coup, entre les interlocuteurs, des relations autres que les conventionnelles. Il se racontait lui-même avec une telle spontanéité, même à des indifférents, que, très naturellement, ceux-ci étaient tentés de lui répondre sur un ton pareil.

Hilda Campbell et lui n’étaient pas au bout de l’avenue des Poteaux qu’il l’avait déjà initiée à tout le détail de sa vie, dans la vieille maison de la rue de Monsieur. Avec quel art de comédien ingénu la réalité de cette existence, si simple, si peu excentrique, avait été maquillée ! L’étroit et pauvre jardin sur lequel donnaient les fenêtres du salon du rez-de-chaussée était devenu un parc. Ce coin paisible, mais assez vulgaire, et, somme toute, très bourgeois, du faubourg Saint-Germain, s’était transformé en une province pittoresque, peuplée de couvents et d’hôtels jadis princiers, tous historiques ! La vieille douairière dont il était le fils avait pris une tournure d’aïeule portraiturée par Van Dick — (sir Anthony, comme l’appellent tranquillement les cartouches de la National Gallery, à Londres. Ces insatiables dévorateurs que sont les Anglais ont happé et digéré le grand peintre Anversois et ils en ont fait un baronnet). Lui-même, Jules, se silhouettait comme le jeune gentilhomme des romans des mauvais élèves de l’exquis Octave Feuillet. Il était l’héritier mélancolique d’un grand nom, pas très fortuné, mais fièrement pauvre, consacrant ses vingt-cinq ans à consoler la solitude et le veuvage d’une mère incomparable. Il y avait, certes, les éléments de tout cela dans sa vie. Il en avait fait un très agréable arrière-fonds à des habitudes d’un ordre beaucoup moins édifiant. Mais constatant au regard de sa compagne, que ce roman tout familial intéressait la jolie Anglaise, il eut le flair de s’y tenir. Par une étrange suggestion de sa propre parole, plus il ajoutait des traits faussés à ce personnage ainsi posé, plus il le devenait sincèrement. Avait-il jamais hanté les cabarets à la mode, les luxueux cabinets de toilette des demoiselles et les tripots ?… Il eût donné sa parole d’honneur que non, — et il n’eût pas trop menti. Il l’avait presque oublié. La passion naissante a de ces trompe-l’œil.

— « Mais vous-même, mademoiselle, » finit-il par dire, avec l’idée d’obtenir confidence pour confidence, « vous n’avez pas quelque part, en Angleterre, une maison de famille à laquelle vous rattachent des souvenirs d’enfance et que vous regrettez dans votre exil parmi nous ? »

— « Une vraie maison de famille ? » répondit-elle, « non… Il y en avait pourtant une qui aurait pu en tenir lieu. C’était celle où nous sommes allés tous les étés, pendant dix ans, en Shropshire… Nous n’y retournons plus, depuis la mort de ma mère. »

— « Ah ! », interrogea Jules avec un intérêt qui n’était pas joué. « Vous avez perdu madame votre mère ?… C’est un deuil récent ? » Il attendait une réponse qui lui fournirait une occasion de quelques tirades émues sur les tristesses de l’existence, l’irréparable de certains malheurs, l’irremplaçable douceur de certaines affections, — enfin, toute cette phraséologie sentimentale à laquelle de plus averties qu’une pauvre petite Hilda Campbell se laissent prendre, depuis que le monde est monde et qu’il y a des fourbes à demi sincères pour jouer, à des femmes naïves, la comédie de la pitié attendrie. Aussi demeura-t-il décontenancé devant l’attitude de la jeune fille, dont le visage se serra, pour ainsi dire. Elle ne répondit qu’un mot à sa question :

— « Il y a déjà un peu de temps, » fit-elle évasivement. Puis, détournant aussitôt la conversation : « Tenez bien votre monture, monsieur de Maligny… Je vois un daim dans le fourré. Quelquefois, les chevaux en ont horriblement peur. On ne sait pas trop pourquoi… J’ai failli être tuée, l’été dernier, par la plus sage des juments que nous ayons jamais eues à la maison. Elle a aperçu un de ces petits cerfs qui débouchait à un tournant. Elle s’est emballée, sans que j’aie pu la ramener, jusqu’à la porte de Boulogne… J’ai bien cru que c’était fini, et que j’y restais… »

Elle rappelait cette aventure avec un de ces sourires de côté où il tient de l’énervement et du défi. Et pas un mot de plus sur sa mère morte. Gardait-elle si peu de fidélité à ce souvenir, sur lequel le peu scrupuleux Jules avait médité de spéculer ? Il ne se doutait pas que cette image de la plus chère des disparues déchirait, chaque fois, le cœur de la jeune fille. Encore, maintenant, elle venait d’avoir horriblement mal à l’évocation inattendue d’un passé resté si cher. Mais ce n’était pas seulement sa beauté délicate qui la rendait pareille au plus délicat des types féminins créés par Shakespeare. « Que pourra faire Cordelia ? Aimer et garder le silence… » Hilda était trop profondément sensible pour que tout son être ne se repliât pas à l’idée de raconter ce qu’elle sentait. Quelle ironie dans certains contrastes d’attitudes et de langages ! Cette jeune fille, si passionnément tendre, taisait ses émotions, à cause de leur excès même, tandis que Jules proclamait, communiquait les siennes, précisément parce qu’elles étaient superficielles. Il les fouettait, il les surexcitait en les parlant. Si intelligent qu’il fût, comment aurait-il compris une nature à ce point différente de la sienne ?

— « Ce n’est pas le regret de sa pauvre maman qui l’étouffera jamais, »songeait-il. « Tant mieux !… C’est bien naturel, d’ailleurs, si cette maman ressemblait au papa et au cousin… Délicieuse petite ! C’est une orchidée poussée dans une écurie… » Et, ravi à part lui de la comparaison, il se prit à changer de sujet, lui aussi, et à causer chevaux, — puisque miss Campbell semblait s’intéresser si passionnément à son métier. Les chevaux les amenèrent bien vite à parler courses, puis, chasse à courre. Jules se rendit compte, aussitôt, que l’habitante d’Epsom lodge connaissait fort bien les divers endroits où fonctionnent les grands équipages des environs de Paris et leur personnel. Il demeura étonné lui-même qu’ayant, à plusieurs reprises, pratiqué volontiers ce sport à Chantilly, à Rambouillet, à Fontainebleau, dans la forêt de Compiègne, partout enfin, il n’eût jamais rencontré la jeune fille. Comme il arrive sans cesse, dans ce Paris qui est, au fond, un conglomérat énorme de toutes petites villes, leurs destinées s’étaient côtoyées en s’ignorant. Mais, ce que Maligny n’ignorait pas, c’était la moralité de la plupart des jeunes gens qui ont le « bouton » dans ces différentes chasses. Avec ce visage d’une joliesse idéale et cette tournure, impossible que Hilda Campbell n’eût pas été remarquée, par suite courtisée. Courtisée, jusqu’où ? Il se posait la question, tout en continuant de galoper avec elle, et, à chaque seconde, il s’éprenait de plus en plus de cette adorable enfant qui ne soupçonnait guère les vraies pensées cachées derrière les yeux de ce décevant garçon, ces beaux yeux slaves qu’elle continuait de trouver si fins, si caressants, si pareils à ceux des viveurs qui l’avaient, en effet, remarquée et qui avaient essayé de la séduire. À tous, elle avait opposé ce flegme qui déconcerte les entreprises des plus audacieux. À aucun elle n’avait souri comme à Maligny, avec cette grâce de la tendresse qui s’ignore, parce qu’elle se croit seulement de la reconnaissance. Il venait de tant lui plaire, depuis cette dernière heure, de nouveau et de toutes les façons ! Elle avait aimé de lui, d’abord, sa hardiesse à cheval au départ, et sa souple adresse. Si elle était une Cordelia par la physionomie et par le cœur, elle était aussi une écuyère professionnelle, et l’influence de son métier devait se mêler même à son rêve sentimental… Et puis, le philtre périlleux de ce rêve commençait de l’envahir. Elle venait d’écouter, avec tant d’avidité émue, ce que Jules lui avait raconté de son intérieur, de son vieil hôtel, de ses vieux domestiques, de sa vieille mère. Comment eût-elle douté de ces confidences ? Elles s’accordaient aux impressions que son cousin Corbin lui avait rapportées toute cette semaine, quand elle l’envoyait aux nouvelles… Et les deux jeunes gens allaient ainsi, emportés par leurs rapides chevaux, si seuls, si libres, et attirés invinciblement l’un vers l’autre, pour des raisons très différentes ! Au regard des habitués de l’après-midi, au Bois, qui les voyaient passer, ils étaient si bien appariés, si évidemment, semblait-il, créés l’un pour l’autre ! Beaucoup de ces habitués connaissaient Hilda. Ceux-là savaient, pour employer un terme brutal du vocabulaire parisien, « qu’il n’y avait rien à faire avec elle ». Ils savaient, en outre, qu’elle était coutumière de ces accompagnements, quand son père avait un cheval à présenter. Quelques-uns connaissaient aussi Jules de Maligny, étiqueté déjà, par la légende, du titre justifié de « mauvais sujet ». Ils haussaient les épaules d’un mouvement imperceptible, à le regarder si empressé auprès de la jeune Anglaise, dans ce frais décor de verdure nouvelle, d’eaux peuplées de cygnes et de quelques allées cavalières.

— « Il perdra son temps, ce petit Maligny, comme tous les autres… »Telle était la signification de ce geste, dont le « petit Maligny » eût souri à son tour, s’il avait été assez libre d’esprit pour observer les impressions des promeneurs croisés de la sorte. Il n’y prenait pas plus garde qu’au bandage de sa main droite, dont il se servait, à présent, comme de la gauche. Il n’avait d’attention que pour la jeune fille. Chacun des geste de Hilda, chacune de ses attitudes, sa grâce à tourner sa blonde tête, une inflexion souple de son buste svelte, ses rires gais à de certaines minutes, et, à d’autres, ses silences songeurs, avivaient en lui la flamme brûlante de la fantaisie. La pensée qu’une aventure, commencée de la sorte, pût se terminer autrement que les diverses histoires qui peuplaient déjà son court passé, trop bien rempli, de dilettante de l’amour, ne traversait même pas son esprit. Lorsqu’ils se séparèrent rue de Pomereu, au retour de cette première sortie, son unique préoccupation était d’imaginer un autre moyen d’avoir un second tête-à-tête. Il n’avait pas besoin de tant de ruses. Bob Campbell lui-même, avec sa simplicité habituelle, le renseigna sur l’heure où il pourrait, si cela lui convenait rencontrer Hilda au Bois.

— « L’Irlandais ne vous plaît pas ?… », avait-il demandé à Jules aussitôt. « Il faudra essayer le Rhône. Il est parfait, monté en homme, vous verrez… Hilda, vous reprends le cap de maure demain, avant onze heures. Vous lui donnerez un fort temps de galop, de quoi le baisser, que l’on puisse le présenter de nouveau, plus sage, à ce monsieur et à cette dame qui doivent revenir… »

Est-il besoin de dire que, le lendemain matin, l’amoureux — ou qui se croyait tel — avait, dès les neuf heures, parcouru, au trot allongé de Galopin, et dans l’un et l’autre sens, l’inévitable allée des Poteaux ? Et faut-il ajouter que Hilda Campbell ne fut pas trop étonnée, quand elle l’aperçut, à son tour, qui venait de son côté ? La pauvre fille avait bien deviné qu’elle intéressait très particulièrement le jeune homme. Elle éprouvait, à cette constatation, un plaisir qu’elle n’eut pas la force de lui cacher. Son cœur était pris, et son entière innocence rendait cette passion naissante si dangereuse pour elle ! Comment le rusé personnage qui en était l’objet n’eût-il pas vu une invitation à pousser plus avant sa pointe dans un accueil comme celui qu’elle lui fit ? — Un éclair de joie avait brillé dans les yeux de la jeune fille, un sourire était venu à ses fraîches lèvres ourlées, et une douceur avait vibré dans sa voix timbrée d’un rien d’accent :

— « Me permettrez-vous de vous accompagner un bout de route, mademoiselle ? » avait-il demandé.

— « Le Bois est à tout le monde, » avait-elle répondu, enfantinement. Jules avait pris ces mots évasifs pour un « oui », dont il profita sans retard. Les voilà donc de nouveau partis ensemble, et la conversation de la veille recommençant, déjà plus intime :

— « Votre main n’a pas été trop fatiguée par la promenade d’hier ? », avait interrogé miss Campbell.

— « Pas le moins du monde, » répliqua-t-il. « J’ai passé tranquillement la soirée auprès de ma mère, à lire et à me reposer… Et vous même ? »ajouta-t-il. Puis insidieux : « Vous n’êtes pas sortie ? Vous n’êtes pas allée au théâtre ? »

— « Au théâtre ? », avait répété Hilda, avec son rire jeune et qui montrait la double rangée de ses dents claires. « Mon père ne m’y conduit jamais… Nous soupons à huit heures. Nous restons ensemble jusque vers les dix heures. Il sort et je vais dormir à onze… »

— « Tous les soirs ? »

— « Mais oui, tous les soirs. »

— « Et vous ne recevez personne ? Vous n’allez pas à des dîners ? »

— « Bien rarement, » répondit-elle. « Nous n’avons pas de parents, ici. »

— « Et vous ne vous ennuyez pas de cette vie monotone ? »

— « Je ne m’ennuie jamais, » fit-elle. « Je n’ai pas le temps. Ce qui me manque un peu, c’est une amie… J’aurais aimé à avoir une sœur, je n’ai que Jack, » conclut-elle, avec son sourire de côté et en hochant sa tête mutine.

— « Le fait est que, comme sœur, cet excellent M. Corbin !… », dit Jules. « Ah ! il n’est pas beau ! »

— « Ne vous moquez pas de lui, » implora-t-elle vivement. Un scrupule venait de la prendre. Elle avait semblé mal parler de cet excellent garçon, si fidèle, si dévoué. « Vous ne saurez jamais combien il est bon. »

— « Mais je n’ai aucune envie d’en rire, » dit le jeune homme : « je serais trop ingrat moi-même, après qu’il est venu demander de mes nouvelles tous les jours, pendant ma maladie. »

Cette fois, Hilda ne put s’empêcher d’avoir aux joues une rougeur. Et ce fut un prétexte à Maligny pour continuer :

— « Savez-vous que, dès la première visite, j’ai deviné qui l’envoyait ? J’en ai été d’autant plus touché que j’avais un remords sur la conscience… Mais oui. Je m’étais permis de vous suivre… J’ai dit : un remords — et non pas un regret. Car, si je ne vous avais pas suivie, comment aurais-je appris que vous demeuriez rue de Pomereu ? Vous ne me l’auriez pas fait dire, n’est-il pas vrai ?… Vous m’en avez voulu sur le moment, de vous avoir suivie avec cette insistance ? Avouez-le… »

Pour toute réponse, cette fois, la jeune fille poussa son cheval plus vite encore. Jules pouvait voir l’impression que produisait ce discours, tout voisin d’être trop hardi, au gonflement du corsage de la farouche amazone, soulevé d’une respiration plus hâtive. Que risquait-il à être plus explicite encore ? Et il continua :

— « Vous m’avez tant intéressé, tout de suite, mademoiselle… J’aime le courage, d’abord, je sors d’une race de soldats. Et vous étiez si brave, dans vôtre lutte avec cet apache !… Et puis, je vous ai trouvée si jolie quand vous vous êtes relevée, avec vos beaux cheveux blonds envolés en auréole autour de votre tête, avec votre pâleur où brûlaient vos grands yeux, avec le frémissement de votre belle bouche, avec… »

Elle l’écoutait, sans le regarder, et poussait toujours le cheval cap de maure, dont les actions étaient tout autres que celles de la bête de Maligny. — « Je vais claquer Galopin, » pensait celui-ci, « mais ça en vaut la peine. » Comme il se prononçait ces mots, si différents de ceux que proféraient ses lèvres, il vit tout à coup, suivi d’une stupeur qui, pour une seconde, le décontenança, la monture de Hilda virer littéralement sur place. Au risque de se tuer, l’énergique écuyère venait de faire exécuter, à son Irlandais, un tête-à-queue suivi, aussitôt, d’un galop du côté de l’écurie. Lorsque Jules eut lui-même retourné son cob, elle était à plus de cent mètres déjà. Cette manière de lui fausser compagnie ne prêtait pas à l’équivoque.

— « Ça y est… », se dit le jeune homme. « La gaffe ! La grande gaffe ! Elle s’est fâchée de mon espèce de déclaration. Serait-ce une honnête fille, par hasard ?… Bah ! Elle ne peut pas être bien en colère… J’ai trouvé ses yeux jolis et je le lui ai raconté… Voilà tout… Faut-il lui courir après, comme la première fois ?… À quoi cela servirait-il ? À l’exaspérer davantage, si elle est vraiment froissée… Mais comment la revoir, maintenant ?… Parbleu ! J’irai chez son père, comme si de rien n’était, à moins qu’elle n’aille se plaindre au vieux Campbell que je lui aie manqué de respect ?… Pour deux ou trois compliments un peu soulignés, a-t-elle pris la mouche ! L’a-t-elle prise !… C’est ce qu’on appelle filer à l’anglaise, ou je ne m’y connais pas. Avant d’aller plus loin, il est indispensable que j’aie pris des renseignements sur elle comme j’en avais l’idée. J’aurais dû commencer par là. Décidément, je vais toujours un peu fort. Qui pouvait deviner qu’elle ne rendrait pas ? Elle avait tellement l’air de donner dans la main… C’est incompréhensible… Mais, avec les Anglaises, tout arrive. » Et, à voix haute : « Nous allons rentrer, mon brave Galopin. Toi, du moins, tu auras gagné à cette affaire… »

Galopin, comme s’il eût compris cette promesse qu’il n’aurait plus à s’époumoner en un train trop dur, s’était mis au petit trot. C’est avec cette modeste allure, qui n’avait plus rien de triomphant, que le descendant « d’une race de soldats », — comme il s’était appelé lui-même assez sottement, — s’achemina vers l’hôtel de la rue de Monsieur.

Son sens inné du cœur féminin le lui avait très justement fait comprendre : la pire imprudence, en cette minute, eût été une visite immédiate rue de Pomereu, même pour des excuses. Il avait donc pris par la porte de la Muette et longé l’avenue Henri-Martin, afin de gagner, de là, le Trocadéro, le Cours-la-Reine, le pont Alexandre et la place des Invalides. Une allée cavalière est ménagée sur ce parcours, mais elle a plusieurs carrefours à traverser, que des tramways électriques rendent assez dangereux. Si l’amoureux n’eût pas eu, dans Galopin, un guide avisé, qui n’avait pas besoin d’être surveillé, cette rentrée au logis ne se fût peut-être pas accomplie, pour lui, sans quelque anicroche, tant ses pensées l’absorbaient. L’instinct de sauvage pudeur, — risquons le mot, de pruderie, — dont la jeune Anglaise avait été soudain saisie à des propos trop vifs, devait produire, sur l’imagination du jeune homme, précisément le même effet que la plus savante coquetterie. Qui n’a, dans la mémoire, le vers classique du poète latin sur Galatée, qui fuit sous les saules ?

…Et tu fuis du côté des saules de la rive,

Mais pour être mieux vue, ô nymphe fugitive !

Si la sincère Hilda Campbell avait été une rouée, aurait-elle agi d’autre manière pour mordre davantage sur l’imagination de celui à qui elle plaisait tant déjà ? Hélas ! Il faisait mieux que lui plaire, à elle. À l’instant même où elle sa sauvait ainsi, d’une fuite folle et tout impulsive, loin du séducteur, elle était si bouleversée et, dans sa révolte, quoi qu’elle en eût, si ravie, que cette voix caressante d’homme lui eût parlé avec cette douceur ! — Lui, cependant, descendu de cheval dans la vieille cour de sa vieille maison, en était à se poser, avec une véritable angoisse, bien rare chez lui, cette question, de nouveau : « Pourvu qu’elle n’aille pas parler à son père ?… » Par extraordinaire, il négligeait d’accompagner le concierge chargé du pansement du précieux Galopin, l’unique habitant de l’écurie, jadis aménagée pour six chevaux et un poney. Aujourd’hui, la demi-ruine était venue. Le foin, acheté botte par botte, garnissait maigrement une des stalles où la maître Jacques de la loge le prenait au fur et à mesure. Une autre stalle servait à la paille. Le reste était vide. Les araignées tendaient leurs toiles grises entre les barreaux dévernis des râteliers. Les rats trottinaient à la recherche d’un peu d’avoine tombée, sur le bétonnage fendillé du sol. Ces traces de décadence n’empêchaient pas Galopin, l’hôte solitaire de cette maison de chevaux, de s’ébrouer gaiement dans le box qu’il se trouvait occuper tout naturellement, faute de rivaux. Le portier, jadis l’ordonnance d’un des oncles de Jules, était, par hasard, un bon palefrenier. Il savait qu’il ne faut pas laisser les bêtes de selle dans des atmosphères obscures, afin qu’elles ne deviennent pas ombrageuses. La plupart du temps, l’écurie restait ouverte, et l’on pouvait voir l’animal regarder, de ses grands yeux, le tableau peu varié de cette cour : — Mme de Maligny passant, dans sa toilette noire, — un fournisseur arrivant avec un paquet, — quelques visiteurs, toujours les mêmes, entrant et sortant à pas comptés, — ledit portier arrosant des fleurs disposées sur une des marches du perron, — et le maître de l’aimable animal manquait rarement de venir le flatter d’une caresse, quand il l’apercevait ainsi qui guettait la libre vie du fond de sa tiède prison. Si la pensée d’un « sans-raison »[2] est capable d’une surprise, cet alogos-ci dut se demander indéfiniment quel mystérieux lien rattachait les uns aux autres ces faits, en apparence si dissemblables : son abandon, au milieu d’une allée, huit jours auparavant, tandis que son cavalier se colletait avec un individu en haillons ; — la disparition du jeune homme pendant toute cette semaine, où, lui, Galopin, avait été promené à la main, sous ses couvertures, d’une extrémité à l’autre de la rue de Monsieur ; — puis, cette sortie, ce matin, ce furieux galop à tombeau ouvert avec le cap de maure, — cette rentrée tranquille — et, pour finir, cet oubli. Quarante-huit heures s’écoulèrent, en effet, pendant lesquelles Jules de Maligny vint et alla, sans prendre garde à qui que ce fût et à quoi que ce fût, absorbé par une idée fixe et bien simple : chercher, sur la place de Paris, des camarades qui eussent chassé avec miss Campbell et qui lui donnassent, sur elle, des renseignements exacts. Il fallait, aussi, que la curiosité de ces camarades ne fût pas éveillée par les questions posées. Un diplomate sommeillait dans l’étourdi qu’était l’arrière-petit-fils de la grande dame polonaise. Il se réveilla pour la circonstance, et Jules réussit, du moins, à réaliser cette partie de son programme. Ni Maxime de Portille, ni Lucien Mosé, ni Longuillon, ni Raymond de Contay, les camarades de fête qu’il consulta, ne soupçonnèrent qu’il eût un petit battement de cœur, sous son veston, pour leur dire :

— « Je suis en marché, au sujet d’un cheval, avec Bob Campbell. J’ai vu chez lui sa fille. Elle est rudement jolie. Qui est-ce, au juste ?… »

— « …Une petite nigaude dont on n’a jamais pu tirer un mot. Elle s’était plus ou moins brisé quelque chose à la main en tombant, un jour, à Chantilly. Casal l’avait appelée la Cruche cassée… »

— « …Une petite sournoise qui doit faire ses farces dans les coins, ou je ne m’y connais pas. Le vieux Machault la serrait de près, et aussi La Guerche, avant son mariage… Mais les Anglaises trouvent le moyen de garder des figures d’anges avec des mœurs de faunesses… »

— « …Une petite grue qui ne pense qu’aux cadeaux et à l’argent. Je ne sais quel prince indien avait ses chevaux en pension chez le papa. Elle lui a carotté un diamant, gros comme une noisette… Donnant, donnant. C’est trop clair. »

— « …Un petit bijou de charme et de vertu, mon ami… Et de la branche ! Une vraie lady et auprès de laquelle bien des duchesses pourraient prendre des leçons de manières. Toujours à sa place, et avec cela, si naturelle, si bonne enfant. Je te répète, un bijou… »

Ces quatre réponses, entre dix autres, n’étaient pas pour étonner outre mesure un Parisien comme Maligny, aussi « à la page », comme il eût dit lui-même. Que prouvaient-elles ? Que la délicieuse Hilda n’avait pas traversé le monde des viveurs qui font profession de suivre les chasses sans être remarquée ? Le contraste excessif de ces éloges et de ces critiques suffisait à établir son innocence. Elle avait, évidemment, humilié — par quoi, sinon par sa réserve ? — ceux qui parlaient d’elle durement, sans rien formuler d’ailleurs que des insinuations. Des noms, pourtant, avaient été prononcés : ceux de Machault, de La Guerche, du rajah indien… C’en était assez pour que le jeune homme eût vraiment une petite fièvre d’inquiétude, quand, au terme de cette enquête, il risqua enfin une nouvelle visite à la maison Campbell. Si les accusations, jetées légèrement par deux de ses amis, étaient vraies, n’aurait-il pas dû s’en réjouir ? N’était-ce pas une chance de succès de plus, pour l’issue d’une aventure où il ne s’engageait certes pas en vue de mériter un prix Montyon ? Pourtant, la seule possibilité que ces mauvais propos ne fussent pas des calomnies lui était insupportable. Si la vie de tripot, de soupeur en cabinets particuliers, l’avait déjà flétri en lui la fleur de délicatesse qui s’en va si vite d’un jeune cœur, il n’avait que vingt-cinq ans. À cet âge, il se cache toujours, au fond de l’âme la plus entamée, une secrète réserve d’amour. La source de l’Idéal peut s’être appauvrie. Elle n’est pas entièrement tarie. C’est la raison pour laquelle le sang du jeune homme courait plus vite dans ses veines lorsqu’il se retrouva, quarante-huit heures après la brusque séparation du Bois, sur le trottoir de cette paisible rue de Pomereu. Imaginez qu’on lui eût donné à choisir, dans ce moment-là, entre ces deux alternatives : — d’une part, être reçu par Hilda avec un sourire et acquérir la preuve qu’elle avait commis les vilenies dont elle avait été accusée, — ou bien être renvoyé, mais avec la preuve qu’elle n’avait jamais manqué à sa modestie ? Il eût préféré son propre échec, et la certitude de la pureté de la jeune fille. Il n’avait fallu, pour accomplir ce travail dans son esprit, que ces deux jours de réflexions.

Il faisait un ciel voilé, cet après-midi-là, quand, vers les quatre heures, Maligny passa le seuil de la porte derrière laquelle il avait vu la jeune fille disparaître le premier jour, alors qu’il ignorait tout d’elle encore et qu’il la croyait une simple aventurière. Un dernier frisson d’hiver courait dans ce ciel d’avril, qui avait été si doux à leurs trois rencontres. Oui. Ils ne s’étaient vus que trois fois, et il semblait à l’amoureux qu’il connaissait la mystérieuse enfant depuis toujours… Il constata, au premier coup d’œil, que la cour était vide. La silhouette alourdie de Bob Campbell n’était pas là pour la remplir de son importante présence, ni celle, osseuse et maigre, de Jack Corbin pour y mettre une note de pittoresque. L’heureuse chance de Maligny et la malheureuse chance de Hilda voulaient que le père fût en train d’essayer, à la Porte-Maillot, une jument trotteuse et que le cousin s’occupât d’un dressage dans un manège voisin. Les garçons d’écurie vaquaient à leur besogne, et leur jeune maîtresse était seule dans la petite pièce, au rez-de-chaussée d’Epsom lodge, qui servait de bureau au maquignon. Son fin profil se penchait sur des livres de comptes, où elle transcrivait le détail des dernières opérations de leur commerce. D’ordinaire, elle employait les heures du soir à cette besogne fastidieuse, et qui n’était guère dans ses goûts. Mais, depuis ces deux jours, et sous le prétexte qu’elle se sentait toute souffrante, elle n’avait plus quitté la maison… Un prétexte ? Non. Le trouble où l’avaient jetée l’attitude de Jules et ses discours avait si profondément ébranlé ses nerfs, qu’elle en était malade. Surtout, elle avait une appréhension poussée jusqu’à l’angoisse : celle de le rencontrer de nouveau et qu’il lui parlât de cette même façon caressante. Toute pure et simple qu’elle fût, elle avait trop bien compris à quelle tentation préludait cet éloge si direct de sa beauté. À la seule idée que ces mots : « Je vous aime, » pouvaient lui être dits par cette voix, elle se sentait défaillir. Elle était trop réfléchie pour ne pas voir, dans une pareille manière de procéder, une marque, ou de beaucoup de légèreté ou de bien peu d’estime. Mais c’était aussi, cette demi-déclaration à laquelle elle avait coupé court dans un tel sursaut de pudeur, la preuve qu’elle plaisait à Jules. Elle ne pouvait se retenir de trouver, à cette évidence, la secrète et profonde douceur que la femme qui aime ressent, malgré elle, à constater qu’elle occupe la pensée de celui qu’elle aime. Ces émotions, si nouvelles pour la jeune fille et qui auraient suffi à la bouleverser, s’avivaient encore d’une inquiétude : la folle impulsion qui l’avait précipitée loin du tentateur ne risquait-elle pas ou de briser à jamais leurs relations, ou, tout au contraire, de rendre Maligny plus entreprenant ? Se sauver, comme elle s’était sauvée, mais c’était clairement laisser voir qu’elle avait peur. Elle ne savait pas, dans le désarroi intime de son être, laquelle de ces perspectives elle redoutait davantage : être pour toujours séparée du jeune homme, ou bien avoir à réprimer, chez lui, des écarts plus vifs de langage ou de manières. N’aurait-elle pas dû aussi raconter à son père ce début de conversation, et comment elle y avait coupé court par ce subit départ ? Elle s’en était tue vis-à-vis du vieux Campbell, comme aussi vis-à-vis de son cousin. Ce dernier avait, pourtant, deviné quelque chose, car il lui avait dit, en la regardant avec une expression singulière :

— « Ne croyez-vous pas, Hilda, que je devrais aller rue de Monsieur, savoir si M. de Maligny n’est pas de nouveau plus malade ?… Il devait revenir pour le cheval et il n’a pas reparu… »

— « Il reviendra demain ou après-demain, » avait-elle répondu ; et elle avait ajouté, sûre qu’en intéressant la fierté professionnelle du digne garçon elle l’empêcherait d’exécuter son projet : « En tout cas, vous auriez bien tort de passer chez lui. Il croirait que nous voulons lui forcer la main pour cet achat. »

— « Juste… », avait grommelé Jack Corbin, sans que le soupçon, apparu dans ses yeux, se dissipât entièrement. Aussi la jeune fille, que cette perspicacité gênait, fût-elle soulagée d’un poids véritable à se dire que son cousin n’était pas là, lorsqu’elle aperçut, du fond de la loge vitrée où elle libellait des factures arriérées, Jules de Maligny entrant dans la cour. Elle avait levé la tête, bien par hasard, à cette minute-là. Elle se courba aussitôt sur le grand-livre, dont elle relevait les chiffres, non sans que la flamme du sang monté à sa joue ne décelât son émotion. Si Jules avait consacré, à feuilleter les poètes anglais ; le quart seulement du temps dépensé autour des tables de baccara, il aurait pu se rappeler à l’occasion de ces folles rougeurs, dont il avait déjà vu, à plusieurs reprises, ce frais visage comme incendié, les vers divins du Locksley Hall : « Sur sa joue et sur son front pâle, vint une couleur avec une lumière, — comme j’ai vu jaillir une rougeur rose dans la nuit du Nord. — Et elle se tourna, son sein secoué par un orage de soupirs, — toute son âme brillant comme une aube dans la profondeur de ses yeux bruns[3]… » Et il aurait faussé son impression en y mêlant de la littérature. Il fit mieux. Il en jouit, avec cette vivacité qui était le trait charmant de sa nature. Ce fut comme si la jolie compatriote de Tennyson lui eût fait l’aveu explicite de son sentiment. Lui-même, les inquiétudes traversées depuis ces deux jours l’avaient amené à ce point d’énervement, tout voisin des larmes chez ces natures d’homme à demi féminines. Ces soudaines poussées de pitié tendre rendent de pareils personnages si périlleux à rencontrer pour une enfant inexpérimentée ! En s’avançant vers miss Campbell, à cette seconde, Maligny éprouvait réellement l’émotion délicate et profonde qui eût été celle d’un adolescent incapable de calcul et emporté tout entier par les tumultes d’une sensibilité jeune et naïve. Voyant Hilda si émue, défaillante presque, et comprenant combien elle était dénuée de protection dans l’étrange milieu où la destinée l’avait fait grandir, un remords le saisit. Oui, il se repentit, tout d’un coup, de ne pas l’avoir respectée davantage et dans sa pensée et dans ses paroles. Pendant ces quelques instants, il oublia et sa propre expérience du vice parisien et les insinuations de ses camarades. Il oublia Machault, La Guerche, le rajah aux somptueux cadeaux ; et, avec une grâce de spontanéité aussi sincère, qu’elle était momentanée, il balbutia, plutôt qu’il ne prononça, cette phrase dont il aurait bien ri, s’il l’avait entendue dite par un Maxime de Portille ou un Guy de Longillon dans une circonstance analogue :

— « Je suis venu, mademoiselle… vous demander… de me pardonner, tout simplement… si je vous ai parlé, l’autre jour… d’une manière qui vous a déplu… Si j’avais pu deviner que vous prendriez les choses ainsi… je vous assure, je ne me serais pas laissé aller à penser tout haut comme j’ai fait… »

— « Ne recommencez pas, » interrompit Hilda, dans un petit geste de défense. La façon si directe dont Jules l’abordait la décontenançait de nouveau et touchait en elle à cette fibre, toujours si vibrante chez une Anglaise : la loyauté. Oui. Il y avait une loyauté absolue, — du moins, elle le crut, — dans la conscience du jeune homme, qui avouait ses torts sans rien tenter pour les atténuer. Il venait de les renouveler, pourtant, mais avec un tel air d’ingénuité, en s’en excusant par ces mots : « Je ne me serais pas laissé aller à penser tout haut. » C’était contre eux que Hilda protestait instinctivement. Puis, comme elle vit — ou crut voir — une souffrance et une timidité sur cette mobile physionomie, elle eut une faiblesse, elle aussi, celle d’ajouter :« C’était à moi de vous arrêter tout de suite, l’autre jour… Je n’ai pas su le faire. Je suis un peu une sauvage, voyez-vous… » Et, avec un demi-sourire intimidé : « Ce n’est pas en me battant contre des chevaux toute la journée que j’ai pu apprendre les manières des femmes de votre monde… »

— « Alors, » insista-t-il, en saisissant le joint avec sa souplesse d’enfant gâté, « je suis pardonné ? »

— « Je ne vous en ai jamais voulu, » répondit-elle.

— « Hé bien ! s’il en est ainsi, prouvez-le-moi en me permettant de vous accompagner encore, quand je vous rencontrerai au Bois, à cheval ?… »

À cette question, trop nettement posée pour permettre aucune équivoque, et dont allait dépendre tout l’avenir de leurs rapports, la jeune fille ne répondit pas. Elle s’était levée au moment où Jules avait frappé à la porte. Elle était sortie de la petite chambre, ne voulant pas avoir là un tête-à-tête avec lui. Ces tout premiers propos d’explication avaient été échangés sur le seuil. En faisant quelques pas dans la cour, elle força son interlocuteur à les faire aussi. Elle s’arrêta tout d’un coup et parut hésiter une minute. Ses sourcils blonds s’étaient froncés. Ses paupières avaient battu. Enfin, résolue et le regardant bien en face, avec une expression infiniment sérieuse de son joli visage :

— « Monsieur de Maligny », commença-t-elle, « je vous dois trop de reconnaissance pour ne pas désirer vous revoir. Je suis trop habituée, d’ailleurs, dans mes sorties à cheval, à rencontrer tel ou tel des clients de mon père et à me promener avec eux pour que je m’interdise avec vous, qui m’avez sauvé la vie, ce que je me permets avec des indifférents… Mais vous devez comprendre que je ne suis pas arrivée à mon âge sans que l’on ait essayé de me dire ce que je ne devais pas écouter. Dans mon pays, une jeune fille ne se laisse faire la cour que par celui auquel elle est engagée[4]. » On reconnaîtra, à ce petit idiotisme, le vocabulaire anglo-français de la maison Campbell. « Tous ceux qui m’ont manqué ainsi, — on manque à une femme quand on s’occupe d’elle, et que l’on ne veut pas l’épouser, — j’ai cessé de les connaître, simplement. Promettez-moi que vous vous conduirez toujours, avec moi, comme si mon père était là, et que jamais, vous m’entendez bien, » elle souligna le mot en le répétant, « jamais vous ne me parlerez d’amour. C’est tout ce que je vous demande, de me faire cette promesse sur votre honneur, et je n’aurai aucune objection à vous rencontrer au Bois… »

— « Je vous le promets, » dit le jeune homme, avec un accent qu’il ne se connaissait pas, aussi sérieux que celui de la jeune Anglaise. Il ne s’agissait plus ni de Machault, ni de La Guerche, ni du prince indien. Hilda avait déployé, depuis le début de cette scène, et surtout dans ce singulier discours, l’espèce de dignité irrésistible qui est le privilège des très honnêtes filles, lorsqu’elles défendent sérieusement, bravement, cette honnêteté. Plus tard, échappé à ce magnétisme, le séducteur se trouvera imbécile d’avoir pris à la lettre une semblable promesse. Sur le moment, il fait comme Jules de Maligny : il signe d’avance tous les contrats de renoncement, rien que pour voir un sourire d’orgueil rassuré s’épanouir sur une petite bouche triste, une clarté d’indulgence adoucir de beaux yeux sévères.

« Oui, » insista-t-il, « je m’engage sur l’honneur à être, avec vous, exactement ce que vous me permettez d’être, et rien de plus, et vous, miss Hilda, voulez-vous, en échange, me laisser vous demander une promesse ?… »

— « Laquelle ? », interrogea la jeune fille.

— « Celle d’essayer de me considérer comme un ami, un véritable ami… Tenez, comme M. Corbin, qui revient nous surveiller, je le parierais, à la mine qu’il a prise en me voyant ici… »

Tandis que les jeunes gens devisaient de la sorte, la rude figure du brave chien de garde qu’était Jack était apparue, en effet, à l’autre extrémité de la cour, juchée sur un énorme cheval, et suivie de Norah et de Birman, les chiens, réels ceux-là, qui ne le quittaient guère. Des aboiements féroces jaillirent soudain de la gueule des skyes, — ces manchons roulants sur de courtes pattes torses — au seul aspect de l’étranger, et le « How do you do ? » de leur maître ressemblait fort, lui aussi, à un grognement. Ce grand long corps était habité par un de ces esprits presque animalement observateurs, comme en possèdent les gens du peuple, très voisins de l’instinct et qui vivent toujours avec les bêtes. Quand l’amour y ajoute sa lucidité, ces intelligences frustes ne peuvent guère être trompées. Corbin n’avait à son service, pour pénétrer les véritables intentions de Maligny, d’autres renseignements que ceux qui avaient d’abord ému sa sympathie en faveur du courageux défenseur de sa cousine. On se rappelle comme il l’avait accueilli. Ce premier éveil de reconnaissance subsistait toujours. Une défiance s’y mêlait déjà. Cette lutte entre deux sentiments aussi contradictoires donnait la plus comique expression de malaise à ce masque, flegmatique et rogue, couleur de cuir tanné, avec le bourrelet rouge de sa cicatrice aperçu sous la visière de la casquette. Ses yeux dévisageaient le nouvel ami de sa chère Hilda du même regard que les deux bassets, lesquels ne savaient évidemment pas s’ils devaient mordre les mollets de l’intrus ou lui lécher la main… Une fois de plus, la grâce innée de Jules fut la plus forte. Au salut bourru de Jack, lancé du haut de sa selle, il répondit par le plus cordial des :

« Je vais très bien, monsieur Corbin, » et il ajouta : « D’autant mieux que j’ai l’idée que vous m’amenez là, précisément, la bête que je cherche. »

— « Trop verte pour un amateur… » répondit brutalement l’écuyer.

— « Je vous ai vu monter, monsieur Corbin, » répliqua le jeune homme.« J’en serai quitte pour vous la confier. Elle sera mise au bouton, comme on disait autrefois[5], en huit jours… » Et, voyant Hilda chercher, dans la poche de la jaquette, du sucre pour le cheval, il lui en demanda familièrement un morceau. L’ayant brisé, il le distribua aux deux terriers. Le bruit des mâchoires broyant la friandise remplaça aussitôt l’aboiement. La moue du cousin s’éclaira de même. Il esquissa une espèce de rictus, d’une amertume dégoûtée ; tandis que, continuant à tenir son rôle d’acheteur, Maligny se retournait vers miss Campbell pour lui dire, comme s’ils n’eussent parlé, dans leur tête-à-tête, que de cette acquisition possible :

— « Je reviendrai donc demain matin, mademoiselle, puisque monsieur votre père n’est pas là… »

Sur cette phrase, qui faisait, de son interlocutrice décontenancée, la complice forcée d’une légère fourberie vis-à-vis du cousin trop perspicace, il prit congé. À quoi bon préciser, par des commentaires, le pacte d’amitié qu’il venait de passer avec elle et qui lui permettait de gagner du temps ? Et il se disait, quand il se retrouva sur le trottoir de la rue de Pomereu :

— « Si cette petite est une comédienne, elle est rudement forte. Vous n’êtes pourtant pas une poire, monsieur de Maligny. » Cette argotique métaphore traduisait la réaction que sa précoce expérience essayait en lui déjà contre l’accès de griserie sentimentale auquel il s’était abandonné. « Bah ! », se répondit-il, « poire ou non, qu’est-ce que je risque ? Si je perds ma peine à tourner autour d’elle, personne n’en saura rien. Et elle a bien l’air d’être sincère !… Sincère ?… Mais Machault, alors ?… Mais La Guerche ?… Mais le rajah ?… Pourquoi ne serait-ce pas là de simples ragots ?… Et puis, en amour, c’est comme en duel : il faut voir venir… Je verrai venir, pendant que nous jouerons à l’amitié, et ce sera une occupation bien agréable, car elle est si jolie !… »


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  1. Et les habitants de la Grande-Bretagne, si radicalement séparés du reste du monde.
  2. On a déjà rappelé, au chapitre II de ce récit, que c’est là le nom (alogos) donné irrévérencieusement, par les Grecs modernes, aux chevaux.
  3. On her pallid cheek and forehead came a colour and a light ; As I have seen the rosy red flushing in the northern night, And she turned, her bosom shaken with a sudden storm of sighs, All the spirit deeply dawning in the dark of hazel eyes. (Tennyson.)
  4. Engaged : — fiancée.
  5. Terme de l’ancien manège. M. le général J.-B. Dumas écrivait à l’auteur à propos de cette expression : « Nous avons vu disparaître en 1886 ou 7 environ dans l’armée le coulant, le bouton et le fouet de cuir souple qui terminait les rênes de bride. C’était un reste du premier Empire. »