L’Écumeur de mer/Texte entier

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 1-416).


PRÉFACE


DE LA NOUVELLE ÉDITION.


La préface de la première édition de cet ouvrage contenait dans l’origine quelques mots sur la manière dont se peupla New-York, théâtre de la légende. L’histoire de l’Amérique est en général si peu connue, qu’il semble qu’une courte explication sur cette partie du sujet pourra aider le lecteur à comprendre plusieurs des incidents et des allusions que ce livre renferme.

Les premiers habitants de New-York, d’abord appelés New-Netherlands, furent des colons dépendants de la compagnie hollandaise des Indes orientales, qui s’y établirent en 1612. Les Hollandais restèrent maîtres du pays pendant environ un demi-siècle. À cette époque, les Anglais s’en emparèrent, au milieu d’une paix profonde : mais bientôt ils abandonnèrent leur conquête, qui, en définitive, leur fut assurée par le traité d’Utrecht. Après une seconde invasion, faite cette fois en temps de guerre, Charles II, sous le règne duquel cette importante addition à l’empire britannique eut lieu, offrit la colonie à son frère, le duc d’York, à qui elle doit son nom actuel. L’avénement de ce prince au trône remit de nouveau la province sous l’influence immédiate de la couronne ; elle y resta jusqu’à la révolution de 1776.

Un demi-siècle de pouvoir permit aux Hollandais de jeter de profondes racines dans la contrée ; leurs noms s’y conservent encore, et l’écrivain se rappelle le temps où l’on entendait parler hollandais autant qu’anglais dans les rues d’Albany, capitale de l’État. Plusieurs de leurs usages se sont aussi tellement incorporés à ceux des Anglais de New-York, qu’ils semblent ne pouvoir plus en être séparés.

Il est souvent mention dans les feuilles de ce livre d’une classe de propriétaires territoriaux, qu’on désigne sous le nom de « patrons. » New-York, avant et après la conquête anglaise, était une des colonies aristocratiques de l’union américaine actuelle. Pendant la durée de l’autorité des Provinces-Unies, ces patrons exerçaient une espèce de juridiction territoriale, assez peu dissemblable de celle des seigneurs châtelains en Angleterre ; et, lorsque les Anglais eurent pris possession du pays, on créa des fiefs où les lords tenaient des cours foncières, et jouissaient des autres privilèges féodaux si bien connus, qui étaient l’apanage de cette classe de propriétaires au dix-septième siècle.

Parmi les patrons, la famille de Van Rensselaer possédait plusieurs terres ; l’une d’elles, entre autres, était dans l’origine et est encore la plus étendue et la plus lucrative qui soit dans la province. Cette famille comptait trois patrons, sinon plus, — de Rensselaerwyck ou d’Albany, ainsi qu’on le nommait d’ordinaire, de Greenbush et de Claverack ; il est probable néanmoins que les deux derniers titres venaient d’une concession faite par le maître du premier fief, qui était le chef de son nom. On voit dans l’histoire de la colonie, qu’il y eut un temps où le patron d’Albany avait une forteresse sur les bords de l’Hudson avec un pavillon, et le droit de nommer un shérif. Tous les vaisseaux qui passaient sous le fort étaient obligés d’abaisser leur pavillon en signe de reconnaissance de ses droits, marque de soumission que les Anglais exigeaient naguère des autres nations dans la Manche.

Sous la domination de la Grande-Bretagne, les seigneurs châtelains étaient nombreux, comparativement au reste de la population. Les patrons conservèrent la plupart de leurs privilèges ; on fit à des hommes influents des concessions considérables de ces terres devenues maintenant le territoire de la patrie.

Les Anglais disposèrent même du fief de Courlande, quoiqu’il appartînt à une noble famille hollandaise de ce nom ; ils donnèrent ainsi Livingstone à Livingstone, Morrisania à Morris, Pellham à Pell, Philipse à Felipse, Scarsdale à Heathcote, Coldenham à Colden, Johnstown à Johnson, et beaucoup d’autres. Quelques-uns de ces fiefs avaient le droit d’envoyer des membres au parlement, et devinrent en effet autant de bourgs pourris. C’est une erreur de croire que les biens ne se perpétuassent pas dans les familles en Amérique, comme dans d’autres pays. Avant la révolution, tous ces fiefs étaient substitués, et depuis, il est probable que les subdivisions et les ventes n’ont pas été plus fréquentes que ne le sont les constitutions, les hypothèques et les autres modes d’aliénation en Angleterre. Lors même que la propriété aurait été très-divisée, c’est un fait que l’accroissement de sa valeur a plus que maintenu le niveau. Dans une grande partie des États-Unis, la propriété doit nécessairement être restreinte, par la simple raison que la culture du sol remonte à une époque peu éloignée encore ; mais dans les portions plus anciennement cultivées de l’État de New-York en particulier, les descendants des premiers lords des fiefs sont plus ou moins en jouissance des biens de leurs ancêtres. On peut citer à l’appui les noms suivants, choisis entre beaucoup d’autres, dont les possessions sont moins étendues : — Van Rensselaer, de Rensselaerwyck ou « le Patron, » ainsi qu’on l’appelle par excellence, qui possède un comté entier, situé au centre de la province ; Livingstones, seigneur de fiefs hauts et bas ; Philipse, « of that ilk » du même lieu, comme l’on dirait en Écosse, le Van Courtlandts de Courtlandt, Jones de Fort-Neck ; Nicoll de Islip ; Nicoll de Shetta Island ; Morris de Morrisania, etc. Ce fait est digne d’attention, car il prouve la fausseté de ce qu’on a avancé concernant l’instabilité de la propriété territoriale en Amérique, et il tend à affaiblir les préjugés de quelques individus contre le gouvernement populaire. Bien loin d’être surpris du petit nombre des propriétés, on doit s’étonner qu’une masse si considérable de terre se soit transmise dans les mêmes familles pendant une suite de générations, dans un pays où la substitution n’existe pas, et qui de mémoire d’homme a accru sa population de un à sept.

On a reproché à cet ouvrage le manque de vraisemblance des événements. Il est très-probable que cette opinion est venue d’une ignorance totale de la vie maritime, car il semble qu’aucun homme de mer ne puisse le parcourir sans trouver la simple et claire explication de toute cette magie, qui peut-être peut surprendre l’habitant du continent. On n’a pas eu l’intention de laisser un seul tour de nécromancie non expliqué, et l’on ne pense pas qu’il y ait ici rien qui puisse laisser la moindre incertitude dans l’esprit d’un lecteur familier avec l’Océan, et disposé à accorder à ces pages une dose ordinaire d’attention.

Toutes les descriptions locales sont aussi près de la nature que possible ; et après une soigneuse revue de son travail, l’écrivain n’a pu rien découvrir qui exigeât des changements motivés sur la probabilité ou sur la vérité, concession faite toutefois de privilèges bien connus, prérogatives inséparables du roman.


Londres, octobre 1833.


PRÉFACE


DE LA PREMIÈRE ÉDITION.




La chrétienté se débarrasse peu à peu de l’ignorance, de la férocité et des crimes du moyen âge ; ce n’est plus un sujet de vanterie pour la main qui porte l’épée de n’avoir jamais tenu la plume, et les hommes ont depuis longtemps cessé d’être honteux du savoir. Les moyens multipliés de se communiquer les principes et les faits, et une propagation plus générale de l’intelligence, ont contribué à faire adopter une morale plus saine et des pratiques plus justes dans tout le monde civilisé. Ainsi, celui qui se persuade (parce que l’espoir s’évanouit avec sa jeunesse) que le genre humain va rétrogradant, est probablement aussi loin de la vérité que le visionnaire qui voit l’aurore d’un âge d’or dans le commencement du dix-neuvième siècle. Nous avons amélioré sans doute les opinions et les usages de nos ancêtres ; mais il n’est pas moins certain qu’on trouvera l’occasion de perfectionner le legs de morale que nous transmettrons à la postérité.

Lorsque les progrès de la civilisation forcèrent l’Europe à réprimer la violence et l’injustice, si ouvertement pratiquées jusqu’à ce que l’art de l’imprimerie fût connu, les habitants de l’ancien hémisphère rendirent l’Amérique le théâtre d’actions que la honte les empêchait de commettre plus près de chez eux. Il y eut peu de crimes contre les lois et peu de violences que ceux qui s’appelaient les maîtres du continent hésitassent à commettre, lorsqu’ils étaient éloignés des responsabilités immédiates de la société où ils avaient été élevés. Les Drakes, les Rogers et les Dampiers de cette époque, quoique inscrits sur la liste des héros de la marine, n’étaient que des pirates agissant sous la sanction de leurs commissions royales, et les scènes qui avaient lieu parmi les maraudeurs de la terre ferme étaient de nature à dégrader l’humanité.

Si les colonies, desquelles naquit la république américaine, échappèrent aux maux les plus sérieux d’une corruption si étendue, elles le doivent au caractère de ceux par lesquelles elles furent peuplées.

Peut-être les neuf dixièmes de tous les blancs des États-Unis sont les descendants directs d’hommes qui quittèrent l’Europe afin d’adorer Dieu suivant leur conviction et leur conscience. Si les puritains de la Nouvelle-Angleterre, les Amis[1] de Jersey, de la Pensylvanie et de la Delaware, les catholiques de Maryland, les presbytériens des comtés supérieurs de la Virginie ou des Carolines, et les huguenots, apportèrent avec eux l’exagération de leurs sectes particulières, c’était une exagération qui tendait à purifier leurs pratiques ordinaires. Cependant les provinces anglaises ne purent pas entièrement échapper à sa dépendance morale, qui semble presque inséparable d’un gouvernement colonial, ou être tout à fait exemptes de la corruption de l’époque.

L’État de New-York était, comme on sait, primitivement une colonie des Provinces-Unies. Cet établissement eut lieu l’année 1613, et la compagnie des Indes hollandaise, sous l’autorité de laquelle il fut fondé, réclama tout le pays qui est entre le Connecticut et l’embouchure de la Delaware, territoire qui, ayant une profondeur égale, correspond à l’étendue du royaume de France, dans son état actuel. Ils n’occupèrent jamais néanmoins de cette vaste région qu’une étroite bordure des deux côtés de l’Hudson, avec quelques établissements çà et là sur les bancs de sable de la rivière, plus avant dans l’intérieur des terres.

Il y a une providence dans la destinée des nations, qui réduit au néant les plus profonds calculs des hommes.

Si la domination des Hollandais eût continué un siècle de plus, il eût existé dans le centre de l’Union un peuple opposé à ses établissements par son langage, son origine et ses usages. La conquête des Anglais en 1663, quoique injuste et inique en elle-même, éloigna le danger, en ouvrant la voie à l’introduction de cette grande communauté de caractère qui a si heureusement prévalu.

Quoique les Anglais, les Français, les Suédois, les Hollandais, les Danois, les Espagnols, les Norwégiens, eussent tous des colonies dans l’intérieur du pays qui compose maintenant les États-Unis, le peuple de ces contrées est plus homogène dans son caractère, son langage, ses opinions, que celui d’aucune autre grande nation connue. Cette identité est due à la prédominance que les Anglais obtinrent d’abord, et à ce que la Nouvelle-Angleterre et la Virginie, les deux grandes sources de l’émigration intérieure, sont entièrement d’origine anglaise. Cependant New-York a conservé jusqu’à nos jours une multitude d’usages venus de la Hollande. Ses édifices en briques peintes, ses rues bordées d’arbres, ses stoops incommodes[2], et la plupart de ses noms sont également hollandais. Jusqu’au commencement de ce siècle, le langage hollandais dominait dans les rues de la capitale ; et quoique cette nation soit d’une hardiesse et d’une originalité particulières, en ce qui concerne la navigation, le plus grand port de mer du pays conserve les traces d’un goût qui doit dériver de la même origine.

Le lecteur trouvera dans ces faits une explication suffisante des usages particuliers et des pratiques que l’auteur a essayé de peindre dans l’ouvrage suivant. L’esclavage, les idiomes différents et un peuple distinct ne se trouvent plus dans les belles régions de New-York, et, sans prétendre à une exemption exagérée des faiblesses de l’humanité, il nous est permis d’espérer que ce ne sont pas seulement les seuls traits de notre narration, qu’une meilleure police et une administration plus équitable ont rendus purement historiques.

Délivrée promptement des fers du moyen âge, fers qui enchaînaient l’intelligence autant que l’individu, l’Amérique a précédé plutôt qu’elle n’a suivi l’Europe dans la carrière d’améliorations qui a rendu notre ère si remarquable. Dirigée par un système large, libéral et juste, quoiqu’elle puisse avoir à combattre des rivalités qui sont soutenues par une concurrence plus concentrée et qui sont aussi absurdes dans leurs prétentions de libéralité qu’offensantes par leur monopole, il n’y a rien à craindre de l’avenir. Sa devise politique doit être la justice, et son premier et son plus grand soin de l’avoir bien administrée envers ses citoyens.

On laisse au lecteur à faire l’application.



CHAPITRE PREMIER.


Eh bien ! ce discours doit-il vous servir d’excuse, ou poursuivrons-nous sans apologie ?
Shakspeare. Roméo et Juliette.


Le magnifique bras de mer qui baigne les côtes d’Amérique entre le quarantième et le quarante et unième degré de latitude, est formé par les confluents de l’Hudson, le Hackensack, le Passaic, le Rariton et une multitude de petites rivières qui versent toutes, entre l’espace que nous avons nommé, le tribut de leurs eaux dans l’Océan. Les îles de Nassau et des États sont heureusement placées pour éloigner des côtes les tempêtes de la pleine mer, et le bras profond et large qui pénètre jusque dans les terres offre toutes les facilités désirables pour le commerce étranger et intérieur. C’est à cette heureuse disposition de terrain, à un climat tempéré, une position centrale et un immense intérieur qui actuellement est pénétré dans tous les sens par des courants d’eau naturels ou artificiels, que la ville de New-York doit son extraordinaire prospérité. Bien que cette baie soit belle, il y en a beaucoup d’autres qui la surpassent par le charme pittoresque ; mais il est douteux qu’il y ait au monde un autre site, qui réunisse autant d’avantages, pour l’accroissement et la commodité d’un commerce étendu. Comme si ses faveurs étaient inépuisables, la nature a placé l’île de Manhattan au point précis où elle peut être le plus favorable à la position de la ville. Des millions d’habitants pourraient y vivre, et cependant un vaisseau aurait la facilité de recevoir sa cargaison à chaque porte, et quoique la surface du terrain ait toutes les inégalités requises pour la propreté, son sein est rempli des matériaux les plus utiles à la construction.

Les résultats de circonstances si favorables et si rares sont bien connus. Un accroissement continuel, qui n’a aucun exemple même dans l’histoire de cet étonnant et fortuné pays, a déjà élevé l’insignifiante ville de province du dernier siècle, au niveau des cités du second rang de l’autre hémisphère. La nouvelle Amsterdam de ce continent rivalise déjà avec son alliée de l’Ancien-Monde, et, autant qu’il est permis à l’imagination humaine de prévoir, on peut prédire que peu d’années la placeront au rang des plus brillantes capitales de l’Europe.

Il semblerait que, de même que la nature a donné ses périodes diverses à la vie animale, elle a aussi posé des limites à toute prépondérance morale et politique. La cité des Médicis se perd dans ses murailles en ruines comme les jambes du vieillard dans ses pantalons à pied[3] ; la reine de l’Adriatique dort au milieu de ses îles fangeuses, et Rome elle-même n’est reconnaissable que par ses temples écroulés et ses colonnes à demi ensevelies. L’Amérique, jeune et vigoureuse, couvre les déserts de l’ouest des fruits les plus heureux de l’industrie humaine.

L’habitant du Manhattan, familier avec les forêts de mâts, les quais, les innombrables villes, les églises, les châteaux, les vaisseaux fumants et animés qui encombrent sa baie, l’accroissement journalier et le mouvement général de sa ville natale, reconnaîtra difficilement le tableau que nous allons tracer. Celui qui viendra une génération plus tard sourira probablement en pensant que l’état présent de la ville fut un sujet d’admiration ; et cependant, nous n’allons transporter le lecteur qu’à un siècle en arrière dans la courte histoire de ce pays.

Au lever du soleil, le 3 juin 171…, on entendit le bruit d’un coup de canon sur les eaux de l’Hudson. La fumée parut à une embrasure d’une petite forteresse, qui était située sur le point de terre où la rivière et la baie se réunissent, et l’explosion fut suivie de l’aspect d’un pavillon, qui, en s’élevant au sommet de son bâton, et en se déroulant pesamment au souffle léger de l’air, montra le champ bleu et la croix rouge de l’Angleterre. À la distance de plusieurs milles, on voyait les mâts sombres du vaisseau, qui se détachaient du rideau de verdure des hauteurs de l’île des États. Un petit nuage flotta sur cet objet indistinct, et la réponse au signal parvint avec un bruit sourd jusqu’à la ville. Le pavillon du croiseur ne pouvait être visible à une telle distance.

Au moment précis où le bruit du second coup de canon se fit entendre, l’une des principales maisons de la ville s’ouvrit, et un homme, qui pouvait en être le propriétaire, parut sur le stoop[4] ; c’est ainsi que l’entrée incommode des habitations est encore appelée aujourd’hui. Il se préparait sans doute pour quelque expédition qui devait employer sa journée. Un nègre, dans la force de l’âge, suivit le bourgeois jusqu’au seuil de la porte ; et un autre nègre, qui n’avait pas encore atteint la taille d’un homme, portait sous son bras un petit paquet qui probablement contenait des objets de première nécessité à l’usage de son maître.

— La frugalité, monsieur Euclide, la frugalité est votre véritable pierre philosophale, dit avec un accent hollandais bien prononcé[5] le propriétaire de la maison, qui venait évidemment de donner ses derniers ordres à son principal esclave avant de quitter sa demeure. La frugalité a fait la fortune de bien des gens, et elle n’a encore réduit personne à la misère. C’est la frugalité qui a établi le crédit de ma maison, et, quoique ce soit moi qui le dise, aucune maison de commerce n’a des bases aussi solides dans les colonies. Vous ne faites que réfléchir la prospérité de votre maître, vous, coquin, et vous n’en devez veiller que mieux à ses intérêts ; si la substance est détruite, que deviendra l’ombre ? Si je maigris, vous serez malade ; si j’ai faim, vous serez affamé ; si je meurs, vous serez… Hem !… Euclide, je vous laisse le soin des marchandises et du mobilier, soit dans la maison, soit dans ses dépendances, et le soin de ma réputation dans le voisinage. Je vais au Lust in Rust, pour respirer un meilleur air. Pestes et fièvres ! je crois que les étrangers continueront à venir augmenter la foule de cette ville, jusqu’à ce qu’elle soit aussi pestilentielle que Rotterdam pendant la canicule. Vous êtes parvenu à l’âge où un homme acquiert de la raison, et j’espère que vous veillerez avec soin à ma propriété, lorsque j’aurai le dos tourné. Écoute, vaurien, je ne suis pas déjà trop content de la compagnie que tu fréquentes ; elle n’est pas aussi respectable que devrait l’être celle du domestique de confiance d’un homme qui est sur un certain pied dans le monde. Il y a tes deux cousins, Brom et Kobus, qui font un couple de coquins ; et quant au nègre anglais, Diomède, c’est un suppôt du démon ! Tu as l’autre clé à ta disposition. Et tirant avec répugnance une clé de sa poche : — Voilà la clé de l’écurie ; que pas un animal ne sorte, si ce n’est pour aller à la pompe, et ne tarde pas d’une minute à leur donner leur nourriture. Ces diables de coquins ! Un nègre manhattan prend un hongre flamand pour un chien de chasse décharné, qui n’est jamais hors d’haleine, et le voilà qui part à la nuit, jouant des talons sur la grande route comme une sorcière yankee, voyageant dans les airs sur un manche à balai. Mais, écoutez-moi bien, maître Euclide, j’ai des yeux à la tête, comme l’expérience ne vous l’a que trop appris ! Vous rappelez-vous, mauvais sujet, le jour où je vous ai vu de la Hague, faisant galoper mes chevaux le long des fossés de Leyden comme si le diable les eût emportés, sans aucun remords comme sans permission ?

— J’ai toujours cru que quelque rapporteur l’avait dit à maître ce jour-là, répondit le nègre d’un ton boudeur, mais non sans un air de doute.

— Ces propres yeux étaient les rapporteurs. Si les maîtres n’avaient point d’yeux, les nègres mèneraient une jolie vie. J’ai la mesure de tous les talons noirs de l’île enregistrée dans ce gros livre que vous me voyez regarder si souvent, surtout les dimanches ; et si les jambes des vauriens que j’ai nommés osent entrer sur mes propriétés, elles pourront s’attendre à faire une visite chez le prévôt de la cité[6]. Qu’est-ce que prétendent ces chats sauvages ? Pensent-ils que les hongres furent achetés en Hollande, avec les dépenses faites pour les dompter, celles d’embarcation, d’assurance, fret et chances de maladies, pour voir leur graisse se fondre sur leurs côtes comme une chandelle de cuisine ?

— Il ne se fait rien de mal dans l’île, que ce ne soit homme de couleur qui l’ait fait. Lui faire le mal en même temps que lui faire tout l’ouvrage aussi. Moi voudrais bien savoir, maître, de quelle couleur était le capitaine Kidd ?

— Noir ou blanc, c’était un coquin, et vous savez quelle a été sa fin. Je puis vous assurer que le voleur d’eau commença le cours de ses iniquités en galopant sur les chevaux de ses voisins pendant la nuit. Son sort devrait être un avertissement pour tous les nègres de la colonie. Puissances des ténèbres ! les Anglais ne sont pas si dépourvus de coquins chez eux, qu’ils n’eussent pu nous conserver le pirate pour être pendu dans une des îles, afin de servir d’épouvantail aux noirs de Manhattan.

— Bien, je pense que la vue eût été bonne aussi pour les blancs, répondit Euclide, avec la hardiesse d’un nègre hollandais gâté, qui mêlait à cette hardiesse une grande affection pour celui au service duquel il était né. Moi avoir entendu tout le monde dire qu’il n’y avait que deux hommes de couleur sur le bâtiment, et qu’ils étaient nés en Guinée.

— Tu as une langue modeste, coureur de nuit ; fais attention à mes hongres. Tiens, tiens, voilà deux florins hollandais, trois sols, et une pistole espagnole pour toi, un des florins est pour ta vieille mère, et avec les autres tu peux te réjouir le cœur dans le Paus-Merry-Makings[7]… Si j’apprends que tes coquins de cousins ou Diomède l’Anglais aient enfourché un animal qui n’appartienne, ce sera un malheur pour toute l’Afrique ! Famine et squelettes ! j’ai passé sept années à engraisser mes hongres, et ils ressemblent plutôt à des belettes qu’à de vigoureux chevaux.

La fin de ce discours fut plutôt murmurée à une certaine distance, en forme de soliloque, qu’elle ne fut adressée à l’homonyme du grand mathématicien. L’expression du visage du nègre avait été un peu équivoque pendant ces dernières recommandations. Il existait dans son esprit un combat évident entre un amour inné de la désobéissance, et une crainte secrète des moyens dont son maître était informé de sa conduite. Tant que ce dernier fut en vue, le nègre le suivit des yeux avec inquiétude, et lorsqu’il eut dépassé un angle, Euclide échangea pendant un instant quelques regards avec un autre nègre qui était sur un stoop voisin. Tous les deux hochèrent la tête avec expression, firent un bruyant éclat de rire et se retirèrent. Ce soir-là, la fidélité avec laquelle le domestique de confiance veilla aux intérêts de son maître absent prouva qu’il sentait que sa propre existence était identifiée à celui qui réclamait un droit si intime sur sa personne, et, juste au moment où six heures sonnèrent, lui et l’autre nègre dont nous avons fait mention, montèrent les gras et lourds chevaux, et galopèrent avec autant de vitesse qu’il leur fut possible pendant plusieurs milles dans l’intérieur de l’île pour assister à une joyeuse fête, dans un des repaires où se réunissaient ordinairement les gens de leur couleur et de leur condition.

Si l’alderman Myndert van Beverout avait pu prévoir le malheur qui devait suivre son absence, il est probable que son maintien eût été moins grave, tandis qu’il poursuivait sa route. On peut supposer qu’il avait confiance en la vertu de ses menaces, à la sécurité qui prit possession de ses traits, dont le calme n’était jamais troublé dans un effort naturel. Le robuste bourgeois avait un peu plus de cinquante ans ; et un plaisant d’Angleterre, qui avait conservé, loin de sa patrie, l’humeur de sa nation, s’avisa un jour, devant le conseil de ville, de le dépeindre comme un homme d’allitérations[8] ; lorsqu’il fut forcé d’expliquer ce manque de respect au parlement, le faiseur de jeux de mots s’en tira, en disant que son adversaire était court et carré dans sa taille, rond, rouge et risible de visage, fier et froid dans ses manières. Mais, comme c’est l’ordinaire dans toutes les plaisanteries affectées, il y avait plus de malice que de vérité dans cette description ; cependant, après avoir fait la part de l’exagération causée par la rivalité politique, il restait encore assez de réalité dans ce portrait du bourgeois hollandais, pour que le lecteur n’en ait pas besoin d’un autre dans le cours de cet ouvrage. Si nous ajoutons que c’était un marchand fort riche, d’un esprit subtil dans les affaires, et non marié, c’est tout ce qui est nécessaire pour le moment.

Malgré l’heure peu avancée à laquelle le commerçant industrieux quitta sa demeure, sa démarche le long des rues étroites de sa ville natale était digne et mesurée. Plus d’une fois il s’arrêta pour parler à quelques domestiques de confiance et favoris, et il terminait invariablement ses questions sur la santé du maître, par quelque observation plaisante adaptée aux habitudes et à la capacité de l’esclave. Il semblerait par là que, bien qu’il eût des notions exagérées de la discipline domestique, le digne bourgeois était loin de trouver du plaisir dans les menaces que nous l’avons entendu prononcer.

Il venait de quitter un de ces nègres paresseux, lorsque, en tournant un angle, pour la première fois de la matinée un homme de sa propre couleur se montra subitement à ses yeux. Le citoyen surpris fit un mouvement involontaire pour éviter cette entrevue à laquelle il ne s’attendait pas ; mais, s’apercevant de la difficulté d’agir ainsi, il se soumit de bonne grâce comme s’il eût cherché lui-même cette rencontre.

— Le lever du soleil… le canon du matin… et M. l’alderman van Beverout ! s’écria le nouveau venu. Tel est l’ordre des événements, à cette heure peu avancée, dans toutes les révolutions successives de notre pays.

Le visage de l’alderman eut à peine le temps de recouvrer son calme habituel jusqu’au moment où il fut forcé de répondre à ce salut sans façon et ironique. Il se découvrit, salua d’une manière cérémonieuse, et sa réponse ôta au nouvel arrivant toute raison de se féliciter de sa plaisanterie.

— La colonie a raison de regretter les services d’un gouverneur qui quitte son lit de si bonne heure, dit le bourgeois. Il n’est pas étonnant que nous autres, habitués aux affaires, nous nous levions avec le jour, nous avons raison de le faire ; mais il y a des gens dans la ville qui en croiraient à peine leurs yeux s’ils jouissaient du bonheur qui m’était réservé ce matin.

— Monsieur, il y a bien des gens dans cette colonie, qui ont souvent raison de ne pas se fier à leurs sens, bien qu’aucun d’eux ne puisse être trompé en pensant que l’alderman van Beverout est un homme dignement occupé. Celui qui vend les produits du castor doit avoir la persévérance et la prévision de cet animal. Si j’étais un héraut d’armes, il y aurait une concession faite en ta faveur, Myndert, celle d’un écu portant l’animal mordant un manteau de fourrure, deux chasseurs mohawks pour soutien et la devise industrie.

— Que penseriez-vous, Milord, reprit le bourgeois qui ne goûtait qu’à demi cette plaisanterie, d’un écu sans tache pour une conscience sans reproche, et une main ouverte pour cimier, avec la devise, Frugalité et justice ?

— J’aime la main ouverte, quoique cette pensée soit prétentieuse. Je vois que vous voulez persuader que les van Beverout n’ont à cette époque aucun besoin de chercher les honneurs dans le blason. Il me semble que je me rappelle avoir vu autrefois leurs armes. Un moulin à vent courant, un fossé coulant ; champ vert parsemé de bestiaux noirs… Non. Alors la mémoire est traître, et l’air du matin fournit de nombreux aliments à l’imagination !

— Malheureusement ce n’est pas une monnaie qui puisse satisfaire un créancier, Milord, dit le caustique Myndert.

— En cela vous dites tristement la vérité. C’est un mauvais jugement, alderman van Beverout, que celui qui condamne un gentilhomme à passer la nuit dehors comme le spectre d’Hamlet, pour se réfugier dans l’étroite maison dès le chant du coq. L’oreille de ma royale cousine a été empoisonnée plus encore que celle du roi de Danemark assassiné, ou les partisans de Mister Hunter auraient peu de chance de triompher.

— Et n’est-il pas possible de présenter à ceux qui ont tourné la clé, des gages capables de fournir à Votre Seigneurie les moyens d’appliquer l’antidote ?

Cette question fit vibrer une corde qui changea subitement les manières de l’étranger. L’expression de son visage, qui avait indiqué jusqu’alors un plaisant de bonne compagnie, devint plus grave et plus digne ; et, bien qu’il y eût encore quelque chose qui indiquait le mauvais sujet sur ses traits, dans ses manières et son costume, sa taille élevée et gracieuse, tandis qu’il marchait lentement à côté du compacte alderman, n’était pas dépourvue de cette aisance séduisante, qu’une longue habitude de la bonne compagnie donne aux êtres même les plus immoraux.

— Votre question, digne alderman, manifeste une grande bonté de cœur, et vérifie la réputation de générosité que le monde donne si libéralement. Il est vrai que la reine s’est laissé persuader de signer mon rappel, et qu’il est certain que M. Hunter a le gouvernement de la colonie. Mais ce sont des actes qui pourront être rétractés lorsque je serai en position d’approcher ma cousine. Je ne veux pas excuser entièrement ma conduite, cela ne me siérait pas devant un homme dont la vertu est aussi sévère que celle de l’alderman van Beverout. J’ai mes défauts. Peut-être comme vous me l’avez fait entendre tout à l’heure, il eût été plus convenable que ma devise fût frugalité ; mais la main ouverte, cher Monsieur, est une chose que vous m’accorderez probablement aussi. Si j’ai eu des torts, mes ennemis ne peuvent pas du moins se refuser de dire que je n’ai jamais abandonné un ami.

— N’ayant jamais eu l’occasion de mettre votre amitié à l’épreuve, je ne veux pas être le premier à vous accuser.

— Votre impartialité est devenue un proverbe ! « Aussi honnête que l’alderman van Beverout, aussi généreux que l’alderman van Beverout, » ce sont des phrases qui sont dans toutes les bouches ; quelques-uns disent, « aussi riche » (les petits yeux bleus du bourgeois s’animèrent) ; mais l’honnêteté, les richesses et la générosité sont de peu de valeur et sans influence. Les hommes devraient avoir de la considération dans la société suivant leurs mérites.

Néanmoins, dans cette colonie plus hollandaise qu’anglaise, vous voyez sur la liste du conseil peu de noms qui aient été connus dans la province depuis un demi-siècle ! On y trouve les Alexandre, les Heathcotes, les Morris et Kennedies, de Lanceys et Livingstons ; tous ces hommes remplissent le conseil et les tribunaux, mais on y trouve peu de van Rensselaers, van Courtlands, van Schuylers, Stuyvesants, van Beekmans et van Beverouts, dans les emplois qu’ils devraient occuper. Toutes les nations et toutes les religions l’emportent dans la faveur royale sur les enfants des patriarches. Le bohémien Felipses, les huguenots de Lanceys, Bayards et Jays ; les anti-royalistes, Morisses et Ludlows ; enfin tout est plus estimable aux yeux du gouvernement que le plus ancien patron.

— Il est vrai qu’il y a longtemps que les choses vont ainsi, je ne me rappelle pas les avoir vues aller autrement !

— On ne peut le nier, mais il conviendrait peu à la discrétion politique de porter avec précipitation un jugement sur les réputations. Si ma propre administration peut être stigmatisée par les mêmes reproches d’une injustice apparente, cela prouve clairement combien les préventions sont fortes en Angleterre. Le temps aurait éclairé mon esprit, et le temps m’a manqué. Encore une année, mon cher Monsieur, et le conseil se fût rempli de Vans, etc., etc.

— Dans ce cas, Milord, on aurait dû éviter de vous placer dans la malheureuse position où vous êtes réduit.

— Est-il trop tard pour arrêter le mal ? Ne peut-on détromper la reine Anne et la ramener ? Il ne m’a manqué, pour rendre justice, que l’occasion. Mon cœur saigne en pensant que cette disgrâce accable un homme qui touche de si près au sang royal[9] ! C’est une tache sur l’écusson de la couronne, que tous les sujets loyaux doivent désirer d’effacer ; il faudrait pour cela peu d’efforts… monsieur l’alderman van Beverout ?

— Milord, ci-devant gouverneur, dit le bourgeois, en observant que son compagnon hésitait.

— Que pensez-vous de cet arrangement hanovrien ? Un Allemand portera-t-il la couronne d’un Plantagenet ?

— Elle a bien été portée par un Hollandais.

— C’est adroitement répondre. Elle a été portée et portée dignement par un Hollandais. Il y a affinité entre les peuples, et de la raison dans votre réponse. Combien j’ai montré peu de sagesse en ne cherchant pas plus tôt les secours de tes avis, excellent alderman ! Ah ! Myndert, une bénédiction est attachée aux entreprises de tous ceux qui viennent des Pays-Bas !

— Ils mettent toute leur industrie à amasser, et ne dépensent qu’avec prudence.

— La dépense est la ruine de plus d’un digne sujet ! Cependant les accidents… les chances… la destinée, peu m’importe comment vous voudrez les appeler, se mêlent quelquefois d’une manière atroce à la prospérité d’un gentilhomme. Je suis un adorateur de la constance en amitié, Monsieur, et je soutiens les principes qui exigent que les hommes se soutiennent entre eux dans cette vallée de larmes… monsieur l’alderman Beverout.

— Milord Cornbury ?

— J’allais dire que si je quittais la province sans exprimer les regrets que j’éprouve de ne pas avoir plus tôt apprécié le mérite de ses possesseurs primitifs, et le vôtre en particulier, je ferais injure à une sensibilité qui n’est que trop vive pour la paix de celui qui en est doué.

— Avez-vous donc l’espérance que vos créanciers vont s’attendrir, ou le comte a-t-il fourni les moyens d’ouvrir les portes de la prison ?

— Vous vous servez de singulières expressions, Monsieur ; mais je préfère la franchise à toutes les autres qualités. Il n’y a aucun doute que la porte de la prison, comme vous l’avez si clairement nommée, pourrait être ouverte, et heureux l’homme qui tournerait la clé. Je songe avec peine que le mécontentement de la reine accablera, tôt ou tard, mes maladroits persécuteurs ; d’un autre côté, j’éprouve de la consolation, en pensant à la faveur qu’elle étendra sur ceux qui se sont montrés mes amis dans cette fatale position. Ceux qui portent la couronne n’aiment pas à voir la honte s’attacher à ceux qui sont de leur sang, car cette tache peut rejaillir jusque sur le manteau d’hermine… Monsieur l’alderman ?

— Milord ?

— Comment vont vos hongres flamands ?

— Parfaitement. Je vous remercie, Milord ; les coquins sont gras comme lard ! Ces innocentes créatures auront un peu de repos, maintenant que mes affaires m’appellent au Lust-in-Rust. Il devrait y avoir une loi, lord gouverneur, pour faire pendre les noirs qui montent à cheval pendant la nuit.

— Je pensais à infliger un châtiment rigoureux pour un crime aussi lâche, mais il y a peu de chance qu’il en soit ainsi sous l’administration de M. Hunter. Oui, Monsieur, si j’étais encore une fois en la présence de ma royale cousine, on mettrait promptement un terme à cet abus, et la colonie jouirait de nouveau d’un état prospère. Les hommes d’une génération ne la gouverneraient pas au détriment des hommes d’un siècle. Mais nous devons être las de laisser deviner nos projets. C’est vraiment une idée hollandaise, et les profits tant pécuniaires que politiques devraient en appartenir aux seuls Hollandais. Mon cher van Beverout ?…

— Mon bon lord ?

— La fraîche Alida est-elle soumise ? Croyez-moi, il n’y a eu aucun événement, dans n’importe quelle famille, auquel j’aie pris autant d’intérêt qu’à cette union désirable. Le mariage du jeune patron de Kinderhook est un événement qui doit intéresser toute la province. C’est un garçon de mérite.

— Avec un beau domaine, Milord.

— Et une sagesse au-dessus de ses années.

— Je parierais sans crainte que les deux tiers de son revenu vont augmenter le capital au commencement de chaque saison.

— C’est un homme qui semble vivre d’air.

— Mon vieil ami, le défunt patron, a laissé de belles terres, continua l’alderman, en se frottant les mains, outre le manoir.

— Et ce n’est pas un enclos.

— Ses propriétés s’étendent depuis l’Hudson jusqu’à la ligne des Massachusetts. Cent mille acres de terres, en montagnes et en plaines, et bien peuplées par des Hollandais pleins de frugalité.

— Respectable par ses possessions, et une mine d’or pour son héritage. De tels hommes, Monsieur, doivent être chéris, et nous lui devons de ne point l’oublier dans nos projets de détromper la reine. Combien ses droits sont supérieurs aux prétentions, que rien ne justifie, de ce capitaine Ludlow !

— Il a réellement un beau domaine, et qui s’améliore tous les jours !

— Ces Ludlow, des gens qui ont quitté le royaume pour avoir conspiré contre la couronne ! Cette pensée indigne un sujet loyal. En vérité, bien des reproches semblables pourraient être adressés aux habitants de cette province, d’origine anglaise. Je suis fâché de dire que ce sont des fomentateurs de discorde, des corrupteurs de l’esprit public, disputant les prérogatives et les charges. Mais il y a dans le caractère hollandais un calme plein de justice ! Les descendants des Hollandais sont des hommes sur lesquels on peut compter ; où nous les laisserons aujourd’hui nous les retrouverons demain, ou, comme nous disons, politiquement parlant, nous savons où les retrouver. Ne vous semble-t-il pas étonnant que ce capitaine Ludlow commande le seul croiseur en station ?

— J’aimerais mieux, Milord, qu’il servît en Europe, répondit l’alderman, en regardant derrière lui et en baissant la voix. On disait dernièrement que son vaisseau allait être envoyé aux îles.

— Les affaires vont bien mal, mon digne Monsieur, et la nécessité d’avoir quelqu’un pour détromper la reine devient tous les jours plus urgente. Les novateurs devraient enfin céder la place aux hommes dont les noms sont historiques dans la colonie.

— Cela ne ferait aucun tort au crédit de Sa Majesté.

— Ce serait un joyau de plus à sa couronne. Si ce capitaine Ludlow épousait votre nièce, la famille changerait entièrement de caractère… J’ai la plus mauvaise mémoire… Ta mère, Myndert, était une… une…

— La digne femme était une van Busser.

— L’union de ta sœur avec un huguenot réduit alors la belle Alida à la condition de sang mêlé. Une union avec Ludlow détruirait le levain de la race ! Je crois que cet homme est sans le sou.

— Je ne puis pas dire cela, Milord, car je ne voudrais pas faire tort au crédit de mon plus grand ennemi ; mais, quoique riche, il est loin d’avoir un aussi beau domaine que celui du jeune patron de Kinderhook.

— On devrait réellement l’envoyer aux Indes… Myndert ?…

— Milord ?

— Je ferais injure à mes sentiments pour M. Oloff van Staats, si je l’excluais des avantages de notre projet. J’exige de votre amitié que les sommes nécessaires soient divisées entre vous par moitié ; un billet commun rendra l’affaire égale, et alors, comme nous serons maîtres de notre secret, on ne peut former aucun doute sur la prudence de nos mesures. Le montant est écrit sur ce morceau de papier.

— Deux mille livres sterling, Milord ?

— Je vous demande pardon, mon cher Monsieur, pas un sou de plus de deux mille livres pour chacun de vous. La justice exige que Van Staats soit compris dans cette affaire. Sans l’union de votre nièce, j’emmènerais le jeune homme avec moi pour le pousser à la cour.

— En vérité, Milord, cela dépasse de beaucoup mes moyens. Les hauts prix des fourrures la saison dernière, et les délais des retours, ont posé les scellés sur notre argent.

— La prime sera forte.

— L’argent devient si rare, de jour en jour, que la face d’un carolus est presque aussi étrangère que celle d’un débiteur…

— Les retours sont certains.

— Tandis qu’on rencontre celle d’un créancier à tous les coins de rues.

— L’affaire sera entièrement hollandaise.

— Et les dernières nouvelles de Hollande nous avertissent de réserver notre or pour quelque mouvement extraordinaire dans le monde commercial.

— Monsieur l’alderman Myndert van Beverout !

— Milord vicomte Cornbury…

— Que Plutus vous protège, Monsieur ! mais prenez garde, quoique je respire l’air du matin, et qu’il faille que je rentre, il n’est pas défendu de dire les secrets de ma prison. Il y a quelqu’un dans cette cage là-bas qui dit que l’Écumeur de mer est sur la côte ! Soyez prudent, digne bourgeois, ou le second acte de la tragédie de Kidd pourrait avoir lieu dans ces parages.

— Je laisse de telles transactions à mes supérieurs, répondit l’alderman avec un second salut aussi raide que cérémonieux. Des entreprises qui ont, dit-on, occupé le comte de Bellamont, le gouverneur Fletcher et milord Cornbury, sont au-dessus de l’ambition d’un simple marchand.

— Adieu, alderman obstiné, tranquillise ton impatience pour les mouvements extraordinaires qui doivent avoir lieu dans le monde commercial ! dit Cornbury en affectant de rire, bien qu’il sentît profondément la blessure qui venait de lui être faite, car le bruit courait que, non-seulement lui, mais ses deux prédécesseurs, avaient favorisé, malgré les lois, les boucaniers américains. Sois vigilant, ou la demoiselle Barberie fera une nouvelle injure à la pureté de ta race.

Les saluts que les deux antagonistes échangèrent étaient parfaitement dans leur caractère réciproque. Celui de l’alderman fut calme, sévère et formel, tandis que son compagnon ne pouvait renoncer à l’aisance de ses manières, même dans un moment où il éprouvait un tel désappointement. Vaincu dans l’effort que sa position désespérée, et peut-être son caractère ardent, avaient pu seuls le porter à tenter, le descendant dégénéré du vertueux Clarendon se rendit à sa prison, avec l’air d’un homme qui affectait une grande supériorité sur ses concitoyens, mais dont l’esprit était endurci par l’habitude de la dépravation, qui laissait à peine sur son visage une trace de dignité ou de vertu.


CHAPITRE II.


Ses paroles sont des liens, ses serments sont des oracles, son amour est sincère, et ses pensées sont pures.
Shakspeare. Les deux Gentilshommes de Vérone.


La philosophie de l’alderman van Beverout n’était pas facilement troublée. Cependant un mouvement dans les muscles inférieurs de son visage indiquait qu’il se complaisait dans la victoire qu’il venait de remporter, tandis qu’une certaine contraction de ceux qui dirigent l’expression du front semblait trahir la conviction du danger qu’il avait couru. Sa main gauche était entrée dans une poche, où elle touchait avec activité la provision de pièces espagnoles sans laquelle un marchand ne quittait jamais sa demeure, tandis que l’autre frappait sur le pavé la canne qu’elle tenait, avec la vigueur d’un homme résolu et déterminé. Il marcha de cette manière pendant quelques minutes, puis quitta les rues basses pour entrer dans celles qui couronnent la partie la plus élevée de l’île. Là il s’arrêta bientôt devant la porte d’une maison, qui, au milieu de cette ville de province, indiquait la demeure d’un patricien.

Deux faux pignons, surmontés d’une girouette en fer, ornaient la couverture du bâtiment, et le stoop, étroit et élevé, était construit avec la pierre de taille rouge du pays. Les matériaux de l’édifice étaient composés de cette petite brique dure de Hollande, peinte en couleur de crème.

Un seul coup du marteau massif et brillant amena un domestique à la porte. La promptitude avec laquelle on répondit à ce signal prouva que, malgré l’heure peu avancée, l’alderman était attendu. Les manières du nègre qui servait de portier n’annonçaient aucune surprise en voyant le bourgeois, et chacun de ces mouvements dénotait qu’il se préparait à le recevoir dans l’intérieur de la maison. Mais l’alderman, refusant l’invitation qui lui était faite, s’appuya contre la grille de fer du stoop, et entra en conversation avec le nègre. Ce dernier était un homme âgé, dont les cheveux étaient gris, le nez aplati au niveau du visage, et les traits ridés et confus, et sa taille, quoique vigoureuse encore, commençait à ployer sous le fardeau des ans.

— Bonjour, vieux Cupidon, dit le bourgeois, avec ces façons franches et cordiales que les maîtres de cette époque employaient avec leurs esclaves favoris. Une conscience claire est un bon bonnet de nuit, et vous avez l’air aussi brillant que le soleil du matin ! J’espère que mon ami le jeune patron a dormi aussi tranquillement que vous, et qu’il en a déjà donné la preuve en montrant son visage ?

Le nègre répondit d’une voix lente et humble, qui caractérisait sa condition et ses années :

— Lui être bien éveillé, maître alderman, mais penser que lui pas dormir du tout depuis quelque temps. Toute son activité, toute sa vivacité être perdue. Lui pas faire autre chose que fumer, maître alderman, devenir mélancolique à la fin. Moi croire qu’il y a une jeune dame à York dont lui être amoureux depuis quelque temps.

— Nous trouverons les moyens de lui retirer la pipe de la bouche, dit l’alderman en regardant le noir de côté, comme s’il en pensait plus qu’il ne voulait en dire. L’amour et les jolies filles attaquent terriblement notre philosophie dans la jeunesse, vous le savez par expérience, vieux Cupidon.

— Moi avoir été bon à tout dans ce temps-là, maintenant à rien, répondit le noir avec calme. Moi avoir vu un temps à York, où peu d’hommes de couleur étaient plus respectés du beau sexe, mais cela être passé depuis longtemps. La mère de votre Euclide, masser alderman, avoir été jolie femme, quoique avoir mauvaise conduite, être jeune alors, elle aussi, et moi avoir été la visiter chez le père à vous, avant que l’Anglais arriver, et quand le vieux patron être un jeune homme. Bon dieu ! moi avoir grande affection pour Euclide, quoique le jeune chien jamais venir près de moi.

— C’est un vaurien. Je n’ai pas plus tôt le dos tourné qu’il monte sur les chevaux de son maître.

— Lui être bien jeune, Myndert ; personne devenir sage avant d’avoir cheveux gris.

— Il va avoir quarante ans, et le drôle devient plus impudent à mesure, qu’il avance en âge. La vieillesse est une chose respectable, lorsqu’elle amène avec elle la gravité et la réflexion ; mais si un jeune fou est ennuyeux, un vieux fou est méprisable. Je parierais que vous ne fûtes jamais assez insouciant et assez sans cœur, pour monter pendant la nuit un pauvre cheval accablé de fatigue.

— Moi être bien vieux, masser Myndert, et plus me rappeler tout ce que moi faire quand moi étais jeune. Mais voilà maître patron, lui savoir dire à vous meilleures choses qu’un pauvre esclave noir.

— Bon matin et heureuse journée je vous souhaite, patron ! s’écria l’alderman, en saluant un jeune homme de vingt-cinq ans, d’un embonpoint remarquable, se traînant avec lenteur, et avançant avec la gravité d’un homme qui aurait eu au moins le double de ses années, de l’intérieur de sa maison vers sa porte. Le vent est tombé et voilà un des plus beaux jours qui aient jamais brillé sous un ciel sans nuages, soit qu’il vienne de l’atmosphère pure de Hollande, ou de la vieille Angleterre. Colonies et patronage ! Si ceux qui habitent de l’autre côté de l’Océan avaient plus de confiance dans leur mère la nature, et moins bonne opinion d’eux-mêmes, ils trouveraient que le vent est tolérable dans les plantations. Mais ces coquins d’entêtés sont comme ceux qui font aller les soufflets, et qui s’imaginent qu’ils font la musique, et le plus boiteux d’entre eux se croit aussi droit et aussi solide sur ses jambes que le meilleur des colonies. Voilà votre baie aussi paisible que si elle était fermée par vingt digues, et le voyage sera aussi sûr que s’il était entrepris sur un canal.

— C’est très-bien, murmura Cupidon, qui s’occupait affectueusement de la personne de son maître, mais moi toujours penser qu’il valait mieux voyager par terre, quand un gentilhomme être aussi riche que masser Oloff. Il y a longtemps, un bac chargé de monde alla au fond, et personne jamais n’être revenu pour dire comment il se portait.

— Il y a ici un malentendu, dit l’alderman, en jetant un regard à son jeune ami. Je compte cinquante-cinq ans, et je ne me rappelle pas une telle calamité.

— Un jeune homme pouvoir oublier bien facilement ! Six personnes avoir été noyées dans le lac. Deux Yankees, un Français du Canada et une pauvre femme de Jersey ; tout le monde il être bien fâché pour la pauvre femme de Jersey.

— Ton compte n’est pas exact, reprit avec vivacité le bourgeois qui était fort sur le calcul ; deux Yankees, un Français et ta pauvre femme de Jersey, cela ne fait que quatre.

— Eh bien ! peut-être n’être dans le bac qu’un Yankee, mais tous être noyés, car un gouverneur perdre deux beaux chevaux de carrosse dans le bac.

— Le vieux a raison, je me rappelle ce malheur comme si c’était hier. Mais la mort est un monarque sur la terre, et aucun de nous ne peut échapper à sa faux, lorsque notre heure est venue. Aujourd’hui il n’y a point ici de chevaux à perdre, et nous pouvons commencer notre voyage avec un visage et un cœur tranquille. Patron, allons-nous partir ?

Oloff van Staats, ou le patron de Kinderhook, comme on l’appelait par politesse dans la colonie, ne manquait pas de courage personnel ; au contraire, comme la plupart de ceux qui étaient d’origine hollandaise, il se distinguait par sa fermeté dans le danger et son obstination dans la résistance. La petite discussion qui venait d’avoir lieu entre son ami et son esclave avait pris naissance dans leurs craintes mutuelles, bien qu’elles ne fussent pas excitées par les mêmes causes. L’un éprouvant une sorte de sollicitude paternelle pour la sûreté du jeune homme, et l’autre ayant des raisons particulières pour désirer qu’il persévérât dans son intention de s’embarquer. Un signe fait au garçon qui portait le porte-manteau termina la discussion, et M. van Staats répondit qu’il était prêt à partir.

Cupidon resta sur le stoop jusqu’à ce que son maître fût hors de vue ; puis, secouant la tête avec tous les pressentiments d’un esprit ignorant et superstitieux et faisant rentrer tout le fretin de noirs qui obstruaient la porte de la maison, il ferma tout après lui avec un soin scrupuleux. Nous verrons dans le cours de cet ouvrage si les pressentiments du noir furent justifiés par l’événement.

La large avenue dans laquelle demeurait Oloff van Staats n’avait que quelques centaines de pieds de longueur. Elle se terminait à une des extrémités par une forteresse, et l’autre était traversée par une haute palissade décorée du nom de murs de la ville. Cette défense avait été élevée contre une irruption soudaine des Indiens, qui chassaient et habitaient même en assez grand nombre dans les contrées basses de la colonie.

Il faut être bien familiarisé avec l’accroissement de la ville pour reconnaître dans cette description la magnifique rue qui parcourt maintenant pendant une lieue le centre de l’île. De cette avenue, qui était alors et qui est encore appelée Broadway, nos voyageurs arrivèrent dans une partie plus basse de la ville, et ils causaient chemin faisant.

— Ce Cupidon est un nègre qui sait garder la maison de son maître en son absence, observa l’alderman, peu après que lui et son compagnon eurent quitté le sloop. C’est une serrure de sûreté, et l’on peut dormir sans crainte lorsqu’on a un pareil gardien près de sa demeure. Je suis fâché de n’avoir point apporté à cet honnête garçon la clé de mon écurie.

— J’ai toujours entendu dire à mon père que les clés de la sienne étaient beaucoup mieux près de son propre oreiller, répondit froidement le propriétaire des cent mille acres de terre.

— Ah ! la malédiction de Caïn. Il est inutile de chercher la fourrure d’une marte sur le dos d’un chat. Mais, monsieur van Staats, tandis que je me rendais chez vous, ce matin, j’ai rencontré l’ancien gouverneur, auquel ses créanciers ont permis de prendre l’air, à une heure où ils pensent que les yeux des curieux sont fermés. J’espère, patron, que vous avez été assez heureux pour rattraper votre argent avant la disgrâce de cet homme ?

— J’ai été assez heureux pour n’avoir jamais eu confiance en lui.

— C’est encore mieux. Il y avait un grand danger pour le capital et aucun retour d’intérêt. Mais nous avons eu une conversation sur différents sujets, entre autres il a hasardé quelques mots concernant vos prétentions amoureuses sur ma nièce.

— Ni les désirs d’Oloff van Staats, ni les inclinations de la belle Barberie, ne sont un thème pour le gouverneur dans le conseil, dit sèchement le patron de Kinderhook.

— Ce n’est point ainsi qu’ils furent traités. Le vicomte m’a parlé franchement, et s’il n’avait pas poussé cette affaire au-delà de la discrétion, nous aurions pu en venir à des conclusions favorables.

— Je suis bien aise qu’il y ait eu quelque retenue dans ses discours.

— Cet homme, certainement, a dépassé les limites que le bon sens impose, et sa conversation était remplie de personnalités qu’aucun homme prudent ne peut écouter avec plaisir. Il m’apprit encore qu’il était possible que la Coquette fût envoyée dans les îles.

On a dit qu’Oloff van Staats était un beau jeune homme, de haute stature, et qu’il avait l’air d’un homme comme il faut de son pays ; car, bien qu’il fût sujet anglais, il était Hollandais dans ses sentiments, dans ses habitudes et dans ses opinions. Il rougit à l’allusion que fit Myndert à la présence de son rival, mais son compagnon ne put deviner si c’était le chagrin ou la fierté qui causait son émotion.

— Si le capitaine Ludlow préfère une croisière dans les Indes à son devoir sur cette côte, j’espère qu’il obtiendra ce qu’il désire, répondit prudemment le jeune homme.

— Cet homme a un nom sonore et un coffre vide, observa sèchement l’alderman. Il me semble à moi qu’une pétition à l’amiral pour envoyer un officier d’un si grand mérite dans un lieu où il pourrait se distinguer, obtiendrait ses remercîments. Les flibustiers font le diable dans le commerce du sucre, et les Français eux-mêmes deviennent importuns plus au sud.

— Il a certainement la réputation d’un croiseur actif.

— Par la philosophie ! si vous désirez réussir auprès d’Alida, patron, il faut mettre plus de vivacité dans cette affaire. La jeune fille a du sang français dans les veines, et toutes vos délibérations et taciturnités ne gagneront rien. Cette visite à Lust-in-Rust est l’œuvre habile de Cupidon, et j’espère que vous reviendrez tous les deux à la ville aussi amis que le stathouder et le général des États, lorsqu’une chaude contestation sur les subsides s’est terminée par un compromis.

— Le succès dans cette entreprise est l’affaire la plus chère à mon… Le jeune homme s’arrêta comme s’il était surpris de l’expansion qu’il venait de montrer, et, prenant avantage de la hâte avec laquelle sa toilette avait été faite, il posa sa large main dans son gilet sur une partie que les poètes n’ont pas décrite comme le siège des passions humaines.

— Si vous voulez parler de votre estomac, Monsieur, vous n’aurez pas sujet en effet de vous en repentir, répondit l’alderman avec plus de sévérité qu’il n’en mettait ordinairement. L’héritière de Myndert van Beverout ne sera pas une pauvre fiancée, et M. Barberie ne ferma point le livre de la vie sans avoir eu le soin de balancer avantageusement son compte. Mais voilà ces diables d’hommes du bac qui quittent leur maison sans nous ! Allez en avant, Brutus, et dites-leur d’attendre la minute d’usage. Les coquins ne sont jamais exacts. Quelquefois ils partent avant que je ne sois prêt, et quelquefois ils me font attendre au soleil, comme si je ne valais pas mieux qu’un poisson sec. L’exactitude est l’âme du commerce, et mon habitude est de n’être ni au-delà, ni en deçà de l’heure.

Le digne bourgeois, qui aurait voulu, dans toutes les occasions, régler les mouvements des autres d’après les siens propres, se plaignait ainsi, tandis que son compagnon et lui se dépêchaient d’atteindre le bac sur lequel ils devaient s’embarquer. Une courte description de la scène ne sera pas sans intérêt pour une génération qu’on peut appeler moderne, en comparaison du temps que nous rappelons.

Une anse profonde et étroite pénétrait sur ce point dans l’île, à la distance d’un quart de mille. Chacun de ses rivages était bordé d’une rangée de bâtiments, comme les canaux de Hollande. Le cours naturel du passage devant être naturellement respecté, les rues avaient une courbure qui ressemblait assez à la forme de la nouvelle lune. Les maisons étaient ultra-hollandaises, basses, angulaires, d’une propreté minutieuse, avec un auvent sur la rue. Chacune d’elles avait cette entrée de mauvais goût et incommode, appelée stoop, sa girouette, ses lucarnes et ses murs crénelés. À un de ces derniers murs, une grue en fer s’avançait sur la rue, un petit bateau du même métal était suspendu à son extrémité, ce qui signifiait que ce lieu était la maison du bac.

Un amour inné de la navigation artificielle avait probablement porté les bourgeois à choisir ce lieu, comme la place d’où tant de barques partaient de la ville, car il est certain que les deux rivières auraient procuré des points plus favorables pour le même objet, possédant l’avantage de canaux larges et commodes.

Une cinquantaine de noirs étaient déjà dans la rue, trempant leur balai dans la crique et envoyant de l’eau sur les murs et la façade des édifices. Ce devoir facile et journalier était rempli avec des plaisanteries et des éclats de rire auxquels toute la rue se joignait avec la même gaieté.

Le langage de cette race bruyante et légère était le hollandais, déjà corrompu par l’accent anglais, et souvent par des mots anglais ; système de changement qui a probablement donné naissance, parmi les descendants des premiers colons, à l’opinion que ce dernier langage est simplement un patois du premier. Cette opinion, qui a une si grande ressemblance avec celle qu’entretiennent quelques érudits anglais des plagiats des écrivains du continent, lorsqu’ils commencèrent à puiser dans leurs ouvrages, n’est pas parfaitement vraie, puisque la langue anglaise a probablement autant donné à notre dialecte qu’il a reçu des sources les plus pures de l’école de Hollande.

Çà et là on voyait un grave bourgeois, encore en bonnet de nuit, montrant sa tête à une croisée élevée, écoutant le jargon barbare des noirs, et prenant note, avec une impassible gravité, de toutes les plaisanteries joyeuses qui volaient de bouche en bouche.

Comme les mouvements du bac étaient nécessairement fort lents, l’alderman et son compagnon eurent le temps de sauter dedans avant qu’il ne fût détaché du port. La périagua, c’est ainsi que le bateau était appelé, participait de la construction américaine et de celle d’Europe. Elle avait la longueur étroite et l’avant soigné du canot, d’où son nom dérivait, avec le fond plat et les bas bords d’un bateau construit pour les eaux basses de Hollande. Il y a vingt ans, des vaisseaux semblables abondaient dans nos rivières, et, même aujourd’hui, leurs mâts trop longs et sans soutien, et leurs voiles étroites vers le haut, se voient encore journellement ployant sous la brise comme des roseaux, et s’agitant légèrement sur les vagues de la baie. Il y a une variété de la même classe, d’un calibre et d’une prétention supérieurs à ceux que nous venons de nommer, et qui méritent une place parmi les bateaux les plus élégants et les plus pittoresques qui aient jamais été mis à flot. Celui qui a eu l’occasion de naviguer vers les îles de la Sonde doit avoir souvent remarqué des vaisseaux semblables à ceux-ci. Ils se distinguent par leur longueur et leurs mâts qui, dépourvus de cordages, s’élancent de la carène comme deux arbres hauts et parfaitement droits. Lorsque l’œil parcourt la hauteur prodigieuse des voiles, la noble hardiesse des agrès, et voit cette vaste machine conduite avec autant d’aisance que de grâce par l’habileté de deux mariniers sans crainte, cette vue excite la même admiration que celle d’un temple sévère de l’antiquité. La construction, d’une simplicité nue, jointe à la hardiesse et à la rapidité de ses mouvements, donne à ce bateau un air de grandeur que ses usages ordinaires ne permettraient pas d’espérer.

Bien que les premiers colons de New-York eussent un goût particulier pour la marine, ils étaient bien moins entreprenants, comme navigateurs, que ne le furent dans la suite leurs descendants. Traverser la baie était un événement qui n’arrivait pas souvent dans la vie tranquille des bourgeois, et l’on se rappelle encore aujourd’hui qu’un voyage entre les deux principales villes des États-Unis, était une entreprise qui excitait les inquiétudes des amis et l’anxiété des voyageurs. Les dangers du Tappaan-Zee, c’est ainsi qu’on appelle encore aujourd’hui le point de la plus grande largeur de l’Hudson, étaient souvent racontés par les commères de la colonie et mis au nombre de leurs merveilles, et celle qui s’était le plus souvent exposée à ces dangers était regardée comme une espèce d’amazone de mer.



CHAPITRE III.


Ce garçon me rassure beaucoup ; je crois qu’il ne court aucun risque d’être noyé : sa destinée est d’être pendu.
Shakspeare. La Tempête.


Nous avons dit que la périagua était en mouvement avant que nos deux voyageurs pussent l’atteindre. L’arrivée du patron de Kinderhook et celle de l’alderman van Beverout était attendue, et le maître du bateau était parti au moment précis de la marée, afin de prouver, par une indépendance qui a un charme particulier pour les gens de son état, que le temps et la marée n’attendent personne. Cependant il y eut des bornes à cette décision, et il prit un soin tout particulier qu’une pratique aussi constante que l’alderman ne courût aucun danger. Lorsque van Beverout et son compagnon furent embarqués, on jeta les câbles à bord, et l’équipage se disposa à diriger le petit bâtiment vers l’embouchure de la crique. Pendant ces mouvements, un jeune nègre était assis sur l’avant, et ses jambes pendaient des deux côtés du taille-mer ; il ne représentait pas mal une de ces figures qui servent d’ornement au sommet de l’éperon.

Il tenait une conque à sa bouche, et, les joues enflées comme celles d’Éole, les yeux brillants et exprimant le plaisir qu’il éprouvait à tirer des sons du coquillage, il continuait à donner le signal du départ.

— Mets ta conque de côté, braillard ! s’écria l’alderman, en passant près du nègre et en lui donnant sur la tête, avec l’extrémité de sa canne, une tape qui aurait pu interrompre l’harmonie d’un homme moins habitué aux coups. Mille trompettes seraient réduites au silence par une semblable paire de poumons ! — Eh bien ! monsieur le maître, est-ce là votre exactitude ? partir avant que vos passagers soient prêts !

Le flegmatique batelier, sans ôter sa pipe de sa bouche, indiqua de l’œil le bouillonnement qui se montrait déjà sur la surface des flots, signe le plus certain que la marée descendait.

— Je me moque de votre marée montante et descendante ! reprit l’alderman en colère. Il n’y a pas de meilleure horloge que les jambes et l’œil d’un homme exact. Il est aussi ennuyeux d’arriver avant que tout soit prêt, que d’arriver trop tard. Écoutez-moi, monsieur le maître, vous n’êtes pas le seul navigateur dans cette baie, et votre bac n’est pas le plus agile qui y fut jamais lancé. Prenez garde : quoique je sois accommodant par nature, je saurai encourager une concurrence lorsque le bien public me le commandera impérieusement.

Le batelier opposa à l’attaque qui était dirigée contre lui la plus stoïque indifférence ; mais il crut devoir employer toute son éloquence contre celle qui révoquait en doute la supériorité de sa périagua, et, posant sa pipe de côté, il répondit à l’alderman avec cette liberté dont les taciturnes Hollandais usent contre ceux qui les attaquent, sans distinction de rang ou de qualités personnelles.

— Par le vent et les aldermen ! murmura-t-il dans le dialecte de son pays, j’aimerais bien à connaître un bateau dans la baie d’York qui pût montrer sa poupe à la Laitière ! Le maire et les hommes du conseil devraient faire un ordre pour que la marée montât et descendît suivant leur bon plaisir : alors, comme chaque homme agirait à sa fantaisie, nous aurions un joli bouleversement dans le port.

Le marinier, ayant fait connaître ses sentiments, reprit sa pipe comme un homme qui méritait les honneurs de la victoire, qu’on les lui accordât ou non.

— Il est inutile de disputer contre un entêté, murmura l’alderman, et se frayant un chemin à travers les paniers de légumes ; les pots de beurre et tout ce qui garnit ordinairement un bateau se rendant au marché, pour parvenir jusqu’à sa nièce, qui occupait une place près de la poupe. — Bonjour, ma chère Alida, dit-il, l’air du matin fait un jardin de tes joues, et celui de Lust-in-Rust donnera encore à ces roses un lustre plus brillant.

Le bourgeois, dont la colère était apaisée par la vue de sa nièce, baisa ses joues, dont la fraîcheur avait été augmentée par ses remarques, avec une affection prouvant qu’il n’était pas dépourvu de sensibilité, toucha son chapeau en réponse à un salut respectueux qui lui était adressé par un blanc, domestique âgé, revêtu d’une livrée propre mais antique, et fit un signe à une jeune négresse dont l’élégance de second ordre prouvait qu’elle était la première femme de chambre de l’héritière.

On s’apercevait presque à la première vue qu’Alida de Barberie devait la naissance à des parents de contrées différentes. Elle tenait de son père, huguenot de Normandie, appartenant à la petite noblesse, des cheveux noirs et des yeux noirs aussi, et dont la vivacité brillante était tempérée par une grande douceur, un profil grec et une taille plus élevée et plus flexible que celle qui est ordinairement le partage des jeunes Hollandaises. La belle Barberie, c’est ainsi qu’on appelait Alida en plaisantant, avait hérité de sa mère une peau aussi belle, aussi pure que les fleurs de France, et une fraîcheur qui eût pu rivaliser avec les riches teintes d’un nuage du soir de son pays natal. Une partie de l’embonpoint qui avait rendu remarquable la sœur de l’alderman était aussi échue à Alida, mais elle servait seulement à arrondir les contours de sa taille et ceux de ses traits, et ne diminuait en rien sa grâce et son aisance. Ces avantages personnels étaient embellis par un habit de cheval, à la fois élégant et simple, un petit chapeau de castor ombragé d’un bouquet de plumes, et un maintien qui, malgré l’embarras de sa situation, conservait un juste milieu entre la modestie et une aisance parfaite.

Quand l’alderman van Beverout rejoignit cette belle personne, au bonheur de laquelle il prenait le plus vif intérêt, comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, il la trouva engagée dans une conversation avec un jeune homme qui, parmi ses nombreux adorateurs, était regardé comme celui qui devait obtenir le plus de succès.

Cette vue eût suffi pour rendre à l’alderman toute sa bonne humeur ; et, se faisant une place en prenant possession de celle de François, le domestique de sa nièce, le persévérant bourgeois essaya d’encourager un entretien qui, suivant son opinion, devait amener le résultat qui était en même temps le sujet de ses méditations et l’objet de ses désirs.

L’alderman ne réussit pas dans ce projet. Il y a un sentiment qui s’empare ordinairement du cœur, lorsque nous nous embarquons sur un élément qui nous est étranger, qui nous porte au silence et à la contemplation. Les voyageurs âgés observent et comparent ; les plus jeunes éprouvent une émotion qui prend souvent un caractère mélancolique. Sans nous arrêter à en analyser la cause et les conséquences à l’égard du patron et d’Alida dans cette circonstance, il sera suffisant de dire que, malgré les efforts du digne bourgeois, qui avait voyagé trop souvent pour éprouver de nouvelles émotions, ses jeunes compagnons de voyage devinrent peu à peu silencieux et pensifs. Quoique célibataire, Myndert n’ignorait pas que le petit dieu qu’on nomme Amour lance ses traits au milieu du calme comme au milieu du bruit, et il devint muet à son tour, suivant les mouvements lents de la périagua, avec autant d’assiduité que s’il eût vu sa propre image sur les eaux.

Un quart d’heure de cette navigation caractéristique, et l’on peut dire agréable, amena le bâtiment à l’embouchure de la crique. Là un effort puissant le força de suivre le cours de la marée, et l’on pouvait dire qu’il allait commencer son voyage. Mais tandis que l’équipage noir bordait les voiles et faisait les autres préparatifs nécessaires pour le départ, une voix héla le bac, lui ordonnant plutôt qu’elle ne lui demandait de s’arrêter.

— Holà, la périagua ! cria la voix, déchargez vos voiles devant, et attirez le gouvernail jusque dans le giron de ce vieux monsieur de bonne mine. Haut la main, hardi, mes bourdons ! ou votre bac, comme un cheval de course, entrera dans l’embouchure et s’enfuira avec vous.

Cet ordre arrêta les mouvements de équipage ; les noirs se regardèrent les uns les autres avec un air de surprise et d’admiration, puis ils portèrent la voile d’avant et mirent la barre sous le vent sans faire une invasion dans le giron de l’alderman, et le bac resta stationnaire à peu de distance du port. Tandis que le nouveau passager se préparait à descendre dans une chaloupe, ceux qui suivaient tous ses mouvements eurent le temps d’examiner sa tournure et de former leurs différentes conjectures sur ce qu’il pouvait être.

Il est à peine nécessaire de dire que l’étranger était un fils de l’Océan. Il paraissait actif et vigoureux, et sa taille était de près de six pieds. Ses épaules étaient carrées, sa poitrine pleine et haute, ses membres ronds et musculeux ; toute la personne de cet inconnu indiquait que chez lui la force et l’activité étaient dans des proportions égales. Sa tête ronde, posée avec grâce, était couverte d’une masse de cheveux bruns qui commençaient déjà à grisonner. Son visage était celui d’un homme de trente ans, et digne de sa taille ; ses traits étaient beaux, hardis et bien dessinés ; ils exprimaient la témérité, un sang-froid parfait, quelque obstination, et un certain degré de mépris pour les autres, qu’il ne prenait pas toujours le soin de cacher. Son teint, d’un rouge brillant, était uniforme comme celui qu’une exposition constante au grand air donne à ceux dont la complexion est naturellement fraîche et vermeille.

Le costume de l’étranger était aussi remarquable que sa personne. Il portait une casaque de matelot, courte, serrant sa taille avec grâce, un petit bonnet très-bas donnant l’air un peu mauvais sujet, et des pantalons de matelot, le tout en toile à voile d’une blancheur admirable ; costume convenant parfaitement à la saison et au climat. Sa casaque n’avait point de boutons, ce qui excusait l’usage d’un riche châle des Indes entourant son corps et assujettissant ses vêtements. À travers l’ouverture de la veste on voyait une chemise d’une blancheur éclatante, dont le collet retombait sur une bandanna aux couleurs vives, qui était nouée négligemment autour de son cou. Cette bandanna était d’une manufacture alors peu connue en Europe, et son usage était presque entièrement réservé aux marins. Une de ses extrémités voltigeait au gré du vent, mais l’autre était attirée avec soin vers la poitrine, et par le moyen d’un petit couteau à manche d’ivoire unissait la soie au linge, espèce d’épingle qui est encore en usage aujourd’hui parmi les marins. Si nous ajoutons que des pantoufles légères en grosse toile avec des ancres surjalées[10] brodées en laine couvraient ses pieds, nous aurons fait la description de toute sa toilette.

Celui dont nous venons de décrire les manières et le costume causa une vive sensation parmi les noirs qui frottaient les stoops et le pavé. Il fut suivi jusqu’au lieu où il héla la périagua par deux ou trois désœuvrés qui étudiaient ses manières et ses mouvements avec l’admiration que des gens de leur classe manquent rarement de montrer aux hommes qui ont passé leur vie à courir les aventures et les dangers. Ordonnant à un de ces oisifs de le suivre, le héros au châle des Indes entra dans un bateau vide, et en détachant les liens, il dirigea cette légère chaloupe vers le bac qui attendait son arrivée. Il y avait en effet dans l’air turbulent et résolu, dans les attitudes mâles de ce prototype des marins, quelque chose qui pouvait attirer l’attention d’hommes qui avaient une plus grande connaissance du monde que la petite foule d’admirateurs qu’il laissait derrière lui. Avec un léger mouvement du poignet et du coude il faisait glisser la chaloupe en avant, comme un indolent animal marin nage à travers son élément. Et dans sa pose, ferme comme celle d’une statue, avec un pied sur chaque plat-bord, il y avait beaucoup de cette confiance qu’on acquiert en voyant les efforts heureux et répétés d’un habile danseur de corde. Lorsque la chaloupe atteignit le bac, l’étranger glissa une petite pièce d’argent espagnole dans la main du nègre, et s’élança dans la périagua avec une telle vigueur, qu’il fit reculer le petit bateau qu’il quittait jusqu’à moitié chemin de la terre, laissant le noir effrayé se remettre d’aplomb de la meilleure manière qu’il lui fut possible.

La démarche de l’étranger, tandis qu’il gagnait le demi-pont de la périagua, était celle d’un marin rempli de confiance en lui-même et d’audace. Il semblait examiner le caractère à demi nautique de l’équipage et des passagers de la périagua, et éprouver ce sentiment de supériorité auxquels les hommes de sa profession se livraient trop souvent à cette époque, lorsqu’il s’agissait de ceux dont l’ambition se bornait à la terre ferme. Ses regards s’arrêtèrent sur les simples agrès et les modestes voiles de la périagua, et sa lèvre supérieure prit une expression de critique. Poussant avec le pied la voile d’avant, il passa par-dessus les pots de beurre, se servit du genou d’un compatriote comme marche-pied, et descendit dans la petite chambre de la périagua, au milieu de la société de l’alderman van Beverout, avec l’agilité dépourvue de crainte d’un Mercure ailé. Avec un sang-froid qui prouvait qu’il était habitué au commandement, il prit le gouvernail des mains du maître du bac étonné, avec autant de tranquillité que s’il eût occupé tous les jours le poste dont il venait de s’emparer. Lorsqu’il s’aperçut que le bac commençait à se mouvoir, il trouva le loisir d’observer ses compagnons de voyage. Le premier que son regard hardi rencontra fut François, le domestique d’Alida.

— S’il nous arrive une bourrasque, commodore, dit l’étranger avec une gravité qui trompa presque le Français attentif, tandis qu’il montrait la bourse contenant les cheveux du domestique, vous aurez de la peine à conserver votre queue de pavillon[11] ; mais un officier si expérimenté ne s’est pas mis à la mer sans avoir des voiles toutes prêtes contre le mauvais temps.

Le valet ne comprit pas, ou feignit de ne pas comprendre l’allusion, et conserva un silence dédaigneux,

— Le gentilhomme est à un service étranger, et ne comprend pas un marin anglais ! Ce qui pourrait lui arriver de pis après tout, serait de la couper et de la laisser filer avec la lame. Puis-je prendre la liberté de vous demander, juge, si les cours n’ont rien décidé depuis quelque temps concernant les flibustiers des îles ?

— Je n’ai point l’honneur d’avoir reçu une commission de Sa Majesté, répondit froidement van Staats de Kinderhook, à qui cette question avait été adressée.

— Le meilleur navigateur est quelquefois embarrassé par un temps brumeux, et plus d’un vieux matelot a pris un banc de sable pour la terre ferme. Puisque vous n’êtes pas dans le barreau, Monsieur, je vous souhaite joie et bonheur, car c’est courir parmi les rochers que de naviguer dans cette mer, soit comme juge, soit comme plaideur. On n’est jamais en sûreté ni au port tant qu’on est dans la compagnie d’un homme de loi, et cependant le diable lui-même ne peut pas toujours donner un bon repas au requin. Voilà un joli temps ; mes amis, aussi bien que des câbles pourris et des vents contraires peuvent le faire désirer dans cette baie d’York.

— Vous êtes un marin au long cours ? demanda le patron, qui désirait qu’Alida le crût capable de faire assaut d’esprit avec l’étranger.

— Longs ou courts, Calcutta ou le Cap-Cod, route estimée, de jour ou à la clarté des étoiles, c’est tout un pour un véritable dauphin. La forme des côtes entre Fundy et Horn est aussi familière à mes yeux, qu’à un admirateur de cette jolie jeune dame ; et quant à l’autre terre, je l’ai parcourue plus souvent que le commodore qui est ici n’a exposé la voile aux vents. Une croisière comme celle-ci est un dimanche dans ma carrière nautique, et cependant je suis persuadé que vous avez pris congé de vos femmes, béni vos enfants, fait votre testament et demandé les prières du prêtre, avant de vous embarquer ?

— Si ces cérémonies avaient été observées, le danger n’en aurait pas été augmenté, dit le jeune patron, qui aurait bien voulu jeter un regard sur la belle Alida, quoique la timidité dirigeât ses yeux d’un autre côté. On n’est pas plus près du péril parce qu’on est préparé à le rencontrer.

— Cela est vrai. Nous devons tous mourir lorsque notre heure est venue. Pendu ou noyé ; le gibet et les boulets débarrassent le monde de superfluités qui sans cela encombreraient les ponts et ne permettraient pas à l’équipage du vaisseau de manœuvrer. La dernière croisière est la plus longue de toutes, et des papiers honnêtes, ainsi qu’un bon billet de santé, peuvent aider un homme à arriver au port lorsqu’il ne peut plus tenir la pleine mer. Eh bien ! maître, quels contes flottent autour du pont ce matin ? Depuis quand le dernier Albanais a-t-il mis son cuvier sur la rivière, ou quel cheval est mort de fatigue à la poursuite d’une sorcière ?

— Les enfants du diable ! murmura l’alderman, il ne manque pas de mauvais sujets pour tourmenter les pauvres bêtes !

— Les boucaniers se sont-ils convertis, on leur commerce prospère-t-il dans cette fin de guerre ? continua le marin sans faire attention à l’exclamation du bourgeois. Le temps devient dur pour les capitalistes, comme on peut le voir par la manière dont le croiseur qui est là-bas porte ses apparaux de mouillage, au lieu d’essayer la pleine mer ; puissé-je voir se rompre toutes les esparres que je toucherai, si je ne mettais la chaloupe en mer et ne lui faisais prendre l’air avant demain, pourvu que la reine eût la condescendance de donner à votre humble serviteur le commandement du bâtiment ! Cet homme se repose là sur ses ancres comme s’il avait une cargaison de réaux hollandais à fond de cale, et attendait quelques ballots de peaux de castor pour troquer contre ses eaux-fortes.

Tandis que l’étranger faisait tranquillement connaître son opinion sur le vaisseau de Sa Majesté la Coquette, il parcourut des yeux tous ses compagnons, et arrêta ses regards pendant un moment avec une expression mystérieuse sur les yeux calmes du bourgeois.

— Eh bien ! continua-t-il, la corvette sert au moins de girouette flottante et apprend de quel côté vient la marée, si elle ne fait rien de mieux, et cela doit être d’un grand secours, maître, dans la navigation d’un marin qui observe avec autant de sagacité que vous de quel côté le vent tourne ?

— Si les nouvelles de la crique sont vraies, répondit le propriétaire du bac, qui ne s’était point offensé de cette réflexion, il y aura d’autre occupation pour le capitaine Ludlow et la Coquette avant qu’il soit peu de jours !

— Ah ! lorsqu’il aura consommé toute sa viande et tout son biscuit-pain, le capitaine sera obligé d’approvisionner de nouveau son vaisseau ; ce serait dommage qu’un homme aussi actif jeûnât dans une si belle position ! Et quand ses chaudières seront pleines de nouveau, et que le dîner sera mangé, quel devoir lui restera-t-il à remplir ?

— On dit parmi les marins de la baie du Sud, qu’on a aperçu quelque chose hier soir de l’autre côté de Long-Island !

— Je répondrais de la vérité de ce bruit, car, étant arrivé avec la marée du soir, je l’ai vu moi-même.

— Diable, c’est heureux ! et qu’est-ce que c’était ?

— L’océan Atlantique, et si vous en doutez, j’en appelle à ce vieux gentilhomme bien lesté ; et, comme il est maître d’école, il sera capable de vous donner la latitude et la longitude de cette vérité.

— Je suis l’alderman van Beverout, murmura entre ses dents l’objet de cette nouvelle attaque, bien qu’il semblât peu disposé à écouter un homme qui mettait si peu de réserve dans ses discours.

— Je vous demande mille pardons, répondit l’étrange marin en faisant un salut cérémonieux. La gravité de la contenance de Votre Seigneurie m’a trompé. Il est en effet déraisonnable de poser qu’un alderman connaisse la supposition de l’océan Atlantique ! Et cependant, Messieurs, sur l’honneur d’un homme qui a vu bien de l’eau salée dans sa vie, je vous assure que la mer dont je parle est réellement là. S’il y a quelque chose dessus ou dedans qui ne devrait pas y être, c’est à ce digne commandant de la périagua à nous le faire connaître.

— Un batelier du passage dit qu’on a vu dernièrement l’Écumeur de mer le long des côtes, répondit le maître du bac avec le ton d’un homme qui est certain d’apprendre une nouvelle d’un intérêt général.

— Vos chiens de mer qui courent d’un passage à un autre sont des hommes qui aiment les merveilles ! répondit froidement l’étranger. Ils connaissent la couleur de la mer pendant la nuit. Ils gouvernent toujours l’œil du vent[12] pour chercher des aventures. Je m’étonne qu’on ne les choisisse pas pour composer les almanachs ! Il y avait une méprise sur un orage dans le dernier que j’ai acheté, et tout cela par le manque de science convenable. Et je vous prie, mon ami, quel est cet écumeur des mers qui court, dit-on, après son aiguille comme un tailleur qui a trouvé un trou dans l’habit de son voisin ?

— Les sorcières peuvent vous le dire ! Je sais seulement qu’il y a un corsaire qui s’appelle ainsi, et qu’il est là aujourd’hui, et ici demain. Quelques-uns disent que c’est seulement un vaisseau de brouillards qui écume la surface des mers comme une mouette d’eau ; d’autres pensent que c’est l’esprit d’un vaisseau qui fut pillé et brûlé par Kidd, dans l’océan Indien, cherchant son or et ceux qui furent tués. Je l’ai vu moi-même une fois, mais la distance était si grande et ses manœuvres si extraordinaires, que je pourrais à peine donner une juste idée de sa quille et de ses agrès.

— Voilà un de ces événements qu’on n’écrit pas chaque jour sur le livre de loch ! Où et dans quelle mer avez-vous rencontré une chose semblable ?

— C’est à la hauteur du détroit. Nous pêchions par un temps brumeux, brumeux, et lorsque le brouillard s’éleva peu à peu, nous vîmes un vaisseau qui se dirigeait vers la terre, aussi vite qu’un cheval de course ; mais tandis que nous levions l’ancre, il avait déjà fait une lieue au large de l’autre bord.

— C’est une preuve certaine de son activité ou de la vôtre. Mais quelle pouvait être la forme et le calibre de ce vaisseau si léger ?

— Aucune forme déterminée. Aux yeux des uns c’était un bâtiment gréé comme un vaisseau et couvert de voiles ; un autre le prenait pour un scudder des Bermudes ; mais, selon moi, il ressemblait à une vingtaine de périagues construites en un seul bâtiment. Il est bien connu, néanmoins, qu’un vaisseau des Indes occidentales se mit en route cette nuit même, et, quoiqu’il y ait maintenant trois ans, personne à York n’a eu de nouvelles ni du vaisseau ni de son équipage. Depuis ce jour je ne suis jamais allé pêcher sur les bancs par un temps brumeux.

— Vous avez bien fait, observa l’étranger. J’ai vu moi-même bien des merveilles sur le vaste Océan, et celui que ses occupations retiennent entre le vent et l’eau ne devrait jamais se tenir à la portée de ces diables de fuyards. Je pourrais vous raconter une histoire d’une affaire, dans ces parages où règnent souvent des calmes, sous un soleil brûlant, qui serait une leçon pour tous ceux dont la curiosité est trop hardie : commission et réputation ne sont pas des affaires pour vos raboteurs.

— Nous avons le temps de l’entendre, observa le patron, lisant dans les yeux noirs d’Alida que l’anecdote promise excitait son intérêt.

Mais le visage de l’étranger devint tout à coup sérieux. Il secoua la tête comme une personne qui a des raisons pour garder le silence, et, abandonnant le timon, il obligea tranquillement un compatriote qui bâillait, assis au milieu du bateau, de lui céder sa place, et, s’étendant de toute sa longueur, il croisa ses bras sur sa poitrine et ferma les yeux. En moins de cinq minutes, tous ceux qui l’entouraient acquirent la preuve évidente que cet étrange fils de l’Océan était plongé dans un profond sommeil.


CHAPITRE IV.


Ayez de la patience, car ce que je vous rapporterai compensera ce malheur.
Shakspeare. La Tempête.


Les manières, l’audace, le langage du marin inconnu, produisirent une vive sensation parmi les passagers de la périagua. On voyait à l’expression des beaux yeux d’Alida qu’elle avait été amusée par ses sarcasmes, quoique la hardiesse de ses manières l’eût maintenue dans cette réserve qu’elle croyait nécessaire à son sexe et à sa condition. Le patron étudiait le visage de sa maîtresse, et bien qu’il fût presque offensé par les manières libres de l’étranger, il avait cru plus sage de les tolérer, comme un excès naturel à un esprit qui était délivré depuis peu de la monotonie d’un vaisseau. Le calme qui régnait ordinairement dans la contenance de l’alderman avait été un peu troublé ; mais il réussit à cacher son mécontentement à toute observation impertinente. Lorsque le principal acteur dans la scène qui venait d’avoir lieu jugea à propos de disparaître, la tranquillité fut rétablie et on sembla avoir oublié sa présence.

Le reflux de la marée et un vent frais portèrent rapidement la périagua au-delà des petites îles de la baie, et l’on vit plus distinctement le croiseur appelé la Coquette. Ce bâtiment de vingt canons était en panne en travers du hameau de l’île des États, qui était le lieu de destination du bac. C’était là le mouillage ordinaire des vaisseaux destinés pour l’étranger, où ils attendaient un changement de vent, et c’était là aussi que les vaisseaux d’alors, comme ceux d’aujourd’hui, étaient soumis à ces examens et à ces délais imposés pour la sûreté des habitants de la ville. La Coquette était seule, car l’arrivée d’un vaisseau marchand d’un port éloigné était un événement fort rare au commencement du dix-huitième siècle.

La périagua s’approcha à environ cinquante pieds du sloop de guerre, et tandis qu’elle s’en approchait, un mouvement de curiosité se manifestait parmi les passagers.

— Donnez plus d’espace à votre Laitière, murmura l’alderman, en observant que le maître du bac, afin de satisfaire ses passagers, courait aussi près que possible des sombres flancs du croiseur. — Mers et océans ! la baie d’York n’est-elle pas assez large pour que vous essuyiez la poussière de ce vaisseau oisif ! Si la reine savait comment on boit et comment on mange son argent parmi les paresseux coquins qui sont à bord de ce bâtiment, elle les enverrait chasser les flibustiers des îles. Alida, mon enfant, regardez du côté de la terre, et vous ne penserez plus à la frayeur que ce sot vous cause. Il veut seulement nous prouver son adresse à gouverner.

Mais la nièce ne montrait aucunement la frayeur que l’oncle voulait bien lui attribuer. Au lieu de pâlir, des couleurs brillantes animaient ses joues, tandis que la périagua dansait sous le vent du croiseur, et si sa respiration devint plus rapide, on pouvait douter que cet incident fût produit par l’agitation de la crainte. La vue des mâts élevés et de la masse de cordages suspendus presque au-dessus de la périagua, empêchèrent qu’on ne s’aperçût de ce changement. Cent regards curieux étaient déjà fixés sur les passagers du bac, à travers les sabords du vaisseau, lorsqu’un officier, qui portait l’uniforme d’un capitaine de la marine de cette époque, parut subitement près du grand mât, et salua la société de la périagua, en agitant son chapeau comme quelqu’un qui est agréablement surpris.

— Un beau ciel et un vent doux à chacun et à tous ! cria-t-il avec la franchise d’un marin. Je baise les mains de la belle Alida ; l’alderman recevra, j’espère, les bons souhaits d’un matelot. Monsieur van Staats, je vous salue.

— Hé ! murmura le bourgeois, vous autres paresseux, vous n’avez rien de mieux à faire que de mettre les paroles à la place des actions. Une guerre qui traîne en longueur et un ennemi éloigné vous rendent, vous autres matelots, seigneurs de la terre ferme, capitaine Ludlow.

Alida rougit, hésita, et, par un mouvement presque involontaire, elle agita son mouchoir. Le jeune patron se leva, et répondit par un salut poli au compliment qui lui était adressé. À ce moment, le bac avait presque dépassé le vaisseau, et le visage de l’alderman reprenait son calme habituel, lorsque le marin au châle des Indes se leva sur ses pieds et se trouva tout d’un coup de nouveau au milieu des passagers.

— Voilà un charmant coup d’œil et un joli bâtiment, dit-il, tandis que son regard expressif examinait les agrès du croiseur royal, en prenant avec indifférence le gouvernail des mains du maître : — Sa Majesté doit avoir un bon service d’un semblable croiseur, et il n’y a aucun doute que le jeune marin qui est sur le pont est homme à tirer tout le parti possible de ce bâtiment. Nous allons prendre une autre observation : retirez votre voile d’avant, mon garçon.

Tandis qu’il parlait, l’étranger avait mis le gouvernail sous le vent ; à peine l’ordre fut-il donné que le bateau avait viré de bord, et une minute plus tard il se balançait encore le long des côtés du sloop de guerre. L’alderman était sur le point de se plaindre, au nom de tous, de cette violation des règles habituelles du bateau, ainsi que le maître du bac, lorsque l’étranger ôta son chapeau et s’adressa à l’officier, avec toute la tranquille assurance qu’il avait déjà manifestée en conversant avec les passagers de la périagua.

— Sa Majesté, dit-il, a-t-elle besoin à son service d’un homme qui a vu dans son temps plus d’eau bleue que de terre ferme ? Y a-t-il un hamac vide dans un si beau croiseur, pour un marin qui n’a plus qu’à mourir de faim s’il ne fait pas le métier de matelot ?

Le descendant des républicains Ludlows, c’est ainsi que lord Cornbury avait nommé la race du commandant de la Coquette, fut aussi surpris de la vue de celui qui lui faisait cette question, que de l’assurance avec laquelle un marin d’une classe inférieure s’adressait à un officier revêtu d’une aussi haute dignité que la sienne. Il eut cependant le temps de se rappeler en présence de qui il se trouvait avant de répondre, car l’étranger avait de nouveau placé le gouvernail sous le vent, et fait rejeter en arrière la voile d’avant, manœuvre qui rendit le périagua stationnaire.

— La reine recevra toujours un courageux matelot à son service, s’il se présente avec l’intention de la servir avec zèle et fidélité, répondit le capitaine Ludlow. Pour preuve de ce que j’avance, qu’on jette une corde à la périagua ; nous traiterons plus à notre aise sous le pavillon de Sa Majesté. Je serai fier de causer avec l’alderman van Beverout, pendant ce temps, et un cutter sera toujours à ses ordres lorsqu’il aura l’intention de nous quitter.

— Vos aldermen, amateurs de la terre ferme, trouvent leur chemin d’un croiseur au port plus facilement qu’un matelot d’une expérience de vingt ans, reprit l’étranger, sans donner le temps au bourgeois d’exprimer ses remerciements pour l’offre polie qui lui était faite. — Vous avez passé le détroit de Gibraltar, sans aucun doute, noble capitaine, puisque vous avez un si beau bâtiment sous vos ordres ?

— Le devoir m’a appelé dans les mers italiennes plus d’une fois, répondit Ludlow à demi disposé à se fâcher de cette familiarité, quoiqu’il désirât avec trop d’ardeur retenir la périagua près de lui, pour se quereller avec celui qui lui avait procuré ce plaisir inattendu.

— Alors vous savez que, bien que l’éventail d’une dame puisse faire avancer un vaisseau dans les détroits du sud, ce vaisseau a besoin d’une brise du levant pour en sortir : les banderoles de Sa Majesté sont longues, et quand elles sont passées autour du corps d’un étourdi de matelot, tout l’art de ce dernier ne peut pas l’en débarrasser. Il est à remarquer que plus il est bon marin, moins il a le pouvoir de défaire le nœud.

— Si les banderoles étaient si longues, elles pourraient atteindre plus loin que vous ne le voudriez ; mais un hardi volontaire n’a pas sujet de craindre la presse.

— Je crains que le hamac que je désire ne soit plein, dit l’étranger d’un air dédaigneux ; laissez tomber la voile d’avant, mon garçon, nous allons partir et laisser le pavillon de ce navire flotter sous notre vent. Adieu, brave capitaine ; quand vous aurez besoin d’un bon rameur, ou que vous rêverez de canons, de retraite et de voiles mouillées, pensez à celui qui est venu rendre visite à votre vaisseau, à son oisif amarrage.

Ludlow se mordit les lèvres, et quoique son beau visage se couvrît de rongeur, il rencontra le regard malin d’Alida et se mit à sourire. Mais celui qui venait de braver d’une façon si téméraire le ressentiment d’un homme aussi puissant que l’était le commandant d’un croiseur royal dans les colonies anglaises, parut comprendre tout le danger de sa situation. La périagua tourna sur sa quille, et l’instant d’après elle obéissait à la brise et s’avançait vers la terre à travers les vagues peu agitées. Au même instant, trois bateaux quittaient le croiseur. Un d’entre eux, où se trouvait évidemment le capitaine, s’avançait avec la dignité habituelle d’une barque qui conduit à terre un officier supérieur, mais les autres voguaient avec la rapidité qu’on met à une poursuite.

— À moins que vous n’ayez dessein de servir la reine, vous avez agi peu sagement, mon ami, en bravant un de ses commodores à la bouche de ses canons, observa le patron aussitôt que les intentions des matelots du sloop de guerre devinrent trop évidentes pour qu’on pût les méconnaître.

— Ce capitaine Ludlow serait fort aise de prendre quelqu’un d’entre nous dans sa chaloupe, c’est un fait aussi clair qu’une étoile brillante dans une nuit brumeuse, et, connaissant les devoirs d’un matelot envers ses supérieurs, je lui laisserai le choix.

— Alors vous mangerez bientôt le pain de Sa Majesté, répondit l’alderman.

— Le mets ne conviendrait pas à mon palais et je le repousse ; cependant voilà une barque dont l’équipage menace de me faire faire un plus mauvais repas.

Le marin étranger cessa de parler, car la situation de la périagua devenait un peu critique : cela semblait du moins ainsi aux habitants de la terre ferme qui étaient témoins de cette rencontre imprévue. Tandis que le bac voguait vers l’île, le vent soufflait plus fort à travers le passage qui communique avec la baie extérieure, et il devint nécessaire de virer deux fois, afin de se mettre dans le vent du lieu ordinaire de débarquement. La première de ces manœuvres avait été exécutée, et les passagers s’aperçurent que le cutter auquel l’étranger faisait allusion était plus proche de la terre, ou du moins du quai où ils devaient débarquer, qu’ils ne l’étaient eux-mêmes. Au lieu de se laisser détourner d’une poursuite qu’il était en son pouvoir de rendre facilement inutile, l’officier qui commandait cette barque ordonna à ses hommes de faire force de rames vers le lieu de débarquement ; d’un autre côté, un second cutter, qui avait déjà atteint la ligne de la course du bac, se reposait sur ses avirons et attendait son approche. Le marin étranger ne manifestait aucune intention d’éviter l’entrevue : il tenait toujours le gouvernail, et commandait de fait le petit bâtiment comme s’il en eût été le maître ; son audace, la singularité de ses manières et de sa conduite, aidées de l’habileté avec laquelle il manœuvrait, eussent légitimé cette usurpation momentanée, même si l’opinion générale au sujet de la presse n’avait pas été en sa faveur.

— Par les griffes du diable ! murmura le maître du bac, si vous teniez la Laitière plus éloignée, nous perdrions un peu de distance, quoique je pense que les gens du sloop de guerre auront de la peine à nous atteindre en courant avec les écoutes largues.

— Ce gentilhomme est un messager de la reine, répondit le marin, il serait peu civil de refuser de l’entendre.

— Amenez la périagua ! s’écria le jeune officier qui était dans le cutter. — Au nom de Sa Majesté la reine, je vous commande d’obéir.

— Dieu bénisse la royale dame, reprit le marin, tandis que le bac rapide continuait à avancer ; nous lui rendons nos devoirs, et nous sommes heureux de voir un si digne gentilhomme employé à son service.

Dans ce moment, les barques étaient à cinquante pieds les unes des autres. Aussitôt qu’il y eut de l’espace, la périagua se retourna, commença une nouvelle course, et se dirigea de nouveau vers la terre. Il était nécessaire de s’aventurer près du cutter, à la portée d’un aviron, ou de se tenir au large et prendre du terrain, ce que l’étranger ne semblait pas disposé à faire. L’officier se leva, et, lorsque la périagua s’approcha, il était évident qu’il tenait à la main un pistolet, quoiqu’il semblait répugner à montrer cette arme. Le marin se mit de côté, de manière à offrir aux yeux de l’officier tout le groupe des passagers de la périagua, et il dit d’un ton satirique :

— Choisissez entre nous, Monsieur ; dans une telle société, un homme de goût doit avoir une préférence.

Le jeune officier rougit autant par honte d’avoir été sur le point d’exécuter des ordres dégradants, que par la contrariété de ne pas les remplir.

Recouvrant bientôt son sang-froid, il salua la belle Alida, et la périagua s’éloigna en triomphe. Cependant le premier cutter était près de la terre, où il arriva bientôt ; l’équipage se reposant sur ses avirons, à l’extrémité du quai, attendait l’arrivée du bac. À cette vue, le maître secoua la tête et regarda en face l’étranger, de manière à lui prouver qu’il craignait les résultats de sa conduite. Mais le marin inconnu conserva son sang-froid, et fit plusieurs allusions plaisantes sur le genre de service qu’il avait bravé avec tant de témérité, et auquel personne ne croyait qu’il pourrait échapper. Par les dernières manœuvres, la périagua avait gagné une position sous le vent du quai, et elle était alors gouvernée directement vers la terre. Le maître du bac crut devoir prendre la parole.

— Naufrages et pointes de rochers ! s’écria-t-il alarmé, une galiotte hollandaise serait brisée en pièces si vous la faisiez courir parmi ces pierres aiguës par un tel vent ! Aucun honnête marinier n’aimerait à voir un homme enfermé à fond de cale d’un croiseur, comme un voleur dans une prison ; mais c’est trop demander au propriétaire de la Laitière que de lui voir casser le nez sans s’y opposer.

— Il n’y aura pas une fossette de son joli visage dérangée, répondit le flegmatique étranger. Maintenant baissez les voiles, et nous courrons le long de la côte jusqu’au quai. Ce serait montrer peu de galanterie, Messieurs, de traiter la Laitière avec si peu de cérémonie, lorsqu’elle vient d’exercer ses pieds légers en notre faveur. La meilleure danseuse de l’île ne pourrait pas mieux jouer son rôle, quoiqu’elle fût animée par le son du violon.

On baissa les voiles, et la périagua se dirigea vers le lieu de débarquement, courant toujours à la distance d’environ cinquante pieds de la terre.

— Chaque vaisseau a son temps donné, comme les mortels, continua l’inexplicable marin. S’il doit mourir de mort subite, le ban ou la culée l’entraînent dans la tombe sans service funèbre ou prières de paroisse. L’hydropisie est comme un vaisseau engagé. La goutte, les rhumatismes tuent comme un cou rompu ou des membres brisés. Un corps tourmenté par des indigestions, c’est comme une cargaison trop lourde avec les canons en dérive. La potence, c’est un prêt à rembourser, avec les honoraires d’un homme de loi ; tandis que la mort par le feu, l’eau, la mélancolie religieuse et le suicide, ressemble à un canonnier négligent, à des rocs cachés, à de fausses lueurs et à un grossier capitaine.

En disant ces mots, et sans que personne pût prévoir ses intentions, cet homme extraordinaire s’élança sur le cap d’un petit roc que les vagues arrosaient, et, faisant de vigoureux efforts, il sauta d’une pierre à une autre, jusqu’à ce qu’il eût atteint la terre. Au bout d’une minute, on le perdit de vue parmi les habitations du hameau.

L’arrivée de la périagua qui atteignit le quai, le désappointement de l’équipage du cutter, et le retour des deux chaloupes au vaisseau, suivirent de près cet incident.


CHAPITRE V.


Oliv. A-t-il écrit cela ?
Clo. Ah ! madame.
Shakspeare. Comme vous voudrez.


Si nous disions qu’Alida de Barberie ne jeta pas un regard derrière elle en quittant le quai, afin de voir si le bateau qui contenait le commandant du croiseur suivait l’exemple des autres, nous peindrions la jeune fille comme moins soumise à l’influence de la coquetterie que la vérité ne l’exige. Quels que fussent les sentiments de la nièce dans cette occasion, au grand mécontentement de l’alderman, la barque continua de s’approcher de la terre, de manière à prouver que le jeune marin ne prenait nul intérêt visible au succès de la chasse qui venait d’avoir lieu.

Les hauteurs de l’île des États étaient couvertes presque comme elles le sont aujourd’hui de bouquets d’arbres nains. Des sentiers conduisaient, à travers cette maigre végétation, dans diverses directions ; et comme le hameau, dans le lieu de la quarantaine, était le point où elles divergeaient, on avait besoin d’un guide expérimenté pour se conduire à travers leurs détours sans s’écarter de la bonne route et ne pas perdre de temps. Il paraît que le bourgeois se crut digne de remplir cet office ; car, marchant avec une agilité qui ne lui était pas habituelle, il conduisit ses compagnons dans le bois, et, en changeant fréquemment de route, il confondit à un tel point leurs notions sur les différents sentiers, que pas un d’eux n’aurait probablement pu sortir sans guide de ce labyrinthe.

— Nuages et bocages ombragés ! s’écria-t-il lorsqu’il se fut ainsi délivré de la poursuite qu’il désirait éviter, de petits chênes et des pins verts sont fort agréables dans une matinée de juin. Nous aurons l’air des montagnes et une brise de mer, patron, pour aiguiser notre appétit à Lust-in-Rust. Si Alida veut parler, elle conviendra qu’une gorgée de cet élixir vaut mieux pour des joues rosées que toutes les concoctions et lavages qui furent jamais inventés pour donner le mal de cœur.

— Si le lieu est aussi changé que la route qui y conduit, répondit la belle Alida, en jetant en vain les yeux dans la direction de la baie qu’elle venait de quitter, j’oserai à peine hasarder une opinion sur un sujet pour lequel je suis obligée de confesser la plus profonde ignorance.

— Les femmes ne sont que vanité ! Voir et être vues, voilà le bonheur de leur sexe. Nous sommes mille fois plus à notre aise dans ce bois que si nous marchions au bord de la mer ; mais les mouettes et les bécassines perdront le plaisir de notre compagnie. Un homme sage doit éviter l’eau salée et tout ce qui vit dessus, excepté ce qui sert à diminuer le fret des marchandises et à rendre le commerce plus prompt. Vous me remercierez de ce soin, ma nièce, lorsque vous arriverez à Lust-in-Rust en aussi bon état qu’un paquet de fourrures que les teignes n’ont point attaqué, et fraîche comme une tulipe de Hollande couverte de rosée.

— Pour ressembler à cette dernière, on pourrait consentir à marcher les yeux bandés, mon cher oncle ; ainsi laissons là ce sujet. François, ajouta Alida en français, fais-moi le plaisir de porter ce petit livre ; malgré la fraîcheur du bois, j’ai besoin de m’éventer.

Le valet prit le livre avec un empressement qui prévint la politesse plus tardive du patron ; et lorsqu’il vit par les regards contrariés et les joues animées de sa jeune maîtresse qu’elle était plutôt tourmentée par ses sentiments intérieurs que par la chaleur, il lui dit à voix basse :

— Mademoiselle Alida ne manquerait pas d’admirateurs, même dans un désert ; mais si mademoiselle visitait un jour la patrie de ses ancêtres !…

— Merci, merci, mon cher François ; tenez le livre bien fermé, il y a des papiers dedans.

— Monsieur François, dit l’alderman en séparant, sans cérémonie sa nièce d’un domestique qu’elle regardait presque comme un membre de sa famille, par l’interposition de son énorme personne, et faisant signe aux autres voyageurs de continuer leur chemin ; je veux vous dire un mot en particulier. Je me suis aperçu dans le cours d’une vie active et utile, je l’espère, qu’un fidèle domestique est un honnête conseiller. Après l’Angleterre et la Hollande, deux grandes nations commerciales ; et les Indes qui sont nécessaires à ces colonies, en avouant une préférence bien naturelle pour le pays où je suis né, j’ai toujours pensé que la France était une bonne espèce de pays. Je crois, monsieur François, que la répugnance de passer les mers vous a retenu dans ce pays depuis la mort de mon défunt beau-frère.

— Et mon attachement pour mademoiselle Alida, Monsieur, avec votre permission.

— On ne peut douter de votre affection pour ma nièce, honnête François. Elle est aussi sûre que le paiement d’une bonne traite par Crommeline, van Stopper et van Gelt d’Amsterdam. Ah ! mon bon vieux François, Alida est fraîche comme une rose, et elle possède d’excellentes qualités ! C’est dommage qu’elle tienne un peu trop à son opinion, défaut dont elle a sans doute hérité de ses ancêtres normands, puisque tous les membres de ma famille ont toujours été remarquables par leur docilité à écouter la raison. Les Normands étaient une race fort obstinée, témoin le siège de la Rochelle, par lequel cette ville a dû beaucoup perdre de sa valeur réelle.

— Je vous fais mille excuses, monsieur Bevre… Mademoiselle Alida est plus belle que la rose, mais elle ne tient pas trop à son opinion, pour une fille de qualité. Sa famille est très-ancienne…

— C’était une fort petite considération pour mon frère Barberie, et, après tout, cela n’ajoute pas un zéro à la somme totale de ses biens : le meilleur sang, François, est celui qui a été le mieux nourri. La race de Hugues Capet lui-même s’éteindrait sans le boucher, et celle du boucher lui-même, si ses pratiques ne le payaient pas ; François, vous êtes un homme qui connaissez la valeur d’une belle position dans le monde ; ne serait-ce pas mille fois dommage qu’une femme comme Alida se jetât à la tête de quelqu’un qui n’a d’autre abri qu’un vaisseau roulant ?

— Certainement, Monsieur, mademoiselle est de trop bonne maison pour passer sa vie à rouler dans un vaisseau.

— Obligée de suivre un mari de tout côté ; parmi les flibustiers et ceux qui font un commerce contraire aux lois, par un beau ou mauvais temps, par le froid, la chaleur et la pluie ; l’eau salée, les crampes et les nausées ; de la viande salée ou pas de viande du tout ; les tempêtes, les calmes, et tout cela pour un jugement précipité formé dans la jeunesse.

Le visage du valet répondit à l’énumération de l’alderman, sur les maux qui suivraient cette fausse démarche de sa nièce, aussi fidèlement que si tous ses muscles avaient été un miroir qui eût réfléchi les contorsions d’un homme tourmenté par le mal de mer.

— Parbleu, c’est horrible, la mer ! Il ne devrait y avoir d’eau que pour boire, se laver, et nourrir des carpes dans les fossés d’un château. Mais mademoiselle Alida n’a point un jugement précipité, et elle, aura un mari sur la terre ferme.

— Il vaudrait mieux que les domaines de mon frère fussent gardés à vue, judicieux François, que de les voir flotter au gré du courant vers les hautes mers.

— Il n’y eut jamais de marins dans la famille des Barberie ?

— Lettres de change, et balance de comptes ! si les épargnes de quelqu’un que je pourrais nommer étaient ajoutées en monnaie courante aux biens de ma nièce, la somme totale pourrait faire enfoncer un vaisseau. Vous savez que j’ai l’intention de me souvenir d’Alida, de ma nièce, lorsque je terminerai mes comptes avec le monde ?

— Si M. de Barberie vivait, monsieur l’alderman, il vous répondrait des choses convenables ; mais, malheureusement, mon cher maître est mort, et je prendrai la liberté de vous remercier pour lui et pour toute la famille.

— Les femmes sont remplies de malice, et souvent elles prennent plaisir à faire ce qu’on désirerait qu’elles ne fissent pas. Les hommes prudents doivent savoir comment s’y prendre, et les conduire par de douces paroles et de riches présents. De cette manière elles deviennent aussi dociles que des hongres bien dressés.

— Monsieur est très-instruit sur cette matière, dit le vieux valet en se frottant les mains et riant avec la voix basse d’un domestique bien élevé qui ne peut cependant se refuser une innocente plaisanterie, et pourtant il est garçon. Les cadeaux sont fort bons pour réussir auprès des demoiselles, et encore mieux auprès des dames.

— Ce sont nous autres garçons qui devons nous y connaître ; les pauvres maris, gouvernés par leurs femmes, n’ont pas le loisir de faire des observations générales sur le sexe, et de comprendre la qualité réelle de l’article : voici van Staats de Kinderhook ; fidèle François, que pensez-vous d’un semblable mari pour Alida !

— Mademoiselle aime la vivacité, et M. le patron n’a jamais été très-vif.

— Il n’en sera que meilleur mari. Écoutons, je distingue un bruit de pas, nous sommes suivis, chassés devrais-je dire, pour parler le langage des marins ; maintenant il est temps de montrer à ce capitaine Ludlow comment un Français peut s’amuser à ses dépens sur la terre ferme. Reste un instant en arrière, et attire notre navigateur dans une fausse route ; lorsqu’il sera jeté dans une brume, reviens aussi vite que possible au chêne sur le cap où nous t’attendrons.

Flatté de cette commission, et persuadé qu’on allait contribuer au bonheur de celle pour laquelle il éprouvait un si vif attachement, le valet fit un signe de tête et ralentit son pas ; l’alderman doubla le sien, et en un instant, lui et ceux qui le suivaient tournèrent à gauche et furent bientôt hors de vue.

Bien qu’attaché à Alida, le bon François avait la plupart des habitudes d’un domestique d’Europe. Élevé dans toutes les ruses de sa profession, il était de cette école qui croit que la civilisation doit être mesurée à l’adresse, et que le succès perd de sa valeur lorsqu’il a été obtenu par la vulgaire combinaison de la sincérité et du bon sens. Il n’est donc pas étonnant que le vétéran entrât dans les vues de l’alderman avec plus de zèle que les gens de sa sorte n’en mettent ordinairement à remplir un devoir. Il entendait le craquement des branches mortes sous les pieds de celui qui les suivait, et, afin qu’il n’y eût aucune chance d’éviter l’entrevue, le valet commença à siffler un air français sur un ton si élevé, que les sons devaient en parvenir à toutes les oreilles du voisinage. Le bruit des pas s’approchait de plus en plus ; enfin le héros au châle des Indes s’élança à côté de François.

Le désappointement fut mutuel, et la surprise qu’éprouva le domestique déconcerta entièrement les plans qu’il avait arrangés pour détourner de la bonne route le commandant de la Coquette. Il n’en était pas ainsi du marin ; son sang-froid était toujours le même ; il est certain que des situations plus dangereuses que celles dans lesquelles nous l’avons présenté au lecteur n’auraient pas même pu mettre un frein à son audace.

— Quelles nouvelles dans votre croisière au milieu des bois, monsieur Large-Pavillon ? dit l’étranger aussitôt que son regard perçant se fut assuré qu’ils étaient seuls, voilà une navigation moins dangereuse pour un officier de votre eau que de courir au milieu de la baie dans une périagua. À quelle longitude ou en quel lieu avez-vous quitté votre société ?

— Monsieur, je me promène dans les bois pour mon plaisir, et je vais sur la baie pour… Parbleu, Monsieur, c’est pour suivre ma jeune maîtresse que je vais sur la baie, et ceux qui aiment tant la baie et les mers, Monsieur, feraient aussi bien de ne pas venir du tout dans les bois.

— C’est bien dit, c’est répondre avec esprit ; quoi, vous êtes aussi un savant ? Lorsqu’on est dans un bois, il faut y glaner autant qu’on peut. Est-ce l’art de ferler une voile qu’on apprend dans ce joli volume ?

Tandis que le marin faisait cette question, il prenait sans cérémonie le livre d’entre les mains de François, qui au lieu de s’offenser de cette liberté, offrit le volume, dans son enthousiasme pour son auteur.

— Non, Monsieur, ce n’est point l’art de ferler une queue, mais celui de toucher l’âme. On n’y parle point de vent ou de calme ; ce n’est point un livre écrit sur la mer, c’est le Cid ! Le grand homme que Corneille ! Lisez-le, monsieur le marin, si vous voulez savoir ce que c’est que la vraie poésie.

— Ah ! je vois que c’est un livre de loi où chaque homme écrit ses pensées. Je vous rends, Monsieur, le Cid, et ses beaux sentiments par-dessus le marché. Quelque grand que fût son génie, il me semble qu’il n’écrivit pas tout ce qui est contenu entre ces feuilles.

— Corneille n’a pas écrit tout le Cid ! Pardonnez, Monsieur, et il en écrira dix fois davantage pour la gloire de la France. Quand on parle des beaux génies de notre pays, l’envie des Anglais se montre toujours à découvert.

— Je veux dire que si le gentilhomme dont vous parlez écrivit tout ce qui se trouve dans le livre, et si c’est aussi beau que vous voulez le faire croire à un simple marin, il eut tort de ne pas le faire imprimer.

— Imprimé ! répéta François, en ouvrant les yeux et le livre par une impulsion soudaine. Imprimé ! Ah ! voilà sans doute un des papiers de mademoiselle Alida.

— Prenez en plus de soin à l’avenir, interrompit le marin. Quant à votre Cid, c’est un volume inutile pour moi, puisqu’il n’enseigne rien de la latitude d’un bas-fond ou de la forme des côtes.

— Il enseigne la morale, Monsieur, le choc des passions et les grands mouvements de l’âme. Tout le monde le lit en France, à la province comme à la ville. Si Sa Majesté Louis XIV n’avait pas été assez mal avisé pour chasser les huguenots, j’irais à Paris tout, exprès pour entendre le Cid !

— Je vous souhaite un bon voyage, monsieur Queue de Pavillon. Nous pouvons nous rencontrer sur la route, en attendant mon départ. Le temps peut venir où nous causerons avec une mer roulante entre nous. Jusque-là, bien du bonheur !

— Adieu, Monsieur, répondit François, en saluant avec une cérémonie qui lui était devenue trop habituelle pour être oubliée. Si nous ne nous rencontrons que sur la mer, nous ne nous rencontrerons jamais. Ah ! ah ! monsieur le marin n’aime pas entendre parler de la gloire de la France ; je voudrais bien pouvoir lire ce maudit Shak-à-Spear, pour voir combien l’immortel Corneille lui est supérieur. Ma foi oui, Monsieur, Pierre Corneille est vraiment un homme illustre.

Le fidèle et vieux valet, très-satisfait de lui-même, poursuivit alors son chemin vers le large chêne sur le cap, car, au moment où il avait cessé de parler, le marin s’était avancé plus profondément dans le bois, et l’avait laissé seul. Fier de la manière dont il avait répondu à l’audacieux étranger, plus fier encore de la réputation de l’auteur dont la gloire s’était répandue en France longtemps avant qu’il eût quitté l’Europe, et satisfait d’avoir contribué de son faible pouvoir à soutenir l’honneur de son pays bien-aimé, l’honnête François mit avec affection son volume sous son bras, et se hâta d’aller rejoindre sa maîtresse.

Bien que la position de l’île des États et des baies qui l’entourent soit familière à tout Manhattanese, une explication des localités pourra être agréable aux lecteurs qui sont éloignés du lieu où se passe la scène de cet ouvrage.

On a déjà dit que la principale communication entre les baies de Rariton et York s’appelle les Narrows. À l’embouchure de ce passage, la côte des États s’élève jusqu’à un cap qui est suspendu sur les eaux, à peu près comme le cap fabuleux de Misène. De ce point élevé, non-seulement la vue domine les deux États et la ville, mais elle s’étend encore bien au-delà de Sandy-Hook, dans la pleine mer. C’est là que de nos jours on vient à la découverte des navires, et c’est de là que la nouvelle de l’arrivée d’un vaisseau attendu est communiquée au marchand inquiet, par le moyen du télégraphe. Dans la première période du siècle dernier, les arrivées étaient trop rares pour soutenir un semblable établissement. Le cap était peu fréquenté, excepté par quelque admirateur des beautés de la nature, ou par les habitants de la campagne que leurs affaires attiraient à de longs intervalles. On l’avait de bonne heure dégarni de ses arbres, et le chêne dont nous avons parlé était le seul qui se trouvât debout dans une étendue de dix ou douze acres.

Nous avons vu que l’alderman van Beverout avait indiqué ce chêne solitaire comme lieu de rendez-vous à François. En quittant le valet, il se dirigea vers le cap, c’est là que nous devons maintenant transporter la scène. Un siège grossier avait été placé autour du tronc de l’arbre, et c’est sur ce banc que toute la société s’assit, à l’exception du domestique absent. Ils furent bientôt rejoints par François encore tout exalté, et qui raconta l’entrevue qu’il venait d’avoir avec l’étranger.

— Une conscience claire, de bons amis, et un beau livre de compte, peuvent réchauffer un homme dans le mois de janvier, même en ces climats, dit l’alderman, désirant changer la conversation ; mais avec les noirs rebelles, des rues chaudes et des fourrures gâtées, il n’est pas au pouvoir des mortels de se tenir frais dans cette ville tumultueuse qui est là-bas. Vous voyez, patron, ce point blanc du côté opposé à la baie. Vents et brises ! c’est le Lust-in-Rust, où des cordiaux entrent dans la bouche toutes les fois qu’on respire ; et où il est possible à un homme de rassembler la somme totale de ses pensées de chaque instant pendant les vingt-quatre heures.

— Il me semble que nous sommes dans une assez grande latitude sur cette montagne, et nous avons au moins l’avantage d’avoir la vue d’une ville, dit Alida avec une expression qui en disait davantage encore que ses paroles.

— Nous sommes seuls, ma nièce, reprit l’alderman en se frottant les mains comme s’il se félicitait intérieurement qu’il en fût ainsi. Cette vérité ne peut être contestée, et nous sommes en bonne compagnie, je puis le dire, quoique je ne sois pas un zéro parmi ceux qui la composent. La modestie est la fortune d’un pauvre homme, patron ; mais lorsqu’on acquiert de l’importance dans le monde, on peut dire la vérité à son égard comme on la dirait à l’égard de ses voisins.

— Dans ce cas l’alderman van Beverout n’en dira que du bien, répondit Ludlow, sortant si brusquement de derrière le tronc de l’arbre, qu’il empêcha le bourgeois de continuer sa phrase. Mon désir d’offrir les services de mon vaisseau à la société m’a porté à me présenter aussi brusquement, et j’espère d’obtenir mon pardon.

— Le droit de pardonner est une prérogative du gouverneur qui représente la reine, répondit sèchement l’alderman. Sa Majesté a peu d’occupations pour ses croiseurs, puisque leurs capitaines peuvent en disposer en faveur des vieillards et des jeunes filles. Le siècle est heureux et le commerce devrait fleurir !

— Si les deux devoirs sont compatibles, un commandant doit d’autant plus s’en féliciter que cela le met à même de rendre service à plus de personnes à la fois. Vous vous rendez aux montagnes de Jersey, monsieur van Beverout ?

— Je me rends dans un lieu agréable et solitaire, appelé le Lust-in-Rust, capitaine Cornélius van Cuyler Ludlow.

Le jeune homme se mordit les lèvres, et ses joues brunes se couvrirent d’une rougeur plus prononcée, quoiqu’il conservât son sang-froid.

— Et moi je vais en mer, répondit-il presque aussitôt. Le vent fraîchit, et votre bateau que je vois là-bas aura de la difficulté à faire route contre sa force. L’ancre de la Coquette sera levée en vingt minutes, et je trouverai deux heures d’une marée descendante et d’une brise de perroquet un temps trop court pour le plaisir de semblables hôtes ; je suis certain que les craintes de la belle Alida favoriseront mes désirs, de quelque côté que soient ses inclinations.

— Elles sont avec son oncle, répondit vivement Alida. Je suis un si mauvais matelot que la prudence, sinon la pusillanimité, m’apprend à m’en rapporter à l’expérience des têtes plus vieilles que la mienne.

— Je ne puis pas prétendre à être le plus vieux, dit Ludlow en rougissant, mais monsieur van Beverout trouvera, je l’espère, que je ne mets aucune prétention en me croyant aussi bon juge de vent et de marée qu’il peut l’être lui-même.

— On dit que vous commandez le sloop de Sa Majesté avec talent, capitaine Ludlow, et cela fait honneur à la colonie qui a produit un aussi bon officier ; cependant, je crois que votre grand-père ne vint dans cette province qu’à la restauration de Charles II ?

— Nous ne pouvons pas prétendre descendre des Provinces-Unies, du côté de nos parents, alderman van Beverout, mais, quelles qu’aient été les opinions politiques de mon grand-père, les miennes n’ont jamais été douteuses. Laissez-moi conjurer la belle Alida de prendre conseil des craintes qu’elle éprouve, j’en suis sûr, et de persuader à son oncle que la Coquette est plus sûre que sa périagua.

— On dit qu’il est plus facile d’entrer dans votre vaisseau que de le quitter, répondit Alida en riant. D’après certains rapports sur votre passage à l’île, votre Coquette, semblable aux autres, est avide de conquêtes. On n’est pas en sûreté sous une aussi maligne influence.

— Voilà une réputation qui lui a été faite par nos ennemis : J’avais espéré une réponse différente de la belle Alida.

Cette phrase fut terminée avec une expression qui causa une grande agitation dans le cœur de la jeune fille ; heureusement pour elle ses compagnons n’étaient pas doués du talent d’observation, autrement ils eussent pu concevoir le soupçon qu’il existait entre l’héritière et le jeune marin une intelligence plus intime qu’ils ne l’auraient souhaité.

— J’espérais une réponse différente de la belle Alida, répéta Ludlow d’une voix plus basse, et avec une expression plus tendre encore que la première fois.

Il se passait évidemment un combat dans l’esprit d’Alida. Elle se maîtrisa avant que son trouble pût être deviné, et se tournant vers François avec la grâce que savent mettre les femmes dans les plus petites choses :

— Rends-moi le livre que je t’ai donné, François, dit-elle.

— Le voici. Ah ! Mademoiselle, si vous aviez pu voir comme le marin voulait contester la gloire et les beaux vers de notre illustre Corneille.

— Voici un marin anglais qui, j’en suis sûre, ne contestera pas le mérite d’un écrivain justement admiré, quoiqu’il appartienne à une nation qu’on regarde en général comme hostile. — Capitaine Ludlow, voilà un mois que j’ai promis de vous donner un volume de Corneille, et je m’acquitte aujourd’hui de ma promesse ; lorsque vous aurez parcouru ce livre avec l’attention qu’il mérite, j’espère…

— Que je serai promptement convaincu de son mérite.

— Je voulais ajouter : j’espère que vous voudrez bien me le rendre, car c’est un legs de mon père, reprit Alida d’une voix calme.

— Legs et langage étrangers ! murmura l’alderman. L’un est fort bien ; mais quant à l’autre, l’anglais et le hollandais sont les seules langues qu’un homme sage doive apprendre. Je n’ai jamais pu comprendre un compte de perte ou de gain dans aucune autre langue, patron, et même une balance avantageuse ne me paraît jamais aussi avantageuse qu’elle l’est, à moins que le compte n’en soit fait dans l’un ou l’autre de ces deux dialectes. — Capitaine Ludlow, nous vous remercions de votre politesse, mais voilà un de mes domestiques qui vient me dire que ma périagua est arrivée, et, vous souhaitant une longue et heureuse croisière, comme nous disons de la vie, je vous fais mes adieux.

Le jeune marin rendit ses saluts à la société avec une meilleure grâce que sa sollicitude pour s’engager d’entrer sur son vaisseau n’aurait pu le faire espérer. Il les vit même se diriger vers la mer avec un calme parfait, et ce ne fut qu’après les avoir vus entrer dans un bosquet qu’il donna carrière à ses sentiments.

Alors il tira le volume de sa poche, et l’ouvrit avec une émotion qu’il ne cherchait plus à cacher. Il semblait espérer y trouver plus que ce que l’auteur y avait mis ; mais lorsque ses yeux y rencontrèrent un billet cacheté, il laissa tomber à ses pieds le legs de M. de Barberie, et le cachet fut brisé avec toute l’anxiété qu’éprouve un homme lorsqu’il s’agit de lire un décret qui décide de sa mort ou de sa vie.

La surprise fut le premier sentiment qui succéda dans le cœur du jeune marin. Il lut et relut le billet, frappa son front de sa main, regarda autour de lui, sur la côte et sur la mer ; relut encore, examina l’adresse qui portait simplement ces mots : « Au capitaine Ludlow, du vaisseau de Sa Majesté la Coquette. » Il sourit, murmura quelques mots inintelligibles, parut contrarié et cependant heureux ; lut encore le billet mot pour mot, et le serra enfin dans sa poche avec l’air d’un homme qui avait trouvé tout à la fois dans son contenu des raisons de regret et de satisfaction.


CHAPITRE VI.


Quoi ! cette chose a-t-elle paru de nouveau cette nuit ?
Shakspeare. Hamlet.


Le visage de l’homme est le livre de loch de ses pensées, et celui du capitaine Ludlow semble satisfait, observa une voix qui était à peu de distance du commandant de la Coquette, tandis que ce dernier se livrait encore à la pantomime que nous avons décrite dans le chapitre précédent.

— Qui parle de livre de loch et de pensées, ou plutôt qui ose espionner mes actions ? demanda le jeune marin avec fierté.

— Celui qui a joué avec les unes et griffonné trop souvent sur l’autre pour craindre un grain, qu’il le voie dans les nuages ou seulement sur le visage de l’homme. Quant à épier vos actions, capitaine Ludlow, j’ai guetté trop de gros vaisseaux dans mon temps, pour m’arrêter à chaque léger croiseur que le hasard envoie sur mon chemin. J’espère, Monsieur, que vous m’honorerez d’une réponse ; chaque salut en mer a droit à une égale politesse.

Ludlow put à peine en croire ses regards, lorsqu’en se détournant il rencontra l’œil audacieux et le maintien calme du marin qui avait déjà une fois dans la matinée bravé son ressentiment. Maîtrisant son indignation, le jeune homme essaya d’imiter la tranquillité qui donnait un air imposant à l’étranger, malgré sa condition inférieure. Peut-être la singularité de l’aventure aida-t-elle à effectuer un dessein qui n’offrait pas peu de difficulté à un homme habitué à recevoir les marques de déférence de tous ceux qui regardaient la mer comme leur asile. Réprimant donc son ressentiment, le jeune commandant répondit :

— Celui qui se montre courageusement à ses ennemis a une audace convenable ; mais celui qui brave la colère de ses amis est trop hardi.

— Et celui qui ne fait aucune de ces choses est plus sage que ces deux-là. Capitaine Ludlow, nous nous rencontrons à termes égaux à présent, et la conversation peut être libre.

— L’égalité est un terme qui convient mal dans des situations si différentes.

— Il n’est pas nécessaire de parler de nos situations et de nos devoirs ; j’espère que, lorsque le temps en sera venu, on nous trouvera tous les deux à notre poste, prêts à remplir notre devoir. Mais le capitaine Ludlow, protégé par les larges flancs de la Coquette et le feu de ses canons, n’est pas le capitaine Ludlow seul sur un cap, n’ayant d’autres défenses que son bras et un cœur courageux. Le premier ressemble à une esparre soutenue dans des contre-étais et étais de misaine (cordages amarres au bout de la vergue et manœuvres dormantes) ; quant au second, c’est le bâton qui tient sa tête élevée par la solidité et la qualité de son bois. Vous avez l’apparence d’un homme qui peut aller seul, même lorsque le vent souffle plus fort qu’à présent, si l’on peut juger de la force de la brise par la force dont elle enfle les voiles de ce bateau qui est là-bas dans la baie.

— Ce bateau commence en effet à sentir la force du vent, dit Ludlow, qui oublia subitement tout autre intérêt en voyant la périagua qui, sortant de dessous la montagne, s’élançait dans la large baie de Rariton. — Que pensez-vous du temps, mon ami ? Un homme de votre expérience peut parler du temps avec connaissance de cause.

— Les femmes et les vents ne peuvent être réellement compris que lorsqu’ils sont en mouvement, reprit l’étranger ; cependant tout mortel qui consulte sa tranquillité et les nuages eût préféré un passage dans le vaisseau de Sa Majesté, la Coquette, à cette périagua qui danse au gré des flots ; mais la soie flottante que nous apercevons dans le bateau nous dit qu’il y a quelqu’un qui n’a pas été du même avis.

— Vous êtes un homme d’une singulière intelligence, dit Ludlow, regardant de nouveau l’inconnu, aussi bien que d’une singulière…

— Effronterie, reprit l’autre, en voyant que le commandant hésitait. Que l’officier nommé par la reine parle hardiment, je ne suis qu’un simple matelot, et tout au plus un contre-maître.

— Je ne veux rien dire qui vous soit désagréable ; mais je trouve un peu surprenant que vous sachiez que j’ai offert à la jeune dame et à ses amis de les conduire à la résidence de l’alderman van Beverout.

— Je ne vois rien de surprenant dans votre offre de conduire la jeune dame n’importa où ; mais votre générosité envers ses amis ne me semble pas aussi claire ; lorsque les jeunes gens parlent du cœur, leurs paroles ne sont pas prononcées à voix basse.

— Cela veut dire que vous avez écouté notre conversation. Je le crois, car voilà un ombrage qui a pu vous cacher ; il est possible, Monsieur, que vous ayez des yeux aussi bien que des oreilles.

— Je confesse que j’ai vu votre contenance changer comme un membre du parlement qui tourne une nouvelle feuille dans sa conscience au signal d’un ministre, tandis que vous teniez un petit chiffon de papier.

— Dont vous ne pouviez pas connaître le contenu.

— Je crois qu’il contenait quelques ordres secrets donnés par une dame qui est trop coquette elle-même pour accepter votre offre de faire voile sur un vaisseau qui porte le même nom.

— De par le ciel ! cet homme a raison dans son inexplicable impudence ! murmura Ludlow, marchant à grands pas sous l’ombrage du chêne. Le langage et les actions de cette jeune fille sont en contradiction, et je suis bien sot de me laisser jouer comme un enseigne qui vient de quitter le tablier de sa mère. Écoutez, maître… vous avez un nom, je suppose, comme tout autre vagabond de l’Océan ?

— Oui. Lorsqu’on hèle assez haut pour que je l’entende, je réponds au nom de Thomas Tiller.

— Eh bien ! maître Tiller, un si habile matelot devrait être bien aise de servir la reine.

— Si je ne devais mes services à un autre dont les droits viennent les premiers, rien ne pourrait m’être plus agréable que de tendre une main secourable à une dame en détresse.

— Et quel est celui qui peut réclamer un droit à vos services en concurrence avec la reine ? demanda Ludlow avec le ton que prend ordinairement un homme qui est habitué à envisager la royauté avec respect, lorsqu’il parle de ses privilèges.

— Moi-même. Quand nos affaires nous appelleront sur la même route, personne ne sera plus prompt que moi à tenir compagnie à Sa Majesté ; mais…

— C’est aller trop loin pour une plaisanterie, interrompit Ludlow. Vous savez, vaurien, que j’ai le droit d’exiger vos services sans entrer en conférence là-dessus, et peut-être, malgré votre jactance, ils ne valent pas la peine qu’on les demande.

— Il est inutile de pousser les choses à l’extrémité entre nous, capitaine Ludlow, reprit l’étranger qui avait paru réfléchir pendant quelques instants. Si je vous ai poursuivi aujourd’hui, c’était peut-être pour rendre moins incontestable mon mérite d’entrer librement sur le vaisseau. Nous sommes ici seuls, et Votre Honneur pensera que ce n’est point une vanterie, lorsque je dirai qu’un homme bien constitué et actif, qui compte près de six pieds depuis les bordages jusqu’aux carlingues, ne se laissera pas traîner contre sa volonté comme une chaloupe à la remorque à la poupe d’un vaisseau de quarante-quatre. Je suis un marin, et quoique l’Océan soit ma demeure, je ne n’aventure jamais sur les flots sans y être sur un bon pied. Regardez au large de cette montagne, et dites-moi s’il y a quelque autre bâtiment en vue, outre le croiseur de la reine, qui pût satisfaire les désirs d’un matelot au long cours ?

— Vous voudriez me faire comprendre par-là que vous êtes ici en quête de service ?

— Rien de moins ; et quoique l’opinion d’un simple matelot soit de peu de valeur, j’espère que je ne vous déplairai pas en vous disant que je pourrais regarder plus loin sans trouver un bâtiment plus joli et meilleur voilier que celui qui est sous vos ordres. Un marin dans votre position, capitaine Ludlow, sait fort bien qu’un homme parle différemment lorsque son nom lui appartient, ou qu’il l’a abandonné à la couronne, et j’espère que vous ne vous rappellerez plus dans la suite la liberté que je montre à présent.

— J’ai rencontré plus d’une fois des gens de votre humeur, mon ami, et je savais avant aujourd’hui qu’un matelot de bâtiment de guerre est aussi impudent à terre qu’il est obéissant à bord. Est-ce une voile qu’on découvre là-bas en pleine mer, ou l’aile d’un oiseau aquatique qui brille au soleil ?

— Ce peut-être l’une ou l’autre, observa l’audacieux marin, en tournant son regard tranquille vers la pleine mer ; car de ce promontoire nous avons une vue immense. Voilà des mouettes jouant sur les vagues, et elles tournent leurs ailes vers la lumière.

— Regardez plus loin en haute mer. Ce point blanc brillant doit être la voile de quelque bâtiment voguant au large ?

— Rien de plus probable par un vent aussi frais. Vos bâtiments côtiers sortent et rentrent comme des rats d’eau dans un magasin, à toute heure du jour… Et cependant il me semble que ce n’est que le bouillonnement de la mer.

— C’est de la toile à voile, blanche comme la neige, telle que le rapide corsaire en emploie dans ses plus hautes esparres !

— C’est un oiseau qui s’est envolé, répondit sèchement l’étranger, car on ne le voit plus. Ces vaisseaux qui s’envolent, capitaine Ludlow, nous donnent bien des nuits sans sommeil à nous autres marins, et nous font faire bien des chasses sans succès. J’étais une fois sur les côtes d’Italie, entre l’île de Corse et le continent, lorsqu’une de ces illusions effraya l’équipage, et d’une manière qui m’a appris à mettre moins de confiance dans mes yeux, à moins qu’ils ne soient servis par un horizon clair et une tête froide.

— Racontez-moi cette histoire, dit Ludlow, en détournant les yeux de l’Océan comme quelqu’un qui croit s’être trompé. Quelle est cette merveille des mers d’Italie ?

— Une véritable merveille, comme Votre Honneur l’avouera lorsque je vous aurai raconté cette affaire à peu près dans les mêmes termes que je l’écrivis sur le livre de loch à l’usage de tous ceux qui y étaient intéressés. C’était la dernière heure du second quart, le jour de Pâques ; le vent soufflait de l’est-sud-est. Une brise légère emplissait les plus hautes voiles et nous laissait tout juste le commandement du vaisseau. Nous avions depuis quelques heures perdu de vue les montagnes de Corse, le mont Christo et l’île d’Elbe. Nous cherchions à atteindre la côte des États Romains. Un banc épais et peu élevé de brouillard était entre nous et la côte ; chacun crut que c’étaient les vapeurs de la terre et n’y pensa pas davantage. Personne ne désirait y entrer, car c’est une côte où les vapeurs sont pestilentielles, et les mouettes et les oiseaux de la terre refusent de la traverser. Nous attendions ainsi la grande voile en largue, les voiles de hune battant l’extrémité des mâts comme une belle qui s’évente lorsqu’elle voit son amant, et rien de plein, sinon les plus hautes voiles, et le soleil brillait sur l’eau vers le bord de l’ouest. J’étais jeune alors, j’avais l’œil prompt et le pied agile, et j’étais un des premiers parmi les curieux.

— Eh bien ! dit Ludlow, qui trouvait de l’intérêt dans ce récit malgré l’indifférence qu’il affectait.

— Eh bien ! au-dessus du nuage de vapeur qui est sans cesse sur la côte, on voyait un objet qui ressemblait à des rayons de lumière. On eût dit que des milliers d’étoiles avaient quitté leurs hamacs des cieux pour nous garantir des écueils par un signal surnaturel. Cette vue était aussi surprenante que merveilleuse. Lorsque la nuit s’approcha, le signal devint plus brillant, comme s’il eût voulu nous avertir ; mais lorsqu’on donna l’ordre d’examiner avec une lunette, on vit une croix briller dans l’air à une plus grande hauteur que celle où les vaisseaux terrestres placent leurs signaux particuliers.

— C’était en effet fort extraordinaire ! Et que fîtes-vous pour connaître le caractère de ce symbole céleste ?

— Nous nous éloignâmes de la terre, et nous laissâmes ce fait à éclaircir à de plus audacieux marins. Je fus fort aise pour ma part de revoir, le lendemain matin au lever du soleil, les montagnes couvertes de neige de la Corse.

— Et la nature de cet objet ne fut jamais expliquée ?

— Ni ne le sera jamais. J’en ai souvent parlé depuis avec les marins de ces mers, et je n’en ai rencontré aucun qui en ait vu un semblable. Il y en eut un cependant qui fut assez hardi pour assurer qu’il y avait une église dans l’intérieur des terres, assez élevée et assez large pour être vue à quelques lieues en mer, et que, favorisés par notre position et les brouillards suspendus au-dessus des basses terres, nous avions vu au-dessus des vapeurs ses ouvrages supérieurs éclairés pour quelque cérémonie. Mais nous avions tous trop d’expérience pour croire un semblable conte. Je ne pense pas qu’une église puisse ressembler à une montagne ou à un vaisseau ; mais celui qui prétend persuader que les mains de l’homme peuvent entasser des piles de pierres parmi les nuages, devrait s’assurer de la confiance de ses auditeurs avant de pousser son conte aussi loin.

— Votre récit est extraordinaire, et cette merveille aurait dû être approfondie. Il se peut réellement que ce fût une église, car il y a un édifice à Rome dont les tours sont trois fois plus hautes que les mâts d’un croiseur.

— Comme je n’ai jamais tourmenté les églises, je ne sais pas pourquoi les églises me tourmenteraient, dit l’étranger en se détournant, comme s’il n’était pas disposé à regarder plus longtemps l’Océan. Voilà douze ans que j’ai vu une pareille chose, et quoique j’aie fait bien des voyages, mes yeux ne se sont plus arrêtés sur les côtes des États Romains depuis ce moment. Votre Honneur veut-il ouvrir le chemin en descendant du cap, comme cela convient à son rang ?

— Votre histoire de croix brillante et d’église dans les nuages, maître Tiller, m’a presque fait oublier de surveiller les mouvements de cette périagua. Ce vieux entêté de Hollandais… je veux dire M. van Beverout, a plus de confiance dans son bateau que je n’en ai en moi-même. Je n’aime pas ce nuage là-bas qui s’élève à l’embouchure du Rariton, et là, plus en pleine mer, nous avons un sombre horizon… De par le ciel, voilà une voile au large, ou mes yeux ont perdu de leurs facultés.

— Votre Honneur voit l’aile d’une mouette qui joue de nouveau sur les flots. J’ai manqué d’y être trompé, moi qui ai l’avantage de dix ou quinze ans d’expérience de plus que vous sur les aspects nautiques. Je me rappelle qu’une fois, lorsque nous naviguions parmi les îles des mers de la Chine avec les vaisseaux marchands de nos compatriotes du sud-est…

— Assez de merveilles, l’ami, votre église est tout ce que je puis digérer ce matin… Il se peut que ce soit une mouette, car j’avoue que l’objet était petit. Cependant il avait la raideur et la forme d’une voile à une grande distance ! On a des raisons pour attendre sur les côtes un vaisseau qu’un marin ne peut surveiller de trop près.

— Cela me laisse le choix des bâtiments, reprit Tiller. Je remercie Votre Honneur d’avoir parlé avant que je ne me sois donné à la reine, qui est une dame plus apte à recevoir un présent de cette nature qu’à le rendre.

— Si votre respect à bord égale votre audace sur terre, vous devez être cité comme un modèle de civilité ! Mais un marin de vos prétentions devrait considérer le caractère du vaisseau sur lequel il prend du service.

— Celui dont Votre Honneur parle est donc un flibustier ?

— Sinon un flibustier, quelque chose qui ne vaut pas mieux. Si on le considère sous le point de vue qui lui est le plus favorable, c’est un vaisseau marchand illégal ; et beaucoup de gens pensent que, lorsqu’on a été si loin, on ne s’est pas beaucoup éloigné du but. Mais la réputation de l’Écumeur de mer doit être connue de celui qui a navigué si longtemps sur l’Océan.

— Vous excitez la curiosité d’un matelot sur une matière qui a rapport à sa profession, reprit l’étranger, dont le visage exprimait le plus vif intérêt. Je suis arrivé depuis peu d’un océan lointain, et quoique bien des histoires des boucaniers des îles m’aient été racontées, je ne me rappelle pas avoir entendu parler de ce corsaire avant que son nom ait été prononcé devant moi par le maître de la périagua qui navigue entre ce port et la ville. Je ne suis pas tout à fait ce que je parais être, capitaine Ludlow ; et lorsqu’une plus longue connaissance et un service actif m’auront montré tel que je suis aux yeux de mon commandant, il ne se repentira pas peut-être d’avoir décidé un vrai matelot d’entrer sur son bâtiment par la condescendance et la bonté qu’il lui aura montrées lorsque cet homme était son maître. Votre Honneur ne s’offensera pas, j’espère, de ma hardiesse, si je lui dis que je désirerais en savoir davantage sur ce vaisseau marchand illégal.

Ludlow fixa ses yeux tranquilles et fermes sur le visage de son compagnon. Il y avait un soupçon vague dans ce regard ; mais il s’effaça en voyant l’assurance d’un homme qui lui promettait un matelot doué d’autant de courage que d’activité. Plutôt amusé qu’offensé de la liberté de cette requête, en descendant le promontoire pour se rendre au lieu où les bâtiments prenaient terre, il continua le dialogue :

— Vous venez en effet d’un océan lointain, dit le jeune capitaine de la Coquette, souriant comme un homme qui veut s’excuser à ses propres yeux d’une action qu’il ne croit pas convenable à sa dignité, si les exploits d’un brigantin appelé la Sorcière des Eaux, et de celui qui le commande sous le titre de l’Écumeur de mer, ne sont pas parvenus jusqu’à vos oreilles. Il y a maintenant cinq ans que les croiseurs des colonies ont reçu l’ordre d’être sur leurs gardes et de poursuivre le pirate ; cependant on assure que le hardi contrebandier a souvent bravé le pavillon des mers étroites. L’heureux officier qui pourrait attraper le coquin doit s’attendre au commandement d’un vaisseau plus considérable, sinon, à être fait chevalier.

— Il faut qu’il fasse un commerce bien avantageux pour courir de tels risques et braver de si habiles officiers ! Puis-je ajouter à cette présomption que Votre Honneur trouve sans doute déjà trop hardie, si j’en juge à son regard mécontent, et demander si l’on a des détails sur le visage et autres particularités de la personne de ce… libre commerçant, comme on peut l’appeler, quoique le terme de flibustier serait peut-être plus convenable.

— Qu’importent ces détails personnels sur un coquin ? répondit Ludlow, se rappelant peut-être que la liberté de cet entretien avait été portée aussi loin que la prudence le comportait.

— Qu’importe en effet ? Je le demande parce que ce que vous venez de m’apprendre me rappelle un homme que j’ai connu jadis dans les Indes orientales, et qui a disparu depuis longtemps, quoique personne ne puisse dire ce qu’il est devenu. Mais cet Écumeur de mer est quelque Espagnol du continent, ou peut-être un Hollandais qui vient de son pays rempli d’eau pour tâter un peu la terre ferme !

— L’Espagnol des côtes du Sud ne montra jamais dans ces mers une voile aussi hardie, et l’on ne connut jamais un Hollandais qui eût le pied si léger. On dit que le drôle se moque du plus rapide croiseur de l’Angleterre. Quant à son visage, j’en ai entendu dire peu de bien. On prétend que c’est quelque officier mécontent qui a connu de meilleurs jours, et qui abandonna la carrière d’un honnête homme parce que le vice est écrit si lisiblement sur son visage qu’il essayait en vain de le cacher.

— Le mien était un homme présentable, et qui n’eût pas été honteux de montrer son visage en bonne compagnie. Ce ne peut être le même, si toutefois il y en a un sur ces côtes. Est-on réellement sûr, Votre Honneur, que cet homme soit ici ?

— Le bruit en court, quoique tant de contes ridicules m’aient porté à chercher cet homme où il n’était pas, que j’ajoute peu de foi à ce rapport… La périagua a le vent plus à l’ouest, et le nuage à l’embouchure du Rariton se résout en pluie : l’alderman aura un heureux passage !

— Et les mouettes se sont avancées davantage en pleine mer, signe certain de beau temps, dit l’étranger lançant un regard rapide et perçant à l’horizon. Je crois que votre corsaire aux ailes légères s’est envolé avec elles !

— Nous allons voguer à leur poursuite. Mon vaisseau va se mettre en mer, et il est temps que je sache, maître, à quelles conditions vous voulez servir la reine.

— Dieu bénisse Sa Majesté ! Anne est une royale dame, et elle avait un lord grand-amiral pour mari. Quant aux conditions, Monsieur, chacun désire être capitaine, même lorsqu’on est obligé de manger sa ration dans les dalots. — Je suppose que la première lieutenance est remplie suivant les désirs de Votre Honneur ?

— Ceci passe la plaisanterie, vaurien. Un homme de votre âge, et qui a votre expérience, ne peut ignorer que les grades s’obtiennent par les services.

— Ou la faveur… Je confesse mon erreur. Capitaine Ludlow, vous êtes un homme d’honneur, et vous ne tromperez pas un matelot qui met sa confiance dans votre parole.

— Matelot ou homme de terre, celui à qui je l’aurai donnée peut être sans crainte.

— Alors, Monsieur, je la demande. Permettez-moi d’entrer dans votre vaisseau, d’examiner mes futurs camarades, et de juger leurs caractères, de voir si le vaisseau convient à mon humeur, et de le quitter si je le trouve à propos.

— Cette impudence me fait presque perdre patience.

— La demande est raisonnable, comme je puis le prouver, répliqua gravement l’étranger. Par exemple, le capitaine Ludlow de la Coquette se lierait volontiers à jamais à une belle dame qui vient il y a peu d’instants de s’embarquer, et cependant il y en a mille qu’il pourrait avoir avec moins de difficulté.

— Ton effronterie devient de plus en plus grande ; en bien ! quand cela serait vrai ?

— Monsieur, un vaisseau est la maîtresse d’un marin ; plus encore lorsqu’il est sous un pavillon et que la guerre est déclarée : il peut dire qu’il l’a épousé, légalement ou non. Il devient les os de ses os, la chair de sa chair, jusqu’à ce que la mort les sépare l’un de l’autre. Pour un si long contrat on doit avoir la liberté du choix. Le marin n’a-t-il pas son goût ainsi qu’un amant ? Les pièces de quartier, la grande voûte, sont la taille et les épaules ; les agrès la chevelure ; la coupe et la forme des voiles sont les atours que fournit sa marchande de modes. Les canons ont toujours été appelés les dents, et la peinture c’est son teint, sa fraîcheur ! Vous voyez qu’il y a de quoi choisir, Monsieur ; et puisque cela ne m’est pas permis, je souhaite à Votre Honneur une heureuse croisière, et à la reine un meilleur serviteur.

— Eh bien ! maître Tiller, s’écria Ludlow en riant, vous vous fiez trop à ces chênes rabougris, si vous pensez que je n’aurai pas le pouvoir de vous chasser hors de leur ombrage. Mais je vous prends au mot : la Coquette vous recevra aux conditions que vous imposez, et avec autant de confiance qu’une des beautés de la ville entre dans une salle de bal.

— Alors je suis Votre Honneur sans en demander davantage, dit l’étranger en ôtant respectueusement et pour la première fois son bonnet de toile à voile devant le jeune commandant. Quoique je ne sois pas tout à fait marié, regardez-moi comme fiancé.

Il est inutile de continuer plus longtemps la conversation entre les deux marins. Elle fut soutenue avec une certaine liberté par l’inférieur jusqu’à ce qu’ils atteignissent le port et fussent en pleine vue du pavillon de la reine ; alors, avec le tact d’un vieux matelot de vaisseau de guerre, il mit dans ses manières tout le respect qu’exigeait la différence de rang.

Une demi-heure plus tard la Coquette roulait avec une seule ancre tandis que les bouffées de vent venaient des montagnes sur les trois voiles de hune, et peu de temps après on la vit entre les passages avec une fraîche brise du sud-ouest. Dans tous ses mouvements il n’y avait rien qui pût captiver l’attention. Malgré les allusions satiriques de l’alderman van Beverout, le croiseur était loin d’être oisif, et son passage en pleine mer était un événement si fréquent, qu’il n’excita aucun commentaire parmi les mariniers de la haie et les pilotes côtiers qui furent seuls témoins de son départ.



CHAPITRE VII.


Je ne suis point un pilote ; cependant fusses-tu aussi loin que le rivage le plus éloigné, je m’aventurerais pour retrouver un pareil trésor.
Shakspeare. Roméo et Juliette.


Un heureux mélange de terre et d’eau, vu à la clarté d’une lune brillante et sous le quarantième degré de latitude, ne peut manquer de présenter un agréable tableau. Tel était le paysage que le lecteur doit essayer de présenter à son imagination.

Le large bras de mer de Rariton est garanti des vents et des lames de la pleine mer par un cap long, bas et étroit, qui, par un mélange de hollandais et d’anglais, que l’on retrouve dans les noms des lieux situés dans l’intérieur des premiers territoires des Provinces-Unies de la Hollande, est connu sous le nom de Sandy-Hook. Cette langue de terre semble avoir été formée par l’action constante des vagues, d’un côté, et le courant des différentes rivières qui déposent le trop plein de leurs eaux dans la baie. Sandy-Hook est ordinairement joint vers le sud aux basses côtes de New-Jersey. Mais il y a des périodes de plusieurs années pendant lesquelles la mer se fraie un passage entre ce qu’on peut appeler l’extrémité intérieure du cap et le continent. Pendant ces périodes, Sandy-Hook devient par conséquent une île. Il en était ainsi à l’époque à laquelle se rapportent les faits que nous racontons.

Les bords de l’Océan sur cet étroit banc de sable sont un rivage uni et régulier, comme sur la plupart des côtes de Jersey. Ils forment une espèce de dentelure dans les terres, de manière à présenter de sûrs ancrages aux vaisseaux qui cherchent un abri contre les vents de l’est.

L’une d’entre elles est une petite crique circulaire dans laquelle les vaisseaux d’un léger calibre peuvent s’arrêter en sûreté et se trouvent à l’abri de tous les vents. Ce havre, ou plutôt comme on l’appelle encore aujourd’hui, la Cove, est situé au point où le cap se réunit au continent, et le passage dont nous venons de parler communique directement avec les eaux lorsque le passage est ouvert. Le Shrewsbury, rivière de quatrième ou cinquième classe, ou plutôt un courant d’eau d’une largeur de quelques centaines de pieds, et d’une longueur peu étendue, arrive du sud, coule presque parallèlement avec la côte, et devient aussi un tributaire de la baie près de la Cove. Entre le Shrewsbury et la mer, le terrain ressemble à celui du cap, c’est-à-dire bas, sablonneux, quoique non dépourvu de fertilité. Il est couvert de pins et de chênes dans les lieux qui n’ont pas été soumis au travail de la main de l’homme, et où il n’existe pas de prairies naturelles. Sur la côte occidentale de la rivière est une élévation brusque qui atteint presque la hauteur d’une montagne. C’était près de la baie de cette dernière que l’alderman van Beverout, pour des raisons qui seront plus amplement développées dans le cours de cet ouvrage, avait jugé à propos d’ériger sa villa, qu’il avait agréablement appelée, suivant l’usage de la Hollande, le Lust-in-Rust ; et le marchand, qui avait lu quelques classiques dans son enfance, était obligé de convenir que ce nom ne signifiait ni plus ni moins que otium cum dignitate[13].

Si l’amour de la solitude et celui d’un air pur avaient contribué à déterminer le bourgeois de Manhattan, il ne pouvait pas faire un meilleur choix. Les terres adjacentes avaient été occupées de bonne heure, dans le siècle précédent, par une famille respectable du nom d’Hartshorne, qui les possède encore de nos jours. L’étendue de leurs possessions, à cette époque, éloignait toute autre propriété de la leur. En ajoutant à cet incident la disposition et la qualité du terrain, qui était alors de peu de valeur pour l’agriculture, on verra que les étrangers avaient aussi peu de motifs que d’occasions de parvenir jusque-là. Quant à l’air, il était rafraîchi par les brises de l’océan, qui était à peine à la distance d’un mille, et il n’existait aucune cause qui eût pu le rendre impur ou malsain. Ayant présenté cette esquisse de l’aspect général de la scène où se passèrent la plupart des incidents de notre histoire, nous allons décrire l’habitation de l’alderman un peu plus en détail.

La villa de Lust-in-Rust était un édifice bas et irrégulier, construit en briques, revêtu d’une couleur blanche comme la neige, et dans un goût qui était entièrement hollandais. Il y avait plusieurs girouettes surmontées de coqs, une douzaine de petites cheminées en spirales et une multitude de petites dispositions qui étaient destinées à servir de nid à des cigognes. Ces demeures aériennes étaient inhabitées, au grand étonnement de l’honnête architecte qui, semblable à tous ceux qui apportent dans cet hémisphère des coutumes et des opinions qui conviennent mieux à l’ancien monde, exprimait sans cesse son étonnement à ce sujet, quoique tous les nègres du voisinage s’accordassent à dire qu’il n’y avait jamais eu un semblable oiseau en Amérique. En face du bâtiment on voyait une pelouse, petite mais bien soignée, entourée d’arbrisseaux, tandis que de vieux ormes, qui semblaient contemporains de la montagne, croissaient dans le riche sol qui composait sa base. On ne manquait pas non plus d’ombrage sur la terrasse naturelle qui était occupée par les bâtiments ; elle était plantée d’arbres à fruit, et l’on y voyait çà et là un pin et un chêne qui avaient crû sans culture. Une pente d’une assez grande rapidité descendait jusqu’au niveau de l’embouchure de la rivière. Enfin, c’était une maison de campagne vaste, mais sans prétention, dans laquelle on n’avait oublié aucune des commodités domestiques, mais dont l’architecture n’avait rien qu’on pût vanter, si ce n’est ses cheminées de forme particulière et ses girouettes rouillées. Quelques dépendances pour l’habitation des nègres entonnaient la maison, et plus près de la rivière on voyait des granges et des écuries, supérieures par leurs dimensions et leurs matériaux à ce qu’on aurait jugé nécessaire, tant par l’apparence des terres labourables que par celle de la petite ferme. La périagua dans laquelle le propriétaire avait traversé la baie extérieure était à l’abri sous un petit bâtiment en bois élevé sur le rivage.

Pendant les premières heures de la soirée, la lueur des chandelles et un mouvement général parmi les noirs avait annoncé la présence du maître de la villa ; mais cette activité s’était ralentie peu à peu avant que l’horloge eût sonné neuf heures ; la distribution des lumières et le silence général prouvait que les voyageurs, probablement fatigués de leur journée, s’étaient déjà séparés pour aller se livrer au repos. Le bruit des nègres avait cessé, et la tranquillité du sommeil dominait peu à peu leurs humbles demeures.

À l’extrémité septentrionale de la villa, qui, si on se le rappelle, était appuyée contre la montagne et en face de la rivière, à l’est de la mer, il y avait une petite aile plus entourée d’arbrisseaux que le reste du bâtiment, et qui était construite dans un style différent. C’était un pavillon élevé pour l’usage journalier et aux frais de la belle Alida de Barberie ; c’était là que l’héritière de deux fortunes tenait son petit ménage pendant le temps qu’elle passait à la campagne, et s’y livrait à des occupations féminines qui convenaient à son âge et à ses goûts. Pour faire honneur à la beauté qui y avait fixé son séjour, le galant Français avait baptisé cette partie de la villa du nom de Cour-des-Fées, nom que chacun avait adopté, quoique un peu corrompu dans sa prononciation.

Les persiennes du principal appartement du pavillon étaient ouvertes, et Alida était à une des fenêtres. Parvenue à cet âge où toutes les impressions sont vives, elle contemplait le charmant paysage qui était devant ses yeux et la douce tranquillité de la nuit, avec toute l’admiration qu’un esprit comme le sien puise dans les beautés de la nature.

La lune était nouvelle, et le firmament brillait de myriades d’étoiles. La lumière se répandait doucement sur l’eau, quoique çà et là l’océan semblait réfléchir tous ses rayons. Un zéphir léger, et ce que les marins appellent un air lourd, venait de la mer, apportant avec lui la fraîcheur du soir ; la surface de l’immense nappe était parfaitement unie, soit en-deçà, soit au-delà de la barrière de sable qui forme le cap ; mais l’élément se soulevait lourdement comme un être endormi qui respire. Le mugissement des vagues qui venait expirer sur le sable, en écume blanche et brillante, était le seul bruit qui se fît entendre : il était continuel ; quelquefois il remplissait l’air ; plus souvent il était creux et menaçant, ou il venait mourir comme un murmure confus sur le rivage. Il y avait dans cette variété de sons et dans le calme solennel de la nuit, un charme qui attira Alida sur son petit balcon, et elle s’avança au-delà de son ombrage d’églantier musqué, afin d’apercevoir une partie de la baie qui n’était pas visible de ses fenêtres.

La belle Alida sourit lorsqu’elle vit les mâts obscurs et les sombres flancs d’un vaisseau qui était à l’ancre à l’extrémité du cap et sous son abri. Un regard d’orgueil brilla dans ses yeux noirs, et les beaux contours de sa bouche exprimèrent la conscience du pouvoir de ses charmes, tandis que d’une main elle frappait rapidement et sans le savoir le fer du balcon.

— Le loyal capitaine Ludlow a promptement terminé sa croisière ! dit la jeune fille d’une voix haute, car elle était sous l’influence d’un triomphe trop naturel pour être comprimé. Je vais bientôt partager les opinions de mon oncle, et croire que la reine est mal servie.

— Celui qui sert fidèlement une maîtresse n’a pas une tâche légère, répondit une voix sortant des arbrisseaux qui croissaient sous la fenêtre et la voilaient presque entièrement, mais celui qui se dévoue à deux en même temps doit craindre de ne réussir ni près de l’une ni près de l’autre.

Alida recula, et au même instant sa place fut occupée par le commandant de la Coquette. Avant de se hasarder à franchir la faible barrière qui le séparait encore du petit parloir, le jeune homme essaya de lire dans les yeux d’Alida, et, soit qu’il eût cru comprendre leur expression, soit qu’il fût entraîné par sa jeunesse et ses espérances, il entra dans l’appartement.

— Bien qu’elle ne fût certainement pas habituée à voir son salon escaladé avec si peu de cérémonie, la belle descendante des huguenots ne montra aucune surprise ni aucune crainte ; ses joues devinrent plus colorées, ses yeux plus animés, mais sa personne prit un maintien ferme et imposant.

— J’ai entendu raconter que le capitaine Ludlow avait en partie obtenu sa renommée par sa bravoure sur mer, dit-elle avec une expression à laquelle on ne pouvait se méprendre ; mais j’aurais cru que son ambition était satisfaite par les lauriers qu’il avait si noblement gagnés sur les ennemis de son pays.

— Mille pardons, belle Alida, mais vous connaissez toute la jalouse surveillance de votre oncle et les obstacles qu’il oppose aux désirs que j’ai de causer avec vous.

— Il les oppose en vain, car jusqu’ici l’alderman van Beverout avait cru bien à tort que le sexe et le rang de sa pupille la protégeraient contre ces coups de main.

— Alida, vous êtes plus capricieuse que les vents ! Vous savez trop combien mon amour déplaît à votre tuteur, pour vous plaindre sérieusement d’un manque d’égards à de froides convenances. J’avais espéré… je devrais peut-être dire j’ai présumé, d’après le contenu de votre lettre, dont je vous remercie de toute mon âme… Mais ne détruisez point ainsi un espoir qui s’est élevé depuis peu à un point que la raison peut-être peut justifier.

Les brillantes couleurs qui couvraient les joues d’Alida augmentèrent encore, et pendant un instant, son empire sur elle-même, qu’elle possédait à un si haut degré, parut s’être affaibli. Après avoir réfléchi un moment, elle répondit d’une voix calme, mais qui n’était pas sans émotion :

— La raison, capitaine Ludlow, a limité le pouvoir des femmes : en répondant à votre lettre, j’ai consulté plutôt ma bonté que la prudence, et vous êtes bien prompt à me faire repentir de ma faute.

— Si jamais je vous force à vous repentir de votre confiance en moi, Alida, que la disgrâce dans ma profession et le mépris de tout votre sexe soient ma punition ! Mais n’ai-je pas raison de me plaindre de ce caprice ? devais-je craindre un accueil si sévère… sévère ! plutôt froid et ironique… pour une offense bien légère, puisque je ne voulais que vous assurer de ma gratitude.

— Gratitude ! répéta Alida, et cette fois sa surprise n’était pas feinte ; le mot est fort, Monsieur, et il exprime quelque chose au-delà d’un acte de politesse aussi simple que celui de vous prêter un volume de poésie ne semblait l’exiger.

— Je me suis étrangement abusé sur le contenu de la lettre, ou ce jour a été un jour de folie, dit Ludlow en essayant de cacher son mécontentement. Non, vos propres paroles réfutent cette expression de froideur que je vois dans vos yeux ; mais, sur l’honneur d’un marin, Alida, je croirai plutôt les pensées que vous avez tracées avec réflexion, que ces caprices fantasques, indignes de votre caractère. Voilà vos propres paroles : je n’abandonnerai pas facilement les espérances flatteuses qu’elles me donnent.

Alida regarda le jeune marin avec surprise ; ses couleurs disparurent. Elle ne croyait pas s’être rendue coupable d’indiscrétion en écrivant, et elle était persuadée qu’elle ne l’avait point fait en termes qui pussent justifier la confiance que lui montrait son amant. Les usages du siècle, la profession du jeune marin et l’heure indue à laquelle il se présentait chez elle, la portèrent à examiner attentivement son visage, afin de voir s’il avait toute sa raison ; mais Ludlow avait la réputation d’être exempt d’un vice qui n’était alors que trop commun parmi les marins, et il n’y avait rien, dans ses traits spirituels et réguliers, qui pût causer la moindre alarme. Alida tira le cordon d’une sonnette et fit signe à son compagnon de s’asseoir.

— François, dit Alida lorsque le vieux valet, à moitié endormi, entra dans l’appartement, fais-moi le plaisir d’aller chercher de l’eau de fontaine du bosquet, et apporte en même temps du vin, le capitaine Ludlow désire se rafraîchir ; et rappelle-toi, bon François, qu’il ne faut pas déranger mon oncle à cette heure ; il doit avoir besoin de repos après un voyage aussi fatigant.

Lorsque le serviteur respectueux et respectable eut quitté l’appartement pour accomplir sa commission, Alida prit un siège, satisfaite d’avoir ravi à la visite de Ludlow son caractère de clandestinité, et en même temps d’avoir donné à son domestique une commission qui lui laisserait le temps nécessaire d’approfondir l’inexplicable conduite de son compagnon.

— Je puis vous assurer, capitaine Ludlow, dit Alida aussitôt qu’ils furent seuls, que je trouve votre visite dans ce pavillon indiscrète, sinon cruelle, et vous me permettrez de douter des paroles qui peuvent selon vous justifier votre conduite, jusqu’à ce que vous m’en ayez montré la preuve.

— Je ne croyais pas être obligé de faire un tel usage de cette lettre, dit Ludlow en tirant un billet de son sein (nous avouons avec répugnance les faiblesses d’un homme aussi brave), et maintenant je le produis avec chagrin, quoique ce soit d’après vos ordres.

— Quelque magicien a fait des merveilles, car ce griffonnage n’aurait jamais eu tant d’importance par lui-même, observa Alida en prenant le billet qu’elle se repentait alors d’avoir écrit. Le langage de la politesse et la réserve des femmes doivent admettre d’étranges contresens, ou ceux qui lisent ne sont pas les meilleurs interprètes.

La belle Alida cessa de parler, car à l’instant où ses yeux s’arrêtèrent sur le papier, une profonde curiosité l’emporta sur son ressentiment. Nous donnerons le contenu de la lettre, précisément dans les mêmes termes qui causèrent tant de surprise, et peut-être quelque inquiétude, à la charmante personne qui la lisait.

« La vie d’un matelot, disait cette lettre, dont l’écriture parfaite et délicate paraissait être celle d’une femme, est une vie de hasards et de dangers ; elle inspire de la confiance à une femme, par la franchise qu’elle fait naître, et elle mérite l’indulgence par les privations qu’elle impose. Celle qui écrit ces lignes n’est pas insensible au mérite des hommes de cette hardie profession : une admiration profonde pour la mer et pour ceux qui habitent cet élément fut la faiblesse de son âme pendant toute sa vie, et ses songes de l’avenir, comme ses souvenirs du passé, ne sont pas tout à fait exempts de la contemplation de ses plaisirs. Les usages des nations différentes… la gloire des armes… le changement de scène, joints à la constance dans les affections, sont des tentations trop fortes pour l’imagination d’une femme, et elles ne seraient pas sans influence sur le jugement d’un homme : Adieu. »

Ce billet fut lu et relu trois fois avant qu’Alida osât lever les yeux sur le jeune homme impatient.

— Et c’est cette rapsodie si délicate, et si peu digne d’une femme, que le capitaine Ludlow juge à propos de m’attribuer, dit enfin la jeune fille, dont la voix tremblante annonçait la fierté humiliée.

— À quelle autre puis-je l’attribuer ? la charmante Alida seule pouvait être aussi séduisante.

Les longs cils de la jeune fille s’agitèrent violemment sur ses yeux noirs, et, maîtrisant des passions en opposition les unes aux autres, elle dit avec dignité en prenant un petit pupitre en ébène qui était posé à côté de sa toilette :

— Ma correspondance n’est ni importante, ni très-étendue, mais, telle qu’elle est, heureusement pour la réputation de mon style, sinon de ma raison, je crois pouvoir vous montrer le griffonnage que je vous ai envoyé en réponse à votre lettre : en voici une copie, ajouta Alida en ouvrant un papier et en lisant à haute voix.

« Je remercie le capitaine Ludlow de son attention, et de m’avoir procuré l’occasion de connaître les actions cruelles des boucaniers. À part les sentiments de la simple humanité, on ne peut que regretter que des hommes aussi coupables appartiennent à une profession dont on considère en général les membres comme généreux, et protégeant la faiblesse. Il faut espérer, néanmoins, que la cruauté et la bassesse, parmi quelques marins, n’existent que pour faire briller avec plus d’éclat la noblesse et la loyauté des autres. Personne ne peut être plus convaincu de cette vérité que les amis du capitaine Ludlow (la voix d’Alida s’affaiblit un peu en lisant cette phrase), dont la réputation de générosité est acquise depuis longtemps. En retour, je lui envoie un exemplaire du Cid, que l’honnête François assure être supérieur à tous les autres poèmes, sans excepter ceux d’Homère, ouvrages qu’on peut lui pardonner de calomnier, parce qu’il ignore probablement ce qu’ils contiennent. Je remercie de nouveau le capitaine Ludlow de ses attentions répétées, et le prie de garder le volume que je lui envoie, jusqu’au retour de la croisière. »

— Ce billet n’est qu’une copie de celui que vous avez ou que vous devriez avoir, dit la nièce de l’alderman en levant ses beaux yeux de dessus le papier, quoiqu’il ne soit pas signé comme celui-ci du nom d’Alida de Barberie.

Lorsque cette explication fut achevée, les deux jeunes gens se regardèrent dans le silence de l’étonnement. Cependant Alida s’aperçut que, malgré les compliments précédents de son admirateur, le jeune marin s’applaudissait d’avoir été trompé. Le respect pour la réserve et la délicatesse des femmes est si naturel parmi les hommes, que ceux qui réussissent le mieux à détruire ces barrières manquent rarement de regretter leur triomphe ; et celui qui aime véritablement ne se réjouit pas longtemps d’une inconséquence de la part de l’objet de ses affections, même lorsqu’elle a eu lieu en sa faveur. Maîtrisé par ce sentiment louable, Ludlow, quoique humilié sous quelque rapport du tour que cette affaire avait pris, se sentit soulagé d’un poids de doute auquel les expressions extraordinaires de la lettre qu’il croyait avoir été écrite par sa maîtresse avaient donné naissance. Sa compagne lisait dans son esprit, qui était aussi franc que le visage d’un marin peut l’être ; et quoique intérieurement flattée de retrouver sa première place dans sa considération, elle était blessée de ce qu’il eût soupçonné sa réserve. Elle tenait toujours l’inexplicable billet, et ses regards en parcouraient involontairement les lignes. Tout à coup une pensée subite parut frapper son esprit, et, rendant le papier, elle dit froidement :

— Le capitaine Ludlow devrait mieux reconnaître ses correspondantes ; je serais bien trompée si cette lettre était la première qui eût été écrite par la même main.

Le jeune homme rougit, et cacha pendant un instant son visage dans ses mains.

— Vous admettez la vérité de mes soupçons, et vous ne me trouverez pas injuste lorsque j’ajouterai que désormais…

— Écoutez-moi, Alida, s’écria le jeune homme en interrompant ainsi une décision qu’il craignait ; écoutez, au nom du ciel, et vous allez connaître la vérité. Je confesse que ce n’est pas la première qui fut écrite par la même main, peut-être devrais-je ajouter dans le même style. Mais je jure sur l’honneur d’un loyal officier que, jusqu’à ce que les circonstances me portassent à me croire si favorisé, si heureux…

— Je vous comprends, Monsieur ; c’étaient des missives anonymes, jusqu’à ce que vous trouvâtes bon de m’en croire l’auteur. Ludlow ! Ludlow ! combien vous avez mal jugé une femme que vous prétendez aimer !

— Songez, Alida, que mon état ne me permet pas d’étudier tous les usages d’une société dont il m’éloigne sans cesse, et, chérissant, comme je le fais, ma noble profession, n’était-il pas naturel de penser qu’une autre pouvait la voir avec les mêmes yeux que moi ? Mais puisque vous désavouez cette lettre… Non, votre désaveu n’était pas nécessaire… Je vois que ma vanité m’a même trompé sur l’écriture. Mais puisque l’illusion est détruite, j’avoue que je me réjouis qu’il en soit ainsi.

Alida sourit, et son visage reprit sa sérénité. Elle triomphait de penser qu’elle avait reconquis le respect de son amant, et c’était un triomphe augmenté d’une humiliation récente. Un silence de plus d’une minute succéda, et l’embarras qu’il eût occasionné fut heureusement évité par le retour de François.

— Mademoiselle Alida, voici de l’eau de la fontaine, dit le valet ; mais M. votre oncle est couché, et, comme à l’ordinaire, il a la clé de la cave sous son oreiller. Il n’est pas facile dans aucun cas d’avoir de bon vin en Amérique ; mais lorsque M. l’alderman est couché, cela n’est plus possible du tout.

— N’importe, répondit Alida, le capitaine va partir, et il n’a plus soif.

— Il y a assez de jin, continua le valet, qui ressentait le désappointement que devait éprouver le capitaine, mais monsieur Ludlow a trop de goût pour aimer une liqueur aussi forte.

— Il a eu tout ce qu’il lui fallait ce soir, dit Alida en souriant, de manière à laisser Ludlow indécis s’il devait se plaindre ou se réjouir de ce qui lui était arrivé. Je vous remercie pour lui, mon bon François ; il ne vous reste plus qu’à éclairer le capitaine jusqu’à la porte, et vos devoirs seront remplis pour cette nuit.

Alors, saluant le commandant d’un air qui n’admettait aucune réplique, la belle Alida congédia en même temps son amant et son valet.

— Vous avez une place bien agréable, monsieur François, dit Ludlow en se dirigeant vers la porte du pavillon ; bien des jeunes gens vous l’envieraient.

— Oui, Monsieur, c’est un grand plaisir que de servir mademoiselle Alida. Je porte son éventail, son livre. Mais quant au vin, monsieur le commandant, il est toujours impossible d’en avoir lorsque l’alderman est couché.

— Le livre ! Je crois que c’était pour vous aujourd’hui un devoir fort agréable que de porter le livre de votre maîtresse.

— Vraiment oui. C’était un ouvrage de M. Pierre Corneille. On prétend que M. Shak-a-speare en a emprunté d’assez beaux sentiments. Illustration

— Et le papier entre les feuilles ? Étiez-vous aussi chargé de ce billet, bon François ?

Le valet s’arrêta, haussa les épaules, et posa un de ses doigts jaunes sur le bout d’un énorme nez aquilin. Alors, secouant la tête perpendiculairement, il précéda le capitaine en disant dans son mauvais anglais mêlé de français[14] :

— Quant au papier, cela peut être, car je me rappelle que mademoiselle Alida me dit : Prenez garde. Mais je ne l’ai pas vu depuis. Je suppose que c’étaient de beaux compliments écrits sur les vers de M. Pierre Corneille. Quel génie que celui de cet homme-là ! N’est-ce pas, Monsieur ?

— Cela ne fait rien, bon François, dit Ludlow en glissant une guinée dans la main du valet. Cependant, si vous savez jamais ce que ce papier est devenu, je vous serai obligé de me le faire connaître. Bonsoir, mes devoirs à la belle Alida.

— Votre serviteur, monsieur le capitaine. C’est un brave monsieur que celui-là, ajouta François lorsque Ludlow fut parti. Il n’a pas d’aussi grandes terres que M. le patron, mais il ne manque pas non plus de fortune. J’aimerais à servir un maître aussi généreux ; malheureusement il est marin, et M. de Barberie n’avait pas trop d’amitié pour les hommes de cette profession-là.



CHAPITRE VIII.


Allons, Jessica, rentrez. Peut-être je reviendrai tout de suite ; faites ce que je vous ordonne, fermez la porte après vous. On retrouve sain et sauf ce qu’on a bien enfermé ; c’est un proverbe qui n’a jamais vieilli dans les esprits sages.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


La précipitation avec laquelle mademoiselle de Barberie avait congédié son amant, était due autant au besoin qu’elle éprouvait de réfléchir sur les événements qui venaient de se passer, qu’au mécontentement que causait une visite faite à une heure aussi indue et d’une manière si équivoque. Mais, comme tous ceux qui cèdent à l’impulsion du moment, lorsqu’elle fut seule, elle se repentit de sa précipitation, et elle se rappela mille questions qui auraient pu éclaircir les mystères de cette affaire. Il était trop tard, car elle avait entendu Ludlow prendre congé de François, et distingué le bruit de ses pas lorsqu’il traversait le petit bosquet au-dessous de ses fenêtres. François reparut à sa porte pour lui demander si elle avait encore quelques ordres à lui donner ; elle le congédia, et se crut seule pour le reste de la nuit ; car les dames de cette époque, en Amérique, n’avaient pas l’habitude d’exiger les soins de leurs femmes de chambre pour leur toilette ordinaire.

Il était encore de bonne heure, et l’entrevue qui venait d’avoir lieu ôtait à Alida toute envie de dormir. Elle plaça les lumières dans un coin éloigné de l’appartement, et s’approcha d’une fenêtre. La lune avait changé de position, et jetait une lueur différente sur les eaux ; le mugissement des vagues sur le rivage, l’air pesant qui venait de la mer, et l’ombre des arbres des montagnes étaient encore à peu près les mêmes. La Coquette était à l’ancre près du cap, comme auparavant, et les eaux près du Shrewsbury grillèrent encore pendant quelque temps au sud, jusqu’à ce que leur surface fût cachée par l’ombre d’un promontoire élevé et presque perpendiculaire.

La tranquillité était profonde, car, à l’exception de la famille qui occupait le domaine près de la ville, il n’y avait aucune habitation à quelques milles à la ronde. Cependant la solitude de ce lieu n’était troublée par la crainte d’aucun danger. On n’y conservait aucune tradition de violence ou de crimes. Le caractère paisible des colons qui habitaient l’intérieur du pays avait passé en proverbe ; leurs habitudes étaient simples ; d’un autre côté, on n’avait jamais vu sur l’Océan ces barbares qui rendaient alors quelques-unes des mers de l’ancien hémisphère aussi terribles qu’elles sont belles.

Malgré ce caractère de tranquillité connu et habituel et l’heure avancée, Alida n’était que depuis quelques minutes sur le balcon, lorsqu’elle entendit un bruit de rames ; ce bruit était mesuré, il avait lieu à quelque distance, mais il était trop familier pour être méconnu. Elle s’étonna de la précipitation de Ludlow, qui n’avait pas l’habitude de s’éloigner aussi rapidement des lieux où elle habitait, et elle s’avança sur le balcon afin d’apercevoir la chaloupe qui s’éloignait. À chaque instant, elle espérait voir la petite barque sortir de l’ombre que projetait la terre, et s’élancer sur la surface lumineuse qui s’étendait presque jusqu’au croiseur. Elle attendit longtemps ; aucune barque ne parut, et cependant elle ne distinguait plus de bruit. Une lumière était toujours suspendue à la vergue d’artimon de la Coquette, signe que le commandant était hors du vaisseau.

La vue d’un beau bâtiment à la clarté de la lune, avec ses esparres symétriques, ses forêts de cordages et les mouvements majestueux de ses flancs qui se balancent sur les vagues d’une mer calme, est toujours un imposant spectacle. Alida le comprenait mieux que tous ceux qui dormaient autour d’elle, et ses pensées s’arrêtèrent insensiblement sur les dangers d’un marin, sa vie errante, et cependant sa demeure si limitée, ses qualités franches et mâles, son dévouement à ceux qui habitent la terre ferme, ses relations interrompues avec le reste des hommes, et enfin elle songea à ces liens domestiques affaiblis par leur état et à cette réputation d’inconstance qui était, suivant toute apparence, une conséquence naturelle de leur profession. Elle soupira, et ses yeux errèrent du vaisseau à l’Océan, pour lequel il avait été construit. Depuis la côte éloignée de Nassau, jusqu’à celle de New-Jersey, la vaste mer n’était traversée par aucun objet apparent ; les oiseaux aquatiques eux-mêmes reposaient leurs ailes fatiguées, et dormaient tranquillement sur les eaux. Cet immense espace ressemblait à un désert, ou plutôt à une copie plus palpable, plus matérielle du firmament, qui s’y réfléchissait.

Nous avons dit que des chênes et des sapins couvraient une partie de la côte sablonneuse qui formait le cap. La même verdure procurait un sombre ombrage aux eaux du Cove. Au-dessus de cette ligne de bois qui entourait les bords de la mer, Alida crut voir un objet en mouvement. Elle pensa d’abord qu’un arbre desséché, comme il en existait plusieurs sur la côte, était placé de manière à tromper les regards et jetait l’ombre de ses branches dégarnies sur la côte, de manière à imiter les légers agrès d’un vaisseau. Mais lorsqu’elle vit les esparres sombres et symétriques passer en glissant au-delà d’objets stationnaires que son œil connaissait, il lui fut impossible d’élever aucun doute sur leur caractère. La jeune fille s’étonna, et sa surprise n’était pas sans un mélange de craintes. Il lui sembla que le vaisseau s’approchait témérairement, et peut-être par ignorance de la côte, d’un écueil qui n’était pas sans dangers, même dans un moment de calme, et qu’il se dirigeait sans crainte directement vers la terre. Les mouvements mêmes du vaisseau étaient extraordinaires et mystérieux. On ne voyait point de voiles, et cependant les hautes et légères esparres furent promptement cachées derrière un bosquet qui couvrait une colline près des bords de la mer. Alida s’attendait à chaque moment à entendre les cris des marins en détresse ; et lorsque les minutes s’écoulèrent sans que la tranquillité de la nuit fût troublée par ces sons effrayants, elle commença à penser à ces corsaires sans lois, qui abondaient parmi les îles Caraïbes, et qui quelquefois, disait-on, entraient, pour radouber leurs vaisseaux, jusque dans les goulets les plus secrets du continent d’Amérique. Les actions, la réputation et le sort du célèbre Kidd, étaient encore des événements récents, et bien qu’ils fussent dénaturés par les exagérations du vulgaire, comme le sont tous les faits de cette espèce, les mieux instruits en croyaient encore assez pour rendre la vie et la mort de ce corsaire l’objet de bruits singuliers et mystérieux. Dans ce moment Alida eût rappelé avec joie le commandant de la Coquette, pour lui apprendre quel ennemi était près de lui ; puis, honteuse des terreurs qu’elle se persuadait qu’il fallait attribuer plutôt à la faiblesse de l’esprit des femmes qu’à une apparence de réalité, elle essayait de croire qu’elle avait été témoin des manœuvres ordinaires d’un pilote côtier, qui, familier avec sa situation, n’avait pas plus besoin de secours qu’il n’était un sujet d’alarme. Au moment où cette rassurante conviction tranquillisait son esprit, elle entendit distinctement des pas qui se dirigeaient vers son pavillon et semblaient s’approcher de la porte de la chambre qu’elle occupait. Oppressée plutôt par l’agitation de son esprit que par cette nouvelle cause d’effroi, la jeune fille quitta le balcon et s’arrêta pour écouter. La porte s’ouvrit mystérieusement, et pendant un instant Alida ne vit plus rien qu’à travers un nuage confus, dans le centre duquel paraissait la figure d’un flibustier menaçant.

— Lumières du nord et le clair de lune ! murmura l’alderman van Beverout, car c’était en effet l’oncle de l’héritière dont la visite inattendue avait causé tant d’alarmes. Vous détruisez votre beauté, ma nièce, en contemplant ainsi les nuages et en faisant de la nuit le jour ; alors nous verrons combien il se présentera de maris ! Des yeux brillants et des joues fraîches, voilà ton fonds de commerce, mon enfant, et elle le hasarde imprudemment celle qui est hors de son lit lorsque dix heures ont sonné.

— Votre discipline priverait plus d’une beauté des moyens d’user de son pouvoir, dit Alida en souriant, autant de la folie de ses craintes récentes, que par affection pour celui qui venait de lui faire cette réprimande. On assure que dix heures est un temps consacré pour la nécromancie des dames d’Europe.

— Ne parle ni de sorciers ni de sorcellerie ! ces noms rappellent les rusés Yankees, race qui tromperait Lucifer lui-même, s’il leur laissait faire les conditions de leur marché. Voilà le patron qui désire laisser entrer une famille de ces coquins parmi les honnêtes Hollandais de son manoir, et nous venons de terminer une dispute sur ce sujet en faisant une épreuve légale.

— Il est permis d’espérer, cher oncle, que ce n’est point une épreuve par le fer.

— Paix et branches d’oliviers ! non, non ! Le patron de Kinderhook le dernier homme dans les Amériques qui souffrira jamais des coups de Myndert van Beverout. J’ai tout simplement défié le jeune homme de tenir une belle anguille que les noirs venaient de tirer, de la rivière pour rompre notre jeûne du matin, afin qu’il pût voir s’il pouvait faire des affaires avec des coquins qui lui glisseraient de même entre les doigts. Par les mérites du paisible saint Nicolas ! le fils du vieux Heindrick van Staats y a mis toute son adresse. Il a saisi le poisson, comme on dit que ton oncle saisit le florin de Hollande, quand mon père le mit entre mes doigts, dans le courant du mois, afin de savoir si l’amour de l’économie devait encore rester dans sa famille pendant une autre génération. Le cœur m’a manqué un instant, car le jeune Oloff a le poing comme un étau, et je crus que les noms respectables des Harmans, des Bips, Cornélius et Dircks, inscrits sur le journal de son manoir, seraient souillés par la compagnie d’un Increase ou d’un Peleg ; mais, au moment où le patron pensait tenir la vipère d’eau par la gorge, le poisson fit un bond inattendu et glissa par la queue à travers ses doigts. Cette expérience est aussi sage que spirituelle.

— Il me semblerait plus convenable, maintenant que la Providence a réuni toutes les colonies sous un seul gouvernement, que tous les préjugés fussent oubliés. Nous sommes un peuple sorti de plusieurs nations, et nous devrions réunir nos efforts pour conserver entre nous la bonne intelligence et oublier nos faiblesses réciproques.

— Bien dit, pour la fille d’un huguenot ! Je me défie d’un homme qui amène les préjugés à ma porte. J’aime un commerce libre et un calcul prompt. Montrez-moi un homme dans toute la Nouvelle-Angleterre qui puisse dire plutôt la couleur d’un livre de compte que celui que je pourrais nommer, et je reprendrai gaiement le sachet pour retourner à l’école. Je n’en aime que mieux un homme, lorsqu’il fait attention à ses intérêts. Et cependant la simple honnêteté nous enseigne qu’il doit exister une convention entre les hommes que ne doivent braver ni ceux qui ont de la conscience, ni ceux qui tiennent à leur réputation.

— Laquelle convention posera les limites aux facultés de chaque homme, et par ce moyen un esprit lourd pourra rivaliser avec celui qui est doué d’imagination. Je crois, mon cher oncle, qu’on devrait conserver une anguille sur chaque côte où il arrive un commerçant.

— Préjugés, opinions fausses, mon enfant ; tu les dois au sommeil qui te gagne. Il est temps que tu ailles chercher ton oreiller, et demain matin nous verrons si le jeune Oloff du Manoir aura plus de succès auprès de toi qu’avec le prototype des Jonathas. Éteins ces brillantes chandelles, et prends une lampe modeste pour t’éclairer jusqu’à ton lit. Des fenêtres aussi éblouissantes, lorsqu’il est près de minuit, donnent à une maison une mauvaise renommée dans le voisinage.

— Notre réputation pourra en souffrir dans l’opinion des anguilles, répondit Alida en riant ; mais il y a peu d’habitants ici qui pourraient nous taxer de dissipation.

— On ne sait pas, on ne sait pas, murmura l’alderman, en éteignant les deux chandelles de sa nièce, et en mettant la petite lampe à leur place. Cette brillante lumière invite à veiller, tandis que la sombre lueur que je te laisse est le meilleur somnifère. Embrasse-moi, malicieuse, et ferme bien tes rideaux, car les nègres se lèveront bientôt pour charger la périagua, afin d’aller à la ville avec la marée. Le bavardage de ces coquins pourrait troubler ton sommeil.

— En vérité, on croirait que rien ici n’invite à une aussi active navigation, reprit Alida en embrassant son oncle. Il faut que l’amour du commerce soit bien fort, lorsqu’il trouve un aliment dans une solitude semblable à celle-ci.

— Tu as parfaitement deviné, mon enfant. Ton père, M. de Barberie, avait ses opinions particulières sur ce sujet, et certainement il n’a pas manqué d’en transmettre quelques-unes à son enfant. Cependant, lorsque le huguenot fut chassé de son château et de ses terres argileuses de Normandie, il n’avait aucun dégoût pour un compte courant, pourvu que la balance fût en sa faveur. Nations et réputations ! je trouve peu de différence dans le commerce, qu’il soit fait avec un Mohawk pour son paquet de fourrures, ou avec un seigneur qui a été chassé de son domaine. L’un ou l’autre essaie de mettre le profit de son côté, et la perte du côté de son voisin. Dors bien, ma fille, et rappelle-toi que le mariage est une affaire capitale du succès de laquelle dépend la somme totale du bonheur d’une femme. Bonne nuit.

La belle Alida reconduisit son oncle jusqu’à la porte du pavillon qu’elle ferma au verrou ; et, trouvant son petit appartement trop sombre à la faible lueur de la lampe qu’il avait laissée, elle se hasarda à mettre sa flamme en contact avec la mèche des deux chandelles qu’il venait d’éteindre. Plaçant les trois lumières les unes auprès des autres sur une table, la jeune fille s’approcha de nouveau d’une fenêtre. Il s’était écoulé plusieurs minutes pendant la visite inattendue de l’alderman, et elle était curieuse de voir ce qu’était devenu le mystérieux vaisseau.

Le même silence régnait toujours autour de la ville, et l’Océan, qui semblait sommeiller, faisait encore entendre un sourd murmure. Alida chercha de nouveau la chaloupe de Ludlow, mais son œil parcourut en vain le large et brillant espace qui se trouvait entre la côte et le croiseur. On voyait aux rayons scintillants de la lune une légère agitation sur l’eau, mais non pas celle qu’une barque eût produite. La lanterne brillait toujours au haut du vaisseau. Alida pensa un instant qu’elle entendait de nouveau le bruit des rames, et beaucoup plus près qu’auparavant ; cependant tous les efforts de ses regards perçants ne purent découvrir la position de la chaloupe. Mais à tous ces doutes succéda un effroi qui provenait d’une source nouvelle et bien différente.

L’existence du passage qui unissait l’Océan avec les eaux du Cove était alors peu connue, excepté de ceux que leur profession retenait près de ce lieu. Ce passage étant la plupart du temps fermé, la variété de son courant et le peu d’usage qu’on pouvait en tirer dans toutes les circonstances empêchaient ce lieu d’être d’un intérêt général parmi les pilotes côtiers. Lorsqu’il était ouvert, la profondeur de l’eau était incertaine ; car une ou deux semaines de calme, ou des vents d’ouest, permettaient aux marées de balayer son canal, tandis qu’un seul coup de vent de l’est suffisait pour remplir le passage de sable. Il n’est pas étonnant qu’Alida ressentît une surprise qui n’était pas exempte de crainte superstitieuse, quand à cette heure, et dans une telle solitude, elle vit un vaisseau glisser, sans aide de voile ni d’avirons, hors du bosquet qui bordait l’Océan du côté du Cove, jusque dans le centre de la crique.

Ce singulier et mystérieux bâtiment était un brigantin d’une construction mixte, qui est très en usage dans les mers les plus classiques et les plus anciennes de l’autre hémisphère, et qu’on suppose réunir les avantages d’un vaisseau carré et de forme longitudinale, mais qu’on ne peut voir nulle part déployer la même beauté de formes et la même symétrie que sur les côtes de cet État. Le premier et le plus petit de ses mâts à toutes les machines compliquées d’un vaisseau, avec les esparres inférieures et supérieures, les vergues larges, quoique légères et maniables, dont la forme et la disposition parent à toutes les vicissitudes et à tous les caprices des vents ; tandis que le dernier et le plus grand des deux mâts s’élève de la carène comme le tronc droit d’un pin, simple dans ses cordages, et déployant une voile unique de toile qui à elle seule suffit pour aider le bâtiment à fendre rapidement les eaux. La coque était basse, gracieuse dans ses contours extérieurs, sombre comme l’aile du corbeau, et modelée pour voguer sur les eaux comme une mouette de mer sur les vagues. On apercevait plusieurs lignes confuses et délicates parmi les esparres qui étaient disposées pour étendre dans les airs les plis plus larges des voiles, lorsque cela était nécessaire ; mais ces lignes ou petits cordages, qui ajoutaient en plein jour à l’élégance du vaisseau, étaient alors à peine visibles, à la faible lueur de la lune. Enfin, comme le vaisseau était entré dans la crique avec la marée, et que son élégance semblait aérienne, Alida commençait à croire qu’elle était le jouet de sa propre imagination. Ainsi que beaucoup d’autres, elle ignorait la formation du passage, et, dans de telles circonstances, il n’était pas surprenant qu’elle s’abandonnât à ses suppositions chimériques.

Mais cette illusion ne dura qu’un instant. Le brigantin tourna dans sa course, et, glissant dans la partie de la crique où l’irrégularité des terres offrait la meilleure protection contre les vents et les vagues, et peut-être contre les regards curieux, ses mouvements cessèrent. Un bruit sourd se fit entendre jusqu’à la villa, et Alida apprit ainsi qu’une ancre venait d’être jetée dans la baie.

Quoique cette côte de l’Amérique du Nord semblât peu faite pour inviter à la piraterie, et qu’on la crût en général fort sûre, cependant l’idée que la cupidité pouvait être encouragée par la solitude de la villa de son oncle ne manqua pas de se présenter à l’esprit de la jeune héritière. Son tuteur, ainsi qu’elle, avait la réputation d’être riche et des spéculations manquées en pleine mer pouvaient conduire des hommes désespérés à commettre des crimes dont ils auraient rougi dans des moments plus prospères. On disait que les flibustiers avaient depuis peu visité la côte d’une île voisine, et l’on commençait alors, pour cacher ses trésors, ces excavations qui, à différents intervalles, ont été continuées jusqu’à nos jours.

Il y a des situations où l’esprit donne insensiblement crédit à des impressions que la raison désapprouve. En cette circonstance, Alida de Barberie, dont les facultés élevées avaient quelque chose de cette résolution qui est le partage d’un autre sexe, se sentit disposée à croire à la vérité de contes dont jusqu’alors elle n’avait fait que rire. Les yeux fixés sur le vaisseau sans mouvement, elle se recula de la fenêtre, et enveloppa sa taille du rideau, indécise si elle devait donner l’alarme à sa famille, et poussée par l’instinct qu’elle pouvait être vue, quoiqu’à une si grande distance.

Elle avait à peine eu le temps de se dérober ainsi aux regards que le bosquet fut agité, et qu’elle entendit un bruit de pas sous sa fenêtre ; puis quelqu’un santa si légèrement sur le balcon, et du balcon dans l’appartement, qu’on eût pu croire à l’apparition d’un être surnaturel.


CHAPITRE IX.


Pourquoi me regardez-vous ainsi ? pourquoi êtes-vous effrayée ? Je voudrais devenir votre ami, et avoir votre amour.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Le premier mouvement d’Alida, à cette seconde invasion du pavillon, fut certainement de fuir. Mais la timidité n’était pas sa faiblesse ; et, comme sa fermeté naturelle lui donna le temps d’examiner la personne qui venait d’entrer avec si peu de cérémonie, la curiosité se joignit à ce sentiment pour l’inviter à rester. Peut-être une vague et naturelle espérance qu’elle allait voir le commandant de la Coquette eut un certain pouvoir sur sa première décision. Afin que le lecteur puisse juger combien cette hardiesse était excusable, nous allons décrire la personne de ce nouvel aventurier.

L’étranger était dans la fleur et dans toute l’activité de la jeunesse. Il ne pouvait pas avoir plus de vingt-deux ans ; on ne l’aurait pas même cru aussi âgé, si ses traits n’eussent été revêtus d’une riche couleur brune, qui en quelque sorte servait d’ornement à un teint qui n’avait jamais été blanc, mais qui était cependant clair et frais. Des favoris noirs, épais et soyeux, qui formaient un singulier contraste avec des paupières et des sourcils d’une beauté et d’une douceur presque féminines, contribuaient à donner une expression résolue à un visage qui, sans cela, eût peut-être manqué du caractère qui convient à celui d’un homme. Le front était bas et uni ; le nez, quoique proéminent et d’une coupe hardie, était d’une excessive délicatesse dans ses détails ; la bouche et les lèvres, pleines d’une expression mêlée de malice et de mélancolie ; les dents régulières, de la blancheur la plus pure ; le menton petit, rond, à fossette, et si soigneusement dépourvu de la marque distinctive du sexe masculin, que l’on aurait pu s’imaginer que la nature s’était emparée de ce qui lui revenait pour en augmenter la portion des joues et des tempes. Si l’on ajoute à ces traits des yeux brillants et noirs comme le jais, qui paraissaient varier leur expression suivant la volonté de l’inconnu, le lecteur verra que le salon d’Alida avait été envahi par un personnage dont les traits auraient pu, dans d’autres circonstances, être dangereux pour l’imagination d’une femme dont le goût était en quelque sorte influencé par le type de ses propres charmes.

Le costume de l’étranger était aussi remarquable que ses qualités personnelles : ses vêtements rassemblaient à ceux que nous avons déjà décrits en parlant de l’homme qui s’était annoncé sous le nom de Master Tiller ; mais les matériaux en étaient plus riches et plus dignes de celui qui les portait.

Son habit léger était d’une soie pourprée d’une manufacture indienne, coupé de manière à laisser deviner des contours gracieux et des membres plus actifs qu’athlétiques. Les pantalons lâches étaient d’une toile blanche, le bonnet de velours écarlate, orné d’or. La taille du jeune homme était entourée d’un large cordon de soie rouge, tissu sous la forme d’un câble de vaisseau. Aux deux extrémités, on voyait de petites ancres travaillées en argent.

Au milieu de cet accoutrement si original, il y avait à la ceinture du jeune homme une paire de petits pistolets richement montés ; on y voyait aussi le manche d’un poignard asiatique, d’un travail précieux, qui sortait avec ostentation d’entre les plis d’un vêtement supérieur.

— Comment cela va-t-il ? s’écria l’étranger d’une voix qui était plus en harmonie avec l’apparence de celui qui parlait qu’avec le salut peu cérémonieux et d’accord avec sa profession qu’il avait exprimé aussitôt qu’il eut pris terre au centre du petit salon d’Alida. Arrivez, mon marchand de peaux de castor, voilà quelqu’un qui apporte de l’or dans vos coffres. Maintenant que ce trio de lumière a rempli son devoir, il faut l’éteindre, de crainte qu’il ne serve de phare à ce havre prohibé.

— Je vous demande pardon, Monsieur, dit la maîtresse du pavillon, en sortant de derrière le rideau, avec un air de calme auquel les battements de son cœur étaient près à chaque instant de donner un démenti ; ayant une visite si inattendue à recevoir, toutes ces lumières sont nécessaires.

Le mouvement en arrière que fit l’étranger, et son alarme évidente, rendirent à Alida un peu d’assurance, car le courage est une qualité qui paraît gagner de la force dans un degré proportionné à celle qui abandonne la personne qu’on redoute. Cependant, lorsqu’elle vit que l’étranger avait mis la main sur son pistolet, la jeune fille fut de nouveau sur le point de fuir, et elle ne prit la résolution de rester qu’après avoir rencontré le regard doux du jeune homme, lorsque, retirant sa main de dessus son arme, il s’avança d’un air si gracieux que la crainte d’Alida fit place à la curiosité.

— Quoique l’alderman van Beverout ne soit pas exact au rendez-vous, dit le brillant étranger, il fait plus que pardonner son absence, en envoyant un tel substitut. J’espère que vous êtes autorisée par lui à traiter avec moi ?

— Je n’ai aucun droit à réclamer sur des matières que je ne comprends pas ; mon seul désir se borne à demander que ce pavillon ne soit pas témoin de discussions d’affaires qui sont autant au-dessus de mes connaissances qu’elles sont séparées de mes intérêts.

— Alors, pourquoi ce signal ? demanda l’étranger en montrant les lumières qui brûlaient encore en face d’une croisée ouverte. Il est maladroit de faire une méprise dans des transactions aussi délicates !

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Monsieur ; ces lumières sont celles qu’on voit ordinairement dans mon appartement à cette heure, à l’exception de cette lampe que m’a laissée mon oncle, l’alderman van Beverout.

— Votre oncle ! s’écria l’étranger en s’avançant si près d’Alida que la jeune fille recula sur ses pas ; votre oncle ! Et son visage éprouva un nouvel et profond intérêt. Vous êtes alors celle à qui la renommée donna si justement le titre de belle Barberie ! Et il ôta son bonnet, comme s’il venait seulement de découvrir le sexe et les attraits de sa compagne.

Il n’était pas dans la nature d’Alida d’être mécontente d’un tel discours. Toutes les causes de terreur que son imagination avait créées furent oubliées ; l’étranger lui avait d’ailleurs suffisamment, donné à comprendre qu’il était attendu par son oncle. Si l’on ajoute que la beauté de l’inconnu et la douceur de sa voix avaient aidé à apaiser ses craintes, nous ne blesserons ni la vérité ni un sentiment très-naturel. Profondément ignorante des détails de commerce, et habituée à entendre vanter ses mystères, comme exerçant les plus précieuses et les plus belles facultés de l’homme, elle ne pouvait trouver extraordinaire qu’un commerçant eût des raisons pour dérober ses actions à la curiosité et à la rivalité de ses compétiteurs. Comme la plupart des personnes de son sexe, elle avait la plus grande confiance dans le caractère de ceux qu’elle aimait ; et bien que la nature, l’éducation et les habitudes eussent mis une grande différence entre le tuteur et sa pupille, leur harmonie n’avait jamais été interrompue par aucun refroidissement dans leur affection ;

— Voilà donc la belle Barberie ! répéta le jeune marin, car on voyait à son costume qu’il était permis de lui donner ce titre ; c’est elle ! Et il étudiait les traits de la jeune fille avec une expression de plaisir et de touchante mélancolie. La renommée n’est point trompeuse, car je vois tout ce qui peut justifier l’égarement ou la folie d’un homme.

— Voilà une conversation bien familière pour deux personnes qui sont entièrement étrangères, dit Alida en rougissant, quoique l’œil noir qui semblait pénétrer jusque dans ses pensées s’aperçût que ce n’était point de colère. Je ne puis nier que la partialité de mes amis, jointe à mon origine, m’a obtenu un titre qui m’est plutôt donné par plaisanterie que par la conviction qu’il soit sérieusement mérité. Mais il se fait tard, et cette visite est du moins singulière ; permettez-moi d’appeler mon oncle…

— Restez… interrompit l’étranger. Il y a si longtemps… si longtemps que je n’avais éprouvé un si doux plaisir ! C’est une vie de mystère que celle-ci, belle Alida, quoique les incidents qui la composent semblent vulgaires et reviennent chaque jour. Il y a du mystère dans son commencement, dans sa fin, dans ses impulsions, dans ses sympathies et ses passions opposées. Non, ne me quittez pas ! Je viens d’au-delà des mers, où des hommes vulgaires et grossiers ont été mes seuls associés, et votre présence est un baume pour un cœur blessé !

Intéressée bien plus encore, s’il était possible, par l’accent mélancolique et touchant de l’étranger que par son langage extraordinaire, Alida hésita. Sa raison lui disait que les convenances et même la prudence exigeaient qu’elle apprît à son oncle l’arrivée de l’inconnu ; mais la prudence perd beaucoup de son pouvoir, lorsque la curiosité d’une femme est excitée par une secrète et puissante sympathie. Ses yeux rencontrèrent des regards suppliants qui semblaient posséder le don fabuleux de la fascination, et tandis que son jugement lui disait qu’ils n’en étaient que plus dangereux, ses sens plaidaient en faveur du séduisant marin.

— Un hôte attendu par mon oncle aura le loisir de se reposer après les privations et les fatigues d’un long voyage, dit-elle. La porte de cette maison n’est jamais fermée aux droits de l’hospitalité.

— S’il y a sur ma personne ou dans mon costume quelque chose qui puisse vous effrayer, dit le jeune homme avec vivacité, dites-le-moi, et je renonce… Ces armes… ces armes insensées auraient dû n’être jamais placées ici ! ajouta-t-il en jetant avec indignation les pistolets et le poignard par la fenêtre. Ah ! si vous saviez combien j’ai peu l’intention de faire du mal à qui que ce soit, surtout à une femme… vous ne me craindriez pas !

— Je ne vous crains pas, répondit Alida avec fermeté ; je ne crains que les propos du monde.

— Quels êtres humains peuvent ici nous troubler ! Tu es dans ce pavillon, belle Alida, éloignée des villes et de l’envie, comme quelque demoiselle favorisée sur l’heureuse vie de laquelle préside un bon génie. Voilà les jolis objets dans lesquels tout sexe cherche un innocent et tranquille amusement : tu touches ce luth, quand la mélancolie s’empare de tes pensées ; voici des couleurs pour imiter ou pour éclipser les beautés des champs et des montagnes, la fleur et l’arbre, et ces pages, riches en fictions, sont pures comme tes pensées, charmantes comme ta personne !

Alida écoutait avec étonnement ; car, tandis qu’il parlait, le jeune marin touchait les différents objets qu’il nommait, avec un mélancolique intérêt qui semblait dire combien il regrettait profondément que la fortune l’eût placé dans une position où leur usage était presque défendu.

— Il n’est pas extraordinaire pour ceux qui vivent sur mer d’éprouver cet intérêt pour des bagatelles qui servent aux amusements de mon sexe, dit Alida restant toujours, malgré la résolution qu’elle avait prise de quitter l’appartement.

— Vous connaissez donc les habitudes de notre commerce difficile et téméraire ?

— Il n’est pas possible que la parente d’un marchand aussi répandu que mon oncle n’ait pas souvent entendu parler de marins.

— Ah ! en voici une preuve, répondit l’étranger parlant assez vite pour trahir de nouveau toute la sensibilité de son cœur. Il est rare de trouver l’histoire des boucaniers d’Amérique dans la bibliothèque d’une dame ! Quel plaisir un esprit comme celui de la belle Barberie peut-il éprouver dans le récit de ces violences sanglantes ?

— Quel plaisir en effet ! répondit Alida, à demi tentée par le regard hardi et fier de son compagnon de le prendre pour un des corsaires en question, malgré l’évidence contradictoire dont il était entouré. Ce livre me fut prêté par un brave marin qui se tient prêt à réprimer leurs violences, et tandis que je parcours l’histoire de tant de crimes, je me rappelle le dévouement de ceux qui risquent leur vie pour protéger l’innocence et la faiblesse. Mais mon oncle aurait raison de m’en vouloir, si je tardais plus longtemps à lui apprendre votre arrivée.

— Un seul moment encore ! Il y a longtemps, bien longtemps que je ne suis entré dans un sanctuaire semblable à celui-ci. Voici de la musique, là un métier à broder. Ces fenêtres montrent un paysage dont le paisible tableau est en harmonie avec ton âme, et là-bas tu peux admirer l’Océan sans craindre sa fureur, ou ressentir du dégoût pour les scènes tumultueuses. Tu dois être heureuse ici !

L’étranger se détourna, et s’aperçut qu’il était seul. Le désappointement se peignit fortement sur son beau visage ; mais, avant qu’il eût le temps de se livrer à ses pensées, on entendit une seconde voix murmurer à la porte du salon :

— Contrats et traités ! Au nom de la bonne foi qui a pu t’amener ici, est-ce la manière de jeter un voile sur nos actions, ou supposes-tu que la reine me fera chevalier, lorsqu’elle connaîtra nos relations ?

— Lanternes et faux signaux ! reprit le jeune homme, en imitant la voix du bourgeois déconcerté, et montrant du doigt les trois lumières qui étaient toujours sur la table ; peut-on entrer dans le port sans respecter les amers de terre et les signaux ?

— Cela vient de l’amour pour les clairs de lune ! Cette jeune fille est levée quand elle devrait dormir ; elle contemple les étoiles et déjoue les spéculations d’un bourgeois. Mais ne crains pas, maître Seadrift ; ma nièce est discrète, et nous n’avons pas de meilleur gage de son silence que la nécessité, puisqu’elle n’aurait ici de confident que son vieux valet normand et le patron de Kinderhook ; tous les deux rêvent à autre chose qu’à un petit commerce avantageux.

— Ne crains pas, alderman, reprit le marin, conservant toujours son air moqueur, nous avons encore un autre gage, la crainte de compromettre sa réputation, puisque l’oncle ne peut perdre sa bonne renommée sans que celle de la nièce en souffre.

— Quel péché y a-t-il à pousser le commerce un pas au-delà des limites de la loi ? Ces Anglais sont une nation de monopoleurs, et ils ne se font aucun scrupule de nous lier les pieds et les mains, le cœur et l’âme, dans les colonies avec leurs actes du parlement, disant : « Tu ne commerceras qu’avec nous ou point du tout. » Par la réputation du meilleur bourgmestre d’Amsterdam, ils viennent aussi dans la province nous dire poliment qu’il faut ployer et obéir.

— Alors on peut s’en consoler par la contrebande : c’est bien raisonner, mon digne alderman. Ta logique te fera dans tous les temps un doux oreiller, surtout si tes spéculations ne sont pas sans profit. Et maintenant que nous avons si honnêtement discouru sur la morale de notre commerce, approchons de ses conclusions légitimes, sinon légales. Tiens, ajouta-t-il en tirant un petit paquet d’une poche intérieure de son habit, et le jetant sur la table avec indifférence, voilà ton or, quatre-vingts doublons de Portugal ; ce n’est pas un mauvais retour pour quelques paquets de fourrures, et l’avarice elle-même conviendrait que six mois ne sont pas un très-long terme pour l’usure ?

— Le bâtiment qui t’appartient, impétueux Seadrift, est l’oiseau de la marine, reprit Myndert avec une émotion joyeuse dans la voix qui trahissait sa profonde satisfaction. As-tu dit quatre-vingts ? mais épargne-toi la peine de chercher le mémorandum, je vais compter l’or moi-même afin de t’en éviter l’embarras. En vérité, le voyage n’a pas été mauvais ! Quelques barils de la Jamaïque, avec un peu de poudre et de plomb, une couverture ou deux, et par-ci par-là une babiole d’un son pour un chef, ont été habilement et promptement convertis en métal jaune par tes soins. Cette affaire s’est faite sur les côtes françaises ?

— Plus au nord, ou la neige aida le marché. Tes castors et tes martres, honnête bourgeois, seront étendus en présence de l’empereur aux prochaines fêtes. Qu’étudies-tu avec tant d’attention sur le visage de ce Jean de Bragance ?

— Cette pièce ne me semble pas des plus lourdes, mais heureusement j’ai mes balances sous la main…

— Arrête, dit l’étranger en posant légèrement sa main (qui, suivant la mode de l’époque, était enfermée dans un gant délicat et parfumé) sur le bras du bourgeois. Point de balance entre nous, Monsieur ! Cela fut donné dans le marché, et, lourde ou légère, cette pièce ira avec les autres. Nous trafiquons de confiance, et cette hésitation m’offense. Un autre doute encore sur mon intégrité, et nos relations seront terminées.

— Ce serait une calamité que je déplorerais tout autant, ou presque autant que toi-même, répondit Myndert, affectant de rire tandis qu’il glissait le doublon dans le sac avec les autres, afin d’éloigner de la vue cette pomme de discorde. Un peu d’indulgence dans le commerce entretient l’amitié, et nous ne perdrons pas un temps précieux pour une bagatelle. As-tu apporté des marchandises convenables pour les colonies ?

— En abondance.

— Et soigneusement assorties ? Colonies et monopole ! il y a une double satisfaction dans ce trafic clandestin ! Je n’apprends jamais ton arrivée, maître Seadrift, sans que le cœur me bondisse d’aise ! quel plaisir de violer les lois de vos benêts de Londres !

— Mais le premier de tous est…

— Le plaisir du gain, certainement. Je ne veux pas nier le pouvoir des sentiments de la nature, mais réellement il y a une sorte de gloire de profession à tromper ainsi l’égoïsme de ceux qui se croient nos maîtres. Quoi ! sommes-nous mis au monde pour être les instruments de leur prospérité ! donnez-nous une législation égale, le droit de décider sur la police des actes, et alors, comme un loyal et obéissant sujet…

— Tu feras toujours la contrebande.

— Allons, allons, multiplier des mots insignifiants n’est pas multiplier de l’or. Peux-tu me montrer la liste des articles que tu as introduits ?

— Ils sont ici, et prêts à être examinés. Mais il me passe une fantaisie par la tête, alderman van Beverout, et il faut que j’y donne carrière comme à mes autres caprices : je veux un témoin à notre marché.

— Juges et jury ! tu oublies qu’une lourde galiote pourrait faire voile à travers les clauses les plus serrées de ces contrats extralégaux. Les cours reçoivent la preuve de cette espèce de commerce, comme la tombe reçoit les morts, pour tout engloutir et être oubliée.

— Je me moque des cours de justice, et je n’éprouve aucun désir de les voir. Mais la présence de la belle Barberie préviendra les malentendus qui pourraient mettre un terme à nos relations. Appelez-la.

— La jeune fille ignore complètement les usages du commerce, et cela pourrait me nuire dans son opinion. Si un homme ne soutient pas son crédit dans sa propre maison, comment le soutiendra-t-il sur la place ?

— Il y en a qui ont du crédit sur les grands chemins, et qui n’en ont pas chez eux. Mais tu connais mon humeur : point de nièce, point de trafic.

— Alida est une enfant soumise et affectionnée, et je ne voudrais pas volontairement troubler son sommeil. Il y a ici le patron de Kinderhook, un homme qui aime les lois anglaises autant que moi ; il éprouvera moins de répugnance à voir un honnête shilling changé en or. Je vais l’éveiller ; aucun homme ne fut jamais offensé de l’offre de partager une affaire avantageuse.

— Laissez-le dormir. Je ne trafique pas avec vos lords de manoirs et d’hypothèques. Amenez la dame, car il y aura des matières convenables à sa délicatesse.

— Par le devoir et les dix commandements ! vous n’avez jamais eu la tutelle d’un enfant, maître Seadrift, et vous ne connaissez pas le poids d’une telle responsabilité.

— Point de nièce, point de trafic, interrompit l’obstiné contrebandier en remettant sa facture dans sa poche, et se préparant à se lever de la table près de laquelle il s’était assis. La jeune dame sait que je suis ici, et il est plus sûr pour nous deux qu’elle entre un peu plus dans notre confidence.

— Tu es aussi despote que les lois anglaises sur la navigation ! J’entends la jeune fille qui marche encore dans sa chambre, elle va venir. Mais il n’est pas nécessaire d’entrer en explication sur nos anciennes transactions ; cette affaire peut passer pour une spéculation accidentelle, un jeu dans notre carrière commerciale.

— Comme tu voudras. Je dirai moins de mots que je ne ferai d’affaires : garde tes propres secrets, bourgeois, et ils seront en sûreté. Cependant, je voudrais voir ici la jeune dame, car j’ai un pressentiment que notre commerce court quelque danger.

— Je n’aime pas le mot pressentiment, murmura l’alderman, en prenant une lumière et la soufflant avec soin ; laisse tomber une seule lettre, et on pourra craindre les peines et les amendes de l’échiquier… Rappelle-toi que tu n’es qu’un commerçant qui se cache à cause de l’habileté de ses spéculations !

— Voilà à la lettre mon état ; si tous les autres étaient aussi adroits, le commerce cesserait certainement… Amène-moi la dame.

L’alderman, qui voyait probablement la nécessité de donner quelque explication à sa nièce, et qui connaissait le caractère opiniâtre de son compagnon, n’hésita pas plus longtemps, et, jetant d’abord un regard soupçonneux en dehors de la croisée ouverte, il quitta l’appartement.



CHAPITRE X.


Hélas ! comme j’ai en moi un péché haineux, j’étais honteuse d’être l’enfant de mon père ! Mais quoique je sois la fille de son sang, je ne le suis pas de ses habitudes.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Au moment où l’étranger se retrouva seul, l’expression de son visage subit un entier changement ; la fierté et la hardiesse disparurent de ses regards, qui devinrent doux, sinon pensifs, tandis qu’ils erraient sur les divers objets élégants servant à amuser les loisirs de la belle Barberie. Il se leva, toucha les cordes du luth, et semblable à la Crainte[15], il recula au son qu’il avait produit. Tout souvenir du but de sa visite était évidemment oublié dans une contemplation nouvelle, un intérêt plus vif, et, s’il y avait eu là quelqu’un pour surveiller ses mouvements, le dernier motif de sa présence eût probablement été le véritable. Il y avait si peu de ce caractère commun et vulgaire qu’on voit généralement chez les gens de sa profession, dans l’expression et sur les traits de son beau visage, qu’on aurait pu penser qu’il avait été ainsi favorisé de la nature, afin de faire triompher plus facilement la déception. S’il y avait des moments où l’on voyait dans ses manières le mépris de l’opinion, c’était plutôt un sentiment affecté que naturel, et même, lorsque dans son entrevue avec l’alderman, il avait montré son indifférence aux lois qui règlent la société, elle avait été mêlée d’une réserve de manières qui contrastait étrangement avec son humeur.

D’un autre côté, il est inutile de dire qu’Alida de Barberie n’avait aucun soupçon désagréable sur le caractère de l’étranger. La funeste influence qui s’exerce nécessairement près d’un pouvoir qui n’est pas responsable, jointe à l’indifférence naturelle avec laquelle les chefs considèrent leurs dépendants, avait porté le ministère anglais à faire remplir trop de postes honorables et avantageux, dans les colonies, par des hommes de rang, sans talents et de mœurs dissolues, ou par ceux qui avaient de puissantes protections en Angleterre. La province de New-York avait sous ce rapport été plus malheureuse qu’une autre. Le don qu’en fit Charles à son frère et successeur l’avait privée de la protection de ces chartes et autres privilèges qui avaient été accordés à la plupart des gouvernements d’Amérique. Les relations avec la couronne étaient directes, et, pendant une longue période, la majorité des habitants fut considérée comme une race différente, et par conséquent une race inférieure à celle des conquérants.

Tel était à cette époque le relâchement de la justice envers les peuples de notre hémisphère, que les déprédations de Drake et autres, contre les riches habitants des contrées plus au sud, ne paraissent pas avoir laissé aucune tache sur leurs écussons, et les honneurs ainsi que la faveur de la reine Élisabeth s’étaient étendus sur des hommes qui seraient, de nos jours, appelés flibustiers. Enfin, le système de violence et de morale spécieuse qui commença avec les donations octroyées à Ferdinand et Isabelle par les bulles des papes, fut continué avec plus ou moins de modifications, jusqu’à ce que les descendants de ces hommes simples d’esprit et vertueux qui peuplaient les États-Unis, prirent entre leurs mains les rênes du gouvernement, et proclamèrent des principes politiques aussi peu pratiqués auparavant qu’ils étaient peu compris.

Alida savait que le comte de Bellamont et le seigneur sans principes que nous avons introduits dans les premières pages de notre histoire, étaient accusés de favoriser sur mer des actions plus coupables qu’un commerce illégal, et l’on apprendra sans surprise qu’elle pût avoir des raisons de se défier de la légalité des spéculations de son oncle, avec moins de peine que n’en ressentirait de nos jours une jeune personne de son caractère. Ses soupçons cependant étaient loin de la vérité, car il était impossible de rencontrer un marin qui ressemblât moins à un flibustier que celui que le hasard avait offert à ses yeux.

Peut-être la douceur de la voix et les manières de cet homme extraordinaire hâtèrent-elles le retour d’Alida. Dans tous les cas, elle parut bientôt dans l’appartement avec un air qui manifestait plus de curiosité et de surprise que de déplaisir.

— Ma nièce vient d’apprendre que tu arrives de l’ancien hémisphère, maître Seadrift, dit le prudent alderman qui précédait Alida, et la femme domine dans son cœur. Elle ne te pardonnerait jamais que l’œil d’une autre fille du Manhattan contemplât les belles choses que tu apportes avant qu’elle ait jugé de leur mérite.

— Je ne puis souhaiter un juge plus beau et plus impartial, dit l’étranger d’un air galant et dégagé. Voilà des soies qui sortent des métiers de la Toscane, et des brocards de Lyon que les dames de Lombardie et de France pourraient envier. Des rubans de toutes les nuances et de toutes les couleurs, des dentelles dont les dessins semblent avoir été copiés sur les ciselures des riches cathédrales de votre Flandre.

— Tu as beaucoup voyagé dans ton temps, maître Seadrift, et tu parles des différents pays et de leurs usages avec discernement, dit l’alderman ; mais quel est le prix de ces belles marchandises ? Tu connais la longue guerre et la certitude morale que nous avons de sa durée ; la succession au trône des princes allemands, et les derniers tremblements de terre du pays, ont fait baisser les prix, et nous forcent, nous autres bourgeois, à être très-prudents dans notre commerce. T’es-tu informé du prix des chevaux la dernière fois que tu es allé en Hollande ?

— Ces animaux mendient dans les rues. Quant à la valeur de mes marchandises, tu sais que le prix en est fixé, et que je n’admets point de contestations entre amis.

— Ton obstination est déraisonnable, maître Seadrift. Un marchand sage doit toujours s’informer de l’état du marché, et un homme qui a tant d’expérience doit savoir qu’un agile sixpence se multiplie plus vite qu’un shilling qui n’avance que lentement. C’est à force de rouler que les parcelles de neige s’attachent les unes aux autres et forment une houle. Les marchandises qui arrivent légères ne doivent point s’en retourner lourdes, et de prompts arrangements suivent de prompts marchés. Tu sais notre proverbe d’York : les premières offres sont les meilleures.

— Celui qui trouve les marchandises à son goût peut les acheter, et celui qui préfère son or aux dentelles, aux riches soieries et aux brocards, doit dormir avec son sac d’argent sous son oreiller. Il y en a d’autres qui attendent avec impatience que je leur montre mes articles, et je n’ai pas traversé l’Atlantique avec un fret qui leste presqu’à lui seul le brigantin, pour jeter mes marchandises à celui qui m’en donne le moins.

— Mon oncle, dit Alida avec un peu d’impatience, nous ne pouvons pas juger des marchandises de maître Seadrift, sans les voir ; je suis persuadée qu’il n’est pas venu à terre sans apporter quelques échantillons ?

— Coutumes et amitiés ! murmura Myndert, à quoi servent des relations établies si elles doivent être brisées parce qu’on surfait un peu. Mais produis tes marchandises, monsieur Dogmatisme, je parierais qu’elles ne sont plus de mode ou que la couleur en a été gâtée par la négligence ordinaire chez les marins. Nous te ferons du moins la politesse de les examiner.

— Comme cela vous plaira. Les balles sont à leur place ordinaire sur le quai, sous l’inspection de l’honnête maître Tiller. Mais si leur qualité est si inférieure, elles valent à peine l’embarras d’aller les voir.

— Je vais y aller, je vais y aller, dit l’alderman en ajustant sa perruque et ôtant ses lunettes. Ce serait mal agir avec un ancien correspondant que de refuser de voir sa pacotille. Tu me suivras, maître Seadrift, et je les examinerai, quoique la longue guerre, la baisse des fourrures la surabondance de la moisson de l’année dernière, et la parfaite stagnation dans les mines, aient mis à plat le commerce ; j’irai néanmoins, de crainte que tu ne dises que tes intérêts ont été négligés. Ton maître Tiller est un agent indiscret ; il m’a causé aujourd’hui une frayeur qui surpasse toutes celles que j’ai éprouvées depuis la faillite de Van Halt…

La voix de Myndert cessa peu à peu de se faire entendre, car dans sa précipitation à ne point négliger les intérêts de son hôte, le tenace négociant avait déjà quitté l’appartement, et le reste de son discours fut prononcé dans l’antichambre du pavillon.

— Il ne sera pas fort agréable pour une personne de mon sexe de se mêler aux matelots et aux autres hommes qui entourent probablement les balles de marchandises, dit Alida dont le visage exprimait à la fois l’hésitation et la curiosité.

— Cela ne sera pas nécessaire, répondit son compagnon. J’ai près d’ici les échantillons de tout ce que vous pouvez désirer. Mais pourquoi cette précipitation ? Nous sommes encore dans les premières heures de la nuit, et l’alderman sera occupé longtemps avant de se résoudre à payer les prix que nos gens lui demanderont certainement. J’arrive d’au-delà des mers, belle Alida, et tu ne peux concevoir le plaisir que j’éprouve à respirer l’atmosphère qu’épure la présence d’une femme.

La belle Barberie, sans savoir pourquoi, recula d’un pas ou deux, et posa la main sur le cordon d’une sonnette avant de savoir ce qui causait ses alarmes.

— Il ne me semble pas que je sois une créature assez terrible pour que vous puissiez craindre ma présence, dit le marin avec un sourire où il y avait autant d’ironie que de cette mélancolie pensive que sa physionomie exprimait si souvent. Mais sonne et fais venir tes serviteurs pour apaiser des craintes qui sont naturelles à ton sexe et flatteuses pour le mien. Sonnerai-je moi-même, car ta jolie main tremble trop pour te rendre ce service ?

— Je ne sais pas si quelqu’un répondrait, car l’heure du service est passée. Je ferais mieux d’aller examiner les marchandises.

L’être étrange qui occasionnait tant d’hésitation à Alida, regarda cette jeune fille avec une tendre sollicitude.

— Voilà comme elles sont jusqu’à ce que des relations trop fréquentes avec un monde froid et corrompu changent leur âme, dit-il. Plût au ciel qu’elles pussent toujours rester ainsi ! Ces mots furent plutôt murmurés que prononcés à voix haute par l’étranger. — Tu as dans ton caractère un singulier mélange de la faiblesse des femmes et du courage des hommes, belle Barberie, mais, crois-moi (et il posa la main sur son cœur avec une ardeur qui parlait en faveur de sa sincérité), avant qu’un mot, qu’une action pût t’offenser, soit de ma part, soit de la part de ceux qui obéissent à ma volonté, il faudrait qu’il s’opérât là un grand changement. Ne crains pas, ajouta-t-il, car je vais appeler pour les échantillons que tu désires voir.

L’étranger appliqua un petit sifflet d’argent à ses lèvres, et fit entendre un son peu prononcé, en faisant signe à Alida d’attendre les résultats sans effroi. Presque aussitôt on entendit un frémissement parmi les feuilles du bosquet, puis, après un instant d’attente, un objet noir entra par la fenêtre et roula pesamment jusqu’au milieu de la chambre.

— Voilà des marchandises, et, crois-moi, le prix ne sera point disputé entre nous, reprit maître Seadrift en ouvrant le petit ballot qui était entré dans l’appartement sans aucune aide apparente. Ces marchandises sont autant de gages de neutralité entre nous ; ainsi, approche et regarde sans crainte : tu en trouveras pour lesquelles tu remercieras le hasard.

Le ballot fut ouvert, et, comme son maître paraissait singulièrement habile à séduire l’imagination d’une femme, il devint impossible à Alida de résister plus longtemps. Elle perdit peu à peu sa réserve, à mesure que l’examen avançait ; et avant que le propriétaire des trésors fût parvenu au tiers du ballot, les mains de l’héritière étaient aussi activement occupées que les siennes.

— Voici une étoffe de la Lombardie, dit le marchand, satisfait de la confiance qu’il était parvenu à établir entre sa belle compagne et lui. Tu vois qu’elle est riche, remplie de fleurs, et variée comme le pays d’où elle vient. On dirait que les vignes et la végétation d’un sol fertile se reproduisent sous le travail du métier. La pièce est assez considérable pour tous les vêtements possibles. Vois, elle est sans fin, comme les plaines qui nourrissent le petit animal dont se compose son tissu. J’ai vendu beaucoup de cette étoffe à des dames anglaises qui ne dédaignent pas d’acheter à une personne qui court de grands risques pour leur toilette.

— Je crois qu’il y en a beaucoup qui trouvent du plaisir à porter ces étoffes, principalement parce qu’elles sont défendues.

— Cela ne serait pas contre nature. Regardez cette boîte contient plusieurs ornements fabriqués avec des dents d’éléphant, taillées par un habile ouvrier des pays qui sont le plus à l’est ; ils ne déparent pas la table de toilette d’une dame, et ils ont un but moral, en ce qu’ils lui rappellent un pays où les femmes sont moins heureuses que chez elle. Ah ! voilà un trésor de Malines, travaillé d’après mes propres dessins.

— C’est d’une beauté au-delà de tout éloge ; le dessin ferait honneur à un peintre.

— Je me suis beaucoup occupé dans ma jeunesse de ces sortes de choses, reprit le marchand, en déployant la dentelle riche et délicate, de manière à prouver qu’il ressentait encore du plaisir à contempler son tissu. Il y eut un traité de fait entre moi et l’ouvrier, par lequel ce dernier s’engageait à m’en fournir une assez grande quantité pour atteindre depuis le haut de la tour de l’église de la ville qu’il habitait, jusqu’au pavé de la rue ; et cependant, vous voyez comme il m’en reste peu ! les dames de Londres le trouvent à leur goût, et il ne m’a pas été facile d’apporter dans les colonies le peu qui en reste.

— Vous aviez choisi un aunage un peu fort, pour un article qui devait traverser tant de pays sans le soumettre aux formalités de la loi.

— Nous avions confiance dans la protection de l’Église, qui se fâche rarement contre ceux qui respectent ses privilèges. Sous la sanction de cette autorité, je vais mettre de côté ce qui en reste, persuadé que cela vous conviendra.

— Un tissu aussi précieux doit être cher ?

La belle Barberie parlait en hésitant, et, comme elle levait les yeux, elle rencontra les regards de son compagnon fixés sur elle ; ils exprimaient la conviction de l’ascendant qu’il obtenait. Tressaillant sans savoir pourquoi, elle se hâta d’ajouter :

— Cette dentelle est peut-être plus convenable pour une dame de la cour que pour une jeune fille des colonies.

— Elle ne convient à nulle autre aussi bien qu’à vous. Je la mets de côté comme un poids de plus dans mon marché avec l’alderman. Voici du satin de Toscane, pays où la nature se plaît dans les extrêmes et dont les marchands étaient princes. Le Florentin est habile dans ses fabriques et heureux dans ses dessins et ses couleurs, qu’il doit à la richesse de son climat. Regardez : la nuance de cette éclatante surface est presque aussi délicate que la lueur rosée qui joue sur les flancs des Apennins.

— Vous avez donc visité les pays où se fabriquent les marchandises que vous vendez ? dit Alida en laissant voir l’intérêt qu’elle éprouvait.

— C’est mon habitude. Voilà une chaîne de la cité des Îles : la main d’un Vénitien peut seule former ces liens délicats et presque invisibles. J’ai refusé un rang de perles sans tache pour ce tissu d’or.

— C’était imprudent pour un homme dont le commerce est soumis à tant de hasards.

— Je gardais ce bijou pour mon plaisir. Le caprice est quelquefois plus fort que l’amour du gain, et cette chaîne ne me quittera pas que je ne l’aie offerte à la dame de mes pensées.

— Un marchand si activement occupé peut à peine trouver un moment pour chercher l’objet auquel un pareil don est destiné.

— Le mérite et les charmes sont-ils si rares parmi votre sexe ! La belle Barberie parle dans la sécurité de ses conquêtes, ou elle ne traiterait pas si légèrement un sujet si sérieux pour la plupart des femmes.

— Parmi les différentes contrées que vous avez visitées se trouvait sans doute celle de la sorcellerie, ou vous ne prétendriez pas à la connaissance de chaque chose qui, par leur nature même, sont ignorées d’un étranger. De quelle valeur peuvent être ces magnifiques plumes d’autruche ?

— Elles viennent de la noire Afrique, quoiqu’elles soient elles-mêmes d’un blanc si pur. Ce paquet me fut donné en secret par un Maure, en échange de quelques outres de Lacryma-Christi, qu’il avala les yeux fermés. J’ai fait commerce avec cet homme, parce que j’avais pitié de son gosier altéré, et je n’attache aucun prix à la valeur de cette marchandise : elle ira avec la dentelle, pour entretenir l’amitié entre ton oncle et moi.

Alida ne put s’opposer à cette libéralité, bien qu’elle pensât, en secret, que ces dons étaient des offrandes délicates et déguisées qui s’adressaient à elle-même. Ce soupçon produisit deux résultats : la jeune fille devint plus réservée dans ses éloges sur les marchandises, et sa confiance et son admiration pour le magnifique marin n’en furent pas diminuées.

— Mon oncle aura des raisons de louer ta générosité, dit l’héritière en inclinant la tête un peu froidement ; quoiqu’on puisse croire que dans le commerce la justice est autant à désirer que la générosité. Voilà un curieux dessin travaillé avec l’aiguille ?

— C’est l’ouvrage de bien des jours, produit par la main d’une recluse ; je l’ai acheté d’une religieuse, en France. Elle a passé des années sur ce travail, qui a plus de valeur que la matière sur laquelle il fut fait. La faible fille de la solitude pleura lorsqu’elle se sépara de ce tissu, car il avait à ses yeux le mérite d’un objet auquel on est habitué. Une personne qui vit dans la confusion du monde perdrait un ami avec un chagrin moins profond que ne le fut celui de cette douce habitante du cloître en se séparant de l’ouvrage de ses mains.

— Et est-il permis aux personnes de votre sexe de visiter ces retraites religieuses ? demanda Alida. Je descends d’une race qui a peu de respect pour la vie monastique, car nous sommes des réfugiés qui se sont soustraits à la sévérité de Louis XIV ; cependant je n’ai jamais entendu mon père leur reprocher de montrer si peu de déférence à leurs vœux.

— Le fait me fut ainsi répété, car certainement mon sexe n’est point admis à commercer directement avec les modestes sœurs (un sourire, qu’Alida était moitié disposée à trouver ironique, effleura les lèvres de l’étranger), mais il me fut ainsi rapporté. Quelle est votre opinion sur le mérite des femmes qui cherchent un refuge contre les soins et les péchés du monde dans les institutions de cette espèce ?

— En vérité, cette question surpasse mes connaissances. Ce n’est point ici un pays où l’on enferme les femmes, et cet usage occupe peu nos pensées en Amérique.

— Cette coutume à ses abus, continua l’étranger d’un air pensif, mais elle a aussi son bon côté. Il y a beaucoup de femmes, parmi les faibles et les vaines, qui seraient plus heureuses dans les cloîtres qu’exposées aux séductions et aux folies de la vie. Ah ! voici un travail sorti de mains anglaises, je ne sais pas comment cet article se trouve en compagnie des produits de métiers étrangers. Mes ballots contiennent peu de choses qui soient vulgairement sanctionnées par les lois. Parlez-moi franchement, belle Alida, et dites-moi si vous partagez les préjugés du monde contre nous autres libres commerçants ?

— Je ne veux point juger des principes qui excèdent les connaissances et les habitudes de mon sexe, répondit la jeune fille avec dignité. Il y a des personnes qui pensent que l’abus du pouvoir justifie la résistance, tandis que d’autres croient que violer les lois, c’est violer la morale.

— Ce dernier principe est la doctrine des hommes qui ont de l’argent et dont la fortune est faite ! Ils ont retranché leurs biens derrière des barrières reconnues, et ils prêchent leur sainteté parce qu’elles favorisent leur égoïsme. Nous autres, écumeurs de mer…

Alida tressaillit si subitement, que son compagnon cessa de parler.

— Mes paroles sont-elles assez effrayantes pour que leur son vous fasse pâlir ?

— J’espère qu’elles furent plutôt prononcées par hasard, et qu’elles n’ont pas la signification terrible que je leur prête. Je voudrais ne pas avoir dit… Non, c’est une idée qui prend sa source dans la ressemblance de vos professions, un homme comme vous ne peut pas être celui dont le nom est devenu proverbial.

— Un homme comme moi, belle Alida, est ce que la fortune veut qu’il soit. De quel homme et de quel nom voulez-vous parler ?

— Ce n’est rien, reprit la belle Barberie, examinant involontairement les traits gracieux et les manières polies de l’étranger avec plus d’attention qu’il ne convenait à une jeune fille. Mais continuez votre explication. Voilà de beaux velours !

— Ils viennent aussi de Venise ; mais le commerce est comme la faveur, il suit les riches, et la reine de l’Adriatique est déjà sur son déclin. Ce qui aurait fait la fortune du laboureur occasionne la chute d’une ville. Les lagunes sont remplies d’un sol gras, et la quille d’un vaisseau de commerce s’y voit moins souvent que par le passé. Quelques siècles de plus, et la charrue tracera peut-être des sillons où le Bucentaure a flotté ! Le passage extérieur des Indes a changé le courant de la prospérité, qui se précipite toujours dans le lit le plus large et le plus nouveau. Les nations pourraient prendre une leçon de morale en contemplant les canaux déserts et l’éloquente magnificence de cette ville déchue, mais dont l’orgueil se nourrit encore de ses inutiles souvnirs. Comme je disais, nous autres marins errants, nous attachons peu de prix à ces vieilles maximes qui sont inventées par les grands et les riches chez nous, et sont transmises à l’étranger afin que les faibles et les malheureux soient plus fortement enchaînés dans leurs fers.

— Je crois que vous poussez ce principe trop loin pour un homme dont la plus grande offense contre l’usage établi est un commerce un peu hasardeux. Vos opinions bouleverseraient la société.

— Ou plutôt elles la rétabliraient en rendant à chacun ses droits naturels. Lorsque les gouvernements se baseront sur la justice, lorsque leur but sera d’éloigner les tentations au lieu d’en créer de nouvelles, et lorsque des corps se reconnaîtront responsables des fautes des individus… Alors la Sorcière des Eaux elle-même pourrait devenir un cutter de la couronne, et son propriétaire un officier de la douane.

Le velours tomba des mains d’Alida, et elle se leva précipitamment de son siège.

— Expliquez-vous clairement, dit-elle avec la fermeté qui lui était naturelle. À qui parlé-je en ce moment ?

— À un homme rejeté de la société… À un aventurier de l’Océan, à l’Écumeur de mer ! cria une voix à la fenêtre qui était restée ouverte.

Au même instant Ludlow santa dans l’appartement. Alida poussa un cri, cacha son visage dans sa robe, et s’enfuit précipitamment.



CHAPITRE XI.


La vérité sera connue, le meurtre d’un père ne peut pas être longtemps caché à son fils ; je vous répète que la vérité sera découverte.
Lancelot


L’officier de la reine s’était élancé dans le pavillon avec le visage animé et la précipitation d’un homme excité par la colère. L’exclamation d’Alida et sa fuite détournèrent un instant son attention ; mais il se retourna avec vivacité vers son compagnon pour ne pas dire avec fureur. Il n’est pas nécessaire de répéter la description que nous avons faite de l’étranger afin de rendre intelligible au lecteur le changement qui s’opéra sur les traits de Ludlow. Il ne pouvait d’abord se persuader qu’il n’y eût pas une autre personne présente, et lorsque ses regards eurent parcouru tout l’intérieur de l’appartement, ils revinrent examiner le visage et la taille du contrebandier avec une expression d’incrédulité et de surprise.

— Il y a ici quelque méprise ! s’écria le commandant de la Coquette après avoir examiné l’appartement.

— Votre manière aimable d’entrer dans une maison, répondit l’étranger, sur le visage duquel on avait vu une rongeur passagère, qui pouvait provenir également de la surprise ou de la colère, a chassé la jeune dame de chez elle ; mais comme vous portez la livrée de la reine, je présume que vous avez le pouvoir d’envahir ainsi la demeure de ses sujets.

— J’avais cru… ou plutôt j’avais des raisons pour être certain qu’un homme abhorré de tous ceux qui ont de la loyauté était ici, répondit Ludlow un peu confus ; je puis difficilement avoir été trompé, car j’ai entendu clairement les discours d’un de ses gens… cependant, il n’y est pas.

— Je vous remercie de la haute considération que vous accordez à ma présence.

Les manières, plutôt que les paroles de l’étranger, portèrent Ludlow à l’examiner une seconde fois. Il y avait dans ce regard une expression mêlée de doute, d’admiration et d’inquiétude, sinon de jalousie, tandis qu’il parcourait les traits du jeune inconnu. Le premier sentiment semblait néanmoins le plus fort des trois.

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés ! s’écria Ludlow, lorsque ses regards commençaient à s’obscurcir par l’attention forcée qu’il donnait à cet examen.

— L’Océan a différents sentiers, et les hommes peuvent y voyager longtemps sans courir le risque de se rencontrer.

— Tu as servi la reine, quoique je te voie dans une situation suspecte.

— Jamais. Je ne suis pas fait pour porter des liens dans la servitude d’aucune femme, reprit le contrebandier avec un sourire ironique, portât-elle mille diadèmes. Anne n’eut jamais une heure de mon temps ni un seul souhait de mon cœur.

— Voilà un langage hardi, Monsieur, pour l’oreille d’un officier. L’arrivée d’un brigantin inconnu, certains événements qui se sont passés cette nuit, votre présence ici, ces ballots de marchandises prohibées, élèvent dans mon esprit des soupçons qui doivent être éclaircis. Qui êtes-vous ?

— Un homme rejeté par la société, un homme condamné par le monde, le proscrit, l’aventurier de l’Océan, l’Écumeur de mer.

— Cela ne peut pas être ; on parle généralement de la difformité de ce prescrit, autant que de sa témérité à braver les lois. Voudriez-vous me tromper ?

— Si les hommes se trompent sur ce qui est visible aux yeux et de peu d’importance, répondit l’étranger avec fierté, n’a-t-on pas raison de douter de leur véracité dans des matières plus sérieuses. Je suis certainement ce que je parais être, si je ne suis pas ce que je suis.

— Je ne puis croire un conte aussi improbable ; donnez-moi quelques preuves de la vérité de ce que vous dites.

— Regardez ce brigantin dont les esparres délicates se confondent presque avec les branches des arbres, dit l’étranger en s’approchant d’une fenêtre et en dirigeant l’attention de son compagnon vers la Cove ; c’est le brigantin qui a si souvent trompé les efforts de tous les croiseurs, et qui me transporte avec mes trésors où il me plaît d’aller, sans la permission de lois arbitraires et les inquisitions de méprisables mercenaires. Le nuage orageux qui flotte au-dessus de la mer n’est pas plus libre et à peine plus rapide. On a eu raison de le nommer la Sorcière des Eaux ; car ses manœuvres sur l’Océan semblent dépasser le pouvoir humain. L’écume de la mer ne se balance pas plus légèrement sur les vagues que ce gracieux vaisseau lorsqu’il est poussé par la brise. Elle est digne d’être aimée, Ludlow ; crois-moi, je n’ai jamais accordé à une femme l’affection que je ressens pour ce fidèle et ce beau bâtiment.

— C’est plus qu’aucun marin ne pourrait en dire en faveur du vaisseau qu’il admire.

— Vous ne le diriez pas, Monsieur, à l’égard du lourd vaisseau de la reine Anne. Votre Coquette n’est pas des plus belles, et il y a plus de prétention que de vérité dans le nom que vous lui avez donné.

— Par le titre de ma royale maîtresse, jeune homme sans barbe, voilà un langage insolent qui pourrait convenir à celui que vous voulez représenter ! Mon vaisseau, lourd ou léger, est capable de mettre votre brigantin en contact avec les tribunaux.

— Par l’adresse et les qualités de la Sorcière des Eaux ! voilà un langage qui pourrait convenir à un homme qui aurait la liberté d’agir suivant son bon plaisir, dit l’étranger en imitant avec ironie la voix courroucée avec laquelle son compagnon avait parlé ; vous allez avoir une preuve de mon identité, écoutez : Il y a quelqu’un qui vante son pouvoir, et qui oublie qu’il est la dupe d’un de mes gens, et que tandis que ses discours sont si remplis d’orgueil et de hardiesse, il n’est qu’un captif.

Les joues brunes de Ludlow se couvrirent de rougeur, et il regardait la taille délicate de son adversaire, moins vigoureux que lui, comme s’il eût été tenté de le renverser par terre, lorsqu’une porte s’ouvrit, et Alida parut dans le salon.

Cette entrevue entre le commandant de la Coquette et sa maîtresse causa à l’un et à l’autre quelque embarras. La colère du jeune homme et la confusion d’Alida occasionnèrent un instant de silence ; mais comme la belle Barberie n’était pas revenue sans avoir un but, elle ne tarda pas à prendre la parole.

— Je ne sais pas si je dois condamner ou approuver la hardiesse du capitaine Ludlow en se présentant chez moi à une heure aussi inclue, dit-elle, car j’ignore encore son motif. Lorsqu’il lui plaira de me le faire connaître, je pourrai juger de la valeur de ses excuses.

— Il faut en effet qu’il s’explique avant que nous ne le condamnions, ajouta l’étranger en offrant un siège à Alida, qui le refusa froidement. Sans aucun doute, ce gentilhomme a un motif.

Si des regards pouvaient pulvériser, celui qui venait de parler eût été anéanti. Mais comme la jeune dame parut indifférente à cette dernière remarque, Ludlow entra en explication.

— Je ne chercherai point à cacher que j’ai été le jouet d’un artifice, dit-il, et qu’il est accompagné de circonstances qui me semblent extraordinaires. L’air et les manières du matelot que vous avez vu dans la périagua m’ont porté à lui accorder plus de confiance que la prudence ne l’exigeait, et j’en ai été récompensé par la trahison.

— En d’autres termes, le capitaine Ludlow n’est pas aussi sage qu’il se croyait le droit de le penser, dit l’étranger avec ironie.

— Comment suis-je à blâmer, et pourquoi ma demeure est-elle violée ? dit Alida ; est-ce parce qu’un matelot vagabond a trompé le commandant de la Coquette ? Non seulement je ne le connais pas, mais cette personne, ajouta-t-elle en adoptant un mot qu’on donne au premier venu, cette personne m’est étrangère, il n’y eut jamais entre nous d’autres relations que celles que vous voyez.

— Il n’est pas nécessaire de dire pourquoi j’ai pris terre, continua Ludlow, mais j’ai été assez faible pour permettre au marin inconnu de quitter avec moi mon vaisseau, et lorsque j’ai voulu y retourner, il a trouvé le moyen de désarmer mes gens et de me faire prisonnier.

— Et cependant, pour un captif, vous êtes passablement libre, ajouta l’étranger toujours avec ironie.

— À quoi sert la liberté quand on n’a pas les moyens d’en faire usage ? La mer me sépare de mon vaisseau, et les fidèles matelots qui conduisaient ma chaloupe sont dans les fers. J’ai été moi-même peu surveillé ; mais quoiqu’il m’eût été défendu d’approcher de certains lieux, j’en ai vu assez pour n’avoir aucun doute sur le caractère de ceux que l’alderman reçoit chez lui.

— Vous voudriez dire, et sa nièce aussi, Ludlow ?

— Je ne veux rien dire qui soit contraire au respect que je porte à Alida de Barberie. J’avoue qu’une idée affreuse me tourmentait ; mais je vois mon erreur, et je me repens d’avoir mis si peu de réserve dans ma conduite.

— Alors il ne nous reste plus qu’à reprendre notre marché, dit l’étranger en s’asseyant tranquillement devant un ballot ouvert, tandis que Ludlow et la jeune fille se regardaient dans une muette surprise. Il est fort amusant de montrer des trésors prohibés à un officier de la reine ; ce sera peut-être un moyen de gagner la faveur royale. Nous en étions restés aux velours et aux lagunes de Venise. En voilà un d’une couleur et d’une qualité digne de servir d’habit au doge lui-même le jour de ses fiançailles avec la mer. Nous autres habitants de l’Océan, nous regardons cette cérémonie comme une preuve que l’hymen ne nous oubliera pas, quoique nous désertions ses autels. Trouvez-vous que je rende justice au métier, capitaine Ludlow ? ou bien êtes-vous entièrement dévoué à Neptune, et vous bornez-vous à envoyer vos soupirs à Vénus quand vous êtes en mer ? Ma foi, si l’humidité et l’air imprégné de sel de l’Océan rouillent la chaîne dorée, c’est la faute d’une nature cruelle ! Ah ! voilà…

Un sifflet aigu résonna à travers les arbrisseaux, et l’orateur devint muet. Jetant ses marchandises avec indifférence sur le ballot, il se leva et parut hésiter. Pendant toute son entrevue avec Ludlow, l’étranger avait conservé un air doux, parfois joyeux, et n’avait jamais partagé le ressentiment que le commandant avait si clairement manifesté. Ses manières dénotèrent alors la perplexité, et ses traits semblaient exprimer qu’il variait dans ses opinions. Les sons du sifflet se firent entendre de nouveau.

— Eh ! eh ! maître Tom, murmura le contrebandier, je t’entends ; mais pourquoi cette précipitation ? Belle Alida, cet appel veut dire que le moment des adieux est arrivé.

— Nous nous sommes rencontrés avec moins de cérémonie, répondit Alida, qui, surveillée par l’œil jaloux de son admirateur, conservait toute la réserve de son sexe.

— Nous nous sommes rencontrés sans avertissement, mais nous séparons-nous sans qu’il reste un souvenir de cette entrevue ? Dois-je m’en retourner au brigantin avec toutes ces marchandises, ou obtiendrai-je en échange le tribut doré ?

— Je ne sais si j’oserai faire un commerce qui n’est pas sanctionné par les lois, en présence d’un officier de la reine, dit Alida en souriant. Je ne nierai pas que vous n’ayez beaucoup de choses qui peuvent exciter l’envie d’une femme ; mais notre royale maîtresse pourrait oublier son sexe et montrer peu de pitié si elle entendait parler de ma faiblesse.

— Ne craignez rien de cette dame. Ce sont ceux qui se montrent les plus sévères à faire exécuter ces lois ridicules, qui les violent le plus facilement. Par les vertus de l’honnête Leadenhall lui-même, je parierais que si j’étais dans le cabinet de la reine Anne, je parviendrais à tenter la royale dame avec mes belles dentelles et mes lourds brocards !

— Ce serait plus téméraire que prudent.

— Je ne sais. Quoique assise sur un trône, elle n’est qu’une femme. Déguisez la nature comme vous le voudrez, elle sera toujours un tyran. La tête qui porte une couronne rêve des conquêtes de son sexe plutôt que des conquêtes de l’État. La main qui tient le sceptre est faite pour montrer son habileté à conduire le pinceau ou l’aiguille, et quoique des mots et des idées puissent être appris et répétés avec la pompe de la royauté, la voix n’en est pas moins celle d’une femme.

— Sans vouloir mettre en question les mérites de notre royale maîtresse, dit Alida qui était toujours prompte à défendre les droits de son sexe, nous pouvons réfuter cette accusation en citant l’exemple de la glorieuse Élisabeth.

— Nous avons en aussi nos Cléopâtres dans les combats de mer, et la crainte qu’elles inspiraient était plus forte que l’amour. La mer à ses monstres, et la terre peut avoir les siens. Celui qui a créé le monde lui donna des lois auxquelles il n’est pas bien de se soustraire. Nous autres hommes, nous sommes jaloux de nos droits, et nous n’aimons pas à les voir usurper ; et croyez-moi, Madame, celle qui s’égare de la route que la nature lui a tracée, déplore bientôt sa fatale erreur. Mais, nous arrangerons-nous pour le velours, ou préférez-vous le brocard ?

Alida et Ludlow écoutaient avec admiration le capricieux et léger langage du singulier contrebandier, et tous les deux cherchaient en vain à se faire une juste idée de son caractère. Son air équivoque était en général bien soutenu, quoique le commandant de la Coquette eût découvert dans les manières de l’étranger, lorsqu’il s’adressait à Alida, une ardeur et une émotion qui excitaient dans son cœur un malaise dont il était honteux, même envers lui-même. Aux couleurs brillantes qui couvraient ses joues, on pouvait croire que la jeune fille observait aussi cette nuance, quoique probablement elle n’en connût pas les effets. Lorsqu’on lui demanda de nouveau ce qu’elle décidait relativement aux marchandises, elle regarda Ludlow avant de répondre.

— Je suis forcée d’avouer, dit-elle en riant, que vous n’avez pas étudié en vain le cœur des femmes. Et cependant, avant de prendre une décision, permettez-moi de consulter ceux qui, ayant une plus grande connaissance des lois, jugeront mieux que moi de la légalité de ce commerce.

— Si cette demande n’était pas raisonnable en elle-même, je devrais l’accorder à votre rang et à votre beauté, Madame ; je laisse le ballot sous votre protection, et demain, avant que le soleil soit couché, on viendra connaître votre réponse. Capitaine Ludlow, nous séparons-nous amis, ou votre devoir envers la reine proscrit-il ce mot ?

— Si vous êtes ce que vous me semblez, dit Ludlow, vous êtes un être inexplicable ; si c’est une mascarade, ce que je soupçonne un peu, le rôle est bien joué, quoiqu’il n’ait rien de digne.

— Vous n’êtes pas le premier qui ait refusé d’en croire ses yeux, dans des circonstances relatives à la Sorcière des Eaux et à son commandant.. Paix ! honnête Tom… ton sifflet ne hâtera pas le temps ! Ami ou non, le capitaine Ludlow n’a pas besoin que je lui rappelle qu’il est mon prisonnier.

— S’il faut convenir que je suis tombé au pouvoir d’un misérable…

— Chut ! si vous voulez conserver tous vos membres. Maître Thomas Tiller est un homme dont l’humeur est un peu rude, et il n’aime pas plus les injures qu’un autre. Outre cela, l’honnête marin n’a fait qu’obéir à mes ordres, et sa réputation est protégée par une responsabilité supérieure.

— Tes ordres ! répéta Ludlow avec une expression, dans les yeux et sur les lèvres, qui aurait pu offenser un homme d’un caractère plus irritable que celui auquel il s’adressait. L’homme qui a si bien réussi dans son artifice est plus fait pour commander que pour obéir. Si l’Écumeur de mer n’est ici, c’est lui.

— Nous ne sommes tous que l’écume des flots qui va où le vent la pousse. Mais en quoi cet homme vous a-t-il offensé pour trouver tant d’aigreur dans l’officier de la marine ? Il n’a pas eu la hardiesse, je l’espère, de proposer un marché secret à un si loyal gentilhomme ?

— C’est bien, Monsieur, vous choisissez un heureux moment pour cette plaisanterie. Je vins à terre pour manifester le respect que j’éprouve pour cette dame, et il m’importe peu que le monde connaisse le but de cette visite. Ce n’est pas un vain artifice qui m’a conduit ici.

— C’est parler avec la franchise d’un marin, dit l’inexplicable étranger, quoique son visage pâlît et que sa voix parût hésiter. J’admire ce dévouement d’un homme envers une femme ; car, comme l’habitude met tant d’entraves à l’expression de leurs sentiments, il est de notre devoir de laisser aussi peu de doutes que possible sur nos intentions. On est obligé de convenir que la belle Alida ne pourra agir plus sagement qu’en récompensant une aussi sincère admiration.

L’étranger jeta un regard sur Alida, qui semblait annoncer de l’inquiétude, et, en parlant à la jeune fille, il semblait attendre une réponse.

— Lorsque le temps sera venu de prendre une décision, répondit Alida, moitié satisfaite et moitié mécontente de cette allusion, il sera peut-être nécessaire de demander les avis de différents conseillers… J’enfends les pas de mon oncle… Capitaine Ludlow, je laisse à votre prudence le soin de décider si vous devez le rencontrer ou non.

Les pas pesants du bourgeois s’approchaient à travers les chambres extérieures du pavillon. Ludlow hésita ; jeta un regard de reproche à sa maîtresse, et quitta aussitôt l’appartement par la même issue où il avait passé pour entrer. Un bruit qui se fit entendre dans le bosquet prouva suffisamment que son retour était attendu et qu’il était surveillé de près.

— Par l’arche de Noé et nos grand-mères ! s’écria Myndert en montrant à la porte son visage coloré par le mouvement, vous nous avez apporté des marchandises qui sont le rebut de nos ancêtres, maître Seadrift. Voilà des étoffes du dernier siècle, et elles devraient être troquées pour de l’or qui a été dépensé.

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? répondit le contrebandier dont le ton et les manières semblaient changer à volonté, suivant l’humeur de la personne avec laquelle il parlait. Qu’est-ce que cela veut dire que vous vous plaigniez de marchandises qui ne sont que trop belles pour les pays éloignés ? Il y a bien des duchesses anglaises qui désireraient posséder ces belles étoffes que j’offre à ta nièce ; mais, en vérité, il y a bien peu de duchesses à qui elles iraient aussi bien.

— La jeune fille est jolie, et tes velours et brocards sont passables ; mais les autres articles ne sont pas faits pour être offerts à un sachem mohawk. Il faut qu’il y ait une réduction dans les prix, ou nous ne ferons pas d’affaire ensemble.

— Ce serait grand dommage. Mais s’il faut mettre à la voile, nous le ferons. Le brigantin connaît le canal par-dessus les sables de Nantuket, et je parierais sur ma vie que les Yankees trouveront d’autres chalands que les Mohawks.

— Tu es aussi prompt que ton bâtiment lui-même, maître Seadrift. Qui te dit qu’un compromis ne peut pas être fait lorsque toute discussion sera prudemment terminée ? Ôte les florins impairs pour faire un compte rond, et ton commerce est terminé pour cette saison.

— Pas un sou de Hollande. Allons, montre-moi la face des doublons, jette assez de ducats simples dans la balance pour compléter la somme, et que tes esclaves portent tes marchandises dans l’intérieur des terres, avant que la lumière du jour vienne raconter leur histoire. Il y a ici quelqu’un qui peut nous faire du tort si cela lui plaît, quoique je ne sache pas jusqu’à quel point il est maître du secret.

L’alderman Beverout tressaillit et regarda involontairement derrière lui, rajusta sa perruque comme un homme pleinement convaincu de la valeur des apparences dans ce monde, et tira prudemment les rideaux des fenêtres.

— Il n’y a personne de plus qu’à l’ordinaire, excepté ma nièce, dit l’alderman après avoir pris toutes les précautions dont nous venons de parler. Il est vrai que le patron de Kinderhook est ici ; mais comme il dort, c’est un témoin en notre faveur. Sa langue gardera le silence tandis que nous aurons le témoignage de sa présence.

— Eh bien, que cela soit ainsi ! reprit le contrebandier, lisant dans les regards suppliants d’Alida qu’elle désirait qu’il n’en dît pas davantage. Mon instinct me disait qu’il y avait une personne de plus, mais il n’allait pas jusqu’à découvrir que cette personne dormait. Il y a des commerçants sur la côte qui, pour l’amour de leur sûreté, mettraient sa présence sur le mémoire.

— N’en dites pas davantage, digne maître Seadrift. Pour parler franchement, les marchandises sont dans la périagua, et déjà hors de la rivière. Je savais que nous finirions par nous entendre ; le temps est précieux, et il y a un croiseur de la reine près d’ici : mes coquins passeront sous son pavillon comme des innocents qui vont au marché ; et je parierais un hongre flamand contre un cheval de Virginie, qu’ils demandent si le capitaine n’a pas besoin de légumes pour sa soupe… Ah ! ah ! ah !… Ce Ludlow est un enfant, ma nièce, et il n’est pas fait pour se mesurer avec des hommes d’un âge raisonnable. Vous saurez mieux l’apprécier quelque jour, et vous lui donnerez son congé comme à un créancier importun.

— J’espère que ces achats seront légalement sanctionnés, mon oncle ?

— Sanctionnés ! Le bonheur sanctionne tout. C’est en commerce comme en guerre : les succès donnent la réputation et le butin. Le plus riche commerçant est toujours le plus honnête… Plantations et ordres du conseil ! que font nos gouverneurs en Angleterre pour qu’il leur soit permis de vociférer contre un peu de contrebande ? Les coquins déclameront pendant une heure contre la subordination et la corruption, tandis que la moitié d’entre eux obtiennent leurs sièges au parlement par la fraude, et aussi illégalement que vous achetez ces dentelles de Malines. Dans le cas où la reine s’offenserait de notre commerce, maître Seadrift, procurez-moi une ou deux saisons aussi favorables que la dernière, et je serai votre passager pour Londres ; j’achèterai un siège au parlement, et je répondrai au mécontentement royal de ma place, comme ils disent, par la responsabilité des états généraux ! Dans de telles circonstances je redeviendrai sir Myndet les Manhattaneses pourraient bien entendre parler d’une lady van Beverout. Alors, ma jolie Alida, ton héritage serait bien diminué !… Allons, va te coucher, mon enfant, et rêve de dentelles, de velours, des devoirs d’une nièce envers un vieil oncle, de discrétion en général, et de toutes sortes d’agréables choses. Embrasse-moi, petite fille, et va te mettre au lit.

Alida obéit, et elle se préparait à quitter l’appartement, lorsque le contrebandier s’avança près d’elle avec un air si galant et si respectueux, qu’elle n’aurait guère pu s’offenser de sa hardiesse.

— Je manquerais de reconnaissance, dit-il, si je quittais une pratique aussi généreuse sans la remercier de sa libéralité. L’espérance de la rencontrer encore hâtera mon retour.

— Je ne sais pas à quel titre vous me devez ces remerciements, répondit Alida, quoiqu’elle s’aperçut que son oncle mettait avec soin plusieurs articles de côté, et qu’il avait déjà placé quelques-unes des plus séduisantes marchandises sur sa table de toilette ; on ne peut dire que nous ayons fait quelques affaires ensemble.

— Je me suis séparé de choses qui ne sont point visibles aux yeux humains, répondit l’étranger en baissant la voix et parlant avec une vivacité qui fit tressaillir Alida. Obtiendrai-je un retour pour ce don, ou bien dois-je le regarder comme perdu, c’est ce que le temps et mon étoile décideront.

Alors il prit la main de la jeune fille, la souleva jusqu’à ses lèvres, et mit tant de grâce et de douceur dans cette action, qu’Alida ne parut s’en offenser que lorsqu’il n’était plus temps de la défendre. Elle rougit, sembla disposée à se fâcher, puis sourit, et enfin, saluant avec confusion, elle se retira.

Plusieurs minutes se passèrent dans le plus grand silence lorsque Alida eut disparu. L’étranger était pensif, quoique ses regards animés brillassent comme si des pensées joyeuses eussent traversé son esprit. Il marchait à grands pas dans l’appartement, oubliant la présence de l’alderman. Ce dernier néanmoins trouva bientôt l’occasion de la lui rappeler.

— Ne crains pas que la jeune fille parle, s’écria-t-il lorsqu’il eut rempli sa tâche. C’est une excellente nièce, et qui connaît ses devoirs. Voilà un avantage sur son livre de compte qui fermerait la bouche à la femme du premier lord du trésor. Vos projets ne me plaisaient pas d’abord : car, voyez-vous, je ne pense pas que Barberie ou ma défunte sœur eussent approuvé qu’on la lançât si jeune dans le commerce. Mais ce qui est fait est fait, et le Normand lui-même ne pourrait pas nier que j’ai fait un bon choix d’excellentes marchandises au bénéfice de sa fille. Quand comptez-vous mettre à la voile, maître Seadrift ?

— Avec la marée du matin. Je n’aime pas beaucoup le voisinage de ces aimables garde-côtes.

— Sagement pensé ! La prudence est une qualité inappréciable dans un commerce secret. C’est celle que j’admire le plus dans maître Seadrift, après sa ponctualité. Je souhaiterais qu’on pût compter de même sur la moitié des maisons de commerce qui ont pour raison de société trois ou quatre noms sans compter les C°[16]. Ne crois-tu pas qu’il est plus sur de traverser le passage à la faveur des ténèbres  ?

— C’est impossible. Le flux y entre comme un torrent dans un ravin, et nous avons le vent à l’est. Mais ne crains rien, le brigantin ne porte pas un fret vulgaire, et notre commerce l’a allégé. La reine, les doublons et les ducats de Hollande peuvent montrer leurs faces dans les bureaux de l’échiquier royal lui-même ! Nous n’avons pas besoin de passeports, et la fille du Meunier est un nom aussi convenable que la Sorcière des Eaux. Nous commençons à nous fatiguer de courir ainsi, et nous avons presque envie de goûter les plaisirs de Jersey pendant une semaine. Il doit y avoir de bonnes chasses dans les hautes plaines ?

— Que Dieu vous en préserve, que Dieu vous en préserve, maître Seadrift ! J’ai fait tuer tous les daims il y a dix ans, pour avoir leur peau. Et quant aux oiseaux ils ont tous déserté, jusqu’au dernier pigeon, lorsque la dernière tribu de sauvages parut à l’ouest de la Delaware. Tu as déchargé ton brigantin plus sûrement que tu ne pourrais décharger ton fusil. Je suppose que l’hospitalité du Lust-in-Rust ne peut pas être mise en doute ; mais je désire faire bonne contenance parmi mes voisins. Crois-tu que les mâts impertinents de ton brigantin ne seront pas vus par-dessus les arbres quand le jour viendra ? Ce capitaine Ludlow n’est pas oisif lorsqu’il pense que son devoir y est intéressé.

— Nous essaierons de le tenir tranquille. Et quant à ses gens, les arbres les empêcheront de nous découvrir. Je laisse le digne Tiller terminer les comptes entre nous, et je vais prendre congé. Mais, alderman, un mot avant de partir. Le vicomte de Cornbury reste-t-il toujours dans les provinces ?

— Comme un Terme ! Il n’y a pas une maison de commerce dans les colonies plus solidement établie.

— Il y a entre nous des affaires qui ne sont pas terminées. Une petite prime achèterait l’obligation.

— Que le ciel te protège, maître Seadrift, et te procure un voyage heureux en partant et au retour ! Quant à la responsabilité du vicomte… la reine peut lui confier une autre province, mais Myndert van Beverout ne voudrait pas lui faire crédit pour la queue d’une martre : Que le ciel te protège !

Le contrebandier parut s’arracher avec répugnance de l’appartement de la belle Barberie. Ses adieux à l’alderman furent un peu cavaliers ; mais comme le bourgeois observait à peine les formes de la simple politesse dans son désir de se débarrasser de son hôte, le dernier fut enfin obligé de partir. Il disparut par le balcon, comme il était entré.

Lorsque Myndert van Beverout fut seul, il ferma les fenêtres du pavillon de sa nièce et se retira dans son appartement. Là, l’économe bourgeois s’occupa d’abord à divers calculs qui prouvaient combien son esprit était habitué à cette occupation. Après ce travail préliminaire, il donna une courte et secrète audience au marin au châle des Indes, pendant laquelle on eût pu entendre le bruit des pièces d’or. Lorsque le marin eut disparu, le maître de la villa s’assura d’abord si tous les moyens de sûreté qu’on employait alors ainsi qu’aujourd’hui en Amérique pour fermer une maison de campagne étaient en bon état. Tandis qu’il se promenait sur la pelouse, comme un homme qui a besoin de prendre le grand air, il jeta plus d’un regard inquiet sur la fenêtre de la chambre occupée par Oloff van Staats, ou tout reposait dans le silence, sur le brigantin immobile dans le Cove, et sur le croiseur de la couronne, plus éloigné des côtes. Tout, autour de lui, goûtait le calme de la nuit. Les bateaux mêmes qu’il savait être en route entre la terre et le petit vaisseau à l’ancre étaient invisibles, et il rentra dans son habitation avec la sécurité que chacun pourrait ressentir dans de semblables circonstances au milieu d’un pays aussi peu habité et aussi peu surveillé que celui où il vivait.



CHAPITRE XII.


Venez ici, Nérissa, j’ai des nouvelles à vous apprendre que vous ne savez pas encore.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Malgré le mouvement qui avait eu lieu dans l’habitation du Lust-in-Rust et dans les environs, pendant la nuit qui termine notre dernier chapitre, personne, excepté les initiés, n’avait la plus petite idée de ce qui s’était passé. Oloff van Staats se leva de bonne heure, et, lorsqu’il parut sur la pelouse pour respirer l’air du matin, il n’existait rien qui pût éveiller ses soupçons sur ce qui avait eu lieu la veille. La Cour des Fées était encore fermée, mais on apercevait le fidèle François près de la demeure de sa maîtresse, occupé à ces petites bagatelles qui peuvent être agréables à une jeune et riche héritière. Van Staats de Kinderhook était l’amoureux de vingt-cinq ans le moins romanesque, quoiqu’il ne fût pas entièrement ignorant des sympathies de convention de l’amour. Il était mortel, et les attraits enchanteurs de la belle Barberie étaient assez puissants pour qu’il n’eût pas entièrement échappé au sort qui menace une jeune imagination lorsqu’elle est excitée par la beauté. Il s’approcha du pavillon, et, par une manœuvre adroite mais décisive, il arriva près du domestique François, de manière à rendre une communication verbale non-seulement naturelle mais inévitable.

— Voilà une belle matinée et un air bien sain, monsieur François, dit le jeune patron en levant son chapeau avec gravité pour répondre au salut respectueux du domestique. C’est une demeure fort agréable pendant les mois les plus chauds de l’année, et on pourrait la visiter plus souvent.

— Lorsque monsieur le patron sera le seigneur de ce manoir, il y viendra lorsqu’il le désirera, répondit François, qui savait qu’une plaisanterie de sa façon ne pouvait être regardée comme un engagement de la part de celle qu’il servait, tandis qu’elle ne pouvait pas manquer d’être agréable à celui auquel elle était adressée. M. de van Staats est déjà grand propriétaire près de la rivière, et peut-être un jour il sera propriétaire près de la mer.

— J’ai pensé à suivre l’exemple de l’alderman, honnête François, et à bâtir une villa sur la côte. Mais j’en aurai le temps lorsque je serai mieux établi dans la vie. Votre jeune maîtresse n’est pas encore levée, François ?

— Non, monsieur, mademoiselle dort encore ; c’est un bon symptôme, monsieur le patron, pour les jeunes personnes de bien dormir, et toute la famille des Barberie a toujours dormi à merveille !

— Cependant c’est un plaisir de respirer cet air frais et sain qui vient de la mer comme un baume dans les premières heures du jour. Peut-être, bon François, votre jeune maîtresse ne sait pas l’heure qu’il est. Vous feriez peut-être bien de frapper à sa porte. J’avoue que ce serait un bonheur pour moi de voir son joli visage souriant à cette fenêtre au milieu de cette douce scène du matin.

Il n’est pas probable que l’imagination du patron de Kinderhook eût jamais pris auparavant un si brillant essor, et on pouvait présumer, par le regard errant et alarmé qu’il jeta autour de lui après une preuve de faiblesse aussi peu équivoque, qu’il se repentait déjà de sa témérité. François, qui n’aurait pas volontiers désobligé un homme possesseur de cent mille acres de terre, avec des droits de manoir, se trouva embarrassé de cette demande, et se rappela à temps que l’héritière avait un caractère positif, qui ne permettait pas de contredire ses volontés.

— Je serais trop heureux de faire ce qui vous est agréable, répondit-il, mais le sommeil est une si bonne chose pour les jeunes personnes ! Ensuite, on n’a jamais pris cette libertés dans la famille de Barberie, et je suis sûr que mademoiselle Alida ne l’approuverait pas. Pourtant si monsieur le patron le désire, je… Mais voici M. Bevre qui paraît sans qu’on ait eu besoin de frapper à sa fenêtre ; j’ai l’honneur de laisser monsieur avec M. l’alderman.

Ainsi le valet complaisant, et en même temps réservé, sortit de ce dilemme qu’il avait trouvé tant soit peu difficile. L’air et les manières de l’alderman en s’approchant de son hôte ressemblaient à son caractère cordial et brusque. Il paraissait un peu occupé de ses propres plaisirs et de ses sentiments. Il huma l’air trois fois avant d’être assez près pour parler, et chacune de ces bruyantes aspirations semblait être faite afin d’exciter l’admiration du patron, soit sur la force de ses poumons, soit sur la pureté de l’atmosphère autour d’une villa dont il était le propriétaire.

— Zéphyrs et brises ! voilà une demeure favorable à la santé, patron ! s’écria le bourgeois aussitôt que ces démonstrations de la solidité de sa poitrine eurent été suffisamment répétées. Avec un air comme celui-ci on pourrait presque entreprendre une conversation à travers l’Atlantique avec ses amis de Scheveling ou du Helder. Une large et bonne poitrine, un air qui vient de la mer, une conscience tranquille, et du bonheur dans le commerce, rendent les poumons d’un homme aussi actifs et aussi légers que les ailes d’un oiseau. Voyons que je t’examine : il y a bien dans toi quatre-vingts ans de vie ; le dernier patron ferma le livre à soixante-six, et son père alla un peu au-delà de soixante et dix. Je m’étonne qu’il n’y ait jamais eu d’alliance entre ta famille et les van Courtlandts ; ce sang est aussi bon qu’une assurance pour quatre-vingt-dix années d’existence.

— Je trouve que l’air de votre villa, monsieur van Beverout, est un cordial qu’on désirerait prendre souvent, répondit le patron, qui avait beaucoup moins que le bourgeois les manières brusques d’un marchand. C’est dommage que tous ceux qui pourraient le respirer n’en saisissent pas l’occasion.

— Vous faites allusion à ces paresseux de marins dans ce vaisseau qui est là-bas ! Les serviteurs de Sa Majesté ne se pressent en rien. Quant à ce brigantin qui est dans le Cove, il semble y être entré par magie ! Je parierais que le coquin n’est pas là dans de bonnes intentions, et l’échiquier de la reine ne s’enrichira pas de sa visite. Viens ici, Brom, ajouta le bourgeois en s’adressant à un vieux noir qui travaillait à une faible distance de l’habitation, et qui possédait toute la confiance de son maître ; as-tu vu quelques bateaux voguer entre ce brigantin, qui ne signifie rien de bon, et la côte ?

Le nègre secoua la tête comme ces petites figures qui représentent des mandarins, et se mit à rire avec bruit et de tout cœur.

— Moi nègre croire que le brigantin a fait tous ses tours vers les Yankees et qu’il ne vient ici que pour se reposer, dit-il. Je voudrais bien voir sur nos côtes un contrebandier ; ça donner chance au pauvre noir de gagner honnêtement un sou !

— Vous voyez, patron, que la nature humaine se soulève contre tout monopole ! C’est la voix de l’instinct qui s’est servi de la langue de Brom, et ce n’est pas une tâche facile pour un marchand que d’entretenir ses serviteurs dans la dépendance des lois, qui par elles-mêmes créent une forte tentation de les violer. Enfin nous ferons pour le mieux, et nous tâcherons d’agir comme de fidèles sujets. Le bâtiment n’est pas mal quant à sa forme et à ses agrès : n’importe d’où il arrive. Penses-tu que le vent vienne de la mer ce matin ?

— Il y a des signes de changements dans les nuages. On désirerait que tout le monde fût dehors pour goûter cette agréable brise de mer pendant qu’elle dure.

— Viens, viens, cria l’alderman qui avait pendant un moment étudié l’état du ciel avec sollicitude et craignant d’attirer l’attention de son compagnon. Nous allons goûter notre déjeuner, c’est un lieu fait exprès pour montrer l’usage des dents ! Les nègres n’ont pas été oisifs pendant la nuit, monsieur van Staats… Hé… hem…, je dis qu’ils n’ont pas été oisifs, et nous aurons un choix des friandises de la rivière et de la baie. Ce nuage au-dessus de l’embouchure du Rariton paraît se lever et nous pouvons avoir une brise de l’ouest !

— Il arrive un bateau qui semble venir de la ville, observa le patron, obéissant avec répugnance à un geste de l’alderman qui l’invitait à entrer dans un appartement où ils avaient l’habitude de déjeuner. Il me semble approcher avec une rapidité plus qu’ordinaire.

— Il y a des bras vigoureux aux avirons. C’est peut-être un message pour le croiseur ! Non, il se dirige plus vers la côte. Ces habitants de Jersey sont souvent surpris par la nuit entre York et leurs maisons. Maintenant, patron, allons trouver nos couteaux et nos fourchettes comme des hommes qui ont pris les meilleurs stomachiques.

— Et déjeunerons-nous seuls ? demanda le jeune homme qui ne cessait de jeter de longs regards sur les fenêtres toujours fermées de la Cour des Fées.

— Ta mère t’a gâté, jeune Oloff ; à moins que le café ne soit servi par une jolie main, il perd de sa saveur. Je comprends ce que tu veux dire, et je n’en pense pas plus mal de toi pour cette faiblesse naturelle à ton âge. Célibat et indépendance ! un homme doit aller au-delà de quarante ans avant qu’il soit sûr d’être son propre maître. Venez ici, maître François. Il est temps que ma nièce secoue sa paresse, et montre son brillant visage au soleil. Nous attendrons ses services à table. On ne voit pas davantage la fainéante Dinah que sa maîtresse.

— Mademoiselle Dinah n’a jamais été trop active, répondit le valet ; mais, monsieur l’alderman, elles sont jeunes toutes les deux, et le sommeil est bien nécessaire à la jeunesse.

— Elle n’est plus au berceau, François, et il est temps de frapper à sa fenêtre. Quant à l’effrontée négresse, qui devrait être depuis longtemps à son devoir, nous aurons un compte à terminer ensemble. Venez, patron, l’appétit ne se règle pas sur les fantaisies d’une jeune fille obstinée. Mettons-nous à table… Penses-tu que le vent restera à l’ouest ce matin ?

En parlant ainsi, l’alderman montra le chemin d’un petit parloir où les attendait un repas servi avec une élégante simplicité. Il fut suivi lentement par Oloff van Staats, car le jeune homme éprouvait réellement le désir de voir les fenêtres du pavillon s’ouvrir et le joli visage d’Alida sourire au milieu des autres beautés de la scène. François se prépara à prendre ses mesures pour éveiller sa maîtresse, de manière à faire cadrer son devoir envers l’alderman et ses propres idées sur la bienséance. Après quelque délai, le bourgeois et son hôte se mirent à table, le premier protestant hautement contre la nécessité d’attendre les paresseux, et jetant par la même occasion quelques principes moraux relatifs au mérite de la ponctualité dans l’économie domestique aussi bien que dans les affaires de commerce.

— Les anciens divisaient le temps, dit l’obstiné commentateur, en années, en mois, en semaines, jours, heures, minutes et moments, comme ils divisaient les nombres en unités, dizaines, centaines, mille, dizaines de mille, et ce n’était pas sans but. Par exemple, monsieur van Staats, si nous employons bien les moments, nous changeons les minutes en dizaines, les heures en centaines, et les semaines et les mois en mille ; eh ! eh ! lorsque le commerce est florissant, en dizaines de mille ! Ainsi donc, perdre une heure, c’est comme si on perdait un chiffre important dans un calcul compliqué ; et le travail entier sera inutile, pour avoir manqué de justesse dans une partie. Votre père, le défunt patron, était ce qu’on peut appeler un homme ponctuel. On était aussi sûr de le voir à l’église dans son banc lorsque l’heure sonnait, que de le voir payer un billet après l’avoir prudemment examiné. Ah ! c’était une bénédiction que de tenir un de ses billets, quoiqu’ils fussent beaucoup plus rares que ses pièces d’argent ! J’ai entendu dire, patron, que le manoir est appuyé d’une bonne quantité de doublons et de ducats de Hollande[17].

— Le descendant n’a aucune raison de reprocher à ses ancêtres d’avoir manqué de prudence.

— Parfaitement répondu, pas un mot de trop, ni de trop peu ; principe à l’aide duquel tous les honnêtes gens terminent leurs comptes. Par une direction convenable, une telle fondation pourrait soutenir une maison qui pourrait compter des milliers avec les meilleures de Hollande et d’Angleterre. Accroissement et majorité ! patron, nous autres des colonies nous pourrons en venir à avoir des domaines, comme nos cousins des Pays-Bas, ou nos faiseurs de lois parmi les forgerons d’Angleterre… Érasme, regarde le nuage au-dessus du Rariton, et dis-moi s’il s’élève.

Le nègre répondit que les vapeurs étaient stationnaires, et en même temps, par forme d’épisode, apprit à son maître que le bateau qu’on avait aperçu près de la côte venait d’atteindre le quai, et que plusieurs personnes montaient la hauteur pour se rendre au Lust-in-Rust.

— Qu’ils viennent au nom de l’hospitalité, dit le bourgeois d’un air cordial. Je parie que ce sont d’honnêtes fermiers de l’intérieur fatigués du travail de la nuit. Va dire au cuisinier de leur donner ce qu’il aura de meilleur, et souhaite-leur la bienvenue. Ah ! écoute ici, mon garçon… S’il y a parmi eux un paysan un peu plus propre, prie cet homme de venir s’asseoir à notre table. Ce n’est point ici un pays, patron, à faire attention à la qualité du drap qu’un homme porte sur son dos, ou s’il fait usage d’une perruque, ou bien de ses propres cheveux. Qu’est-ce que cherche cet imbécile ?

Érasme se frotta les yeux, montra une double rangée de dents qui brillaient comme des perles, et fit entendre à son maître que le nègre que nous avons fait connaître au lecteur sous le nom d’Euclide, et qui était son frère du côté de sa mère, entrait dans la villa. Cette nouvelle interrompit la mastication que l’alderman commençait à exercer ; mais le bourgeois n’avait pas eu le temps d’exprimer sa surprise, que deux portes s’ouvrirent simultanément ; François se présenta à l’une, et l’on vit à l’autre la face noire, brillante et sournoise de l’esclave. Les yeux de Myndert s’arrêtèrent alternativement sur l’un et sur l’autre, un certain embarras l’empêcha de leur parler, car il voyait sur les traits bouleversés de ces deux visages, des présages qui lui disaient de se préparer à de mauvaises nouvelles. Le lecteur jugera par la description que nous allons donner qu’il y avait des raisons suffisantes pour alarmer le prudent bourgeois.

Le visage du valet, de tout temps long et maigre, semblait allongé au-delà de ses dimensions ordinaires ; sa mâchoire inférieure était pendante, et ses yeux bleu-clair à fleur de tête étaient ouverts de toute leur grandeur ; ils peignaient un certain égarement d’autant plus frappant, qu’il était mêlé à la plus pénible expression de souffrance mentale ; ses deux mains étaient élevées et montraient entièrement leurs paumes, tandis que les épaules du pauvre garçon s’étaient rapprochées assez près de sa tête pour détruire complètement le peu de symétrie que la nature avait répandue sur cette partie de son corps.

D’un autre côté le visage du nègre avait une expression coupable, chagrine et rusée, et son regard oblique semblait vouloir jouer autour de la personne de son maître, comme on verra que son langage essayait de jouer autour de son intelligence ; il pressait entre ses doigts le fond d’un bonnet de laine, et un de ses pieds décrivait des demi-cercles avec l’orteil, grâce aux évolutions nerveuses du talon.

— Eh bien ! dit enfin Myndert en les regardant tour à tour ; quelle nouvelle du Canada ? la reine est-elle morte, ou a-t-elle rendu la colonie aux Provinces-Unies ?

— Mademoiselle Alida ! s’écria François avec un gémissement.

— Le pauvre animal ! murmura Euclide.

Les couteaux et les fourchettes s’échappèrent des mains de Myndert et de son compagnon comme s’ils eussent été frappés d’une paralysie simultanée. Le dernier se leva involontairement tandis que le premier fixa sa corpulente personne plus solidement sur son siège, comme quelqu’un qui se prépare à soutenir un rude choc avec tout le courage physique qu’il peut rassembler.

— Que dis-tu de ma nièce ?… Que dis-tu de mes chevaux ?… Tu as appelé Dinah ?

— Sans doute, Monsieur !

— Tu as conservé les clés de l’écurie ?

— Moi toujours les tenir !

— Et vous lui avez dit d’avertir sa maîtresse…

— Elle ne m’a fait aucune réponse !

— Tu leur as donné à boire et à manger comme je te l’avais ordonné ?

— Lui n’avoir pas voulu manger du tout.

— Êtes-vous entré dans la chambre de ma nièce pour l’éveiller ?

— Oui, Monsieur.

— Que diable est-il arrivé à la pauvre bête ?

— Lui perdre l’appétit, et moi croire que c’est depuis longtemps, car lui point être revenu.

— Monsieur François, je désire savoir la réponse de la fille de M. de Barberie.

— Mademoiselle ne m’a pas répondu une syllabe.

— Abreuvoirs et flammes ! il aurait fallu lui donner à boire et le saigner.

— Être trop tard pour ça, Masser.

— Cette fille obstinée ! cela vient de son sang huguenot ; c’est une race qui quitterait maison, patrie, plutôt que d’abandonner sa croyance.

— La famille de Barberie, Monsieur, est remplie d’honneur, mais le grand monarque fut un peu trop exigeant. Les dragonnades réussissaient mal à faire des catholiques.

— Apoplexies et furies ! vous auriez dû, chien de noir, envoyer chercher le maréchal pour soigner cette pauvre bête !

— Moi, aller chercher le boucher, Masser, pour sauver la peau, car lui mourir trop tôt pour être saigné.

Le mot de mort produisit un silence subit. Le dialogue précédent avait été si rapide, et les questions et les réponses, non moins que les idées du principal personnage, avaient été si confuses, que pendant un instant il ne put se rendre compte si c’était la belle Barberie ou le hongre flamand qui venait de payer sa grande dette à la nature. Jusque-là la consternation aussi bien que la confusion de cette entrevue avaient contraint le patron à garder le silence ; mais il profita de cette pause pour prendre la parole.

— Il est évident, monsieur van Beverout, dit-il, d’une voix altérée par sa propre émotion, qu’il est arrivé quelque malheureux événement. Je ferais peut-être mieux de me retirer ainsi que le nègre, afin que vous puissiez questionner François plus à votre aise sur ce qui est arrivé à mademoiselle de Barberie.

L’alderman fut tiré de sa profonde stupeur par cette proposition polie et raisonnable. Il fit signe qu’il y consentait, et permit à M. van Staats de quitter l’appartement ; mais lorsque Euclide voulut suivre le jeune homme, son maître lui ordonna de rester.

— J’ai encore des questions à te faire, dit-il d’une voix qui avait perdu une partie du calme et de la force par lesquels elle était si remarquable ; reste ici, coquin, et sois prêt à me répondre lorsque je t’interrogerai. Maintenant, monsieur François, je désire savoir pourquoi ma nièce refuse de venir prendre son déjeuner avec moi et son hôte ?

— Mon Dieu, Monsieur, il m’est impossible de vous répondre ; les sentiments des jeunes demoiselles ne sont jamais très-décidés.

— Allons, allez l’avertir que je suis décidé, moi, à changer certains legs dans lesquels j’ai plutôt consulté ses intérêts que ce que la justice envers les autres personnes de mon sang, et même de mon nom, pouvait me dicter.

— Monsieur aura la bonté de réfléchir à la jeunesse de ma maîtresse.

— Vieille ou jeune, ma résolution est prise. Rendez-vous à votre Cour des Fées et dites-en autant à l’autre effrontée de paresseuse… Tu as monté sur la pauvre bête, qui sera morte de fatigue, toi, suppôt du diable !

— Monsieur, je vous en conjure, réfléchissez ; mademoiselle peut revenir, et je vous réponds qu’elle ne se sauvera plus.

— Que voulez-vous dire ? s’écria l’alderman, dont la mâchoire inférieure s’écarta de sa compagne presqu’au même degré que celle du valet, ce qui lui donnait une étrange expression de désespoir. Où est ma nièce ? Que signifient vos discours ?

— La fille de M. de Barberie n’est pas chez elle ! s’écria François, dont le cœur était trop plein pour qu’il pût en dire davantage. Le vieux et fidèle domestique posa la main sur sa poitrine, comme s’il eût éprouvé une souffrance aiguë ; puis, se rappelant qu’il était en présence d’un homme auquel il devait du respect, il salua profondément, et, réunissant tous ses efforts pour maîtriser sa propre émotion, il réussit à sortir de la chambre avec calme et dignité.

On doit à l’alderman van Beverout la justice de dire que le coup qui lui avait été porté par la mort subite du hongre flamand perdit beaucoup de sa force lorsqu’il apprit la nouvelle de l’absence inexplicable de sa nièce. Euclide fut questionne, menacé, et même anathématisé plus d’une fois, pendant les dix minutes qui suivirent ; mais l’esclave rusé parvint à se confondre si adroitement avec ses frères utérins, pendant la recherche qui eut lieu aussitôt que la nouvelle de François fut connue, qu’il parvint à faire en partie oublier son crime.

La Cour des Fées avait en effet perdu celle dont la grâce et la beauté lui prêtaient ses principaux charmes. Les chambres extérieures, qui étaient occupées pendant le jour par François et la négresse appelée Dinah, et la nuit par cette dernière seulement, étaient dans l’état où on devait naturellement les trouver. La chambre de la servante fournissait des preuves évidentes que Dinah l’avait quittée à la hâte, quoique, suivant toute apparence, elle se fût couchée à son heure ordinaire. Des habits étaient répandus négligemment çà et là, et, quoique la plupart de ses effets eussent disparu, il en restait assez pour prouver que son départ avait été précipité et imprévu.

D’un autre côté, le petit salon, le cabinet de toilette et la chambre à coucher de la belle Barberie présentaient le plus symétrique arrangement ; pas un meuble n’était déplacé, pas une porte ou une croisée entrouverte. Le pavillon avait été évidemment abandonné par le passage ordinaire, et la porte en avait été fermée de la manière habituelle, sans faire usage des verrous. Le lit, suivant toute apparence, n’avait pas été défait. Enfin, l’ordre dans ce lieu était si parfait que, cédant à un sentiment puissant et naturel, l’alderman appela tout haut sa nièce par son nom, comme s’il eût espéré la voir sortir d’une cachette où elle se fût réfugiée dans un accès de plaisanterie hors de saison. Mais ces paroles furent en vain proférées ; la voix de l’alderman résonna bruyamment dans ces chambres désertes, et quoique chacun écoutât avec anxiété, il ne parvint aucune réponse gaie ou consolante.

— Alida ! cria le bourgeois pour la quatrième et dernière fois, viens, mon enfant, et j’oublierai cette cruelle plaisanterie ainsi que tout ce que j’ai dit au sujet de mon héritage ; viens, enfant de ma sœur, embrasser ton vieil oncle !

Le patron se détourna en entendant un homme bien connu par son attachement pour le monde céder au pouvoir de la nature, et le seigneur de cent mille acres de terre oublia son propre chagrin en voyant celui de son ami.

— Retirons-nous, dit-il, en pressant doucement le bourgeois de quitter la place ; un peu de réflexion nous instruira de ce qu’il faut faire.

L’alderman céda ; néanmoins, avant de quitter l’appartement de sa nièce, il visita les cabinets et les tiroirs ; cette recherche leva tous les doutes sur la démarche qu’avait faite la jeune héritière. Ses vêtements, ses livres, les ustensiles consacrés à la peinture, et même les plus légers de ses instruments de musique, avaient disparu.



CHAPITRE XIII.


Hé ! c’est ainsi que tournent les dés. Maintenant je m’aperçois qu’elle a fait une comparaison entre nos deux statures.
Shakspeare. Le songe d’une nuit d’été.


Le cours de l’existence fuit sans s’arrêter, et avec ses flots disparaissent tous les liens d’affection, de famille et de parenté. Nous apprenons à connaître nos parents lorsqu’ils possèdent toute la plénitude de leur raison et toute la perfection de leur force corporelle. La reconnaissance et le respect se mêlent à notre amour ; mais l’affection avec laquelle nous surveillons l’enfance, l’intérêt avec lequel nous suivons les progrès de la jeune plante confiée à nos soins, la fierté que nous éprouvons de ses succès, l’espoir que nous inspire son avenir, crée en nous, à son égard, une sympathie qui s’identifie à notre amour pour nous-mêmes. Il y a une mystérieuse et double existence dans les liens qui unissent les parents et leurs enfants. En violant les devoirs qui lui ont été tracés, l’enfant peut enfoncer dans le sein de son père un trait qui le blesse aussi profondément que si les fautes avaient été commises par lui-même. Mais, lorsque cette mauvaise conduite prend sa source dans une éducation vicieuse et négligée, alors les remords d’une conscience timorée ajoutent aux autres douleurs. Sous certains rapports, telle était la nature du chagrin que l’alderman van Beverout fut condamné à ressentir, lorsqu’il réfléchit à loisir sur la démarche inconsidérée que venait d’entreprendre la belle Barberie.

— C’était une charmante enjôleuse, patron, dit le bourgeois, en se promenant dans l’appartement d’un pas rapide et lourd, et parlant sans le savoir de sa nièce comme d’une personne qui est déjà au-delà des intérêts de la vie ; et aussi obstinée, aussi volontaire qu’un jeune cheval qui n’est point encore dressé… Toi, mauvais cavalier d’enfer ! je ne pourrai jamais appareiller la pauvre bête inconsolable qui survit…. Mais la jeune fille avait mille petites manières séduisantes qui faisaient les délices de mes vieux jours. Elle n’a pas agi sagement, en abandonnant l’ami, le tuteur de sa jeunesse, même de son enfance, pour aller chercher protection chez des étrangers. Nous sommes dans un misérable monde, monsieur van Staats ! Nos calculs se réduisent à rien, et la fortune a le pouvoir de renverser nos projets les plus sages et les plus raisonnables. Un coup de vent précipite au fond de la mer le vaisseau le plus richement frété ; une baisse subite dans les marchés nous enlève notre or, comme le vent de novembre dépouille le chêne de ses feuilles, et les banqueroutes et un crédit qui se perd affaiblissent les plus vieilles maisons, comme les maladies affaiblissent les forces du corps… Alida, Alida ! tu as blessé un cœur qui ne te voulait que du bien, et tu rends ma vieillesse misérable !

— Il est inutile de vouloir combattre les inclinations, dit le propriétaire du manoir, soupirant de manière à prouver la sincérité de sa remarque. J’aurais été heureux de placer votre nièce dans la position sociale que ma respectable mère occupait avec tant de dignité, mais il est trop tard…

— Nous ne savons pas, nous ne savons pas ! interrompit l’alderman, qui s’attachait encore à l’espoir de voir réaliser le premier et le plus grand désir de son cœur, avec la vivacité qu’il aurait mise à terminer une affaire avantageuse. Il ne faut jamais désespérer, monsieur van Staats, tant qu’un marché n’est pas conclu.

— La manière dont mademoiselle de Barberie a montré sa préférence est si positive, que je ne vois aucune espérance de pouvoir traiter cette affaire.

— Pure coquetterie ! Monsieur, pure coquetterie ! La jeune fille a disparu pour donner plus de prix à sa soumission future. On ne devrait jamais regarder un traité comme nul, tant qu’on a l’espérance raisonnable de le rendre avantageux aux deux parties.

— Je crains, Monsieur, que la Coquette n’ait en effet agi dans cette affaire, plus que je ne pourrais le supporter, répondit le patron un peu sèchement ; et avec une expression qu’il n’avait pas l’habitude de mettre dans ses discours. Si le commandant du croiseur de Sa Majesté n’est pas heureux, il n’aura pas du moins l’occasion de reprocher à sa maîtresse de l’avoir dédaigné.

— Je ne suis pas certain, monsieur van Staats, si dans la situation actuelle de nos stipulations, je devrais faire attention à une démarche qui paraît accuser la réputation de ma pupille. Le capitaine Ludlow… Eh bien ! coquin, que signifie cette impertinence ?

— Lui attendre pour voir maître, répondit Érasme étonné, et qui restait à la porte, admirant l’intelligence secrète de son maître, qui avait deviné si rapidement la nouvelle qu’il venait lui annoncer.

— Qui attend ? Qu’est-ce que veut dire cet imbécile ?

— Moi vouloir dire le monsieur, Masser.

— L’heureux commandant est ici pour nous rappeler ses succès, observa van Staats de Kinderhook avec hauteur. Ma présence n’est nullement nécessaire dans une entrevue entre l’alderman van Beverout et son neveu.

Le patron, mortifié avec raison, fit un salut cérémonieux au bourgeois non moins désappointé que lui, et quitta l’appartement aussitôt qu’il eut cessé de parler. Le nègre regarda cette retraite comme un augure favorable pour celui que chacun savait être son rival, et il se hâta d’aller informer le jeune capitaine que la côte était libre.

L’entrevue qui succéda eut quelque chose de contraint et de gauche. L’alderman van Beverout prit un air d’autorité offensée, d’affection blessée, tandis que l’officier de la reine paraissait se soumettre à un devoir qui n’avait rien d’agréable. Les phrases préliminaires furent en conséquence cérémonieuses, et on observa de part et d’autre toutes les formes de politesse en usage.

— Il est de mon devoir, continua Ludlow, lorsque ces phrases préparatoires furent débitées, d’exprimer la surprise que je ressens en voyant un vaisseau d’une apparence aussi équivoque que ce brigantin, qui est à l’ancre dans le Cove, dans un lieu qui pourrait élever des soupçons désagréables sur les relations commerciales d’un négociant aussi connu que monsieur l’alderman van Beverout.

— Le crédit de Myndert van Beverout est trop bien établi, capitaine Cornélius Ludlow, pour souffrir de la position accidentelle des vaisseaux et des haies. Je vois deux bâtiments à l’ancre près du Lust-in-Rust, et si j’étais appelé en témoignage devant le conseil de la reine, je dirais que celui qui porte son royal pavillon a fait plus de tort à ses sujets que l’étranger. De quoi accuse-t-on ce dernier ?

— Je ne cacherai aucun des faits, car je sens que c’est un cas où un homme de votre condition peut faire valoir avec raison tous les droits qu’il a de s’expliquer…

— Hem ! interrompit le bourgeois, qui n’aimait pas la manière dont son compagnon avait ouvert l’entretien, et qui voyait le commencement d’un compromis forcé, dans le tour que la conversation allait prendre. Hem ! J’admire votre modération, capitaine Ludlow. Nous sommes flattés, Monsieur, de voir un homme né dans la province appelé à un commandement aussi honorable sur la côte. Asseyez-vous, je vous prie, que nous puissions causer plus à loisir. Les Ludlow sont une ancienne famille honorablement établie dans les colonies, et, quoiqu’ils ne fussent pas amis du roi Charles… nous en avons d’autres ici qui sont dans le même cas. Il y a peu de têtes couronnées en Europe qui ne pourraient découvrir quelques-uns de leurs sujets dans ces colonies, et c’est une des raisons pour lesquelles nous ne devrions pas trop nous presser, en accordant notre confiance à la sagesse des lois européennes. Je ne prétends pas, Monsieur, admirer tous les règlements commerciaux que nous envoient les conseillers de Sa Majesté. Ma sincérité m’empêche de déguiser cette vérité. Que vouliez-vous dire du brigantin qui est dans le Cove ?

— Il n’est pas nécessaire d’apprendre à une personne si familière avec les affaires de commerce le caractère d’un vaisseau appelé la Sorcière des Eaux, ni celui de son commandant illégal le fameux Écumeur de Mer.

— Le capitaine Ludlow ne prétend point accuser l’alderman van Beverout de relations avec un tel homme ! s’écria le bourgeois en quittant son siège comme si le mouvement eût été involontaire, et en reculant d’un ou deux pas, obéissant suivant toute apparence à la force de l’indignation et de la surprise.

— Monsieur, je n’ai point reçu la charge d’accuser qui que ce soit des sujets de la reine. Mon devoir est de veiller à ses intérêts en mer, de m’opposer à ses ennemis déclarés, et de soutenir ses prérogatives royales.

— C’est une occupation recommandable, Monsieur, et je ne doute pas qu’elle ne soit remplie avec honneur. Reprenez votre siège, Monsieur, car je prévois que cette conférence se terminera comme il convient entre le fils du défunt et respectable conseiller du roi et l’ami de votre père. Vous avez donc des raisons de soupçonner que ce brigantin qui a paru si subitement dans le Cove, a quelques relations éloignées avec l’Écumeur de Mer ?

— J’ai lieu de croire que le vaisseau est la fameuse Sorcière des Eaux elle-même, et que son commandant n’est autre que cet aventurier si bien connu.

— Bien, Monsieur, bien, Monsieur, cela peut être, il m’est impossible de le nier… Mais qu’est-ce ? que fait ce réprouvé à la portée des canons du croiseur de la couronne ?

— Monsieur l’alderman, mon admiration pour votre nièce vous est connue.

— Je l’ai soupçonnée, Monsieur, reprit le bourgeois, qui pensait que la nature du compromis allait s’éclaircir, mais qui attendait toujours afin de connaître la valeur exacte des concessions que la partie adverse voulait faire, avant de terminer un marché avec une précipitation dont il se repentirait peut-être dans la suite. Cela fut en effet le sujet de quelques conversations entre ma nièce et moi.

— Cette admiration me porta à visiter votre villa la nuit dernière !

— Ce fait est trop réel, mon jeune monsieur.

— D’où j’emmenai… Ludlow hésita comme s’il devait choisir ses paroles…

— Alida de Barberie.

— Alida de Barberie !

— Eh ! Monsieur, ma nièce, ou peut-être je devrais dire mon héritière et celle du vieux Étienne de Barberie. Votre croisière fut courte, capitaine Ludlow, mais la prise est considérable… à moins, cependant, qu’un droit aux privilèges de neutres ne soit établi en faveur d’une partie de la cargaison !

— Votre plaisanterie est fort bonne, Monsieur, mais je ne suis point en humeur de m’en amuser. Je conviens que j’ai visité la Cour des Fées, et j’espère que dans les circonstances présentes, la belle Barberie ne sera point offensée que je le reconnaisse.

— Si elle s’en offense, l’étourdie sera d’une rare délicatesse, après ce qui s’est passé !

— Je ne prétends point juger ce qui est au-delà de mes attributions. Le désir de servir ma royale maîtresse, monsieur van Beverout, m’a porté à engager un marin d’une tournure originale et d’une audace étonnante à entrer sur la Coquette. Vous vous rappellerez cet homme, lorsque je vous dirai qu’il était votre compagnon dans le bac de l’île.

— Oui, oui, j’avoue qu’il y avait un marin au long cours qui me causa un peu de crainte, ainsi qu’à ma nièce et à van Staats de Kinderhook.

Ludlow sourit comme quelqu’un qui ne peut être trompé, et continua :

— Eh bien ! Monsieur, cet homme, sous prétexte d’une promesse à moitié extorquée, me pria de le laisser venir à terre… Nous vînmes sur la rivière ensemble, et nous entrâmes sur vos terres dans la compagnie l’un de l’autre.

L’alderman van Beverout commença à écouter, comme un homme qui craint et qui désire recueillir chaque syllabe. Observant que Ludlow s’arrêtait pour l’examiner plus attentivement, il reprit son empire sur lui-même et affecta une simple curiosité en faisant signe au jeune commandant de continuer.

— Je ne suis pas sûr d’apprendre à l’alderman van Beverout quelque chose de nouveau, dit le jeune officier, en ajoutant que ce marin me laissa entrer dans le pavillon, puis qu’aidé d’hommes sans aveu il me fit tomber dans une embûche, ayant fait d’abord prisonnier tout l’équipage de ma chaloupe.

— Saisies et garanties ! s’écria le bourgeois dans sa manière de parler expressive et prompte, voilà le premier mot que j’entends dire de cette affaire. Ce fut un tort, pour ne pas me servir d’autres termes.

Ludlow parut soulagé, lorsqu’il vit par l’étonnement si naturel de son compagnon, qu’il ignorait en effet la manière dont il eût été détenu.

— Cela n’aurait pas été, Monsieur, si notre surveillance eût été aussi vigilante que leurs artifices étaient profonds, ajouta Ludlow ; et n’ayant aucun moyen d’atteindre mon vaisseau, je…

— Eh ! eh ! capitaine Ludlow, il n’est pas nécessaire d’entrer dans tous les détails ; vous fûtes au magasin, sur le quai, et…

— Peut-être, Monsieur, j’obéis à mes sentiments plutôt qu’à mon devoir, observa Ludlow en rougissant, quand il vit que le bourgeois faisait une pause. Je retournai au pavillon où…

— Où vous persuadâtes à une nièce d’oublier son devoir envers son oncle, et son protecteur.

— Voici une accusation bien cruelle et bien injuste, tant à l’égard de la jeune dame que de moi-même. Je sais distinguer la différence qui existe entre un désir fort naturel de posséder des articles de toilette qui sont défendus par les lois, et un commerce plus positif, nuisible aux revenus du pays. Je crois qu’il existe peu de personnes de son âge et de son sexe qui refusassent d’acheter les objets qui ont été présentés à la belle Barberie, surtout lorsqu’il ne pouvait en résulter que leur perte, puisqu’ils étaient déjà introduits dans le pays.

— C’est une distinction fort juste, et qui pourra rendre l’arrangement de nos petites affaires moins difficile ! J’étais sûr que mon ancien ami le légiste n’aurait pas laissé son fils ignorer des principes si nécessaires, surtout lorsque ce dernier était au moment de s’embarquer dans une profession d’une aussi grande responsabilité… Ainsi ma nièce eut l’imprudence de recevoir chez elle un contrebandier ?

— Monsieur l’alderman van Beverout, il y a en ce matin des bateaux en mouvement, entre le quai d’embarcation et le brigantin qui est dans le Cove. Une périagua même a quitté la rivière pour se rendre à la ville à l’heure indue de minuit.

— Des bateaux peuvent voguer sur l’eau lorsque la main des hommes les met en mouvement, sans que j’aie rien à démêler avec leur voyage. Si des marchandises sont entrées dans les provinces sans licence, il faut tâcher de les retrouver et de les confisquer ; si des contrebandiers sont sur la côte, il faut les prendre. Ne serait-il pas bien de se rendre à la ville sans délai, et d’annoncer au gouverneur la présence de cet étrange brigantin ?

— J’ai d’autres intentions. Si, comme vous le dites, des marchandises ont traversé la baie, il est trop tard pour que je puisse les arrêter, mais il n’est pas trop tard pour essayer de saisir ce brigantin. Je voudrais remplir ce devoir autant que possible, sans faire aucun tort à des noms recommandables.

— J’admire votre prudence, Monsieur, quoiqu’il n’y ait aucun témoignage à exiger que celui de l’équipage ; mais le crédit est une fleur si délicate qu’il ne faut y toucher qu’avec la plus grande attention. Je vois une ouverture pour un arrangement… Mais, comme le devoir nous l’ordonne, nous écouterons d’abord vos propositions, puisqu’on peut dire que vous parlez par l’autorité de la reine. Je demanderai seulement que les termes soient modérés entre amis ;… je devrais peut-être dire entre parents, capitaine Ludlow.

— Je suis flatté de ce mot, Monsieur, répondit le jeune marin, souriant avec une expression de plaisir. Permettez-moi d’abord d’être admis dans la charmante Cour des Fées pendant un seul moment.

— C’est une faveur qu’on pourrait difficilement refuser à celui qui a maintenant le droit d’entrer dans le pavillon suivant son bon plaisir, répondit l’alderman en montrant le chemin à travers le long passage à l’appartement désert de sa nièce, et continuant à faire allusion aux affaires de la nuit précédente de la même manière indirecte qu’il avait employée pendant toute la conversation ; Je ne serai pas déraisonnable, jeune homme, voilà le pavillon de ma nièce ; je voudrais pouvoir dire, voilà ma nièce elle-même.

— Et la belle Barberie n’habite-t-elle plus la Cour des Fées ? demanda Ludlow avec une surprise trop naturelle pour être feinte.

L’alderman van Beverout à son tour regarda le jeune homme avec étonnement, réfléchit un instant jusqu’à quel point une ignorance prétendue de l’absence d’Alida pouvait être avantageuse au jeune officier dans la négociation qui allait avoir lieu. Puis il observa sèchement qu’on avait vu des bateaux sur la baie pendant la nuit. — Si les gens du capitaine Ludlow furent d’abord faits prisonniers, ajouta-t-il, je présume qu’ils furent mis à temps en liberté.

— Je sais où on les a emmenés ; le bateau a disparu, et je suis ici.

— Dois-je en conclure, capitaine Ludlow, qu’Alida de Barberie ne s’est pas enfuie de ma maison la nuit dernière pour chercher un refuge sur votre vaisseau ?

— Enfuie ! s’écria le jeune homme avec horreur. Alida de Barberie a-t-elle quitté la maison de son oncle !

— Capitaine Ludlow, nous ne jouons pas la comédie. Sur l’honneur d’un gentilhomme, ignoriez-vous l’absence de ma nièce ?

Le jeune commandant ne répondit pas, mais frappant son front avec violence, il prononça quelques mots inintelligibles.

Lorsque ce premier moment de désespoir fut passé, il se jeta sur une chaise et regarda autour de lui dans un étonnement stupide. Toute cette pantomime était inexplicable pour l’alderman, qui néanmoins commençait à voir que la plupart des conditions de l’arrangement qui se préparait étaient moins au pouvoir de son compagnon qu’il ne l’avait cru d’abord. Cependant, au lieu de s’éclaircir, l’affaire devenait de plus en plus obscure, et le bourgeois n’osait parler, de crainte de commettre quelque imprudence. Le silence continua pendant une minute, et les deux interlocuteurs se regardaient dans un triste étonnement.

— Je ne nierai pas, capitaine Ludlow, la croyance où j’étais que vous aviez persuadé à ma nièce de se réfugier à bord de la Coquette ; car quoique j’aie toujours en des pouvoirs sur ses sentiments comme la meilleure manière de diriger ses intérêts particuliers, je sais que la jeunesse imprévoyante se rend souvent coupable de folie. Maintenant je suis aussi embarrassé que vous de savoir ce qu’elle est devenue, puisqu’elle n’est point ici.

— Attendez ! interrompit vivement Ludlow. Un bateau qui vous appartenait partit ce matin pour la ville dans les premières heures du jour. N’est-il pas possible qu’elle s’y soit embarquée ?

— Non, non, cela n’est pas possible, j’ai des raisons pour savoir… Enfin, Monsieur, elle n’est pas là non plus.

— Alors cette infortunée… cette charmante… cette imprudente jeune fille, est-elle à jamais perdue pour elle et pour nous ? s’écria le jeune marin dans un accès de désespoir. Homme mercenaire et imprudent ! À quel acte de folie cette soif de l’or a-t-elle conduit une créature si belle… Que ne puis-je ajouter si pure et si innocente !

Mais tandis que l’amant, dans la violence de son désespoir, mesurait si peu ses termes de reproche, l’oncle de la belle Alida paraissait accablé de surprise. Quoique la belle Barberie eût conservé la réserve de son sexe, au point de laisser ses amants eux-mêmes dans le doute sur ses inclinations, le pénétrant alderman soupçonnait depuis longtemps que le commandant de la Coquette, franc, impétueux dans son amour, devait nécessairement l’emporter sur un homme d’un extérieur aussi froid et aussi prudent que le patron de Kinderhook. Au moment où l’on n’eut plus de doute sur la disparition d’Alida, il pensa naturellement qu’elle avait pris le parti le plus simple de déjouer ses plans en faveur de son ami, en se jetant étourdiment dans les bras du jeune marin. Les lois de la colonie offraient peu d’obstacles à la légalité de leur union, et lorsque Ludlow parut au Lust-in-Rust, l’alderman crut qu’il se trouvait en présence d’un homme qui allait devenir son neveu, s’il ne l’était déjà. Mais le désespoir du jeune amant ne pouvait être feint, et, n’osant plus s’en tenir à sa première opinion, l’alderman ne pouvait plus présumer ce qu’était devenue sa nièce ; plutôt surpris que désolé, lorsqu’il posa son ample menton sur le pouce et l’index d’une de ses mains, ce fut avec l’air d’un homme qui essaie de résoudre tous les points plausibles de quelque question épineuse.

— Trous et recoins ! murmura-t-il après un long silence, l’entêtée ne peut pas jouer à cache-cache avec ses amis ! Elle tient trop de la famille de Barberie, et elle a trop de sang normand dans les veines, ainsi que son vieux valet ; pour s’abaisser à de semblables plaisanteries. Elle est certainement partie, ajouta t-il en cherchant dans tous les tiroirs vides et les armoires… Et avec elle tout ce qu’elle avait de précieux. La guitare n’est plus là… Le luth que j’ai fait acheter au-delà de l’Océan, un excellent luth de Hollande, qui a coûté tous les sous qui se trouvent dans cent florins, n’y est pas non plus, et tous les… hein… toutes les acquisitions récentes ont disparu, et les bijoux de ma sœur que je lui avais persuadé d’apporter ici de crainte d’accident, tandis que nous aurions le dos tourné, on ne les voit plus. François ! François ! toi qui fus le fidèle serviteur d’Étienne de Barberie, que diable ta maîtresse est-elle devenue ?

— Hélas ! Monsieur, répondit le vieux domestique, dont le maintien respectueux trahissait des signes non équivoques de douleur, elle n’a rien dit au pauvre François, et si Monsieur trouvait bon d’interroger monsieur le capitaine, il le saurait probablement.

Le bourgeois jeta un regard rapide et soupçonneux sur Ludlow, et secoua la tête pour exprimer qu’il croyait que le jeune homme lui avait dit la vérité.

— Allez, et priez M. van Staats de Kinderhook de me faire le plaisir de venir, nous rejoindre.

— Attendez, s’écria Ludlow en faisant signe au valet de se retirer. Monsieur Beverout, un oncle devrait pardonner les erreurs d’une personne qui vous est aussi chère que cette jeune fille cruelle et irréfléchie. Vous ne pouvez pas penser à l’abandonner à un sort effrayant.

— Je ne suis point habitué à abandonner la moindre chose, Monsieur, quand j’y ai un titre juste et légal. Mais vous parlez en énigmes. Si vous connaissez le lieu où ma nièce s’est réfugiée, avouez-le franchement, et permettez-moi de prendre les mesures que les circonstances exigent.

La rougeur monta jusqu’au front de Ludlow, et faisant un effort sur sa fierté et ses regrets : — Il est inutile de chercher à cacher la démarche qu’Alida de Barberie s’est permise, dit-il avec un sourire amer, qui donnait à ses traits l’expression d’une sévère ironie ; elle a fait un choix plus digne que vous et moi n’aurions pu le supposer ; elle a trouvé un compagnon plus convenable à son rang, à sa réputation, à son sexe, que van Staats de Kinderhook, ou le pauvre commandant d’un vaisseau de la reine !

— Croiseurs et manoirs ! au nom de tous les mystères, qu’est-ce que tout cela signifie ? La jeune fille n’est pas ici, vous déclarez qu’elle n’est pas à bord de la Coquette, je ne vois plus que…

— Le brigantin, dit le capitaine en gémissant et en prononçant ce mot avec un violent effort.

— Le brigantin ! répéta lentement l’alderman ; ma nièce n’a rien à faire à bord d’un vaisseau contrebandier. C’est-à-dire qu’Alida de Barberie n’est point dans le commerce.

— Alderman van Beverout, si nous désirons échapper à la souillure du vice, il faut éviter sa présence. Il y avait la nuit dernière dans le pavillon un être dont les manières et les discours auraient pu séduire un ange. Ah, femmes ! femmes ! votre esprit n’est que vanité et votre imagination est votre plus dangereux ennemi !

— Femmes et vanités ! répéta le bourgeois stupéfait. Ma nièce, l’héritière du vieux Étienne de Barberie, le rejeton de tant de noms honorables, de professions respectables, s’enfuir avec un corsaire !… en supposant toujours que votre opinion sur le caractère du brigantin soit juste. C’est une supposition trop improbable pour être vraie.

— L’œil d’un amant, Monsieur, peut être plus perçant encore que celui d’un tuteur.. Accusez-moi de jalousie si vous le voulez. Plût au ciel que mes soupçons fussent injustes ! mais si elle n’est pas là, où est-elle ?

L’opinion de l’alderman sembla chanceler : si la belle Barbenie n’avait pas cédé à l’attrait de ce sourire et de ce regard séduisant, à cette singulière beauté, et au charme secret et souvent irrésistible de l’esprit et des avantages personnels, lorsque l’existence de ceux qui les possèdent est enveloppée de mystère, à qui avait-elle cédé ? où s’était-elle réfugiée ?

Ces réflexions commençaient à embarrasser l’alderman comme elles avaient déjà déposé leur amertume dans le cœur de Ludlow. Avec la réflexion, la conviction pénétra peu à peu dans son âme. Mais la vérité ne brilla pas dans l’esprit du marchand calculateur et prudent avec la même promptitude que dans l’esprit jaloux de l’amant. Il pesa chaque circonstance de l’entrevue entre sa nièce et le contrebandier, se rappela les manières et la conversation du dernier, réfléchit au pouvoir que la nouveauté, lorsqu’elle est jointe à des circonstances romanesques, peut exercer d’influence sur l’imagination d’une femme, et s’arrêta longuement et secrètement sur quelques faits importants qui n’étaient connus que de lui seul, avant d’adopter définitivement la même opinion que le commandant, et de partager ses alarmes.

— Femmes et folies ! murmura le bourgeois lorsque ses méditations furent terminées ; leurs opinions sont aussi incertaines que les profits d’une pêche à la baleine, ou le bonheur d’un chasseur. Capitaine Ludlow, votre assistance sera nécessaire dans cette affaire, et il n’est peut-être pas trop tard, car il n’y a pas beaucoup de prêtres dans le brigantin… toujours supposant que votre opinion sur ce bâtiment soit fondée… Ma nièce peut encore revenir de son erreur, et être disposée à reconnaître tant d’assiduité et d’attachement.

— Je serai toujours disposé à rendre tous les services qui peuvent être utiles à Alida de Barberie, répondit vivement le jeune homme et cependant avec un peu de froideur. Mais il sera temps de parler de récompense lorsque nos démarches auront réussi.

— Le moins de bruit que nous pourrons faire relativement à cette petite affaire de famille vaudra le mieux, et je crois que nous ferions bien de garder le secret sur nos soupçons à l’égard de ce vaisseau jusqu’à ce que nous soyons mieux informés.

Le capitaine fit signe qu’il consentait à cette proposition.

— Et maintenant que nous sommes du même avis sur les articles préliminaires, ajouta le bourgeois, allons chercher le patron de Kinderhook, qui a des droits à notre confiance.

Myndert, suivi de son compagnon, sortit alors de la Cour des Fées triste et déserte, d’un pas qui était redevenu ferme et calme et d’un air qui exprimait plutôt l’ennui et la contrariété qu’un chagrin réel.



CHAPITRE XIV.


— Je vais te donner un vent.
— Tu es aimable.
— Moi un autre.
— Et moi tous ceux qui restent.
Shakspeare. Macbeth.


Le nuage au-dessus du Rariton ne s’était pas élevé. La brise venait toujours de la mer, et le brigantin dans le Cove, ainsi que le croiseur de la reine, étaient toujours à l’ancre, comme deux habitations flottantes qui n’avaient pas le dessein de s’éloigner. On était arrivé à l’heure où le temps de la journée devient fixe, et l’on n’espérait plus qu’un vent de terre pût engager le contrebandier à traverser le passage avant le retour de la marée, dont le flux courait alors rapidement.

Les fenêtres du Lust-in-Rust étaient ouvertes comme lorsque le propriétaire étaient présent, et les serviteurs étaient employés dans la villa et ses environs à leurs occupations ordinaires, bien qu’il fût évident, à la manière dont ils s’arrêtaient pour causer et par les fréquentes conférences qui avaient lieu dans des endroits secrets, qu’ils partageaient l’étonnement que causait l’absence de la jeune héritière ; sous tout autre rapport, la villa et ses dépendances étaient comme à l’ordinaire, tranquilles et désertes en apparence.

Mais il y avait un groupe à l’ombre d’un chêne, sur le rivage du Cove, et sur un point où il était rare d’apercevoir un homme. Cette petite société paraissait attendre quelque communication du brigantin, puisqu’elle avait établi son poste sur la côte du passage près du cap, et dans un lieu si retiré, qu’elle pouvait entièrement éviter d’être vue par ceux qui pourraient entrer ou sortir de l’embouchure de la Shrewsbury. Enfin elle était sur la limite longue, basse et étroite, qui forme maintenant la projection du Hook, et qui, par la brèche temporaire que le Cove avait faite entre ses eaux et celles de l’Océan, était alors une île.

— La discrétion devrait être la devise d’un marchand, observa un de ces individus, que le lecteur reconnaîtra sans doute à ses opinions. Il devrait être discret en affaires, et discret dans sa manière de les diriger, discret en fait de crédit et, par-dessus tout, discret dans ses spéculations. Il est aussi peu nécessaire, Messieurs, pour un homme intelligent d’appeler l’aide d’un posse comitatus pour tenir sa maison en ordre, que d’aller raconter dans les marchés publics l’histoire de ses opérations. J’ai recours avec joie à l’assistance du capitaine Cornélius Ludlow et à celle de M. Oloff van Staats, car je sais qu’ils garderont le silence sur les petits événements qui viennent d’avoir lieu chez moi. Ah ! le noir a communiqué avec le contrebandier,… supposant toujours que l’opinion de M. Ludlow concernant le vaisseau soit juste,… et le voilà qui quitte le brigantin.

Aucun des deux compagnons de l’alderman ne répondit. L’un et l’autre surveillait les mouvements de l’esquif qui contenait leur messager, et ils semblaient éprouver un intérêt égal dans les résultats de sa démarche. Cependant, au lieu d’approcher du lieu où son maître et ses deux amis l’attendaient, le nègre, bien qu’il sût que son bateau était nécessaire pour que la petite société pût traverser le passage, alla directement à l’embouchure de la rivière, route absolument contraire à celle qu’on supposait qu’il allait prendre.

— Soumission et obéissance ! s’écria le maître offensé, le chien de noir nous abandonne sur ce banc de sable aride où toutes les communications avec l’intérieur nous sont coupées, et où nous sommes aussi complètement privés des nouvelles de l’état du marché et autres choses nécessaires, que des hommes dans un désert !

— Voilà, je crois, un parlementaire, observa Ludlow, dont l’œil habitué à la mer avait découvert un bateau quittant le brigantin, aussi bien que la direction qu’il se disposait à prendre.

Le jeune commandant ne s’était pas trompé, car un léger cutter qui jouait comme une bulle d’eau sur son élément approcha bientôt du lieu où la petite société s’était assise. Lorsqu’il fut assez près pour être parfaitement distingué, et à la portée de la voix, l’équipage cessa de ramer et le bateau ne fut plus agité par aucun mouvement. Le marin au châle des Indes se leva alors au milieu des cordages, et examina d’un œil soupçonneux le bosquet qui se trouvait derrière les trois individus qui étaient à terre. Après un examen suffisant, il fit signe à son équipage de s’approcher plus près de terre.

— Quels sont ceux qui ont affaire à ce brigantin ? demanda-t-il froidement, avec l’air d’un homme qui n’a aucune raison de s’intéresser à ce qui se passe près de lui. Il lui reste peu de chose qui puisse se convertir en profits, à moins qu’il ne vende sa beauté.

— En vérité, bon étranger, répondit l’alderman, en appuyant suffisamment sur l’épithète, il n’y a ici personne disposé à faire avec vous un commerce qui pourrait peut-être déplaire aux autorités si sa nature était connue. Nous désirons être admis à une conférence avec le commandant du vaisseau sur une matière importante, mais qui nous regarde particulièrement.

— Pourquoi alors envoyer un officier public ? Je vois ici quelqu’un qui porte la livrée de la reine Anne. Nous n’aimons pas les serviteurs de Sa Majesté, et n’avons aucune envie de faire de mauvaises connaissances.

Ludlow se mordit les lèvres, et tâcha de réprimer sa colère en écoutant le langage impertinent d’un homme qui l’avait déjà traité avec si peu de cérémonie ; puis, oubliant cette résolution pour l’honneur de sa profession, et peut-être il faut ajouter par l’habitude du commandement, il interrompit le dialogue.

— Si vous voyez la livrée de l’autorité royale, dit-il fièrement, vous pouvez être convaincu qu’elle est portée par un officier qui sait faire respecter ses droits. Je demande le nom et le caractère de ce brigantin.

— Quant à son caractère ou à sa réputation, elle est peut-être un peu équivoque ; quelques envieux même disent qu’elle est à peu près perdue. Mais nous sommes de braves marins, qui ajoutons peu de foi aux mauvais rapports faits sur le compte de notre maîtresse. Quant à son nom, nous répondons à tous ceux qu’on lui donne, quand ils nous conviennent. Appelez-nous, l’Honnêteté, si vous voulez, vu le manque de registres.

— Il existe des raisons de soupçonner votre vaisseau de pratiques illégales, et, au nom de la reine, je demande à voir vos papiers et la liberté d’examiner votre cargaison et votre équipage, ou bien je serai dans la nécessité de diriger contre vous les canons du croiseur qui est là-bas à l’ancre, et qui n’attend que des ordres.

— On n’a pas besoin d’être savant pour lire nos documents, capitaine Ludlow ; ils sont écrits par une quille légère sur les vagues, et ceux qui suivent notre sillage peuvent deviner leur autorité. Si vous souhaitez d’examiner notre cargaison, il faut faire attention aux manchettes, aux tabliers, aux négligés et aux pièces d’estomac de la femme du gouverneur, au premier bal qui aura lieu dans le fort, ou examiner avec soin les robes qui recouvrent les paniers de la femme et des filles de votre juge de l’amirauté ! Nous ne sommes pas marchands de fromage, pour briser les os des jambes d’un officier de marine parmi les caisses et les pots de beurre.

— Votre brigantin a un nom, coquin, et, de par l’autorité de la reine, je demande à le savoir.

— Le ciel nous préserve de disputer sur les droits de la reine ! capitaine Ludlow, vous êtes un marin, et il vous est permis d’examiner un bâtiment tout comme une femme. Voyez ces pièces de quartier ! il n’y a point de chute de reins qui puisse égaler cette riche et gracieuse courbure ; ces bigues l’emportent sur la justesse et la délicatesse de la plus jolie taille. Et ces barres d’arcasse gonflées et arrondies ressemblent aux contours d’une Vénus ! Ah ! c’est une séduisante créature, et il n’est pas étonnant que, roulant ainsi qu’elle le fait sur les flots, on l’ait appelée…

La Sorcière des Eaux ! dit Ludlow, s’apercevant que le marin s’arrêtait.

— Vous mériteriez de faire partie de la confrérie, capitaine Ludlow, pour votre habileté dans la divination.

— Surprise et stupéfaction, patron ! s’écria Myndert d’une voix tremblante ; voilà une découverte capable de donner à un honorable marchand, plus d’embarras que la conduite ingrate de cinquante nièces ! C’est donc là le fameux vaisseau de l’Écumeur de Mer, d’un homme dont les méfaits en commerce sont aussi universellement notés que la suspension d’un négociant ! Monsieur le marin, ne troublez pas nos projets. Nous ne sommes point envoyés par aucune autorité du pays, pour nous informer de vos transactions passées, desquelles il est tout il fait inutile que vous parliez ; il est plus inutile encore de vous laisser entraîner par la soif du gain et de nous offrir un commerce qui est défendu par les lois. Nous désirons seulement conférer pendant quelques minutes avec le célèbre contrebandier, qui, si votre rapport est vrai, commande le vaisseau, sur une affaire qui nous est particulière à tous les trois. Cet officier de la reine est obligé par son devoir de vous adresser certaines questions auxquelles vous répondrez ou non, suivant que vous le jugerez à propos, et puisque le croiseur de la reine est plus loin que la portée de canon, on ne peut espérer autre chose de vous. Parlementaire et civilité ! capitaine Ludlow, il faut parler doucement à cet homme, ou il nous laissera traverser le passage et revenir au Lust-in-Rust comme nous pourrons, et aussi peu instruits que lorsque nous sommes venus ici. Souvenez-vous de nos conventions, sans faire aucune observation sur ce que je pourrai cacher de l’aventure.

Ludlow se mordit les lèvres et garda le silence ; le marin au châle des Indes, ou maître Tiller comme nous l’avons appelé plus d’une fois, examina encore attentivement le terrain et fit avancer son bateau assez près de terre pour qu’on pût y sauter par la poupe.

— Entrez, dit-il au capitaine de la Coquette qui n’avait pas besoin d’une seconde invitation, entrez, car un otage important est une sûre garantie pendant une trêve. L’Écumeur n’est point ennemi des usages de la bonne compagnie, et j’ai déjà rendu justice au serviteur de la reine en le présentant par ses noms et qualités.

— Le succès de votre déception peut vous faire triompher pendant un temps ; mais rappelez-vous que la Coquette

— Est un fort bon bâtiment, si je juge de son habileté par l’exactitude de sa lunette, observa Tiller en interrompant froidement le capitaine. Mais vous avez affaire à l’Écumeur, et nous allons parler sur ce sujet.

Le marin au châle des Indes, qui avait conservé son ancienne audace, devint grave et s’adressa alors à son équipage d’un air d’autorité, ordonnant de diriger le bateau vers le brigantin.

Les exploits, le caractère mystérieux, l’audace de la Sorcière des Eaux et de celui qui la commandait, étaient à cette époque des sujets fréquents de colère, d’admiration et de surprise. Ceux qui trouvent du plaisir dans le merveilleux, écoutaient avec intérêt les histoires qui étaient racontées sur la rapidité de ses mouvements et sa hardiesse. Ceux qui avaient souvent échoué dans leurs tentatives d’arrêter les hardis contrebandiers rougissaient à son nom, et chacun se récriait sur le succès de ses mouvements et l’intelligence avec laquelle ils étaient dirigés. On ne s’étonnera donc pas lorsque nous dirons que Ludlow et le patron s’approchèrent du gracieux et léger bâtiment avec un intérêt qui augmentait à chaque coup d’aviron. Rempli d’admiration pour une profession qui, à cette époque, était particulièrement distinguée et qui était séparée des autres états de la société par ses habitudes et ses opinions, Ludlow ne pouvait voir les proportions parfaites, les contours gracieux de la carène du bâtiment, ou la symétrie et la propreté des esparres et des agrès, sans éprouver un sentiment semblable à celui qu’une supériorité incontestable excite même en faveur d’un rival. Il y avait aussi dans le style des ornements de ce léger navire, un goût qui causait autant de surprise que sa construction.

Les marins de tous les âges ont toujours eu l’ambition de répandre sur leurs habitations flottantes un ordre de décoration qui, bien qu’approprié à leur élément, a quelque chose d’analogue aux ornements de l’architecture en général. La piété, la superstition et les usages nationaux produisent encore aujourd’hui dans les différentes parties du monde une grande variété dans l’apparence des vaisseaux. Dans quelques-uns, on donne à la tête du gouvernail l’image de quelque monstre hideux ; un autre montre les yeux louches et la langue pendante d’un chat ; celui-ci offre son saint patron, ou Marie toujours propice, en relief sur ses contours, qui sont aussi couverts d’emblèmes allégoriques. Peu de ces efforts de l’art nautique sont couronnés de succès, quoiqu’un meilleur goût se montre graduellement dans cette branche d’industrie, qui semble même vouloir s’élever à un état digne de l’approbation des plus sévères critiques. Mais le vaisseau dont nous parlons, quoique construit à une époque éloignée de la nôtre, eût fait honneur aux perfectionnements de notre siècle.

On a déjà dit que la carène de ce fameux vaisseau contrebandier était basse, sombre, construite avec un art exquis, et de proportions si parfaites qu’elle voguait sur l’Océan avec l’aisance d’un oiseau de mer à une petite distance au-dessus de l’eau ; on y voyait une ligne bleue qui se confondait avec la couleur sombre de l’Océan, l’usage du cuivre étant alors inconnu, tandis que les parties supérieures étaient d’un noir de jais rehaussé par deux lignes couleur paille, tracées avec une justesse mathématique, parallèlement à la surface de ses ouvrages supérieurs, et par conséquent convergeant légèrement vers la mer sous la voûte de l’arcasse. Des toiles de hamacs d’une blancheur éblouissante dérobaient à la vue les personnes qui étaient sur le pont, tandis que les bastions serrés donnaient au brigantin l’apparence d’un vaisseau de guerre. L’œil de Ludlow parcourait avec curiosité l’étendue des deux lignes couleur paille, cherchant en vain quelque indice de la pesanteur et de la force de l’armement. Si le bâtiment avait des sabords, ils étaient assez ingénieusement cachés pour échapper aux regards les plus perçants ; la nature des agrès a déjà été décrite. Participant au double caractère du brigantin et du schooner, les voiles et les esparres du mât d’avant ressemblaient au premier, et ceux du mât d’arrière au second. Les marins ont donné aux vaisseaux de cette forme le nom d’hermaphrodites. Mais quoique ce terme pût faire penser que le brigantin manquait des proportions qui constituent l’élégance, l’on se rappellera que cette différence appartenait à quelque ancienne règle de l’art, et qu’on n’avait violé en rien les lois universelles et permanentes qui font le charme de la nature. Les modèles de cristal qui représentent le corps d’un vaisseau ne sont pas plus exacts, ni plus justes dans leurs lignes, que n’étaient les cordages et les esparres de ce brigantin. Pas une corde ne s’éloignait de sa véritable direction ; pas une voile dont les plis n’eussent l’air d’avoir été rassemblés par la main d’une habile ménagère ; pas un mât ou une vergue qui ne s’élevât dans l’air, ou n’étendît ses bras avec la plus minutieuse symétrie. Tout était aérien, original et plein de grâce, et semblait devoir prêter au bâtiment un caractère de légèreté et de rapidité extraordinaire. Au moment où le bateau s’approchait des flancs du brigantin, un changement dans l’air fit tourner la petite barque comme un van dans le courant qu’elle parcourait ; et comme les proportions longues et pointues des drisses d’avant se montrèrent à la vue, Ludlow aperçut sous le beaupré une image qu’il supposa faire, au moyen de l’allégorie, quelque allusion au caractère du vaisseau. Une figure de femme, due à un sculpteur habile, était placée sur la partie la plus avancée du gouvernail. Le corps appuyait légèrement un de ses pieds sur un globe, tandis que l’autre était suspendu avec aisance, et toute l’attitude ressemblait à celle du fameux Mercure de Bologne. La draperie était flottante, légère, d’une nuance vert de mer, comme si elle eût emprunté cette teinte à l’élément qui était au-dessous d’elle. Le visage était d’une couleur sombre bronzée, qui fut adoptée de temps immémorial comme le meilleur ton pour représenter l’expression humaine. Les cheveux étaient épars et touffus, et l’œil rempli de ce feu qui doit briller dans les regards d’une sorcière, et un sourire si étrange et si malin jouait autour de la bouche, que le jeune marin frémit à la vue de cette figure, comme si une créature vivante eût répondu à son regard.

— Sorcellerie et nécromancie murmura l’alderman lorsqu’il eut contemplé cette image extraordinaire, voilà une coquine en airain qui pourrait voler sans remords le trésor de la reine ! Vos yeux sont jeunes, patron, qu’est-ce que l’impudente tient si effrontément sur sa tête ?

— Il me semble que c’est un livre ouvert, dont les pages sont écrites en lettres rouges. On n’a pas besoin d’être sorcier pour deviner que ce ne sont pas des extraits de la Bible.

— Ni le livre des statuts de la reine Anne, je le garantis. C’est un registre où elle inscrit les profits de ses courses vagabondes. Sourires et œillades ! l’air impudent de cette créature suffirait pour faire perdre contenance à un honnête homme.

— Voulez-vous lire la devise de la sorcière ? demanda le marin au châle des Indes, dont les yeux avaient étudié les détails du brigantin, plutôt qu’il n’avait fait attention à l’objet qui avait attiré les regards de ses compagnons. — L’air de la nuit a raidi le cordage de ce bâton de clin-foc, mes garçons, et il commence à lever le nez comme un petit maître badaud lorsqu’il sent pour la première fois l’odeur de l’eau salée ! Voyez à cela et amenez l’escarre en ligne, ou nous aurons un reproche de la Sorcière, qui n’aime pas à voir aucune partie de sa toilette dérangée. Tenez, Messieurs, vous pouvez lire les sentiments de cette dame aussi clairement qu’on put jamais lire dans les pensées d’une femme.

En parlant à son équipage, Tiller avait changé la direction du bateau, et, obéissant au mouvement de sa main, il fut bientôt exactement au-dessous de la figure que nous venons de décrire. Les lettres rouges étaient alors visibles, et, lorsque l’alderman van Beverout eut ajusté ses lunettes, les trois compagnons furent la citation suivante :


« Quoique je n’aie jamais rien prêté ni rien emprunté, en prenant ou en donnant avec excès, cependant, pour fournir aux besoins pressants d’un ami, je m’écarterais de mes habitudes.

« Le Marchand de Venise. »


— La sorcière d’airain ! s’écria Myndert lorsqu’il eut parcouru la citation du barde immortel. Mûrs ou verts[18], personne ne pourrait désirer être l’ami d’une créature aussi effrontée, et imputer de tels sentiments à aucun respectable commerçant, soit de Venise, soit d’Amsterdam ! Mettez-nous à bord du brigantin, l’ami, et que nous terminions cette entrevue avant que les mauvaises langues ne dénaturent les motifs notre visite.

— Le vaisseau chargé sillonne la mer trop profondément pour aller vite ; nous aborderons dans un moment plus favorable, sans tant nous hâter. Voulez-vous jeter un autre coup d’œil sur les sombres pages de cette dame ? L’esprit d’une femme n’est jamais bien connu à la première réponse !

Le marin leva le bambou qu’il portait et fit tourner une des pages de métal peint sur des gonds artistement cachés. On vit une nouvelle surface avec une autre citation.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? qu’est-ce que c’est, patron ? demanda le bourgeois qui ne paraissait pas avoir une grande confiance dans la discrétion de la sorcière. Folies et poésies ! mais telle est l’habitude de toutes les femmes : quand la nature leur a refusé une langue, elles inventent une autre manière de parler.

« Les commissionnaires de la mer et de la terre vont ainsi à l’entour, à l’entour ; trois fois pour toi et trois fois pour toi, et trois fois encore pour faire neuf. »

— Véritables sottises ! continua le bourgeois ; c’est fort bien pour ceux qui peuvent ajouter trois fois trois à leurs biens ; mais croyez-moi, patron, c’est un heureux commerce que celui qui peut doubler la valeur de l’entreprise en comptant les chances raisonnables à courir et les mois d’anxiété à attendre.

— Nous avons d’autres pages, reprit Tiller, mais ne laissons pas traîner davantage notre principale affaire. On peut lire de bonnes choses dans le livre de la Sorcière lorsqu’on en a le loisir et l’occasion. Je parcours très-souvent son volume pendant les calmes, et il est rare d’y trouver deux fois la même morale, comme ces braves marins pourront l’affirmer.

Les marins qui tenaient les avirons confirmaient cette assertion par leur air de gravité et de confiance, tandis que leur supérieur faisait changer de place au bateau et laissait l’image de la Sorcière des Eaux seule au-dessus de son élément.

L’arrivée du cutter ne produisit aucune sensation parmi ceux qui occupaient le pont du brigantin. Le marin au châle des Indes souhaita une bienvenue franche et cordiale à ses compagnons de voyage et les laissa pendant une minute pour faire leurs observations, tandis qu’il remplissait quelque devoir dans l’intérieur du vaisseau. Ces moments ne furent pas perdus, car une curiosité puissante portait les étrangers à regarder autour d’eux de cet air avec lequel on étudie l’apparence de quelque objet fameux qui n’a longtemps été connu que de réputation. Il était évident que l’alderman van Beverout lui-même n’avait pas encore pénétré aussi avant dans les mystères de l’élégant brigantin ; mais c’était surtout Ludlow qui saisit avec le plus d’ardeur cette occasion, et dont les regards intelligents parcoururent avec le plus de rapidité tous les objets qui peuvent intéresser un marin.

Une admirable propreté régnait de toute part. Les planches du pont ressemblaient à l’ouvrage d’un ébéniste plutôt qu’au travail grossier qui règne ordinairement en pareil lieu. On trouvait la même excellence de matériaux et le même fini dans les lambris des légers bastions, les balustrades et tous les objets qui se présentent naturellement à la vue dans la construction d’un semblable bâtiment. Le cuivre était employé avec goût plutôt que prodigué dans toutes les parties où le métal était nécessaire, et la peinture de l’intérieur était partout d’une légère couleur paille. Il n’y avait aucun armement visible, et les quinze ou vingt graves marins qui arpentaient le vaisseau les bras croisés ne ressemblaient point à des hommes qui devraient trouver du plaisir dans des scènes de violence. Tous sans exception avaient atteint le milieu de la vie ; l’expression de leur visage brûlé par le soleil était pensive, plus d’un montrait une tête qui commençait à grisonner plutôt par l’effet de l’âge que par suite des fatigues. Ludlow fit toutes ces observations avant le retour de Tiller. Lorsque ce dernier reparut, il ne montra aucun désir de cacher aucune des perfections de sa demeure.

— La prudente Sorcière n’est point avare avec ses serviteurs, dit le marin, en observant l’occupation de l’officier de la reine. Vous voyez que l’Écumeur pourrait recevoir un amiral dans ses cabines ; les matelots sont logés plus loin, bien au-delà du mât de misaine. Voulez-vous aller aux écoutilles et examiner ce qui se trouve en bas ?

Le capitaine et ses compagnons se laissèrent conduire, et le premier, à sa grande surprise, s’aperçut qu’à l’exception d’une grande chambre divisée en larges compartiments placés en vue, tout le reste du brigantin était employé pour l’usage des officiers et de l’équipage.

— Le monde nous donne la réputation de contrebandiers, reprit Tiller, souriant avec malice ; mais si la cour de l’amirauté était ici avec ses perruques et ses longs bâtons, les juges et le jury ne pourraient parvenir à nous convaincre de fraude. Voilà du fer pour tenir la dame sur ses pieds, de l’eau et du rhum de la Jamaïque, et les vins de la vieille Espagne et des Îles pour réjouir le cœur et désaltérer le gosier des matelots qui sont sous le pont, mais il n’y a rien de plus. Nous avons des magasins pour la table et pour la brise, au-delà de cette cloison ; et au-dessous de vous, voilà des compartiments qui sont…………… vides ! voyez, un d’entre eux est ouvert ; il est aussi net que le tiroir du bureau d’une dame. Ce n’est point une place pour vos eaux fortes de Hollande ou pour les peaux grossières de vos marchands de tabac. Celui qui veut suivre à la piste la cargaison de la Sorcière des eaux, doit poursuivre les beautés dans leurs satins et les prêtres avec leur robe et leur rabat. Il y aurait bien des lamentations dans l’Église, et plus d’un évêque aurait le cœur serré, s’il apprenait qu’il est arrivé malheur à notre bâtiment.

— Il faut mettre un terme à cet audacieux badinage, dit Ludlow, et ce temps peut être plus près que vous ne le pensez.

— Dans l’orgueil de chaque matinée, je vois dans les pages du livre de la dame, car nous en avons aussi un à bord, que lorsqu’elle nous jouera un mauvais tour, elle sera du moins assez polie pour nous donner un avertissement. Les devises changent souvent, mais ses paroles sont toujours vraies. Il est difficile d’atteindre le brouillard qu’emporte la brise, capitaine Ludlow, et il faut qu’il tienne bien vent lui-même, celui qui veut être longtemps dans notre compagnie.

— Plus d’un marin fanfaron a été attrapé. La brise qui est favorable pour le vaisseau dont le fret est léger, et celle qui est bonne pour le bâtiment dont la quille est profonde, sont différentes. Nous pouvons vivre assez pour apprendre ce qu’un mât vigoureux, un bras long et une carène solide peuvent faire.

— Que la dame à l’œil hagard et au sourire marin me protège ! J’ai vu la Sorcière enfoncée dans l’eau salée, et les vagues brillantes dégoutter de ses tresses comme des étoiles d’argent, mais je n’ai jamais lu un mensonge dans ces pages. Il y a une heureuse intelligence entre elle et quelques personnes à bord ; et croyez-moi, elle connaît trop bien les sentiers de l’Océan pour prendre une mauvaise route. Mais nous bavardons comme des marins d’eau douce. Voulez-vous voir l’Écumeur de Mer ?

— C’est l’objet de notre visite, répondit Ludlow, dont le cœur battit violemment au nom de ce redoutable corsaire. Si ce n’est pas vous, conduisez-nous près de lui.

— Parlez plus bas ; si la dame qui est sous le beaupré entendait de tels propos contre son favori, je ne répondrais plus de sa bonne volonté. Si ce n’est pas moi ! ajouta le héros au châle des Indes en souriant de bon cœur. Oh ! un océan est plus large qu’une mer, et une baie n’est point un golfe. Vous aurez l’occasion de juger entre nous, noble capitaine, et alors je laisse les opinions à la sagesse de chaque homme. Suivez-moi.

Il quitta les écoutilles, et conduisit ses compagnons vers les appartements dans l’arrière du vaisseau.



CHAPITRE XV.


Dieu vous protège, Monsieur.
Et vous, Monsieur, vous êtes le bienvenu.
Voyagez-vous, Monsieur, ou êtes-vous au terme de votre course ?
Shakspeare. La Mégère apprivoisée..


Si l’extérieur du vaisseau était si gracieux dans sa forme et si original, l’intérieur n’était pas moins digne d’observation. Il y avait deux petites cabines sous le pont principal, une de chaque côté, et joignant l’espace limité destiné à recevoir la légère mais précieuse cargaison. C’était dans une de ces cabines que Tiller était descendu comme un homme qui entre sans cérémonie dans son propre appartement. Mais en partie au-dessus, et plus près de la poupe, étaient une suite de petites chambres disposées et meublées dans un genre tout différent. L’ameublement était celui d’un yacht, plutôt que celui qu’on pouvait soupçonner convenir aux plaisirs d’un contrebandier même le plus heureux dans ses entreprises.

Le pont principal avait été abaissé de quelques pieds à partir de la cloison des cabines des officiers inférieurs, de manière à donner une hauteur suffisante, sans changer la ligne des bigues du brigantin. Cet arrangement n’était pas visible à l’œil de l’observateur qui n’était pas admis dans le vaisseau. Une ou deux marches néanmoins amenèrent les étrangers au niveau du plancher de la cabine, et dans une antichambre qui était évidemment destinée à contenir les domestiques. Une petite sonnette d’argent était posée sur une table, et Tiller l’agita légèrement, comme un homme dont les habitudes ordinaires sont contenues par le respect. À ce bruit parut un jeune mousse qui ne pouvait pas avoir plus de dix ans, et dont la toilette était assez originale pour mériter une description.

L’étoffe des habits du jeune serviteur de Neptune était d’une soie d’un rose tendre, et dont la forme ressemblait au costume que portaient autrefois les pages des grands seigneurs. Sa taille était serrée dans une bande d’or, un collet de dentelle flottait sur son col et ses épaules, et ses pieds étaient chaussés dans des espèces de petits brodequins ornés de franges et de glands d’argent. Cet enfant avait une taille et des traits délicats, et un air aussi différent que possible des manières brusques et grossières d’un mousse.

— Dégâts et prodigalité ! s’écria l’alderman, lorsque ce petit écuyer se présenta. Voilà comment on gâche des marchandises à bon marché. C’est le résultat d’un commerce sans frein ! Il y a assez de malines, patron, sur les épaules de ce petit polisson, pour faire une pièce d’estomac à la reine. Par saint George ! les marchandises n’étaient pas chères au marché lorsque le jeune coquin eut sa livrée !

Le bourgeois observateur n’était pas le seul qui fût frappé de surprise. Ludlow et van Staats de Kinderhook manifestèrent le même étonnement, quoique leurs sentiments fussent exprimés d’une manière moins caractéristique. Le premier se détournait brusquement pour demander la cause d’une telle mascarade, lorsqu’il s’aperçut que le marin au châle des Indes avait disparu. Les étrangers se trouvant seuls avec le page, il devint nécessaire de se fier à son intelligence sur ce qu’il leur restait à faire.

— Qui es-tu, enfant, et qui t’a envoyé ici ? demanda Ludlow.

L’enfant souleva son bonnet, qui était de la même soie rose que ses vêtements, et, montrant l’image d’une femme au visage noir et au sourire malin, peinte avec un art infini sur le devant de son bonnet, il dit :

— Je sers la dame Vert-de-Mer avec les autres officiers du brigantin.

— Et qui est cette dame de la couleur de mer, et d’où venez-vous en particulier ?

— Voilà son portrait : si vous voulez causer avec elle, elle se tient sur le gouvernail, et refuse rarement une réponse.

— Il est singulier qu’une figure de bois ait le don de la parole !

— Croyez-vous qu’elle soit de bois ? reprit l’enfant en regardant avec timidité, et cependant d’un air curieux, le visage de Ludlow. D’autres l’ont dit, mais ceux qui s’y connaissent le mieux assurent le contraire. Elle ne répond pas avec sa langue, mais le livre a toujours quelque chose à dire.

— Comme on a trompé l’esprit de ce jeune garçon ! J’ai lu ce livre, mais je n’y peux comprendre que peu de chose.

— Allons, lisez-le encore, ce n’est qu’après bien des efforts que le vaisseau qui louvoie gagne sur le vent. Mon maître m’a ordonné de vous introduire.

— Arrête ! Tu as donc un maître et une maîtresse ?… Tu nous as parlé de la dernière, mais nous voudrions savoir quelque chose du premier. Quel est ton maître ?

Le jeune garçon sourit et regarda de côté comme s’il hésitait à répondre.

— Ne refuse pas de nous satisfaire. Je suis revêtu de l’autorité de la reine.

— Il nous dit que la dame Vert-de-Mer est notre reine, et que nous n’en avons pas d’autre.

— Audace et rébellion ! murmura Myndert. Ces bons principes finiront par faire condamner le plus joli brigantin qui ait jamais navigué, et il y aura des rumeurs à l’étranger, et des réputations attaquées, assez pour fatiguer la langue de tous les amateurs de commérage.

— C’est un audacieux qui ose parler ainsi, dit Ludlow, qui n’avait point écouté la plaisanterie de l’alderman ; votre maître a un nom ?

— Nous ne l’avons jamais entendu. Lorsque Neptune vient à bord sous les tropiques, il nous appelle toujours sous le nom de l’Écumeur des Mers, alors nous lui répondons. Le vieux dieu nous connaît bien, car on dit que nous passons sous sa latitude plus souvent que d’autres vaisseaux.

— Vous avez quelques années de service sur ce brigantin ; il n’y a aucun doute que vous n’ayez parcouru bien des terres éloignées, appartenant à un bâtiment si léger.

— Moi ! je n’ai jamais été à terre, reprit le jeune garçon d’un air pensif, cela doit être drôle. Ils disent qu’on peut à peine y marcher, tant elle est tranquille ! J’ai fait une question et la dame Vert-de-Mer avant d’entrer dans cet étroit passage, pour savoir quand je devais aller à terre.

— Et elle répondit ?

— Elle fut quelque temps avant de répondre. Deux quarts se passèrent avant que je pusse lire un mot ; mais à la fin j’eus une réponse. Je crois qu’elle s’est moquée de moi, quoique je n’aie jamais osé demander à mon maître ce qu’il en pensait.

— Te rappelles-tu les paroles ? peut-être nous pourrions t’aider, car il y en a parmi nous qui connaissent la plupart des sentiers de la mer.

Le jeune garçon regarda autour de lui d’un air timide et soupçonneux, et, mettant avec précipitation une main dans sa poche, il en retira deux morceaux de papier, tous les deux contenant une copie, et ayant évidemment été souvent étudiés.

— Voilà, dit-il, d’une voix basse : ceci était sur la première page. J’eus si peur que la dame ne fût en colère, que je n’osai regarder de nouveau jusqu’au premier quart, et alors tournant le feuillet je trouvai ceci.

Ludlow prit le morceau de papier qui lui avait été offert le premier et fut l’extrait suivant, qui était écrit de la main d’un enfant :

« Je te prie, souviens-toi que je t’ai rendu de grands services, que je ne t’ai jamais trompé, que je ne t’ai jamais fait de mensonges, enfin que je t’ai servi sans murmures ni sans plaintes. »

— Je crus que c’était une moquerie, continua le jeune garçon lorsqu’il vit que le jeune capitaine avait terminé sa lecture, car c’était à peu près la même chose, quoique plus joliment arrangé, que ce que j’avais dit moi-même.

— Et quelle fut la seconde réponse ?

— Voici ce que je trouvai au premier quart du matin, reprit l’enfant en lisant lui-même le second extrait :

« Tu penses qu’il est beau de marcher sur les vagues de la mer salée, et de courir sur les vents aigus du nord. »

— Je n’ai plus rien osé demander. Mais, qu’est-ce que cela signifie ? On dit que la terre est rude aux pieds et qu’il est difficile d’y marcher ; que des tremblements l’agitent et y forment des trous qui engloutissent des villes ; que les hommes se tuent sur les grands chemins pour de l’argent, et que les maisons que je vois sur la montagne sont obligées de rester toujours dans le même lieu. Cela doit être bien triste, de vivre toujours dans le même endroit, et bien singulier de ne jamais sentir aucun mouvement.

— À l’exception du balancement accidentel d’un tremblement de terre, tu es mieux à bord, mon enfant… Mais ton maître, cet Écumeur de Mer !…

— Chut ! dit le jeune garçon, en levant son doigt pour imposer silence ; il est monté dans la grande cabine. Dans un moment nous entendrons son signal.

On exécuta alors dans la chambre voisine une symphonie harmonieuse sur la guitare avec le plus grand talent.

— Alida elle-même n’a pas les doigts plus agiles, dit l’alderman à voix basse, et je ne l’ai jamais entendue jouer du luth hollandais qui a coûté cent florins, dans un mouvement plus rapide.

Ludlow fit un signe et l’alderman se tut. Alors on entendit une belle voix d’homme dont les sons étaient riches et profonds, et qui était accompagnée par le même instrument. Cet air était grave et peu en harmonie avec le caractère d’un habitant de l’Océan, étant principalement un récitatif. On chanta les paroles suivantes autant qu’il était possible de les distinguer :


Mon brigantin !
dont les formes sont belles et régulières, doux dans son balancement et rapide sur les vagues, léger comme l’oiseau aquatique bercé par la tempête, par la brise, par le vent, nous précipites ta course,
Ma reine des eaux !
Dame de mon cœur !
rien de plus rapide et de plus léger que toi ne vogue sur la mer avec une quille plus sûre et plus calme dans sa route ; nous bravons avec toi tous les mystères de l’Océan, et nous rions du courroux de la tempête,
Car nous sommes à toi !
Mon brigantin !
fie-toi au pouvoir mystérieux qui te montre le chemin, à l’œil qui perce l’espace, au rouge météore qui joue autour de toi, et surtout fie-toi sans crainte à l’étoile de la dame Vert-de-Mer,
Toi, ma divine barque.

— Il chante souvent ainsi, dit le jeune garçon à voix basse, lorsque la chanson fut terminée, car ils disent que la dame Vert-de-Mer aime la musique qui parle de l’Océan et de son pouvoir. Écoutez, il m’a ordonné d’entrer.

— Il a seulement touché les cordes de la guitare.

— C’est son signal lorsque le temps est beau. Lorsque le vent siffle et que les vagues mugissent, il appelle plus haut.

Ludlow eût volontiers écouté plus longtemps, mais le jeune garçon ouvrit une porte, et, montrant du doigt le chemin à ceux qu’il conduisait, il disparut en silence derrière un rideau. Les étrangers, et plus particulièrement Ludlow, trouvèrent de nouveaux sujets d’admiration et de surprise en entrant dans la principale cabine du brigantin. L’appartement, relativement à la grandeur du vaisseau, était spacieux et élevé. Il recevait de la lumière par deux fenêtres à la poupe, et il était évident que deux chambres plus petites, une de chaque côté des quartiers, partageaient avec lui cet avantage. L’espace entre ces chambres du conseil, comme on les appelle dans le langage nautique, formait nécessairement une profonde alcôve, qui pouvait être séparée de la partie extérieure de la cabine par un rideau de damas cramoisi qui pendait alors sur une poutre, à laquelle on avait donné la forme d’une corniche dorée. Une pile de luxueux coussins couverts de maroquin rouge était posée près de la traverse, à la manière des divans de l’Orient, et contre les cloisons des chambres du conseil on voyait une agrippine en bois d’acajou, recouverte aussi en maroquin. De petites bibliothèques gracieuses étaient suspendues çà et là, et la guitare dont on avait fait usage depuis si peu de temps était posée sur une petite table de quelque bois précieux, au centre de l’alcôve. Il y avait encore d’autres petits meubles, tels que ceux qui occupent les loisirs d’un esprit cultivé, mais peut-être plus efféminé que vigoureux, répandus dans l’appartement ; suivant toute apparence, les uns étaient négligés depuis longtemps, et les autres paraissaient avoir été plus récemment en faveur.

La partie extérieure de la cabine était meublée dans le même style, quoiqu’elle contînt beaucoup plus des articles qui appartiennent à l’économie domestique. Elle avait ses agrippines, ses piles de coussins, ses chaises en bois précieux, ses petites caisses pour les livres, et ses instruments négligés, entremêlés d’ornements plus solides et plus permanents, qui étaient destinés à résister au mouvement violent, souvent inévitable dans un aussi petit bâtiment. Il y avait une légère tapisserie de damas cramoisi autour de l’appartement, çà et là un petit miroir entre les cloisons et les lambris. Toutes les autres parties étaient en bois d’acajou rehaussé par des panneaux de bois de rose qui ajoutaient à l’élégance de la cabine. Le plancher était couvert d’une natte du plus beau travail, et dont l’odeur parfumée et fraîche prouvait que l’herbe dont elle était composée était née dans un climat chaud et favorisé de la nature. Ce lieu, comme tout le reste du vaisseau, autant que l’œil perçant de Ludlow put s’en convaincre, était entièrement dépourvu d’armes. On ne voyait pas même un pistolet ou un sabre dans les lieux où les armes de cette espèce sont ordinairement suspendues dans tous les vaisseaux employés, soit en guerre, soit dans un commerce qui pouvait obliger son équipage à commettre des actes de violence.

Au centre de l’alcôve se trouvait le jeune homme extraordinaire qui avait visité la Cour des Fées la nuit précédente avec si peu de cérémonies. Son costume était à peu près le même, par sa coupe et par l’étoffe qui le composait, cependant il avait été changé, car sur la poitrine on apercevait une image de la dame Vert-de-Mer, peinte sur soie avec un talent parfait, et de manière à conserver son expression sauvage et surnaturelle. Le jeune homme était légèrement appuyé contre la petite table, et lorsqu’il salua les étrangers avec le plus grand empire sur lui-même, on put apercevoir un sourire dans lequel il y avait autant de mélancolie que de politesse. En même temps il ôta sa toque, et laissa voir les belles boucles noires dont la nature avait orné sa tête avec tant de prodigalité.

Les manières des étrangers étaient moins aisées. La profonde inquiétude avec laquelle Ludlow et le patron s’étaient approchés du corsaire avait fait place à un étonnement et à une curiosité dans lesquels le principal but de leur visite était presque oublié, tandis que l’alderman van Beverout avait l’air honteux, soupçonneux, et paraissait penser moins à sa nièce qu’aux conséquences d’une entrevue si remarquable. Ils répondirent tous au salut de leur hôte, quoique chacun attendît qu’il parlât.

— On m’a dit que j’avais le plaisir de recevoir un commandant au service de la reine, le riche et honorable patron de Kinderhook, ainsi qu’un digne et respectable membre de la corporation de la ville, l’alderman van Beverout, dit le jeune homme qui faisait les honneurs du vaisseau dans cette occasion. Il n’arrive pas souvent à mon humble brigantin, d’être ainsi favorisé, et, au nom de ma maîtresse, je vous exprimâmes remerciements.

En cessant de parler, il salua de nouveau avec une gravité cérémonieuse, comme si tous ceux qu’il voyait étaient également étrangers pour lui, quoique les jeunes gens s’aperçussent fort bien qu’un léger sourire jouait autour d’une bouche à laquelle ils ne pouvaient refuser les attraits les plus séduisants.

— Comme nous n’avons qu’une maîtresse, dit Ludlow, il est de notre devoir commun de souhaiter de lui plaire.

— Je vous comprends, Monsieur. Il est presque inutile de dire cependant que la femme de George de Danemark a peu d’autorité ici. Attendez, je vous prie, ajouta-t-il vivement, en observant que Ludlow se disposait à répondre. Nos entrevues avec les serviteurs de cette dame ne sont pas rares, et comme je sais que d’autres affaires vous attirent ici, nous nous imaginerons que tout ce qu’un vigilant officier et les sujets les plus fidèles peuvent dire a été dit à un proscrit qui se joue un peu des lois et des usages. Cette controverse peut être terminée entre nous sous nos voiles, par la vertu de notre rapidité ou par d’autres qualités de notre profession, en temps et lieu convenables. Nous nous occuperons donc d’autre chose.

— Je pense que ce gentleman a raison, patron ; Quand les affaires sont mûres pour la cour de l’échiquier, il est inutile de se fatiguer les poumons pour résumer les débats comme un avocat payé. Douze hommes discrets et qui ont de la compassion pour les vicissitudes du commerce, qui savent combien il est difficile de gagner, et combien il est aisé de perdre, s’entendront sur ce sujet beaucoup mieux que tous ces inutiles orateurs des provinces.

— Lorsque je serai confronté aux douze Daniels désintéressés, je serai obligé de me soumettre à leur jugement, reprit le contrebandier avec un sourire un peu ironique. C’est vous, je crois, Monsieur, qu’on appelle M. Myndert van Beverout ; à quelle baisse dans la fourrure ou à quelle hausse dans les marchés dois-je l’honneur de cette visite ?

— On dit que quelques personnes de ce vaisseau ont été assez hardies pour débarquer sur mes terres la nuit passée, sans la connaissance ou le consentement du propriétaire. Vous observerez le sens de notre discours, monsieur van Staats, car cette affaire peut être portée devant les autorités… Comme je le disais, Monsieur, à l’insu de leur propriétaire, et qu’on a vendu des marchandises prohibées par les lois, à moins qu’elles n’entrent dans les provinces embellies et purifiées par l’air des domaines de la reine en Europe… Dieu bénisse Sa Majesté !

— Amen… Les marchandises qui quittent la Sorcière des Eaux sont ordinairement purifiées par l’air de bien des régions différentes. Nous ne sommes point paresseux dans nos mouvements, et les vents de l’Europe cessent à peine d’enfler nos voiles, que nous ressentons ceux d’Amérique. Mais voilà des affaires qui regardent l’échiquier, et qui devraient être discutées devant les douze bourgeois miséricordieux, plutôt que de faire le sujet de votre visite.

— J’ai commencé par citer des faits, afin qu’il n’y eût point de méprise. Mais outre une imputation défavorable au crédit d’un marchand, une grande calamité vient d’affliger ma maison pendant la nuit dernière. La fille et l’héritière du vieux Étienne de Barberie a quitté sa demeure, et nous sommes portés à croire qu’elle s’est oubliée jusqu’à chercher un refuge sur ce vaisseau. Bonne foi et relations ! maître Seadrift ; je crois que cela excède le pouvoir d’un contrebandier lui-même. Je puis être indulgent pour quelques erreurs dans un compte, mais les femmes peuvent être importées et exportées sans payer de droits, quand et où l’on veut, et alors quelle était la nécessité d’enlever celle-là de la demeure de son vieil oncle, et avec tant de mystère ?

— On ne peut nier votre proposition, et votre conclusion est sentimentale ! J’admets que la demande soit faite dans toutes les formes, et je suppose que ces deux messieurs sont ici pour être témoins de sa légalité.

— Nous sommes venus pour aider un malheureux parent et tuteur à réclamer sa pupille, répondit Ludlow.

Le contrebandier tourna ses regards sur le patron, qui donna son assentiment par un salut silencieux.

— C’est bien, Messieurs ; j’admets aussi le témoignage. Mais quoique je sois, suivant l’opinion vulgaire, un si digne sujet pour la justice, j’ai eu jusqu’ici peu de communications directes avec cette aveugle déité. Les autorités donnent-elles ordinairement crédit à ces accusations, sans quelques preuves de leur vérité ?

— On le nie.

— Vous êtes encore en possession de toutes vos facultés, capitaine Ludlow, et vous pouvez en faire usage. Mais c’est un artifice pour détourner de la véritable route. Il existe d’autres vaisseaux que le brigantin, et une belle capricieuse peut avoir cherché un protecteur jusque sous le pavillon de la reine Anne.

— C’est une vérité qui ne s’est que trop souvent présentée à mon esprit, monsieur van Beverout, observa le sentencieux patron. Il eût été nécessaire de nous assurer si celle que nous cherchons n’avait pas pris un parti moins extraordinaire, avant d’avoir cru si précipitamment que votre nièce pût consentir à devenir la femme d’un étranger.

— Monsieur van Staats a-t-il quelque intention cachée dans ses paroles, qu’il parle avec une telle ambiguïté ? demanda Ludlow.

— Un homme confiant dans ses bonnes intentions a peu d’occasions de parler d’une manière équivoque. Je crois avec ce fameux contrebandier qu’il est plus probable que la belle Barberie ait pris la fuite avec une personne qu’elle connaissait et pour laquelle je crains qu’elle n’eût que trop d’estime, qu’avec un homme qui lui est entièrement étranger, et sur la vie duquel il existe tant de mystères.

— Si croire que la jeune dame n’accordait pas légèrement son estime est une excuse pour les soupçons, alors je puis conseiller de faire des recherches dans le manoir de Kinderhook !

— Consentement et joie ! la jeune fille n’avait pas besoin de se sauver dans l’église pour devenir la femme d’Oloff van Staats, interrompit l’alderman ; elle aurait eu ma bénédiction dans cette affaire, et une bonne dot par-dessus le marché !

— Ces soupçons n’ont rien que de naturel entre deux hommes qui poursuivaient le même but, dit le contrebandier. L’officier de la reine pense qu’un regard d’une beauté capricieuse peint son admiration pour des domaines étendus et des prés fertiles, et le propriétaire craint l’attrait du service militaire et le pouvoir d’une imagination qui vogue sur l’onde. Cependant, puis-je vous demander ce qui existe ici pour tenter une beauté fière et adulée, et lui faire oublier son rang, ses amis, et ce qu’elle se doit à elle-même ?

— Caprice et vanité ! personne ne peut répondre de l’esprit d’une femme ! On leur apporte, avec de grands risques, les articles les plus coûteux des grandes Indes pour satisfaire leurs goûts, et elles changent de modes plus facilement que le castor ne change de peau. Leurs caprices dérangent les spéculations de commerce, et je ne vois pas pourquoi ils ne pousseraient pas une fille obstinée à faire quelque autre acte de folie.

— Ce raisonnement paraît concluant à l’oncle. Les deux amants lui reconnaissent-ils la même justesse ?

Le patron de Kinderhook regarda longtemps et avec attention l’être extraordinaire qui lui adressait cette question ; enfin un mouvement qui trahissait également sa conviction et ses regrets lui échappa, mais il continua à garder le silence. Il n’en fut pas de même de Ludlow. D’un caractère plus vif, et quoique, également convaincu de la tentation qui avait porté Alida à commettre une faute, il prévît toutes les conséquences qui en résulteraient pour lui et pour les autres, une rivalité de profession et des droits officiels à exercer venaient en outre se mêler à ses sentiments d’amour.

Il avait trouvé le temps d’examiner plus attentivement les articles que la cabine contenait, et lorsque leur hôte singulier leur adressa sa dernière question, il montra du doigt, en souriant avec amertume et ironie, un tabouret richement travaillé et représentant des fleurs dont les nuances éclatantes ressemblaient à celles de la nature.

— Ce n’est point là l’ouvrage d’un faiseur de voile, dit le capitaine de la Coquette. D’autres beautés ont déjà résidé dans votre brillante demeure, téméraire marin ; mais tôt ou tard la justice atteindra votre léger bâtiment.

— Dans un parage ou un autre il verra un jour sa fin, ainsi que nous autres. Capitaine Ludlow, j’excuse ce qu’il peut y avoir de dur dans votre langage, car il convient à un serviteur de la couronne d’user de liberté avec une personne, qui, comme le compagnon déréglé du prince Hal[19], n’est que trop porté à dire : Volons l’échiquier du roi[20] ! Mais, Monsieur, ce brigantin et son caractère sont peu connus de vous. Nous n’avons pas besoin d’oisives demoiselles pour nous instruire dans les mystères des goûts du sexe, car l’esprit d’une femme guide notre humeur à tous, et met quelque chose de sa délicatesse dans toutes nos actions, quoique les bourgeois aient l’habitude de les croire contraires aux lois. Voyez, ajouta l’Écumeur en écartant avec soin un rideau et montrant divers objets qui semblaient appartenir aux occupations des femmes, voilà les offrandes du pinceau et de l’aiguille. La Sorcière, dit-il en touchant l’image qui était peinte sur sa poitrine, ne veut pas être servie sans quelque déférence envers son sexe.

— Cette affaire peut être arrangée par un compromis, à ce que je vois, observa l’alderman. Avec votre permission, Messieurs, je vais faire des propositions en particulier à ce hardi commerçant, et peut-être qu’il acceptera mes offres.

— Ah ! cela convient mieux à l’esprit du commerce qu’à celui de la déesse que je sers, s’écria le jeune contrebandier en faisant courir légèrement ses doigts sur les cordes de la guitare. Des compromis et des offres sont des mots qui conviennent aux lèvres d’un bourgeois. Mon charmant esprit, confiez ces messieurs aux soins du brave Thomas Tiller, pendant que je causerai avec le marchand ; la réputation de M. van Beverout, capitaine Ludlow, nous protégera tous les deux contre le soupçon d’aucun projet contre les revenus de la couronne.

Riant lui-même de cette allusion, le contrebandier fit signe au jeune garçon, qui sortit de derrière le rideau, de conduire les amants désappointés de la belle Barberie dans une autre partie du vaisseau.

— Mauvaises langues et calomnies ! dit Myndert ; maître Seadrift, cette manière illégale de se jouer d’une affaire, lorsque les comptes sont terminés et les reçus signés, peut conduire à d’autres pertes, outre celle de la réputation. Le commandant de la Coquette n’est qu’à moitié satisfait de mon ignorance sur le caractère de votre vaisseau, et toutes ces plaisanteries sont autant de cuillerées de rum jetées par une nuit sombre dans un feu mal éteint ; elles donnent seulement de la lumière, et forcent le monde à y voir plus clair. Quoique, grâce au ciel, aucun homme n’ait moins que moi raison de craindre qu’on examine ses affaires, je défie le meilleur comptable des colonies de découvrir une fausse démarche ou une entrée douteuse dans aucun de mes livres, depuis le mémorandum jusqu’au livre de compte.

— Les Proverbes ne sont pas plus sentencieux, ni les Psaumes plus poétiques que vos livres. Mais pourquoi cette conversation secrète ? Le brigantin est balayé de ses marchandises.

— Balayé ! Tu as balayé le pavillon de ma nièce, qui ne s’y trouve pas plus que des doublons dans ma bourse. C’est changer un troc innocent en un commerce des plus coupables, et j’espère que cette plaisanterie se terminera avant que les mauvaises langues de la province ne s’en soient emparées pour adoucir leur thé. Une telle histoire ferait tort à l’importation des sucres cet automne.

— Cela est plus expressif que clair. Vous avez mes dentelles et mes velours ; mes brocards et mes satins sont déjà entre les mains des dames du Manhattan, vos fourrures et vos doublons sont dans un lieu sûr, où aucun officier de la Coquette

— Bien, bien, il n’est pas nécessaire de prôner ce qu’un homme sait fort bien à ses dépens. Je ne devrais rien moins attendre qu’à ne banqueroute, de deux ou trois marchés pareils, et vous voulez ajouter la perte de ma réputation à la perte de mon argent. Les cloisons ont des oreilles dans les vaisseaux, comme les murs dans les maisons. Je désire qu’il ne soit plus parlé du petit commerce qui s’est fait entre nous. Si je perds mille florins sur cette opération, je saurai comment me consoler. Patience et afflictions ! n’ai-je pas enterré ce matin le hongre le mieux nourri qui ait jamais trotté dans une rue ? et a-t-on entendu une plainte sortir de mes lèvres ? Je sais comment me résigner aux pertes ; ainsi ne parlons plus de ce malheureux marché.

— En vérité, si ce n’était pas pour le commerce, il n’y aurait rien de commun entre les marins du brigantin et l’alderman van Beverout.

— Il n’en est que plus nécessaire de mettre un terme à cette plaisanterie, et de lui rendre sa nièce. Je ne sais pas comment l’affaire s’arrangera entre ces deux jeunes gens à tête chaudes, quoique j’aie l’intention d’aller jusqu’à offrir quelques mille livres de plus, pour faire un poids. Lorsque la réputation d’une femme perd de son crédit sur la place, il est plus difficile de s’en débarrasser que d’une marchandise au rabais, et les jeunes propriétaires, ainsi que les commandants de croiseurs, ont des estomacs comme des usuriers ; aucun dividende ne les satisfait, il leur faut tout ou rien ! Il n’y avait point de semblables folies pendant la vie de ton digne père ! L’honnête marchand amenait son cutter dans le port avec un air aussi innocent que s’il eût été sur un bateau de meunier. Nous n’avions de conversation sur la qualité de ses marchandises que lorsque ses prix étaient faits et que mon or était à côté. Le hasard décidait quel était celui qui faisait le meilleur marché. J’étais un homme riche alors, maître Seadrift ; mais tes habitudes dans le commerce sont celles de l’avarice en personne !

Pendant un instant les lèvres du contrebandier exprimèrent le mépris ; mais cette expression fit bientôt place à une pénible tristesse.

— Tu as déjà plus d’une fois adouci mon cœur par ces allusions à mon père, libéral bourgeois, répondit-il, et j’ai payé tes éloges de bien des doublons.

— Je mets autant de désintéressement dans mes paroles qu’un ministre dans ses sermons ! Qu’est-ce qu’un peu d’or entre amis ! Oui, il y avait du bonheur dans le commerce pendant la vie de ton prédécesseur. Il avait un bâtiment convenable et trompeur, qu’on pouvait comparer à un cheval de course sans harnais. Il ne manquait pas d’activité lorsqu’il fallait en avoir, et cependant il avait l’air paisible d’un bourgeois d’Amsterdam. J’ai vu un croiseur de l’échiquier l’aborder et lui demander des nouvelles du fameux contrebandier, avec aussi peu de soupçons que s’il eût parlé au lord grand amiral ! On ne plaisantait pas dans ce temps-là ; on ne voyait point de coquine effrontée sous son mât de beaupré pour faire perdre contenance à un honnête homme ; point d’extravagants sur les voiles ni en peinture ; point de chant ni de luth, tout était raisonnable et avantageux. Puis il était homme à lester son bateau avec quelque chose qui eût de la valeur. Je l’ai vu y mettre cinquante tonneaux de genièvre sans donner un denier pour le fret, quand il avait terminé pour des objets précieux… et finir par débarquer en Angleterre pour une petite prime, quand le don était fait….

— Il mérite tes éloges, reconnaissant alderman ; mais où cela doit-il aboutir ?

— Eh bien ! si de l’or doit encore passer par nos mains, continua Myndert avec répugnance, nous ne perdrons pas de temps à le compter, quoique Dieu sache, maître Seadrift, que tu m’as déjà mis à sec. Depuis peu de grandes pertes m’ont accablé. Voilà un hongre de mort, que cinquante ducats ne replaceront pas sur le boom-key de Rotterdam ; sans parler du fret et des charges qui sont fort lourds…

— Que m’offres-tu ? interrompit le contrebandier qui désirait mettre un terme à cette conversation.

— Rends-moi la jeune fille, et prends vingt-cinq ducats.

— Moitié prix d’un hongre flamand ! La fierté de la belle Alida s’indignerait justement si elle connaissait sa valeur sur la place

— Concession et compassion ! j’en donnerai cent, et qu’il ne soit plus question de rien entre nous.

— Écoutez-moi, monsieur van Beverout : je ne nierai pas, surtout avec vous, que je ne dépasse quelquefois les permissions que nous accorde la reine ; car je n’aime ni la manière de gouverner une nation par députés, ni le principe qui dit qu’un coin de terre doit faire des lois pour un autre. Il n’est point dans mon humeur, Monsieur, de porter du coton anglais lorsque j’ai du goût pour la soie de Florence, ni d’avaler de la bière lorsque les vins de Gascogne me semblent plus délicats. À l’exception de ce que je viens de vous citer, vous savez que je ne plaisante pas, même avec des droits imaginaires, et eussé-je cinquante de vos nièces, des sacs de ducats n’en achèteraient pas une !

L’alderman recula, de manière à faire croire qu’il écoutait une proposition incompréhensible. Cependant son compagnon parlait avec une chaleur qui ne lui donnait pas raison de supposer qu’il en disait plus qu’il n’en éprouvait, et bien que cela lui parût inexplicable, qu’il évaluait les trésors moins que le sentiment.

— Extravagance et obstination ! murmura Myndert ; de quel usage une fille embarrassante peut-elle être à un homme de tes habitudes ? Si tu as séduit…

— Je n’ai séduit personne ; le brigantin n’est point un algérien, pour demander ou prendre une rançon.

— Alors, qu’il se soumette à ce qui ne lui est pas encore arrivé. Si tu n’as pas engagé ma nièce à te suivre, Dieu sait par quelles séductions, laisse examiner le vaisseau. Cela mettra en repos l’esprit des jeunes gens, et tiendra le traité ouvert entre nous et la valeur de l’article fixé dans le marché.

— De tout mon cœur… Mais écoute ! Si certains ballots contenant quelques peaux de martre et de castors découvraient le caractère de mes correspondants, je ne serais coupable d’aucun manque de foi.

— Il y a de la prudence dans ce que tu dis. Non, aucun œil impertinent ne doit pénétrer dans les paquets et les ballots. Eh bien ! maître Seadrift, je vois l’impossibilité d’en venir à un arrangement immédiat, et je vais quitter ton vaisseau, car réellement un marchand qui tient à sa réputation ne peut avoir avec un bâtiment si suspect que les relations qu’il ne peut éviter.

Le contrebandier sourit avec une expression mêlée d’ironie et de tristesse, et passa les doigts sur les cordes de la guitare.

— Conduis ce digne bourgeois près de ses amis, Zéphyr, dit-il, et, saluant l’alderman, il le congédia d’une manière qui trahissait le mélange de divers sentiments. Une personne prompte à découvrir les traces des passions humaines aurait pu croire que le regret, et même le chagrin, étaient puissamment unis à la légèreté naturelle ou feinte du langage et des manières du contrebandier.



CHAPITRE XVI.


Ceci sera un bon royaume pour moi, et je pourrai avoir ma musique sans qu’il m’en coûte rien.
Shakspeare. La Tempête.


Pendant la conférence secrète qui avait lieu dans la cabine, Ludlow et le patron s’entretenaient avec le marin au châle des Indes, sur le gaillard d’arrière. Cette conversation était exclusivement nautique, et van Staats y maintint sa réputation de taciturnité. Enfin Myndert parut d’un air pensif, désappointé et rempli d’une inquiétude qu’il ne pouvait cacher, et fit prendre aux idées de ces trois personnes une nouvelle direction. Il est probable que le bourgeois pensait qu’il n’avait pas offert assez pour tenter le contrebandier et le porter à lui rendre sa nièce ; car on pouvait juger à son air qu’il n’était pas sûr qu’elle ne fût pas sur le vaisseau. Néanmoins, lorsque ses compagnons le consultèrent sur les résultats de son entrevue, il répondit d’une manière évasive ; par des motifs qu’il comprenait mieux que personne.

— On peut être certain d’une chose, dit-il, le malentendu de cette affaire sera bientôt expliqué, et Alida de Barberie reviendra libre, et avec une réputation aussi exempte de tache que le crédit des van Stoppers de Hollande. La personne extraordinaire qui est dans la cabine nie que ma nièce soit ici, et je suis porté à croire que la balance de la vérité est de son côté. J’avoue que si l’on pouvait chercher dans les cabines, sans avoir l’embarras de déménager les compartiments et la cargaison, cette assurance donnerait plus de satisfaction, mais… hem… Messieurs, nous devons en croire le maître de ce bâtiment sur sa parole, faute de meilleures preuves.

Ludlow regarda le nuage qui était au-dessus de l’embouchure du Rariton, et dit en souriant avec fierté :

— Que le vent s’élève à l’est, et nous chercherons tout à notre aise dans les compartiments et la cargaison.

— Chut ! le digne maître Tiller peut entendre cette menace, et, après tout, je ne sais si la prudence ne nous conseillerait pas de laisser partir le brigantin.

— Monsieur l’alderman van Beverout, reprit le capitaine, dont les joues s’étaient couvertes de rougeur, vous ne devez pas juger de mon devoir par votre affection pour votre nièce. Bien que vous puissiez consentir à ce qu’Alida de Barberie quitte le pays comme un article de commerce ordinaire, le commandant de ce vaisseau doit obtenir un passe-port du croiseur de Sa Majesté avant de prendre de nouveau la haute mer.

— Voulez-vous en dire autant à la dame Vert-de-Mer ? demanda le marin au châle des Indes, qui parut subitement près de Ludlow. Cette question était si étrange et si inattendue, qu’elle causa à Ludlow un léger frémissement ; mais reprenant son empire sur lui-même, le jeune marin répondit avec fierté :

— Ou à tout autre monstre que tu puisses conjurer !

— Nous vous prendrons au mot. Il n’y a pas de méthode plus certaine pour connaître le passé et le futur, le point du ciel d’où les vents doivent venir, ou la saison des ouragans, qu’en adressant une question à notre maîtresse. Celle qui sait tant de choses cachées peut nous apprendre ce que vous désirez connaître. Nous allons l’appeler par le signal ordinaire.

En parlant ainsi, le marin au châle des Indes quitta gravement les étrangers et descendit dans les cabines inférieures du vaisseau. Il ne se passa qu’un moment avant que des sous se fissent entendre d’un lieu secret quoique peu éloigné, et qui causèrent sous quelques rapports du plaisir et de la surprise au jeune capitaine et au patron. Leur compagnon avait ses motifs pour être insensible à la même émotion.

Après une courte et vive symphonie, un instrument à vent joua un air étrange, tandis qu’une voix humaine chantait des paroles qui étaient tellement couvertes par l’accompagnement, qu’il était impossible d’en distinguer quelque chose, sinon que c’était le mystérieux enchantement de quelque divinité de l’Océan.

— Chants et flûtes ! murmure Myndert lorsque les sons furent évanouis, voilà du véritable paganisme, et un honnête commerçant, qui fait ses affaires sur terre, a de bonnes raisons pour désirer d’être à l’église. Qu’avons-nous affaire avec les sorcières de terre et d’eau, ou toute autre sorcellerie, que nous restons sur ce brigantin maintenant qu’il est certain que ma nièce n’y est pas ? et de plus, en admettant que nous ayons l’intention de faire un commerce quelconque, ce bâtiment ne contient aucune marchandise dont un homme du Manhattan puisse avoir besoin. La boue la plus épaisse de ton manoir, patron, est une terre où l’on peut marcher plus sûrement que sur le pont d’un vaisseau dont la réputation est si mauvaise

Les scènes dont il était témoin produisaient un puissant effet sur van Staats de Kinderhook. D’une imagination lente, mais d’une force colossale, il n’était pas facilement excité soit à donner carrière à son imagination, soit à éprouver quelque crainte personnelle. Quelques années s’étaient seulement écoulées, depuis que des hommes éclairés sous d’autres rapports ajoutaient foi à l’existence d’agents surnaturels qui étendaient leur pouvoir sur les affaires de cette vie ; et bien que les nouveaux Hollandais eussent échappé à cette contagion qui s’était si généralement répandue dans les provinces religieuses de la Nouvelle-Angleterre, une crédule superstition, moins active il est vrai, possédait l’esprit des colons hollandais les plus distingués, et même possède encore de nos jours leurs descendants. L’art de la divination était particulièrement en faveur, et il arrivait rarement qu’un événement inattendu affectât la fortune ou le bonheur des bons provinciaux, sans qu’ils s’en fissent expliquer la cause par un des devins les plus en renommée dans le pays. Les hommes dont les facultés sont peu actives aiment les émotions fortes, parce qu’ils sont insensibles aux impressions moins puissantes, comme des hommes à tête forte trouvent du plaisir dans les liqueurs spiritueuses. Le patron appartenait à la classe des esprits lourds, et par conséquent il trouvait un plaisir secret, mais profond, dans sa situation présente.

— Nous ne savons pas quels résultats importants nous pouvons tirer de cette aventure, monsieur l’alderman van Beverout, répondit Oloff van Staats, et j’avoue que j’éprouve le désir d’en voir et d’en entendre davantage avant que nous n’atteignions la terre. Cet Écumeur des mers est un homme bien différent de celui que les bruits de notre ville font supposer, et en restant nous pourrons servir à rectifier l’opinion publique. J’ai entendu ma défunte et respectable tante…

— Coins du feu et traditions ! la bonne dame n’était pas une mauvaise pratique pour ces sortes de gens, patron, et il est heureux qu’ils n’aient pas attrapé une meilleure partie de votre héritage, comme récompense. Vous voyez le Lust-in-Rust contre la montagne ; en bien ! tout ce qui est pour le public est à l’extérieur, et tout ce qui s’y passe pour ma propre satisfaction se fait derrière les portes. Mais voilà le capitaine Ludlow qui est chargé des affaires de la reine, et ce gentilhomme peut penser qu’il n’est pas loyal de perdre ainsi le temps dans ces jongleries.

— J’avoue que j’éprouve aussi le désir de voir comment tout cela se terminera, répondit sèchement le commandant de la Coquette. L’état du vent ne permet pas aux deux bâtiments de changer de position, et pourquoi ne pas avoir une connaissance plus exacte du caractère de ceux qui appartiennent à ce vaisseau extraordinaire ?

— Ah ! voilà ! murmura l’alderman entre ses dents ; cette curiosité conduit à tous les embarras de la vie. On n’est jamais sûr de rien avec ces fantaisies qui se jouent du mystère, comme une mouche étourdie vole autour d’une chandelle jusqu’à ce qu’elle y laisse ses ailes.

Néanmoins, comme ses compagnons paraissaient disposés à rester, il n’y avait pour le bourgeois d’autre alternative que la patience. Quoique la crainte d’être compromis par quelque indiscrétion fût le sentiment le plus puissant de son cœur, il n’était pas entièrement dépourvu de la faiblesse qui portait Oloff van Staats à regarder et à écouter avec un intérêt mêlé d’un secret effroi. Ludlow lui-même était plus affecté qu’il n’aurait voulu l’avouer par la situation étrange dans laquelle il était placé. Aucun homme n’est entièrement insensible à l’influence de la sympathie, n’importe de quelle manière elle exerce son pouvoir. Le jeune marin était d’autant plus convaincu de cette vérité, par l’extérieur grave et les manières attentives de tous les matelots du brigantin. Ludlow était un marin des plus distingués, et, parmi les divers talents des hommes de sa profession, il avait celui de reconnaître la patrie d’un matelot, par ces signes généraux et distinctifs qui forment la principale différence entre des hommes auxquels la poursuite d’un but commun a créé à un haut degré un caractère particulier. À cette époque, la civilisation était peu étendue parmi ceux qui vivaient sur l’Océan. Les officiers eux-mêmes n’étaient que trop remarquables par leurs manières rudes et hardies, leur peu d’instruction et l’obstination de leurs préjugés. Il n’était donc pas étonnant que les simples matelots eussent en général la plus grande ignorance sur les opinions qui éclairent peu à peu la société. Ludlow s’était aperçu en montant sur le vaisseau que l’équipage était composé d’hommes de différents pays. L’âge et le caractère personnel semblaient avoir été plus consultés dans leur choix que les distinctions nationales. On voyait parmi eux un Finlandais au visage ovale et crédule, à la taille forte et ramassée, à l’œil clair et dénué d’expression ; un marin de la Méditerranée, au teint sombre, et dont les traits réguliers étaient souvent troublés par les regards expressifs et inquiets qu’il portait sur l’horizon. Ces deux hommes s’étaient placés près des étrangers, sur le gaillard d’arrière, au moment où les sons harmonieux s’étaient fait entendre, et Ludlow attribuait cet incident au pouvoir de l’harmonie, lorsque le jeune Zéphyr parut à leurs côtés, de manière à prouver que ce mouvement était plus significatif qu’il n’en avait l’apparence. L’arrivée de Tiller, qui invita les étrangers à entrer de nouveau dans la cabine, en donna l’explication en montrant que ces deux hommes avaient aussi le désir de consulter celle qu’on prétendait avoir une si grande influence sur la fortune du brigantin.

Le groupe qui se rendit d’abord dans la petite antichambre était agité par diverses sensations. La curiosité de Ludlow était vive, dépourvue de crainte, et un peu mêlée d’un intérêt qu’on aurait pu appeler intérêt de métier, tandis que ses deux compagnons n’étaient pas dépourvus d’un respect intérieur pour le pouvoir mystérieux de la Sorcière. Les deux matelots manifestaient une passive obéissance, et l’enfant laissait voir sur ses traits ingénus, l’effroi et la confiance du jeune âge. Maître Tiller était grave, et ce qui paraissait plus étonnant encore, ses manières étaient respectueuses. Après un moment de délai, la porte fut ouverte par Seadrift lui-même, et il fit signe à la petite troupe d’entrer.

Un changement considérable avait eu lieu dans l’arrangement de la principale cabine. La lumière était entièrement exclue du côté de la poupe, et le rideau cramoisi avait été tiré devant l’alcôve. Une petite croisée qui jetait une faible lueur avait été ouverte sur le côté. Les objets sur lesquels tombait sa lumière recevaient une nuance pourprée par la réverbération des lanternes. Le contrebandier reçut ses hôtes avec un air modeste et grave ; il les salua en silence et avec moins de légèreté dans ses manières qu’à leur première entrevue. Cependant Ludlow crut encore distinguer sur sa belle bouche un sourire triste et forcé, et le patron contempla ces traits enchanteurs avec l’admiration que lui eût inspirée une créature surnaturelle. L’alderman ne trahissait ses sentiments que par des murmures de contrariété à demi réprimés et qui lui échappaient de temps en temps, malgré un certain respect qui prenait insensiblement de l’empire sur son mécontentement.

— On m’a dit que vous vouliez parler à notre maîtresse, dit le principal personnage d’une voix respectueuse. Il y en a d’autres aussi, à ce qu’il paraît, qui désirent consulter sa sagesse. Il y a maintenant plusieurs mois que nous n’avons eu d’entretien direct avec elle, quoique le livre soit toujours ouvert pour ceux qui désirent y lire. Vous avez assez de courage pour cette entrevue ?

— Les ennemis de Sa Majesté ne m’ont jamais reproché d’en manquer, répondit Ludlow, en souriant d’une manière incrédule. Continuez vos charmes, afin que nous puissions juger.

— Nous ne sommes point des magiciens, Monsieur, mais de fidèles marins qui obéissent au bon plaisir de leur maîtresse. Je sais que vous êtes sceptique, mais des hommes plus hardis ont confessé leurs erreurs devant un témoignage moins évident. Chut ! nous ne sommes pas seuls. J’entends ouvrir et fermer les portes du brigantin.

Le jeune marin recula presque sur la même ligne où le groupe s’était posé, et attendit en silence le résultat de cette scène. Le rideau se leva au son du même instrument à vent, et Ludlow lui-même ressentit une émotion plus puissante que celle du simple intérêt, en regardant l’objet qui se présentait à sa vue.

Une figure de femme, revêtue, autant que possible, du costume de celle qui était au gouvernail du vaisseau et posée dans la même attitude, occupait le centre de l’alcôve. Comme l’image sculptée, elle tenait un livre dont les pages étaient tournées vers les spectateurs, tandis qu’un de ses doigts s’avançait comme s’il eût indiqué la route du brigantin. La draperie vert de mer flottait derrière elle, comme agitée par le vent, et son visage avait la même couleur sombre ainsi que le même sourire malin.

Lorsque le saisissement qu’occasionna le premier coup d’œil fut passé, l’alderman et ses compagnons se regardèrent avec surprise. Le sourire se montra plus ouvertement sur les lèvres du contrebandier, et il dit avec une expression de triomphe :

— Que celui qui a quelque chose à dire à la dame de notre vaisseau le déclare maintenant. Elle vient de loin à notre signal, et ne restera pas longtemps.

— Je voudrais savoir alors, dit Ludlow, en faisant un effort pour respirer, comme un homme qui sort d’un étonnement subit et puissant, si celle que je cherche est dans le brigantin ?

Celui qui jouait le rôle de médiateur dans cette cérémonie extraordinaire, fit un salut, et s’avança près du livre qu’il parut consulter et lire avec l’air d’un profond respect.

— En retour à votre question, on demande si c’est avec sincérité que vous cherchez celle à laquelle vous faites allusion.

Ludlow rougit ; mais la fermeté de la profession à laquelle il appartenait l’emportant sur la répugnance naturelle de l’amour-propre, il répondit d’une voix calme :

— Oui, avec sincérité.

— Mais vous êtes marin. Les matelots placent souvent leurs affections dans le bâtiment qu’ils habitent. Votre attachement pour celle que vous cherchez est-il plus profond que l’amour de votre profession errante, que celui que vous éprouvez pour votre vaisseau, plus grand que vos jeunes espérances ? vous occupera-t-il davantage que cette gloire qui fait le sujet de tous les rêves d’un soldat ?

Le commandant de la Coquette hésita ; après un moment de silence et de réflexion, il répondit :

— Cet attachement est celui qu’il convient à un homme d’éprouver.

Un nuage passa sur le front du questionneur, qui s’avança et consulta de nouveau les pages du livre.

— On vous demande encore si un événement récent n’a pas troublé votre confiance dans celle que vous cherchez ?

— Trouble ! mais non pas détruit.

La dame Vert-de-Mer s’agita et le volume mystérieux trembla comme s’il eût été pressé de livrer ses oracles.

— Et pourriez-vous réprimer votre curiosité, votre fierté et tous les autres sentiments de votre sexe, et rechercher sa faveur sans lui demander d’explication, et comme par le passé ?

— Je ferais beaucoup pour obtenir un regard de bonté d’Alida de Barberie, mais les conditions dont vous me parlez me rendraient indigne de son estime. Si je la retrouve telle que je l’ai perdue, je dévouerai ma vie à son bonheur ; dans un autre cas, cette existence serait employée à déplorer la chute d’un ange de beauté.

— Avez-vous jamais ressenti de la jalousie ?

— Faites-moi d’abord connaître si j’en ai sujet, s’écria le jeune homme en s’avançant d’un pas vers la figure sans mouvement, avec l’intention évidente de pénétrer ce mystère.

La main du marin au châle des Indes l’arrêta avec la force d’un géant.

— Personne ne doit s’écarter du respect voué à notre maîtresse, observa froidement le vigoureux marin.

Un regard enflammé fut la réponse de Ludlow ; puis, se rappelant qu’il était sans défense, il essaya de maîtriser son ressentiment.

— Avez-vous jamais éprouvé de la jalousie ? continua l’interrogateur d’un air calme.

— Quel est l’amant qui n’en a point éprouvé ?

Pendant le silence qui suivit cette réponse, on entendit un doux soupir dans la cabine, sans que personne pût dire d’où il venait. L’alderman regarda le patron, comme s’il pensait que le soupir avait été poussé par lui, et Ludlow surpris regarda autour de lui avec curiosité pour connaître quel était celui qui prenait un aussi tendre intérêt à la vérité de sa réponse.

— Vos réponses sont bien, dit le contrebandier après une pause plus longue que les autres, et, se tournant vers Oloff van Staats, il ajouta : Qui ou que cherchez-vous ?

— Nous sommes venus dans un but commun.

— Et cherchez-vous avec sincérité ?

— Je désirerais trouver ce que je cherche.

— Vous possédez beaucoup de terres et de maisons ; celle que vous cherchez vous est-elle plus chère que vos biens ?

— Je tiens aux uns et à l’autre, car un homme ne voudrait pas réduire à la misère une femme qu’il aime.

— Hem ! dit l’alderman avec un bruit qui remplit la cabine ; puis, étonné lui-même de cette interruption, il salua involontairement la figure sans mouvement qui était au fond de l’alcôve, en forme d’excuse, et reprit sa tranquillité.

— Il y a plus de prudence que d’ardeur dans votre réponse. Avez-vous jamais éprouvé de la jalousie ?

— Bien souvent ! s’écria Myndert avec feu. J’ai vu ce monsieur gémir comme une ourse qui a perdu ses petits, lorsque ma nièce souriait à l’église, quoique ce fût seulement pour répondre au salut d’une vieille dame. Philosophie et tranquillité ! patron, qui diable sait si Alida n’entend pas cet interrogatoire ? Alors tout son sang français doit bouillir en voyant que chez vous tout est aussi régulier qu’une horloge.

— La recevriez-vous sans vous informer des événements passés ?

— Oui, oui, j’en réponds, reprit l’alderman, M. van Staats fait honneur à tous ses engagements aussi ponctuellement que la meilleure maison d’Amsterdam.

Le livre trembla de nouveau, mais il semblait que ce mouvement n’annonçait aucune satisfaction.

— Que désires-tu de notre maîtresse ? demanda le contrebandier au matelot aux cheveux blonds.

— Je me suis engagé avec quelques marchands de mon pays, et je voudrais un vent qui pût transporter le brigantin à travers le passage.

— Va ! la Sorcière des Eaux mettra à la voile lorsqu’il en sera temps. Et vous ?

— Je désire savoir si quelques peaux que j’ai achetées la nuit dernière pour mon compte particulier me rapporteront du profit ?

— Confie-toi dans la dame Vert-de-Mer pour tes spéculations. Quand laissa-t-elle faire un mauvais marché ? Enfant, qui t’amène ici ?

Le jeune garçon trembla, et il se passa quelque temps avant qu’il pût trouver le courage de répondre.

— On m’a dit que c’est si étrange d’être sur la terre ferme !

— Obstiné, on vous a déjà répondu. Quand d’autres iront, vous irez avec eux.

— On dit qu’il est si agréable de goûter aux fruits en les cueillant aux arbres !

— Tu as une réponse. Messieurs, notre maîtresse va nous quitter. Elle sait qu’un de vous a menacé son brigantin favori de la colère d’une reine terrestre, mais il est au-dessus d’elle de répondre à des paroles aussi vaines. Écoutez, sa suite l’attend.

On entendit encore une fois l’instrument à vent et le rideau se détacha lentement. Un bruit soudain et violent, ressemblant à celui d’une porte massive ouverte et fermée avec force, succéda, et tout rentra dans le silence. Lorsque la Sorcière eut disparu, le contrebandier reprit sa première aisance, parlant et agissant avec plus de naturel. L’alderman van Beverout tira un long soupir de sa poitrine, comme une personne qui revient à la vie. Le marin au châle des Indes lui-même reprit ses premières habitudes ; les deux matelots et l’enfant s’éloignèrent.

— Peu d’entre ceux qui portent cette livrée ont vu la dame de notre brigantin, dit le contrebandier en s’adressant à Ludlow. C’est une preuve qu’elle a moins d’aversion pour votre croiseur, qu’elle n’en éprouve ordinairement pour les longs pavillons qu’elle rencontre quelquefois.

— Ta maîtresse, ton vaisseau et toi-même, vous êtes tous fort amusants, répondit le jeune officier avec un sourire incrédule et avec un peu de la fierté de son rang. Nous verrons si vous continuerez longtemps cette plaisanterie aux dépens des douaniers de Sa Majesté.

— Nous nous confions dans le pouvoir de la Sorcière des Eaux. Elle a adopté notre brigantin pour sa demeure, lui a donné son nom, et le guide de ses propres mains. Ce serait faiblesse que de douter avec une telle protection.

— Nous aurons peut-être l’occasion d’essayer sa vertu. Si elle était une divinité des eaux, sa robe serait bleue. Rien de ce qui a cette nuance ne pourrait échapper à la Coquette.

— Ne sais-tu pas que la couleur des eaux varie suivant les différents climats ! Nous étions sûrs que vous auriez des réponses à vos questions. L’honnête Tiller va vous conduire tous à terre, et en passant, le livre peut être encore consulté. Je ne doute pas qu’elle ne vous laisse quelque nouveau souvenir de sa visite.

Le contrebandier salua et se retira derrière le rideau avec l’air d’un souverain qui met un terme à une audience, quoiqu’il retournât la tête avec curiosité, comme s’il eût voulu deviner l’effet que cette entrevue avait produit. L’alderman et ses compagnons se retrouvèrent dans le bateau, avant qu’une parole eût été échangée entre eux. Obéissant au signal de maître Tiller, ils avaient suivi ce dernier et quitté le beau brigantin, comme des hommes qui réfléchissaient à ce qu’ils avaient vu.

Nous en avons dit assez dans le cours de cette narration pour prouver que Ludlow se méfiait des choses dont il avait été témoin, bien qu’il ne pût s’empêcher d’en éprouver la plus grande surprise. Il n’était pas entièrement dépourvu de cette superstition qui était alors si commune parmi les marins, mais l’éducation et son bon sens naturel lui permettaient d’arracher de son imagination cet amour du merveilleux qui est plus ou moins le partage de tous les matelots. Il faisait mille conjectures sur tout ce qui venait de se passer, et pas une d’elles n’était vraie, quoique chacune pendant un moment semblât satisfaire sa curiosité en même temps qu’elle augmentait son désir d’approfondir ce mystère. Quant au patron de Kinderhook, il n’avait jamais avant ce jour éprouvé autant de plaisir. Il jouissait de tout ce qu’une émotion forte peut produire sur les esprits lourds, et il ne désirait ni la solution de ses doutes, ni être le témoin de recherches qui pourraient détruire de si agréables illusions. Son imagination était remplie de la sombre image de la Sorcière, et lorsqu’elle ne s’occupait pas de cet objet surnaturel, il voyait les beaux traits, le sourire équivoque, et l’air séduisant de son ministre presque aussi admirable qu’elle.

Lorsque le bateau fut à une faible distance du vaisseau, Tiller se leva, et regarda avec complaisance la perfection de la carène et des agrès.

— Notre maîtresse a équipé et a envoyé bien des barques sur l’immense Océan, dit-il ; mais jamais il n’y en eut d’aussi charmante que celle-ci ! Capitaine Ludlow, il y a eu un double commerce entre nous, et celui qui doit suivre dépendra de notre adresse, de nos talents comme marins, et du mérite de nos deux bâtiments. Vous servez la reine Anne, et moi la dame Vert-de-Mer ; que chacun soit fidèle à sa maîtresse, et que Dieu récompense celui qui l’a mérité ! Voulez-vous consulter le livre avant cette épreuve ?

Ludlow fit signe qu’il y consentait, et le bateau approcha de la figure du gouvernail. Il fut impossible à l’alderman et à ses compagnons de maîtriser le sentiment qui s’empara d’eux, lorsqu’ils aperçurent cette figure sans mouvement. L’image mystérieuse paraissait douée d’intelligence, et son sourire paraissait encore plus ironique qu’auparavant.

— Vous avez fait la première question, et vous devez avoir la première réponse, dit Tiller en faisant signe à Ludlow de consulter la page ouverte. Notre maîtresse parle principalement en vers, elle choisit ceux de nos vieux écrivains dont les pensées nous sont presque aussi communes qu’à la nature humaine.

— Que veut dire ceci ? demanda Ludlow avec vivacité :


Celle que vous accusiez, regardez, elle vous est rendue,
Aimez-la, Angelo ;
Je l’ai confessée et connais sa vertu.


— Voilà des paroles très-claires ; mais j’aimerais mieux qu’un autre prêtre confessât celle que je chéris !

— Chut ! Vous avez le sang vif, et il s’échauffe facilement. Notre dame n’aime pas qu’on commente ses oracles. Venez, maître patron, tournez la page avec le bambou, et voyez ce que la fortune vous amènera.

Oloff van Staats souleva son bras vigoureux avec l’hésitation et la curiosité d’une jeune fille. Il était facile de lire dans ses yeux l’émotion agréable qu’il ressentait ; mais on pouvait juger en même temps de tous les préjugés d’une mauvaise éducation, par la gravité que conservait le reste de ses traits. Il lut à voix haute :

« J’ai une proposition à vous faire qui importe à votre bonheur ; et si vous voulez incliner une oreille docile, ce qui est à moi est à vous, ce qui est à vous est à moi…

« Ainsi allons à notre palais, où nous montrerons ce qui est encore caché, ce que chacun devrait connaître.

«  Mesure pour mesure. »

— C’est fort bien arrangé et mieux dit encore ! Quoi ! ce qui est à vous est à moi, et ce qui est à moi est à vous ; c’est là mesure pour mesure, en vérité, patron ! s’écria l’alderman. On ne peut faire un marché plus équitable, lorsque les biens sont d’égales valeurs. Voilà réellement un admirable encouragement. Maintenant, maître Tiller, nous allons prendre terre et nous diriger vers le Lust-in-Rust, qui doit être le palais auquel on fait allusion dans ces vers. Ce qui est caché doit être Alida, cette fille tourmentante ! qui joue à cache-cache avec nous, pour satisfaire sa vanité de femme en montrant qu’elle a le pouvoir de rendre malheureux trois hommes graves et sur un certain pied dans le monde. Laissez aller le bateau, maître Tiller, puisque tel est votre nom, et bien des remerciements pour votre politesse.

— Ce serait une grave offense que de quitter notre maîtresse sans savoir tout ce qu’elle a à nous dire. C’est maintenant votre tour, digne alderman, et le bambou fera son office entre vos mains comme entre les mains d’un autre.

— Je méprise une vaine curiosité, et je me contente de savoir ce que l’expérience et la prudence nous enseignent, reprit Myndert. Il y a dans le Manhattan des hommes toujours à l’affût de ce qui peut arriver au crédit de leurs voisins, comme des grenouilles qui tiennent leur nez hors de l’eau ; mais c’est assez pour moi de connaître le contenu de mes livres, et l’état du marché.

— Il n’en sera pas ainsi, cela peut suffire à une conscience tranquille comme la vôtre, Monsieur, mais nous autres du brigantin, nous ne pouvons badiner avec notre maîtresse. Un coup de canne vous apprendra si les visites de la Sorcière des Eaux vous seront favorables.

Myndert hésita. On a dit que comme la plupart de ceux qui avaient la même origine que lui, il éprouvait un secret penchant pour l’art de la divination, et les paroles du héros au châle des Indes avaient fait allusion aux profits de son commerce secret.

Il prit le bambou qui lui était offert, et lorsque la page fut tournée, ses yeux étaient déjà prêts à lire son contenu. Il n’y avait qu’une ligne tirée de la comédie bien connue de Mesure pour Mesure.


Proclamez-le, prévôt, tout autour de la ville.

Dans son ardeur Myndert avait lu l’oracle à haute voix, puis il retomba sur son siège, affectant de rire d’une chose qu’il regardait hautement comme un enfantillage.

— Proclamer, moi ! point de proclamations ! C’est dans un temps d’hostilités ou de danger public, qu’on pourrait aller proclamer ses nouvelles par les rues ! Mesure pour mesure, en vérité ! Écoutez-moi, maître Tiller, cette dame Vert-de-Mer que vous prônez tant n’est pas meilleure qu’une autre, et, à moins qu’elle ne change de commerce, aucun honnête marchand n’aimera être vu dans sa compagnie. Je ne crois point à la nécromancie, quoique le passage se soit certainement ouvert cette année d’une manière extraordinaire… Et ainsi j’ajoute peu de foi à ses paroles. Mais quant à dire rien de moi ou des miens, à la ville, à la campagne, en Hollande, en Amérique, qui puisse ébranler mon crédit, je l’en défie ! Cependant, comme je n’aimerais pas avoir des histoires insignifiantes à contredire, je conclurai en vous disant que vous ferez bien de lui fermer la bouche.

— Peut-on arrêter un ouragan ou un tourbillon ? La vérité se montre dans son livre, et celui qui le lit doit espérer de la trouver. Capitaine Ludlow, vous êtes maître de vos actions, car le passage ne se trouve plus entre vous et votre croiseur. Derrière cette petite hauteur est le bateau et l’équipage que vous avez perdus. Vos gens vous attendent. Maintenant, Messieurs, nous laissons le reste aux soins de la dame Verte, à notre adresse et aux vents ! Je vous salue.

Au moment où ses compagnons atteignirent la terre, le héros au châle des Indes la quitta avec son bateau, et, en moins de cinq minutes, on vit la barque suspendue par ses cordages à la poupe du brigantin.


CHAPITRE XVII.


Tel qu’Arion sur le dos du dauphin, je le vis faire connaissance avec les vagues aussi longtemps que je pus l’apercevoir.
Shakspeare. La Tempête.


Pendant la matinée en question, il y avait sur le Cove un observateur curieux quoiqu’à demi désorienté. Ce personnage n’était autre que l’esclave appelé Bonnie, factotum de son maître sur les domaines du Lust-in-Rust, lorsque la ville réclamait la présence de l’alderman, ce qui arrivait au moins les quatre cinquièmes de l’année. La responsabilité et la confiance dont il était investi, avaient produit leur effet sur ce nègre, comme sur un esprit plus civilisé. Habitué à des devoirs qui exigeaient une grande surveillance, la pratique avait produit une habitude de vigilance et d’observation, qui est assez rare dans les hommes de sa malheureuse condition. Il n’y a point de vérité morale plus certaine que celle qui prouve que les hommes, lorsqu’ils sont une fois habitués à cette espèce de domination, soumettent leur esprit aussi promptement que leur corps à surveiller les autres. C’est ainsi que nous voyons des nations entières entretenir tant de maximes erronées, simplement parce qu’il convient aux intérêts de ceux qui font l’opinion de transmettre ces erreurs à leurs descendants. Heureusement, néanmoins, pour l’amélioration de la race humaine, et l’avancement de la vérité, il est seulement nécessaire de donner à un homme l’occasion d’exercer ses facultés pour en faire un être pensant, et sous quelques rapports un homme indépendant. Telle avait été la conséquence de sa position, quoique dans des limites bien peu étendues, chez l’esclave que nous venons de nommer.

— Il est inutile de dire jusqu’à quel point Bonnie avait été employé dans ce qui s’était passé entre son maître et les marins du brigantin. Il arrivait peu de choses à la villa dont il ne fût pas instruit ; et, comme la curiosité une fois éveillée ne se réprime plus que difficilement, si ses désirs eussent été consultés, il se serait passé peu de choses dans tous les environs dont il ne connût pas la nature. Il avait vu, pendant qu’il était occupé à son travail ordinaire, dans le jardin de l’alderman, le trio qu’Érasme avait conduit au-delà du passage, avait surveillé les mouvements de son maître et de ses deux compagnons lorsqu’ils se rendaient à l’ombrage du chêne, et enfin les avait vus entrer sur le brigantin. Cette visite extraordinaire à bord d’un vaisseau qui était habituellement enveloppé d’un si grand mystère, faisait naître différentes conjectures dans l’esprit du noir. On eût pu voir qu’il n’était pas dans son état ordinaire, par la manière dont il s’arrêtait souvent au milieu de son travail, s’appuyant sur le manche de sa houe comme une personne qui se livre à ses méditations. Il n’avait jamais vu son maître s’écarter de sa prudence habituelle, au point de quitter sa demeure pendant les visites accidentelles du contrebandier, et, tandis qu’il était entre les griffes du lion, il se rendait sur le contrebandier lui-même, accompagné par le commandant d’un croiseur royal. Il n’est donc pas étonnant que la curiosité du nègre devînt plus active, et qu’il ne laissât échapper aucune circonstance. Pendant tout le temps qui s’était écoulé dans la visite qui fait le sujet du chapitre précédent, il ne se passa pas une minute sans que les regards du noir prissent, soit la direction du brigantin, soit celle de la côte adjacente.

Il est inutile de dire combien l’attention du nègre redoubla lorsqu’il vit revenir son maître et ses compagnons. Ils se rendirent aussitôt au pied du chêne, et alors il y eut entre eux une longue et sérieuse conférence. Pendant cette conversation, le nègre laissa tomber le manche de sa houe, et ses yeux ne quittèrent pas le pied du chêne. Il se donna à peine le temps de respirer jusqu’à ce que le petit groupe eût quitté le tronc de l’arbre et eût disparu derrière le bosquet qui couvrait le cap, se dirigeant vers son extrémité du côté du nord, au lieu de se retirer par la terre du Cove, vers le passage. Alors Bonnie respira librement, et commença à regarder les différents objets qui étaient autour de lui et qui donnaient un nouvel intérêt à la scène.

Le brigantin avait attaché sa chaloupe et restait, comme auparavant, beau, gracieux, mais sans mouvement, et, en apparence, n’ayant aucune intention de changer de place. Sans l’ordre admirable et la symétrie qui régnait dans ce bâtiment, on eût pu douter qu’il fût habité par quelque être humain. Le croiseur royal, moins aérien, présentait la même apparence de repos. La distance entre les deux navires était d’environ une lieue, et Bonnie était assez familier avec la forme des côtes et la position des deux vaisseaux, pour être convaincu que cette inactivité, de la part de ceux dont le devoir était de protéger les droits de la reine, venait de leur ignorance sur la proximité du voisinage des deux bâtiments. Le bosquet qui bordait le Cove, et les chênes et les pins qui s’élevaient le long de l’étroite langue de terre tout à fait à son extrémité, rendaient cette supposition plausible. Le nègre, après avoir contemplé pendant quelques minutes les deux vaisseaux stationnaires, tourna ses regards vers la terre, secoua la tête, et partit d’un éclat de rire si bruyant, qu’il engagea sa noire compagne à placer son visage hagard et circulaire à une fenêtre ouverte du lavoir de la villa, pour demander la raison d’une gaieté qui lui semblait un peu inconvenante.

— Eh ! cria la mégère, toi garder les choses drôles pour toi seul, Bonnie ! Moi, bien aise quand voir vieux os se servir de la houe, et moi n’étonner que toi avoir le temps de rire dans un jardin plein de mauvaises herbes.

— Oh ! s’écria le nègre en avançant un bras dans l’attitude d’un orateur, femme noire savoir rien en politique ! Si elle avoir le temps de parler, elle mieux faire de cuire le dîner. Moi te dire une chose, Phyllis, la voilà : pourquoi vaisseau à capitaine Ludlow pas lever l’ancre et venir prendre ce coquin dans le Cove ? Toi pouvoir dire, ou non ? Si toi pas pouvoir, toi laisser un homme qui le comprend rire autant que cela plaire à lui. Un peu de gaieté pas faire de mal à la reine Anne, et pas tuer le gouverneur !

— Beaucoup travailler et pas dormir rendent vieux os malades ! Bonnie, dix heures… minuit… trois heures, et point de lit. Moi voir le soleil avant que vieux fou mettre sa tête sur l’oreiller. Et maintenant la houe aller tout de même que si lui dormir. Masser Myndert avoir un cœur, et pas désirer tuer noirs à lui avec ouvrage, ou vieille Phyllis être morte depuis cinquante ans cet hiver.

— Moi croire que langue de femme jamais être satisfaite ! Faut-il dire à tout le monde quand Bonnie aller au lit ! Lui dormir pour lui-même, et lui pas dormir pour ses voisins. Un homme pas pouvoir penser à toute chose en même temps. Tiens, voilà un ruban assez long pour pendre toi… Toi prendre, et toi ressouvenir que Phyllis avoir un mari qui a beaucoup de soins sur les épaules à lui.

Bonnie partit alors d’un nouvel éclat de rire, auquel sa compagne, qui avait quitté le lavoir pour se saisir du présent qui ressemblait par ses couleurs à la peau d’un serpent, répondit dans l’excès de son plaisir. L’effet de ce don fut de permettre au nègre de se livrer de nouveau à ses observations, sans être interrompu par une personne qui n’était que trop portée à troubler sa solitude.

Il vit alors un bateau sortir des broussailles qui bordaient le rivage, et Bonnie distingua, près de la poupe, son maître, Ludlow et le patron. Il avait été informé de la capture de la barque appartenant à la Coquette, la nuit précédente, et de la prise de l’équipage. Son apparition dans ce lieu n’occasionna donc aucune nouvelle surprise à Bonnie. Mais le temps qui s’écoula pendant que les marins ramaient vers le bâtiment de guerre, fut rempli pour lui du plus grand intérêt. Le noir abandonna sa houe, et prit sur le revers de la montagne une position qui lui procurait une vue entière de la baie. Aussi longtemps que les mystères du Lust-in-Rust avaient été bornés aux combinaisons d’un commerce secret, il les avait parfaitement compris ; mais maintenant qu’il paraissait exister une alliance aussi peu naturelle que celle de son maître et du croiseur de la couronne, il sentait la nécessité de rassembler tout son talent d’observation.

Un esprit plus éclairé que celui du noir aurait pu être intéressé par l’attente et par les objets qui se présentaient, surtout s’il eût été préparé aux événements par la connaissance des deux vaisseaux qui étaient en vue. Quoique le vent fût toujours à l’est, le nuage au-dessus de l’embouchure du Rariton commençait enfin à se lever. Les légères vapeurs blanches qui avaient été suspendues pendant toute la matinée sur le continent, s’unissaient avec rapidité, et elles formaient déjà une masse sombre et dense qui flottait à l’extrémité du détroit, menaçant de couvrir bientôt toute l’étendue des eaux. L’air devenait plus léger et plus variable, et, tandis que le mugissement des vagues s’élevait par degrés, les flots battaient le rivage avec moins de régularité que dans les premières heures de la matinée. Tel était l’état des deux éléments lorsque la chaloupe toucha les flancs du vaisseau. En un instant elle fut enlevée par ses cordages, suspendue dans l’air, et disparut au milieu de la masse sombre du bâtiment.

L’intelligence de Bonnie n’alla pas jusqu’à découvrir de nouveaux préparatifs dans l’un des deux vaisseaux qui absorbaient toute son attention. Ils lui parurent être sans mouvement et également déserts. Il y avait, il est vrai, parmi les agrès de la Coquette, quelques objets indistincts qui pouvaient bien être des hommes ; mais l’éloignement empêchait Bonnie d’être certain de ce fait, et en admettant que ce fussent des matelots occupés, leur présence n’avait aucun résultat appréciable pour son œil ignorant. Après une minute ou deux, ces objets disparurent, quoique le noir attentif aperçût que les têtes de mâts et les agrès au-dessous semblaient entourés d’une masse plus épaisse de cordages. Dans ce moment une lueur sortit du nuage au-dessus du Rariton, et le son d’un tonnerre lointain résonna sur les eaux. Ce bruit parut être un signal pour le croiseur, car, lorsque l’œil de Bonnie, qui s’était dirigé vers le ciel, se tourna vers le bâtiment, il vit que la Coquette avait hissé et levé ses trois voiles de hune, et commençait à se mouvoir, comme un aigle qui étend ses ailes. Le vaisseau parut alors de plus en plus agité, car le vent venait par bouffées et le bâtiment se balançait légèrement, comme s’il eût essayé de se débarrasser de son ancre. Au moment précis où le vent changea et où la brise vint du nuage qui était à l’ouest, la Coquette s’élança hors de ses limites et parut pendant un instant aussi rétive qu’un coursier qui vient de briser ses liens. Elle vint pesamment se présenter au vent et resta balancée par l’action de ses voiles. Il y eut une ou deux autres minutes d’inactivité apparente, après lesquelles les larges surfaces des voiles de hune furent amenées en lignes parallèles. Une voile fut montée après l’autre sur le bâtiment, et Bonnie vit enfin la Coquette, le plus rapide croiseur de la couronne dans ces mers, s’élancer sous un nuage de voiles.

Pendant ce temps, le brigantin était tranquillement à l’ancre dans le Cove. Lorsque le vent se fit sentir, sa carène légère se balança dans les courants, et l’on vit la dame Vert-de-Mer présenter ses joues bronzées à la brise. Mais elle seule paraissait veiller à la fortune de ses protégés, car on ne voyait personne s’occuper du danger qui commençait à menacer si sérieusement l’équipage, danger qui venait autant de l’état des cieux que d’un ennemi non moins redoutable et plus intelligent.

Comme le vent était frais, quoique indécis, la Coquette voguait sur l’onde avec une rapidité qui ne faisait aucun tort à la réputation qu’elle avait acquise. Il sembla d’abord que l’intention du croiseur royal était de tourner autour du cap, et de gagner le large dans la pleine mer, car l’avant était directement vers le nord ; mais à peine eut-elle décrit une ligne courbe autour de la petite crique qui, par sa forme, est connue sous le nom de Fer à Cheval, qu’on la vit s’avancer dans l’œil du vent, et courir avec la grâce et l’aisance d’un vaisseau en relâche, l’avant tourné vers le Lust-in-Rust. Ses desseins contre le contrebandier devinrent alors trop évidents pour admettre aucun doute.

Cependant la Sorcière des Eaux ne trahissait point le moindre symptôme d’alarme. L’œil expressif de la dame Vert-de-Mer semblait étudier les mouvements de son adversaire avec l’attention d’un être intelligent, et de temps en temps le brigantin se tournait légèrement dans les courants d’air variés, comme si une volonté cachée eut dirigé les mouvements du petit vaisseau. Ces mouvements ressemblaient à ceux du chien de chasse lorsqu’il lève la tête dans son chenil pour écouter quelque son lointain, ou pour saisir un parfum passager apporté par le vent.

Pendant ce temps, les progrès du vaisseau étaient si rapides, que le nègre secoua la tête avec un regard plus significatif encore et plus important qu’à l’ordinaire. Tout était propice à son approche, et comme l’eau du Cove, pendant l’espace de temps que le passage était ouvert, restait assez profonde pour y permettre l’entrée d’un vaisseau de gros calibre, le fidèle Bonnie commença à craindre un coup sévère pour le commerce à venir de son maître. La seule espérance qui lui restait pour le salut du contrebandier était le changement de l’état du ciel.

Bien que le nuage menaçant eût quitté l’embouchure du Rariton, et roulât vers l’ouest avec une rapidité effrayante, il ne s’était pas encore rompu. L’air avait la chaleur et l’apparence qui précède un orage ; mais, à l’exception de larges gouttes d’eau qui tombaient d’un nuage clair en apparence, c’était ce qu’on appelle une rafale sèche. Les eaux de la haie étaient par moments sombres, courroucées, vertes, et dans d’autres instants on aurait pu croire que de pesants courants d’air descendaient sur leur surface pour essayer leur pouvoir. Malgré ces sinistres présages, la Coquette poursuivait sa course sans diminuer d’une ligne la large surface de ses voiles. Ceux qui gouvernaient ses mouvements n’étaient point des hommes indolents de l’Orient ni des mers enchantées du midi, qui s’arrachent les cheveux ou appellent les saints dans les moments d’alarme, mais des marins faits à une mer capricieuse, et habitués à placer leur principal espoir dans un courage aidé de la vigilance et de l’habileté que donne une longue expérience. Cent yeux à bord du croiseur surveillaient l’approche du nuage, ou regardaient le jeu de lumière et d’ombre qui faisait varier la couleur de l’eau, mais c’était avec calme et avec une entière confiance dans les talents du jeune officier qui avait le commandement du vaisseau.

Ludlow se promenait sur le tillac avec sa tranquillité habituelle, autant qu’on pouvait en juger par son extérieur, quoique en réalité son esprit fût agité par des sentiments qui n’avaient rien de commun avec les devoirs de sa place. Il avait aussi jeté quelques regards sur l’orage qui s’approchait, mais ses yeux étaient plus souvent arrêtés sur le paisible brigantin, toujours à l’ancre, et qu’on voyait alors distinctement du pont de la Coquette. Le cri : Un étranger est dans le Cove ! qui était parti un instant du haut du vaisseau, ne causa aucune surprise au commandant, tandis que l’équipage étonné, mais obéissant, commença à comprendre le but des étranges manœuvres du bâtiment. L’officier dont le grade était immédiatement au-dessous de celui du capitaine, n’avait pas osé lui-même faire aucune question, mais lorsque l’objet de leur course fut en vue, il s’enhardit à faire cette remarque sur le caractère du bâtiment.

— Voilà un joli navire ! observa le grave lieutenant en cédant à une admiration naturelle à son état, et il pourrait servir de yacht à la reine ! C’est un bâtiment qui se joue sans doute des revenus de la couronne, ou peut-être un boucanier des îles. Il ne montre aucune couleur !

— Avertissez-le, Monsieur, de son devoir envers un homme revêtu d’une commission royale, répondit Ludlow parlant par habitude, et ne sachant qu’à moitié ce qu’il disait. Il faut apprendre à ces corsaires à respecter notre pavillon.

Le bruit d’un coup de canon fit revenir Ludlow de sa distraction, et lui rappela l’ordre qu’il venait de donner.

— Ce canon était-il chargé à boulet ? demanda-t-il d’un ton qui ressemblait à un reproche.

— Oui, mais on a pointé dans le vide, Monsieur ; c’est seulement un avertissement. Nous ne sommes pas muets sur la Coquette, capitaine Ludlow.

— Je ne voudrais pas faire du tort à ce bâtiment, même S’il était un boucanier. Ayez soin que rien ne le touche, à moins que vous n’en receviez l’ordre.

— En effet, Monsieur, ce serait mieux de prendre cette beauté en vie ; un si joli vaisseau ne doit point être brisé comme une vieille carène. Ah ! il se soumet, enfin. Il montre un champ blanc ; ce coquin serait-il français, après tout !

Le lieutenant prit une lunette, et la posa un instant devant ses yeux avec son calme ordinaire. Puis il laissa tomber l’instrument, et on eût dit qu’il essayait de se rappeler les différents pavillons qu’il avait vus pendant une expérience de bien des années.

— Ce mauvais plaisant doit venir de quelques terres inconnues, dit-il. Il y a une femme sur son champ, avec un vilain visage encore, à moins que la lunette ne me joue un tour. Sur mon existence, le coquin à la copie de cette image au sommet de l’éperon ! Voulez-vous regarder cette femme, Monsieur ?

Ludlow prit la lunette, et ce ne fut pas sans curiosité qu’il la tourna vers le pavillon que l’audacieux contrebandier osait élever en présence d’un croiseur. Les vaisseaux étaient dans ce moment assez près l’un de l’autre, pour lui permettre de distinguer les traits sombres et le sourire malin de la dame Vert-de-Mer, dont la figure étant peinte dans le champ de l’enseigne avec le même art qu’il avait remarqué sur différents objets du brigantin. Confus de l’audace du contrebandier, il rendit la lunette, et continua à se promener en silence sur le pont.

Il y avait près de lui et du lieutenant un officier dont les cheveux et la taille légèrement courbée commençaient à éprouver l’influence du temps, et qui par sa position avait entendu sans le vouloir ce qui s’était dit. Quoique l’œil de ce personnage, qui était le contre-maître du sloop, abandonnât rarement le nuage qui recelait la tempête, excepté pour regarder l’immense masse de voiles qui étaient étendues, il trouva un moment pour contempler le vaisseau étranger.

— Un brigantin demi-gréé, avec son mât de petit perroquet en arrière ; une double barre verticale, avec un pic dormant, observa le marin aux termes techniques, comme un autre eût parlé du teint et des traits d’un individu dont il aurait fait une description particulière. La coquine n’a pas besoin de montrer son visage basané pour être reconnue. Je lui ai donné la chasse dans la Manche pendant trente-six heures, pas plus tard que la saison dernière, et ce bâtiment courait autour de nous comme un dauphin jouant sous le ringeot d’un vaisseau. Nous l’avions tantôt sur le bossoir du vent, quelquefois à la traverse de notre course, et tout d’un coup sur notre houache[21], comme une poule et ses poussins tournent de tous côtés pour avoir des miettes. Il a l’air assez enfermé dans ce Cove, et cependant je parierais la paie d’un mois sur douze, qu’il nous échappera. Capitaine Ludlow, le brigantin qui est là, sous notre vent, est le fameux Écumeur de mer !

— L’Écumeur de mer ! répétèrent vingt voix d’une manière à prouver l’intérêt que causait cette nouvelle.

— Je le jurerais devant tous les juges de l’amirauté, soit en Angleterre, soit en France, si c’était nécessaire. Mais il n’y a pas besoin de serment, puisque voilà des détails écrits que je me suis procurés de ma propre main, ayant la chasse en vue et en plein midi.

En parlant ainsi, le contre-maître tira une tabatière de sa poche, et écartant diverses notes il prit un mémorandum dont la couleur rivalisait avec celle du tabac. — Maintenant, Messieurs, ajouta-t-il, vous aurez la description de sa structure comme si le maître charpentier l’avait prise avec sa mesure. — « Rappelez-vous d’apporter un manchon de martre d’Amérique pour M. Trysail… Achetez-le à Londres et jurez… — Ce n’est pas là le papier… J’ai laissé votre garçon, monsieur Luff, arrimer pour moi la dernière entrée de tabac, et le jeune chien a dérangé tous les documents qui m’appartenaient. C’est ainsi que les comptes du gouvernement s’embrouillent lorsque le parlement veut les vérifier. Mais je suppose qu’il faut que la jeunesse ait son temps ! J’ai lâché moi-même un singe dans une église un samedi soir lorsque j’étais jeune, et il fit un si grand ravage parmi les livres de prières, que la paroisse en fut troublée pendant six mois, et qu’il en résulta une querelle entre deux vieilles dames, querelle qui n’est pas encore terminée aujourd’hui… » — Ah ! j’y suis : « l’Écumeur de Mer. Agrès pleins, avec les basses voiles en arrière ; une voile enverguée sur un pic. Très-haut dans ses espars. Léger de poids. Soigné dans ses drisses, et aussi beau qu’aucun bâtiment. Il porte une bonnette en dehors de la grande voile quand le temps est léger ; la grande vergue comme les huniers d’une frégate, avec les étais du mât de hune aussi gros que le grand foc ; tirant peu d’eau, avec une figure de femme pour ornement. Il porte des voiles plutôt comme s’il était dirigé par le diable que par un être humain, et reste à cinq points, quand il navigue sur le vent : voilà une description à l’aide de laquelle une fille d’honneur de la reine Anne pourrait reconnaître le coquin, et vous pouvez voir tous les signes que j’ai constatés aussi clairement que la nature humaine peut les montrer sur un vaisseau.

— L’Écumeur de mer ! répétèrent les jeunes gens qui se pressaient autour du vétéran afin d’écouter la description caractéristique du fameux contrebandier.

— Écumeur ou coureur ; nous l’avons maintenant immobile sous notre vent, avec un banc de sable de trois côtés et le vent dans son œil, s’écria le premier lieutenant. Vous aurez l’occasion, maître Trysail, de rectifier vos détails en prenant vos mesures sur le bâtiment lui-même.

Le contre-maître secoua la tête comme un homme qui doute, et tourna de nouveau ses regards vers le nuage.

À ce moment la Coquette était arrivée à l’entrée du Cove, et n’était plus séparée de l’objet de sa course que par une distance de quelques encâblures. Pour obéir aux ordres donnés par Ludlow, on ferla toutes les voiles légères du vaisseau, qui resta avec les trois huniers et le grand foc. Il y avait encore une question à résoudre sur la profondeur du canal, car il n’était pas ordinaire de voir des vaisseaux du calibre de la Coquette dans cette partie de la baie, et l’état menaçant du ciel rendait la prudence doublement nécessaire. Le pilote redoutait une responsabilité qui n’appartenait pas positivement à sa charge, puisque la navigation ordinaire n’avait aucun rapport avec ce lieu solitaire, et Ludlow lui-même, quoique stimulé par des motifs bien puissants, hésitait à courir des risques qui excédaient ses pouvoirs. Il y avait quelque chose de si remarquable dans l’apparente sécurité du contrebandier, qu’on était naturellement porté à croire qu’il était certain d’être protégé par quelque obstacle qui lui était connu, et Ludlow se décida à faire jeter la sonde avant de hasarder le vaisseau. L’offre d’amener le contrebandier avec les bateaux, quoique raisonnable en elle-même, et peut-être le plus sage parti de tous, fut rejetée par le commandant comme un projet d’une issue incertaine, mais en réalité parce qu’il portait un trop vif intérêt à celle qu’il y croyait renfermée, pour consentir à rendre le brigantin le théâtre d’une scène de violence. On mit donc un esquif à flot, la grande voile fut jetée sur le mât, et Ludlow lui-même, accompagné du pilote et du maître, alla s’assurer jusqu’à quel point il était facile de s’approcher du contrebandier. Un éclair et un de ces coups de tonnerre qu’on reconnaît être plus terribles sur ce continent que dans l’autre hémisphère, avertirent le jeune marin qu’il était nécessaire de se hâter, s’il voulait regagner son vaisseau avant que le nuage qui menaçait toujours le bâtiment éclatât au-dessus de sa tête. Le bateau s’avança rapidement dans le Cove, et le maître et le pilote sondèrent de chaque côté du bateau aussi vite que leurs mains pouvaient jeter et reprendre les plombs.

— C’est bien, dit Ludlow, aussitôt qu’il fut convaincu que le vaisseau pouvait entrer. Je voudrais que le vaisseau pût parvenir aussi près que possible du brigantin, car je me méfie de sa tranquillité : nous allons avancer encore.

— Une sorcière en cuivre, dont les yeux malins et la figure effrontée pourraient conduire un honnête marin à la contrebande, et même aux vols de mer ! murmure Trysail, peut-être effrayé de faire entendre sa voix près d’une créature qui semblait presque douée des facultés de la vie. Ah ! voilà bien la coquine ! je connais son livre et sa jaquette verte ! Mais où sont ses protégés ? Le vaisseau est aussi tranquille que les caveaux des sépulcres royaux le jour d’un couronnement, lorsque le dernier roi et ceux qui l’ont devancé sont livrés à eux-mêmes. Voilà une bonne occasion de jeter l’équipage d’un bateau sur ses ponts, et de renverser cette impudente enseigne, qui porte dans les airs l’image de cette vilaine femme, si…

— Si quoi ? demanda Ludlow, frappé de la justesse de cette proposition.

— Si l’on était sûr de la nature de cette sorcière, Monsieur, car, pour avouer la vérité, j’aimerais mieux avoir affaire à un vaisseau français régulièrement construit, qui montre ses canons franchement, et qui fait entendre un tel bavardage qu’on pourrait le reconnaître pendant la nuit… Cette créature parle !

Ludlow ne fit pas de réponse, car un horrible coup de tonnerre, auquel succéda la lueur brillante d’un éclair qui éclaira subitement les traits sombres de la Sorcière, avait causé l’exclamation involontaire de Trysail. L’avertissement qui venait du nuage ne devait pas être dédaigné. Le vent, qui avait été variable pendant si longtemps, commença à se faire entendre dans les agrès du silencieux brigantin, et les deux éléments montraient des signes non équivoques de l’approche de la tempête. Le jeune matelot tourna vers son bâtiment des regards où se peignait tout son intérêt. Les vergues étaient sur les chouquets, les voiles enflées flottaient au loin sous le vent, et vingt ou trente figures d’hommes sur chaque espar prouvaient que les gabiers agiles étaient occupés à attacher les voiles et à les mettre au bas ris.

— Avancez sur votre vie ! s’écria Ludlow avec chaleur.

On entendit un seul coup d’aviron, et l’esquif fut poussé à vingt pieds plus loin de la mystérieuse image ; les gens qui le conduisaient firent des efforts désespérés pour atteindre le croiseur avant qu’il fût assailli par la tempête. Le sourd mugissement du vent qui pénétrait dans les agrès du vaisseau s’entendait de loin, et le combat entre le croiseur et les éléments était par moment assez terrible pour faire craindre au jeune commandant d’arriver trop tard.

Le pied de Ludlow touchait le pont de la Coquette au moment où la rafale s’abattait avec furie sur ses voiles. Il ne songea plus qu’au danger du moment ; car, éprouvant les sentiments d’un marin, son esprit était tout à son vaisseau.

— Laissez filer ! s’écria l’officier d’une voix qui se faisait entendre au-dessus des mugissements du vent. Carguez ! ferlez les voiles !

Ces ordres furent donnés successivement et sans porte-voix, car le jeune officier pouvait, lorsque cela était nécessaire, parler aussi haut que la tempête. Ces ordres furent suivis d’un de ces moments terribles si familiers aux marins. Chacun donnait toute son attention à son devoir, tandis que les éléments se déchaînaient autour d’eux avec autant de furie que si la main qui les retient eût été retirée. La baie n’était qu’une nappe d’écume, tandis que le bruit de la tempête ressemblait au roulement de mille chariots. Le vaisseau cédait à son impulsion, et l’on voyait les vagues pénétrer dans ses dalots, et la ligne des mâts élevés s’incliner vers la surface de la baie, comme si l’extrémité de ses vergues allait se plonger dans les eaux. Mais cette soumission au premier choc ne dura qu’un moment.

Le bâtiment, bien construit, reprit son équilibre, et essaya de voguer sur son élément, comme s’il eût deviné qu’il n’y avait d’espoir de salut que dans le mouvement. Ludlow jeta un regard du côté du vent. L’entrée du Cove était heureusement située, et il aperçut les espars du brigantin, bercés violemment par la rafale. Il demanda si le vaisseau était dégagé de son ancre, et on l’entendit encore crier de sa place dans le passe-avant :

— Arrive tout ! la barre tout au vent !

Le premier effort du croiseur pour obéir au gouvernail, dépouillé qu’il était de ses voiles, fut difficile et lent ; mais lorsque l’éperon commença à baisser, le nuage poussé par le vent est à peine plus prompt que ne le fut sa course. Dans ce moment les vapeurs se dilatèrent et un torrent de pluie se mêla au bruit de l’orage en augmentant la confusion. On ne voyait plus rien que les lignes d’eau qui tombaient sur la nappe d’écume que le vaisseau traversait.

— Voici la terre, Monsieur, s’écria Trysail d’un bossoir où il était placé, ressemblant à un vénérable dieu marin noyé dans son élément natal. Nous la passons avec la rapidité d’un cheval de course !

— Dégagez vos ancres de poste, répondit le capitaine.

— Préparé, préparé, répondit Trysail.

Ludlow fit signe aux hommes placés à la roue du gouvernail d’amener le vaisseau au vent, et lorsque la marche du navire fut suffisamment amortie, deux ancres pesantes tombèrent sous les eaux à un autre signal. Le vaste bâtiment fut arrêté sans un nouveau choc. Lorsque l’avant se sentit retenu, le vaisseau se posa debout au vent, et des brasses d’énormes cordes furent attirées par des boules assez violentes pour agiter d’un tremblement le centre de la carène. Mais le premier lieutenant et Trysail n’étaient point novices dans leur métier, et en moins d’une minute ils avaient solidement assujetti le vaisseau sur ses ancres. Quand cet important service fut rendu, les officiers et l’équipage se regardèrent comme des hommes qui viennent de courir ensemble de grands hasards. Le temps s’éclaircit, et les objets devinrent visibles à travers la pluie, qui tombait toujours. Ces hommes qui passaient leur vie sur la mer respirèrent plus facilement, convaincus que le danger était passé. À mesure que leurs craintes diminuaient, ils se rappelèrent l’objet de leur recherche. Tous les yeux se tournèrent vers le Cove, mais, par des moyens qui semblaient inexplicables, le contrebandier avait disparu.

— L’Écumeur de mer ! Qu’est devenu le brigantin ! furent les exclamations que la discipline d’un croiseur royal ne pouvait réprimer. Elles furent répétées par cent bouches, tandis que tous les yeux cherchaient où pouvait être le gracieux navire. Tous regardaient en vain. L’endroit où la Sorcière des Eaux était à l’ancre, il y avait si peu de temps, était désert, et l’on n’apercevait aucun vestige de naufrage sur le rivage du Cove. Pendant le temps que le vaisseau ployait ses voiles et se disposait à entrer dans le Cove, personne n’avait pensé à s’occuper du brigantin, et lorsque la Coquette fut à l’ancre, il n’était pas encore possible de voir à une certaine distance. Il y avait alors une masse dense de pluie, et l’œil curieux et inquiet de Ludlow fit de vains efforts pour en pénétrer l’obscurité. Une fois, cependant, plus d’une heure après que l’orage eut éclaté sur la Coquette, et lorsque l’Océan au large était calme et clair, il crut distinguer à un grand éloignement les espars, à peine visibles, d’un vaisseau à l’horizon et sans aucune voile. Mais un nouveau regard ne put lui assurer la vérité de cette conjecture.

On raconta bien des histoires extraordinaires cette nuit-là, à bord du vaisseau de Sa Majesté britannique la Coquette. Le maître d’équipage affirma que, regardant en bas, lorsqu’il était occupé à séparer les câbles, il entendit un cri dans les airs, comme si une centaine de diables s’étaient amusés à ses dépens ; ce qu’il raconta en confidence au canonnier, en lui disant qu’il croyait que ce n’était qu’un signal à bord du brigantin, qui avait saisi l’occasion, lorsque d’autres vaisseaux auraient été bien aises de pouvoir jeter l’ancre, de s’éloigner de la manière qu’il employait ordinairement. Il y avait aussi un matelot nommé Robert Yarn, dont le talent de raconter égalait celui de Scheherazade, et qui non-seulement assurait, mais affirmait par les plus étranges serments que, tandis qu’il était sur la vergue de hune, avançant le bras pour saisir le côté de la voile, une femme au visage sombre voltigea au-dessus de sa tête, lui balayant le visage de sa longue chevelure, ce qui l’obligea à fermer les yeux et l’avait exposé à une sévère réprimande du maître des voiles de hune. On essaya bien d’expliquer ce prodige, et ce fut le matelot placé sur la vergue auprès de Yarn ; il pensait que les cheveux étaient simplement l’extrémité d’une garcette ou raban de ferlage agité par le vent ; mais le second, qui tenait un des avirons dans le navire, ôta tout crédit à cette explication, en vertu de sa réputation de véracité depuis longtemps établie. Trysail lui-même hasarda quelques mystérieuses conjectures sur le sort du brigantin, dans la chambre des canonniers du vaisseau ; mais en revenant de sonder le passage où il avait été envoyé par son capitaine, il fut moins communicatif et plus pensif qu’à l’ordinaire. Il parut, par la surprise que manifesta chaque officier qui entendit le rapport du contre-maître qui avait jeté le plomb de sonde, que personne dans le vaisseau, à l’exception de l’alderman van Beverout, ne savait qu’il existât plus de deux brasses d’eau dans le passage secret.



CHAPITRE XVIII.


Prenez vos places, messieurs, et soyez vigilants.
Shakspeare. Henri IV.


Le temps de la journée du lendemain eut un caractère fixe. Le vent venait de l’est, et, quoique léger, il n’était point incertain. L’atmosphère avait cette apparence brumeuse, qui dans ces climats appartient à l’automne, mais qu’on voit quelquefois au milieu de l’été quand un vent souffle de l’Océan. L’action des vagues qui frappaient le rivage était régulière et monotone, et les courants d’air étaient assez tranquilles pour éloigner toute crainte d’un changement de temps. Nous recommençons notre récit pendant les premières heures de l’après-midi.

La Coquette était à l’ancre, à l’abri du cap. On voyait quelques petites voiles traverser la baie ; mais la scène, à cette époque éloignée, était loin de présenter à l’œil la même activité que de nos jours. Les fenêtres du Lust-in-Rust se trouvaient de nouveau ouvertes, et le mouvement dans la villa et ses environs annonçait la présence du maître.

L’alderman traversait en effet la petite plaine en face de la Cour des Fées, accompagné d’Oloff van Staats et du commandant de la Coquette. Il était évident, par les regards que ce dernier jetait à chaque instant sur le pavillon, qu’il pensait à celle qui était absente, tandis que les deux autres maîtrisaient mieux leurs sentiments ou ressentaient moins d’inquiétude. Une personne qui aurait connu le caractère de ces trois individus, et qui aurait su ce qui s’était passé, aurait pu soupçonner à cette indifférence du patron, et qui présentait un contraste avec l’expression mystérieuse qui animait un visage ordinairement si calme, que le jeune amant songeait moins à l’héritage du vieux Étienne de Barberie qu’au secret plaisir qu’il avait trouvé dans les incidents singuliers dont il avait été le témoin.

— Propriété et discrétion ! observa le bourgeois, en réponse à une remarque qui lui avait été faite par un des jeunes gens ; je vous dis encore, pour la vingtième fois, qu’Alida de Barberie reviendra parmi nous, aussi belle, aussi innocente, aussi riche que jamais !… Peut-être je devrais ajouter aussi obstinée ; un enfant gâté, pour faire enrager son vieil oncle et deux honorables amants pour son étourderie ! Les circonstances, Messieurs, ajouta le prudent marchand, qui voyait bien que la main dont il avait à disposer avait un peu baissé de prix dans le marché, vous ont placés sur un terrain égal dans mon estime. Si ma nièce, après tout, préférait le capitaine Ludlow pour associé dans le commerce de la vie, cela n’affaiblirait pas l’amitié qui existe entre le fils du vieux van Staats et Myndert van Beverout. Nos grand-mères étaient cousines, et l’on se doit affection mutuelle quand on est du même sang.

— Je ne puis continuer à offrir mes hommages à votre nièce, répondit le patron, puisqu’elle m’a fait entendre si clairement qu’ils ne lui sont pas agréables.

— Entendre ! Appelez-vous ce caprice d’un moment, ce badinage, ce jeu, comme le capitaine dirait, avec vents et marée, vous faire entendre ? La jeune fille a du sang normand dans les veines, et elle désire donner plus de vivacité à vos hommages. Si les marchés étaient interrompue parce que l’acheteur veut avoir les marchandises à meilleur marché, et parce que le vendeur affecte d’attendre un meilleur moment pour vendre, Sa Majesté ferait aussi bien de fermer les douanes tout d’un coup et de chercher ailleurs des revenus. Laissez le caprice de la jeune fille avoir son cours, et je parie mes bénéfices sur les fourrures pendant un an, contre ton revenu, que nous la verrons se repentir de sa folie et consentir à entendre raison. La fille de ma sœur n’est point une sorcière pour voyager de par le monde sur un manche à balai.

— Il y a dans notre famille une tradition, dit Oloff van Staats, dont les yeux brillaient d’un secret plaisir, tandis qu’il affectait de rire de la folie qu’il racontait, une tradition que le fameux devin Poughkeèpsie fit en présence de ma grand-mère, et qui dit qu’un patron de Kinderhook épouserait une sorcière. Ainsi, si je voyais la belle Alida dans l’attitude que vous venez de décrire, je ne serais pas très-alarmé.

— La prophétie fut accomplie au mariage de ton père ! murmura Myndert qui, malgré la légèreté apparente avec laquelle il traitait ce sujet, éprouvait un certain respect pour les sorciers de la province, dont la haute réputation se conserva jusqu’à la fin du dernier siècle ; sans cela son fils n’eût pas été un jeune homme si accompli ! Mais voilà le capitaine Ludlow qui regarde l’Océan comme s’il espérait que ma nièce sortît des flots sous la forme d’une sirène.

Le commandant de la Coquette indiqua l’objet qui captivait ses regards, et qui, par la manière dont il se montrait en ce moment, n’était pas de nature à affaiblir la foi de ses compagnons aux pouvoirs surnaturels.

Nous avons dit que le vent était sec, et l’atmosphère nébuleuse ou plutôt chargée d’une vapeur légère qui avait l’apparence d’un nuage de fumée. Par un tel temps l’œil d’une personne qui se trouve sur une élévation, ne peut distinguer ce qu’on appelle en mer l’horizon visible. Les deux éléments deviennent si étroitement unis que nos regards ne peuvent plus deviner où l’eau finit, et où le vide des cieux commence. Il en résulte une conséquence, c’est que tous les objets qui sont aperçus au-delà des limites apparentes de l’eau, semblent flotter dans les airs. Il est rare que les yeux d’un homme habitué à vivre sur terre, puissent pénétrer au-delà des limites factices de la mer, lorsque l’atmosphère est dans un état semblable, quoique l’œil expérimenté d’un marin découvre souvent des vaisseaux, qui sont cachés à des regards moins habiles, simplement parce qu’on ne les cherche pas où ils sont. Cette illusion peut aussi être aidée par un léger degré de réfraction.

— Là, dit Ludlow en montrant une ligne qui aurait pénétré dans l’eau à deux ou trois lieues au large. D’abord amenez la cheminée des bâtiments peu élevés de la plaine sur la même ligne que le chêne mort de la côte, et levez les yeux lentement jusqu’à ce que vous découvriez une voile.

— Ce vaisseau navigue dans les cieux, s’écria Myndert. Ta grand’mère était une femme d’esprit, patron, elle était cousine de ma pieuse grand’mère, et l’on ne peut s’étonner de ce que ces respectables dames ont vu dans leur temps et de ce qu’elles ont entendu, lorsqu’on voit dans le nôtre de semblables choses !

— Je suis aussi peu disposé qu’un autre à ajouter foi aux prodiges, répondit gravement Oloff van Staats, et cependant si j’étais appelé en témoignage, je répugnerais à dire que le vaisseau qui est là-bas ne flotte pas dans les cieux !

— Vous vous tromperiez cependant, reprit Ludlow. Ce vaisseau est simplement un brigantin demi-gréé, dont la bouline est très-élevée, quoiqu’il ne montre pas beaucoup de voiles. Monsieur van Beverout, le croiseur de Sa Majesté est disposé à se mettre en mer.

Myndert entendit cette déclaration avec un chagrin visible. Il parla de la vertu, de la patience et des avantages de la terre ferme ; mais lorsqu’il s’aperçut que la résolution de l’officier ne pouvait être ébranlée, il annonça avec répugnance l’intention où il était de se mettre personnellement à la recherche de sa nièce. En conséquence ces trois personnes se trouvèrent une demi-heure après sur les rives de Shrewsbury, et prêtes à s’embarquer dans la chaloupe de la Coquette.

— Adieu, monsieur François, dit l’alderman, en faisant un signe de tête au vieux valet qui restait désolé sur le rivage ; ayez soin des meubles dans la Cour des Fées ; nous pouvons en avoir encore besoin.

— Mais, monsieur Bèvre, en supposant que la mer fût plus agréable, mon devoir et mon désir seraient de suivre mademoiselle Alida. Jamais personne dans la famille de Barberie n’a aimé la mer. Mais, Monsieur, comment faire ? je mourrai de douleur dans un vaisseau, et je mourrai certainement d’ennui en restant ici.

— Venez alors, fidèle François, dit Ludlow. Vous suivrez votre jeune maîtresse, et peut-être cette nouvelle épreuve vous convaincra que notre existence, à nous autres marins, est plus agréable que vous ne le pensez.

Le visage de François exprima éloquemment ce que son cœur ressentait, et l’équipage de la chaloupe, qui conservait sa gravité quoique secrètement amusé, crut un instant que le vieux domestique, en entrant dans la barque, allait donner un échantillon de sa facilité à anticiper le mal. Ludlow compatit à la détresse du pauvre François et l’encouragea par un regard d’approbation. Le langage de la bonté n’a pas besoin de s’exprimer par des paroles, et la conscience du valet l’avertit qu’il s’était peut-être exprimé trop librement sur un élément auquel tant d’hommes vouaient leur vie et leurs espérances.

— La mer, monsieur le capitaine, dit-il avec un certain air de respect, est un vaste champ de gloire. MM. de Tourville et Duguay-Trouin sont des hommes fort remarquables, mais je suis obligé de convenir que la famille de Barberie a toujours préféré la terre.

— Je désirerais que votre capricieuse maîtresse, master François, eût partagé ce sentiment, observa sèchement Myndert : car permettez-moi de vous dire que cette croisière sur un vaisseau suspect fait aussi peu d’honneur à son jugement que… Courage, patron, la jeune fille veut simplement mettre ta patience à l’épreuve, et l’air de la mer ne fera pas plus de tort à son teint qu’à sa bourse. Un peu de prédilection pour l’eau salée, capitaine Ludlow, doit élever une jeune fille à vos yeux.

— Oui, Monsieur, répondit Ludlow avec un sourire ironique, si cette prédilection ne s’étend pas plus loin. Mais qu’elle soit trompée ou non, abusée on séduite, on ne doit pas abandonner Alida de Barberie et la laisser victime de vils artifices. J’aimais votre nièce monsieur van Beverout, et… Avancez, matelots ; dormez-vous sur vos avirons !

La manière subite dont le jeune marin interrompit sa phrase et le ton avec lequel il parla à l’équipage, termina la conversation. Il était évident qu’il ne voulait pas en dire davantage, et qu’il regrettait même la faiblesse qui l’avait engagé à s’expliquer. On franchit en silence la distance qui séparait la terre du vaisseau.

Lorsque le croiseur de la reine Anne fut aperçu, doublant Sandy-Hook, à midi passé, le 6 juin (temps de mer), dans l’année 17…, le vent, suivant qu’il est rapporté dans un ancien journal tenu par un midshipman[22] et qui existe encore, était léger, fixe au sud, en inclinant vers l’ouest. Il paraît, d’après le même document, que le vaisseau partit à sept heures après midi, la pointe de Sandy-Hook portant ouest incliné au sud ; à trois lieues de distance. Sur la même page qui contient ces particularités, on observe au chapitre des remarques : Le vaisseau, sous les bonnettes de tribord, de l’avant à l’arrière, comptait six nœuds. Un brigantin demi-gréé et suspect était à l’est, sous la grande voile, avec les petits huniers au mât ; les voiles hautes et légères, ainsi que le grand foc pendant ; misaine carguée ; les grands arcs-boutants de tribord paraissaient gréés au dehors, et les drisses prêtes pour une course. On suppose que ce vaisseau est le fameux Hermaphrodite appelé la Sorcière des Eaux, commandé par l’Écumeur des mers, et le même qui nous a échappé hier d’une manière si étrange. Que le Seigneur nous envoie du vent plein un bonnet et nous essaierons la célérité de ses talons avant la matinée. Passagers : l’alderman van Beverout, second quartanier de la ville de New-York, dans la province de Sa Majesté qui porte le même nom ; Oloff van Staats, Esq., appelé communément le patron de Kinderhook, de la même colonie, et un vieux garçon portant une espèce de jaquette de marine, ayant toujours l’air d’avoir mal au cœur, et qui répond lorsqu’on le hèle sous le nom de Francis. Singulier trio, quoiqu’il semble convenir au goût du capitaine. Memorand chaque roulis semble produire l’effet d’un grain d’émétique sur le garçon en jaquette marine.

Comme nous ne pourrions donner une description plus exacte des deux vaisseaux en question, que celle que nous venons d’extraire du journal, nous reprendrons notre narration un peu avant la chute du jour, au 33e degré de latitude et dans le mois de juin.

Le jeune adorateur de Neptune, dont nous avons cité l’opinion, s’était abusé sur ses connaissances de localité, en affirmant la distance et la position du cap, puisque le point bas si sablonneux n’était plus visible du pont. Le soleil s’était couché, suivant la position du vaisseau, précisément à l’embouchure du Rariton, et les ombres de Navesink ou Neversink, comme ces montagnes sont vulgairement appelées, s’avançaient au loin dans la mer. Enfin, la nuit s’approchait avec toutes les apparences d’un beau temps, mais d’une obscurité plus profonde que celle qui règne ordinairement sur l’Océan. Dans de telles circonstances, le but principal était de conserver la trace du vaisseau pendant le temps où il serait nécessairement caché à tous les yeux.

Ludlow se promenait sur le passe-avant du vaisseau, et s’appuyant sur les hamacs vides, il jetait de longs regards sur l’objet de ses poursuites. La Sorcière des Eaux était placée sous le point de l’horizon le plus favorable pour être vue. La faible lueur qui s’échappait encore des cieux était sans éclat de ce côté, et, pour la première fois de la journée, il vit le brigantin dans toute la justesse de ses proportions. L’admiration du marin se trouva mêlée aux autres sentiments du jeune homme. Le brigantin était placé de manière à montrer dans tout leur avantage la perfection de sa forme et la hardiesse de ses agrès ; l’avant se présentant au vent était tourné du côté de la Coquette, et, dans son balancement, Ludlow vit ou crut voir la mystérieuse figure toujours perchée sur le taille-mer, présentant son livre aux curieux, et montrant avec le doigt l’immensité des flots. Un mouvement du hamac sur lequel il s’appuyait invita le jeune officier à regarder à côté de lui, et il vit que le maître venait de s’approcher aussi près que la discipline pouvait le lui permettre. Ludlow avait un grand respect pour les talents de ce marin, et il ne voyait pas non plus sans chagrin que la capricieuse fortune eût peu fait pour récompenser les services d’un homme assez âgé pour être son père. Ces souvenirs disposaient toujours Ludlow à l’indulgence envers un matelot qui, à l’exception de ses talents dans la marine et de sa longue expérience, n’avait rien de recommandable.

— Nous allons voir une nuit sombre, master Trysail, dit le jeune capitaine, sans changer la direction de ses regards, et nous pouvons encore mettre une bouline avant de gagner de vitesse cet insolent qui est là-bas.

Le maître sourit comme une personne qui en sait plus qu’elle n’en veut dire, et secoua gravement la tête.

— Nous pouvons travailler longtemps sur les boulines et les vergues, avant que la Coquette (la figure d’ornement du vaisseau de guerre représentait aussi une femme) s’approche assez de ce noir visage sous le beaupré du brigantin, pour lui dire sa façon de penser. Vous et moi, qui avons été assez près d’elle, pour voir le blanc de ses yeux et compter les dents qu’elle montre en faisant son étrange grimace, quel bien en avons-nous retiré ? Je ne suis qu’un subordonné, capitaine Ludlow, et je connais trop bien mon devoir pour ne pas garder le silence pendant une rafale ; je sais aussi comment parler lorsque mon commandant désire connaître les opinions de ses officiers dans un conseil, et peut-être la mienne maintenant est différente de celle d’autres personnes du vaisseau, qui peuvent être fort honnêtes quoiqu’elles ne soient pas les plus âgées.

— Et quelle est ton opinion, Trysail ? le vaisseau va bien et porte parfaitement ses voiles.

— Le vaisseau se conduit comme une jeune personne bien élevée en présence de la reine ; il a son air modeste et solennel. Mais de quels usage sont les voiles quand la sorcellerie enfante des orages, raccourcit les voiles d’un vaisseau, tandis qu’elle donne des ailes à un autre ! Si l’on persuadait à Sa Majesté, Dieu la bénisse ! de donner un vaisseau au vieux Tom Trysail, et que ce vaisseau fût juste, où est la Coquette maintenant, je sais bien alors ce que ferait son commandant…..

— Et que ferait-il ?

— Avec toutes les bonnettes déployées, il conduirait le vaisseau sur le vent.

— Cela vous conduirait vers le sud, tandis que le vaisseau que nous chassons est à l’est.

— Qui peut dire jusques à quand il y sera ! On nous a dit à York qu’il y avait un vaisseau français de notre calibre parmi les pêcheurs plus bas vers la côte. Maintenant, Monsieur, personne ne sait mieux que moi-même que la guerre est à moitié finie, car je n’ai pas eu un sou d’argent de prise dans ma poche depuis trois ans ; mais, comme je disais, si un vaisseau français vient de ce côté pour pêcher en eau trouble, à qui la faute, si ce n’est à lui ? On pourrait tirer un joli parti de sa méprise, capitaine Ludlow, tandis que courir après le brigantin, c’est user les voiles de la reine pour rien. Le fond du vaisseau aura besoin d’un nouveau doublage, suivant mon humble opinion, avant que nous puissions l’attraper.

— Je ne sais pas, Trysail, répondit le capitaine en levant les yeux. Chaque chose est à sa place, et jamais le vaisseau n’avança avec plus de facilité. Nous ne saurons pas qui a les jambes plus longues, avant d’en avoir fait l’épreuve.

— Vous pouvez juger de la rapidité du coquin par son impudence. Il nous attend comme un vaisseau de guerre attend l’ennemi. Quoique j’aie quelque expérience, je n’ai jamais vu le fils d’un lord plus sûr d’une promotion que ce brigantin ne semble de ses talons ! Si le vaisseau français reste quelque temps de ce côté, nous pourrons le regarder honnêtement sous le nez ; car ces gens-là ne portent jamais leurs véritables couleurs à bord, comme de francs Anglais. Eh bien ! Monsieur, comme je vous le disais, ce corsaire, si corsaire il y a, a plus de foi dans ses voiles que dans l’Église. Je ne fais aucun doute, capitaine Ludlow, que le brigantin ne traversât le passage, tandis que nous ployions nos voiles de hune, hier, car je ne suis pas de ceux qui se dépêchent de donner crédit aux histoires surnaturelles ; outre cela, j’ai sondé le passage de mes propres mains, et je sais que la chose est possible, lorsque le vent souffle pesamment sur le couronnement. Cependant, Monsieur, la nature humaine est la nature humaine ; et le plus vieux marin, qu’est-il après tout ? un homme ! Ainsi, pour en finir, j’aimerais mieux dans tous les temps donner la chasse à un vaisseau français, dont les intentions me sont connues, que de courir pendant quarante-huit heures dans le sillage d’un de ces bâtiments qui fuient comme l’oiseau, avec peu d’espérance de le héler.

— Vous oubliez, master Trysail, que j’ai été à bord de ce bâtiment, et que je connais la manière dont il est construit ainsi que son caractère.

— On le dit ici, reprit le vieux marin en s’approchant plus près de son capitaine avec un sentiment de curiosité, quoique personne ne connaisse les particularités de cette visite. Je ne suis pas de ceux qui font des questions impertinentes, surtout sous le pavillon de la reine, et mon plus grand ennemi ne pourrait m’accuser d’avoir la curiosité d’une femme. On peut croire qu’on voit des choses bien travaillées à bord d’un bâtiment dont l’extérieur est si élégant !

— Il est parfait dans sa construction, et admirable dans ses agrès.

— Je le pensais, par instinct ! Son commandant n’en devrait être que plus attentif à le garantir des écueils. La plus jolie jeune femme de notre paroisse fit naufrage, pour avoir fait une croisière de trop avec le fils de l’Esquire. C’était une charmante fille, quoi qu’elle ait déserté ses anciennes compagnes lorsque le jeune lord tomba dans son sillage. Elle se conduisit bravement, Monsieur, tant qu’elle put porter ses voiles et aller avec le vent ; mais lorsque la rafale dont je parle l’atteignit, que pouvait-elle faire de mieux que de voguer devant elle ? et comme d’autres, qui étaient plus sévères dans leur morale, firent parler contre elle la religion et ce qu’elles avaient appris dans leur catéchisme, elle s’éloigna du vent de toute honnête société ! C’était une jeune fille bien construite et dont le talon était léger, et je ne suis pas trop certain que mistress Trysail pût se dire aujourd’hui femme d’un officier de la reine, si cette jeune étourdie avait su comment porter ses voiles dans la compagnie de ses supérieurs.

Le digne maître tira de sa poitrine un son creux, qui peut-être était un soupir de marin, mais qui ressemblait beaucoup plus au vent du nord qu’au zéphyr, et il eut recours à la petite boîte de fer dans laquelle il puisait des consolations.

— J’ai déjà entendu raconter cette histoire, dit Ludlow, qui avait servi comme midshipman sur le même vaisseau, et même sous les ordres de celui qui était aujourd’hui son subordonné. Mais, suivant tous les rapports, vous avez gagné au change ; chacun fait l’éloge de votre digne compagne.

— Il n’y a pas de doute, il n’y a pas de doute. Je défie aucun homme du vaisseau de m’accuser de calomnie, même envers ma propre femme, sur laquelle j’ai cependant le droit légal de parler franchement. Je ne me plains pas, et je suis un mari heureux sur mer ; j’espère pieusement que mistress Trysail sait se soumettre à son devoir pendant mon absence ! Je suppose que vous voyez, Monsieur, que le brigantin a déchargé ses vergues, et prépare son amarre de misaine.

Ludlow, dont les yeux ne quittaient pas le brigantin, fit signe qu’il s’en apercevait ; et le maître s’étant assuré que chaque voile de la Coquette remplissait son devoir, continua :

— La nuit devient épaisse, et nous aurons besoin de tous nos yeux pour surveiller le coquin lorsqu’il changera de situation… Mais, comme je disais, si le commandant de ce brigantin est trop vain de la beauté de son vaisseau, il peut le perdre par orgueil ! Cet homme a le caractère désespéré d’un corsaire, quoique, pour ma part, je ne puisse pas dire que j’aie une très-mauvaise opinion de ces gens-là. Le commerce me semble une sorte de chasse entre l’esprit d’un homme et l’esprit d’un autre, et le moins habile doit être content de tomber sous le vent. Lorsque cela en vient à la question du revenu, celui qui s’échappe est heureux, et celui qui se laisse attraper est une prise. J’ai connu un officier-général, capitaine Ludlow, qui regardait de l’autre côté lorsque ses propres effets passaient en contrebande, et la femme de votre amiral est la plus grande protectrice des contrebandiers. Je ne nie pas qu’on ne doive poursuivre un corsaire, et que, quand il est attrapé, on ne doive le condamner et partager franchement les marchandises entre les vainqueurs. Mais ce que je voulais dire, c’est qu’il y a des hommes plus coupables dans le monde que vos pirates anglais… Par exemple, vos Français, vos Hollandais et vos Dons.

— Voilà des opinions hétérodoxes pour un serviteur de la reine, dit Ludlow aussi disposé à rire qu’à se fâcher.

— Je connais trop bien mon devoir pour les répandre parmi l’équipage du vaisseau, mais un homme peut exprimer à son capitaine des pensées philosophiques, qu’il ne glisserait pas dans l’oreille d’un midshipman. Quoique je ne sois pas avocat, je sais ce que c’est que de faire jurer un témoin sur la vérité et rien que la vérité. Je désire que la reine ait jusqu’au dernier, Dieu la bénisse ! Plusieurs vaisseaux usés seraient alors démolis, et on enverrait en mer de meilleurs bâtiments en leur place. Mais, Monsieur, pour parler sous un point de vue religieux, quelle différence y a-t-il à passer dans une boîte les beaux atours d’une duchesse, avec son nom sur une plaque de cuivre, ou à passer assez de genièvre pour remplir le fond de cale d’un cutter ?

— On devrait croire qu’un homme de votre âge, monsieur Trysail, voit la différence qui existe entre le revenu d’une guinée ou celui de mille livres.

— C’est justement la différence qui existe entre vendre en détail ou en gros, et ce n’est pas une bagatelle, j’en conviens, capitaine Ludlow, dans un pays commerçant. Cependant, Monsieur, comme le revenu est un droit du pays, je conviens qu’un contrebandier est un homme coupable, mais non pas autant que ceux que je viens de nommer, particulièrement vos Hollandais ! La reine a raison de faire baisser pavillon à ces coquins, dans la Manche qui est sa propriété légale, parce que l’Angleterre étant une île puissante, et la Hollande n’étant qu’un monceau de boue qu’on a retournée pour la faire sécher, il est raisonnable que nous ayons l’empire des mers. Non, Monsieur, malgré tous les cris qui s’élèvent contre un homme qui n’a point été heureux dans une chasse avec un cutter des douanes, j’espère que je connais les droits naturels d’un Anglais. Nous devons être maîtres ici, capitaine Ludlow, qu’on le veuille ou non, et surveiller les affaires du commerce et des manufactures.

— Je ne vous croyais pas un politique aussi accompli, maître Trysail !

— Quoique fils d’un homme pauvre, capitaine Ludlow, je suis un Anglais libre, mon éducation n’a pas été entièrement négligée. Je sais quelque chose, je l’espère, de la constitution, aussi bien que mes supérieurs. Justice et honneur étant la devise d’un Anglais, nous devons veiller aux intérêts de l’Angleterre. Nous ne sommes point un peuple de bavards, mais nous savons raisonner ; il ne manque pas de penseurs profonds dans la petite île, et voilà une des raisons pour lesquelles l’Angleterre doit soutenir ses droits ! Par exemple, le Hollandais est un cormoran vorace, avec une gueule assez large pour avaler tout l’or du Grand-Mogol, s’il pouvait l’attraper, et en même temps un vagabond qui a à peine assez de terre pour y poser les pieds, s’il faut dire la vérité ! Eh bien ! Monsieur, l’Angleterre abandonnera-t-elle ses droits à une nation de tels coquins ? Non, Monsieur, notre respectable constitution et notre mère l’Église le défendent elles-mêmes, et ainsi je dis, Dieu me damne, abordez-les, s’ils refusent quelques-uns de nos droits naturels, ou s’ils montrent le désir de nous mettre à leur indigne niveau.

— C’est raisonner comme un compatriote de Newton, et avec une éloquence qui ferait honneur à Cicéron. Je tâcherai de digérer vos idées à loisir, car elles sont trop solides pour que ce soit l’affaire d’une minute. Maintenant nous allons nous occuper de la chasse, car je vois, à l’aide de ma lunette, que le brigantin a mis ses bonnettes et qu’il commence à se ranger de l’avant.

Cette remarque termina le dialogue entre le capitaine et son subordonné. Ce dernier quitta le passe-avant avec cette sensation agréable et secrète qui se communique à ceux qui sont convaincus qu’ils se sont débarrassés avec honneur d’un fardeau de profondes pensées.

Il était temps en effet de surveiller attentivement les mouvements du brigantin ; car il y avait lieu de craindre qu’en changeant de direction pendant les ténèbres, il parvînt à s’éloigner ; la nuit environnait de plus en plus la Coquette, l’horizon se rétrécissait autour d’elle, et ce n’était qu’à des intervalles inégaux que les hommes qui étaient sur les vergues pouvaient distinguer la position du brigantin. Tandis que les deux vaisseaux étaient dans cette situation, Ludlow rejoignit ses hôtes sur le gaillard d’arrière.

— Un homme prudent essaiera de l’emporter par adresse, lorsqu’il ne peut l’emporter par force, dit l’alderman. Je ne prétends pas avoir de grands talents en marine, capitaine Ludlow, quoique j’aie passé une semaine à Londres et que j’aie traversé sept fois l’Océan pour me rendre à Rotterdam. Nous ne fîmes rien de bon dans nos traversées en essayant de forcer la nature. Lorsque les nuits devenaient sombres, comme maintenant, les honnêtes marins attendaient un meilleur temps, et par ce moyen nous arrivions sans danger au port.

— Vous voyez que le brigantin a ouvert ses voiles, quand nous l’avons aperçu pour la dernière fois, et celui qui veut aller vite doit avoir recours aux mêmes moyens.

— On ne peut jamais savoir ce qui se passera dans les cieux, quand il est impossible de voir la couleur d’un nuage. Je ne connais la réputation de l’Écumeur de Mer que par celle que la renommée lui donne ; mais d’après l’opinion d’un homme de terre, nous ferions mieux de montrer des lanternes dans différentes parties du vaisseau, de crainte que quelque bâtiment allant en Amérique ne vienne nous heurter, et attendre à demain pour agir.

— On nous épargne la peine de la surveillance, car voyez, l’insolent s’est éclairé lui-même comme pour nous inviter à le suivre ! Cette témérité surpasse toute croyance ! Se jouer ainsi d’un des plus rapides croiseurs de la flotte anglaise ! Voyez si tout est en bon état, Messieurs, et tendez davantage les voiles. Qu’on borde les huniers, Monsieur, et voyez si tout est bien accoré dans l’arrimage.

L’ordre fut répété par l’officier de quart, qui demanda si toutes les voiles étaient aussi tendues que possible ; il renforça quelques-uns des cordages, et un repos général succéda à cette activité momentanée.

Le brigantin avait en effet montré une lumière, comme s’il se moquait des tentatives du croiseur royal. Quoique secrètement piqués par ce mépris ouvert de la rapidité de leur bâtiment, les officiers de la Coquette se trouvèrent délivrés d’une pénible surveillance. Avant que cette lumière ne se montrât, ils étaient obligés de concentrer toutes leurs facultés sur ce point, tandis qu’à l’aide de cette lueur brillante qui s’élevait et s’abaissait doucement avec les vagues, ils suivaient en toute confiance le contrebandier.

— Je crois que nous sommes plus près de lui, dit à demi-voix l’impatient capitaine ; car, voyez, il y a quelque chose de visible des deux côtés de la lanterne. Tenez, c’est le visage d’une femme, sur ma foi !

— Les hommes du yole rapportent que le corsaire montre ce symbole dans plusieurs parties du vaisseau, et nous savons qu’il eut l’impudence de le montrer hier en notre présence, même sur son enseigne.

— En effet ; prenez votre lunette, monsieur Luff, et dites-moi s’il n’y a pas un visage de femme en face de cette lumière. Nous le serrons certainement de plus près… Qu’on fasse silence à l’avant et à l’arrière du vaisseau. Le coquin ne nous reconnaît pas !

— Une impertinente sorcière, comme chacun peut voir ! reprit le lieutenant. Son rire impudent est visible à l’œil nu.

— Que tout soit prêt pour l’abordage ! Que plusieurs personnes s’apprêtent à se jeter sur les ponts, je les conduirai moi-même.

Ces ordres furent donnés rapidement et à voix basse. Ils furent promptement exécutés. Pendant ce temps, la Coquette continuait à glisser sur l’onde avec rapidité, ses voiles humectées de rosée, et chaque souffle de l’air augmentant leur tension. Les matelots désignés se tenaient prêts pour l’abordage, des ordres furent donnés pour garder le plus profond silence, et comme le vaisseau s’approchait de plus en plus de la lumière, les officiers eux-mêmes furent priés de ne pas faire un mouvement. Ludlow, placé sur la lisse de rabattue de l’arrière pour commander à la barre, entendit ses ordres répétés distinctement quoiqu’à voix basse par le contre-maître.

— La nuit est si noire, on ne nous voit certainement pas, observa le jeune homme à son second qui était près de lui ; il a incontestablement perdu notre position. Voyez comme le visage de cette femme devient de plus en plus distinct ; on peut voir jusqu’aux boucles de ses cheveux. — Loffez, Monsieur, loffez, nous allons l’aborder.

— Il faut que l’insensé soit à la cape ! reprit le lieutenant. Les sorcières elles-mêmes perdent quelquefois l’esprit ! Voyez-vous de quel côté est l’avant, Monsieur ?

— Je ne vois rien que la lumière. Il fait si sombre que nos propres voiles sont à peine visibles, et cependant je crois que voilà des vergues un peu en avant de notre travers.

— Ce sont nos propres boute-hors de bonnettes basses. Je les ai fait tenir prêtes dans le cas où nous virerions de bord si le coquin changeait de vent. Ne filons-nous pas trop plein ?

— Vous pouvez loffer un peu ; loffez, ou nous le briserons.

Lorsque cet ordre fut donné, Ludlow s’avança rapidement. Il trouva les gens de l’abordage prêts à s’élancer. Il leur recommanda vivement d’amener le brigantin, coûte que coûte, mais de ne commettre de violence que dans le cas où l’on ferait une sérieuse résistance. Il leur enjoignit par trois fois de ne point descendre dans les cabines, et il exprima le désir que, dans tous les cas, l’Écumeur de Mer fût pris vivant. Lorsque ces recommandations furent faites, la lumière était si près du bâtiment qu’on pouvait distinguer chacun des traits malins de la Sorcière. Ludlow chercha en vain les espars, afin de s’assurer de la direction de l’avant du brigantin, et, se confiant au hasard, il vit que le moment décisif était arrivé.

— Tribord, et à l’abordage. Levez vos grappins, levez, jetez loin de vous. Atteignez près du gouvernail, courage, amis, et agissez avec calme ! Ces ordres furent donnés d’une voix claire et pleine qui semblait devenir plus profonde à chaque mot qui sortait de la bouche du jeune commandant.

Les gens de l’abordage obéirent gaiement et sautèrent dans le gréement. La Coquette cédait rapidement au pouvoir du gouvernail. S’inclinant d’abord vers la lumière, puis plongeant et se relevant du côté du vent ; un instant plus tard, elle touchait presque le brigantin. Les grappins furent jetés, et chacun retint sa respiration dans l’attente du choc des deux vaisseaux. Dans ce moment d’émotion générale, le visage de femme s’éleva en l’air, à une faible distance ; il semblait sourire de pitié sur cette vaine tentative, et il disparut subitement. Le vaisseau s’élança tranquillement en avant ; l’on n’entendit d’autre bruit, excepté celui des vagues, que celui des grappins qui tombèrent lourdement dans la mer, et la Coquette eut bientôt dépassé le lieu où la lumière avait été vue, sans avoir éprouvé le moindre choc. Quoique le temps se fût un peu éclairci, et que l’œil pût embrasser un circuit d’environ cent pieds, on n’apercevait rien dans cet espace, à l’exception de l’élément inquiet et du noble croiseur de la reine Anne, flottant sur les vagues.

Bien que les effets de cet incident singulier fussent différemment ressentis parmi les gens de l’équipage, le désappointement fut général. L’impression commune devint certainement défavorable au caractère terrestre du brigantin ; et lorsque des opinions de cette nature prennent possession d’esprits ignorants, elles ne sont pas aisément détruites. Trysail lui-même, quoique ayant l’expérience de l’art qu’emploient ceux qui se jouent des revenus de la couronne, était disposé à croire que ce n’étaient là ni lueurs flottantes ni fausses balises, mais une manifestation que des objets surnaturels pouvaient se montrer quelquefois sur les ondes. Si le capitaine Ludlow pensa différemment, il ne jugea point à propos d’entrer en explication avec ceux dont le devoir était de lui obéir en silence. Il se promena sur le gaillard d’arrière pendant quelques minutes, et donna ses ordres au lieutenant, également désappointé. Les voiles légères de la Coquette furent ployées, les bonnettes détendues et les boute-hors assujettis. Alors le vaisseau fut amené au vent ; et, serrant davantage la côte, le petit hunier fut jeté au mât. Dans cette position, le croiseur attendit la lueur du matin, afin de donner plus de certitude à ses mouvements.



CHAPITRE XIX.


Moi, John Turner, je suis maître et propriétaire d’un schooner au pont élevé, qui est frété pour la Caroline.
Chanson des Côtes.


Il est inutile de dire avec quel intérêt l’alderman van Beverout et son ami le patron avaient suivi toutes les manœuvres de la Coquette. Quelque chose qui ressemblait beaucoup à une exclamation de plaisir avait échappé au premier, lorsqu’il apprit que le vaisseau avait perdu de vue le brigantin, et qu’il n’était pas probable qu’il pût l’atteindre pendant la nuit.

— Quelle était la nécessité de poursuivre ces mouches luisantes sur l’Océan, patron ? murmura l’alderman à l’oreille d’Oloff van Staats. Je n’ai d’autre connaissance de cet Écumeur que celle qui convient au chef d’une maison de commerce. Mais la réputation est comme une fusée volante, qui peut être vue de loin ! Sa Majesté n’a point de vaisseau qui puisse atteindre le contrebandier ; ainsi, pourquoi fatiguer pour rien ce pauvre bâtiment ?

— Le capitaine Ludlow poursuit autre chose que le brigantin, répondit le laconique et sentencieux patron. Il suppose qu’Alida de Barberie s’y trouve, et cette opinion exerce une grande influence sur son activité.

— Voilà une étrange apathie, monsieur van Staats, pour un homme qui est presque fiancé avec ma nièce, sinon tout à fait marié. Alida de Barberie a une grande influence sur ce gentilhomme ! Et, je vous prie, quels sont ceux qui la connaissent et sur lesquels elle n’a pas d’influence ?

— Les sentiments divers sur cette jeune dame sont en général favorables.

— Sentiments et faveurs ! dois-je comprendre par cette froideur, Monsieur, que notre marché est rompu, que vos deux fortunes ne doivent pas être mêlées, et que la jeune dame ne doit plus être votre femme ?

— Écoutez-moi, monsieur van Beverout ; celui qui est économe de son bien et de ses paroles n’a pas besoin de l’argent des autres, et, dans certaines occasions, il peut parler librement. Votre nièce a montré pour un autre une préférence décidée, qui a beaucoup diminué la vivacité de mes sentiments.

— C’est dommage qu’un amour aussi vif n’ait point été récompensé ; c’est une sorte de suspension de paiements dans les affaires de Cupidon ! Il faut agir franchement dans toutes les transactions de commerce, monsieur van Staats, et vous me permettrez de vous demander, comme une sorte d’arrangement final, si votre esprit a changé relativement à la fille du vieux Étienne de Barberie, ou non.

— Non pas changé, Monsieur, mais tout à fait résolu, répondit le jeune patron. Je ne puis dire que je désire pour succéder à ma mère une femme qui ait autant vu le monde. Dans notre famille on est satisfait de sa situation, et de nouvelles habitudes dérangeraient ma vie domestique.

— Je ne suis point sorcier, Monsieur, mais en faveur du fils de mon vieil ami Stephane van Staats je vais hasarder une prophétie. Vous vous marierez, monsieur van Staats, oui, vous vous marierez avec… La prudence m’empêche de dire avec qui vous vous marierez, mais vous pouvez vous regarder comme heureux, si ce n’est pas avec une femme pour laquelle vous quitterez maison, patrie, amis, manoir et rentes, enfin tous les biens solides de la vie. Je ne serais pas surpris d’entendre dire que la prédiction de Poughkeepsie le devin est accomplie.

— Et quelle est votre opinion réelle, alderman, sur les événements mystérieux dont nous avons été témoins ? demanda le patron avec une émotion prouvant que l’intérêt qu’il portait à ce sujet adoucissait le regret qu’il aurait ressenti sans cela d’une prophétie si peu aimable. La dame Vert-de-Mer n’est point une femme commune ?

— Vert de mer et bleu de ciel ! interrompit l’impatient bourgeois : la coquine n’est que trop commune, Monsieur, et voilà le mal. Si elle eût été satisfaite de commercer d’une manière raisonnable et secrète, et de gagner de nouveau la pleine mer, nous n’aurions en aucune de ses folies pour déranger des affaires qui auraient dû être regardées comme terminées. Monsieur van Staats, voulez-vous me permettre de vous adresser quelques questions directes, si vous avez le loisir de me répondre ?

Le patron fit un signe d’assentiment.

— Que pensez-vous que soit devenue ma nièce ?

— Elle a été enlevée.

— Et par qui ?

Van Staats étendit un de ses bras vers la mer et fit un nouveau signe. L’alderman réfléchit un instant, et se mit à rire, comme si une idée gaie l’eût emporté sur sa mauvaise humeur.

— Allons, allons, patron, dit-il avec le ton aimable qu’il se croyait obligé de prendre en s’adressant au possesseur de cent mille acres, cette affaire est comme un compte compliqué, et un peu difficile, jusqu’à ce qu’on ait recours aux livres ; alors tout devient aussi clair que le jour. Il y eut des arbitres dans l’arrangement des affaires de Kobus van Klinck, que je ne veux pas nommer ; mais soit la mauvaise écriture du vieil épicier, soit quelque inexactitude dans les chiffres, ils eurent beaucoup de peine à découvrir de quel côté penchait la balance ; enfin, en y mettant beaucoup de bonne volonté, ce que doit toujours faire un consciencieux arbitre, tout finit par se trouver en règle. Kobus n’était pas très-exact dans ses calculs, et il était un peu trop prodigue d’encre. Son grand-livre pouvait être appelé un grimoire, car on n’y voyait que des traits de plume jetés au hasard, et des pâtés : ces derniers furent d’une grande utilité pour régler les comptes. En donnant à trois des plus gros le nom de pains de sucre, on obtint une balance exacte entre lui et un petit marchand yankee, qui causait le plus d’embarras au sujet du domaine, et je défie, même à cette époque éloignée, lorsqu’on peut dire que tous les plus proches intérêts sommeillent, je défie tout homme solvable de dire qu’ils ne représentaient pas aussi bien ces articles que toute autre chose. Il fallait bien qu’ils eussent une signification quelconque, et comme Kobus faisait un grand commerce de sucre, il y avait aussi une grande probabilité morale que c’étaient des pains de sucre. Allons, allons, patron, l’étourdie sera de retour au temps convenable. La vivacité l’emporte sur la raison ; mais le véritable amour n’en est que plus vif lorsqu’il est forcé d’attendre. Alida n’apportera pas de tristesse dans ta maison ; ces filles normandes ont le pied léger à la danse, et ne sont point disposées à s’aller coucher lorsqu’elles entendent le violon !

Après avoir donné cette consolation au patron, l’alderman van Beverout trouva bon de terminer ce dialogue. Réussit-il à ramener l’esprit du patron à la fidélité qu’il avait jurée, les résultats nous le prouveront, mais nous saisirons encore l’occasion de faire observer que le jeune propriétaire trouvait un grand bonheur dans des scènes qu’une vie monotone ne lui avait pas encore offertes.

Tandis que la moitié de l’équipage dormait, Ludlow passa une partie de la nuit dans le pont. Il s’étendit sur les hamacs pendant une heure ou deux vers le matin ; mais à peine le vent soupira-t-il un peu plus haut dans les agrès, qu’il s’arrachant au sommeil. À chaque parole que l’officier de quart adressait à voix basse à l’équipage, Ludlow levait la tête pour regarder autour de l’étroit horizon, et le vaisseau ne se balançait pas avec un peu plus de pesanteur sans l’éveiller tout à fait. Il supposait que le brigantin n’était pas éloigné, et, pendant le premier quart, il n’aurait pas été surpris que les deux vaisseaux se fussent rencontrés dans l’obscurité. Lorsque cette espérance fut trompée, le jeune marin eut recours à son tour à l’artifice, afin de jouer de finesse avec un bâtiment qui semblait si bien connaître toutes les ruses de la mer.

Vers minuit, lorsque les quarts furent changés et que tout l’équipage, à l’exception des plus paresseux, fut sur le pont, Ludlow donna l’ordre d’apprêter les chaloupes et de les mettre à la mer. Cette opération, qui présente autant de difficulté que de fatigue dans les bâtiments où l’équipage est peu nombreux, fut promptement accomplie à bord d’un croiseur de la reine, à l’aide des vergues et des palans d’étais, qui furent mis en mouvement par la force de cent matelots. Lorsque quatre de ces petits bâtiments furent à la mer, leurs équipages se préparèrent à un service sérieux. Des officiers sur lesquels Ludlow pouvait compter reçurent le commandement des trois plus petits ; il se chargea de diriger en personne le quatrième. Lorsque tout fut prêt et que chaque matelot eut reçu ses instructions spéciales, les chaloupes quittèrent les flancs du croiseur, voguant en lignes divergentes dans l’obscurité de l’Océan. Le bateau de Ludlow ne s’était pas éloigné de plus de cinquante brasses avant que le jeune commandant ne s’aperçût de l’inutilité de cette chasse, car l’obscurité de la nuit était si profonde, que les espars de son propre vaisseau étaient presque invisibles. Après s’être dirigé par la boussole pendant dix ou quinze minutes dans le vent de la Coquette, le jeune capitaine ordonna à son équipage de cesser de ramer, et se prépara à attendre patiemment le résultat de son entreprise.

Rien ne varia pendant une heure la monotonie d’une telle scène, si l’on excepte le roulis régulier d’une mer qui était peu agitée, quelques coups d’avirons qui étaient donnés à différents intervalles pour retenir les chaloupes à la même place, et la respiration pesante de quelques-uns des plus petits poissons appartenant à la classe des cétacées, et qui s’élevaient à la surface de l’eau pour humer l’air ; rien n’était visible sur aucun point du ciel. Pas une étoile ne se montrait pour égayer la monotonie et le silence de ce lieu solitaire. Les matelots s’appuyaient sur leurs avirons, et notre jeune héros allait abandonner son entreprise, quand un bruit soudain se fit entendre à un faible distance. C’était un de ces sons inexplicables pour tout autre que pour un marin, mais qui avait autant de signification aux oreilles de Ludlow, que des paroles peuvent en avoir pour un homme de la terre ferme. Un son sourd fut suivi par le frottement d’une corde, comme si elle eût touché un corps dur ou bien tendu. On entendit encore un bruit de voiles, qui, cédant d’abord à une impulsion puissante, fut promptement apaisé.

— Écoutez, s’écria Ludlow d’une voix un peu plus haute, le brigantin change de bord son gui de basse voile. Avancez, et que tout soit prêt pour l’abordage !

L’équipage à moitié endormi se réveilla et fit usage de ses avirons ; le moment d’ensuite leur fit apercevoir des voiles, brillant malgré l’obscurité presque en travers de leur course.

— Maintenant, fermes sur vos avirons, continua Ludlow avec l’ardeur d’un marin excité par une poursuite. Nous avons l’avantage sur lui, il est à nous ! Un coup allongé et fort ! Avec calme, tous ensemble.

L’équipage aguerri fit son devoir. À peine un moment s’était écoulé, qu’il fut près de l’objet de sa poursuite.

— Un nouveau coup d’aviron, s’écria Ludlow, et il est à nous. Les grappins et vos armes !… En avant… Abordez !

Ces ordres produisirent sur les matelots du croiseur l’effet du clairon guerrier. L’équipage poussa un cri. On entendit le cliquetis des armes, et bientôt le bruit des pas sur le pont du vaisseau annonça le succès de l’entreprise. La minute qui suivit fut active et bruyante. Les cris des vainqueurs avaient été entendus dans l’éloignement, ainsi que le bruit des fusées volantes, par les autres bateaux, qui répondaient à ces signaux par des cris d’allégresse. L’Océan resplendit d’une clarté subite, et le mugissement d’un des canons de la Coquette ajouta à ce fracas. Le vaisseau hissa plusieurs lanternes afin d’indiquer sa position, tandis que des lumières bleues et d’autres signaux marins brûlaient constamment dans les bateaux, comme si ceux qui les commandaient eussent voulu effrayer les vaincus en leur montrant toute leur force.

Au milieu de cette scène bruyante, où le tumulte avait remplacé subitement le calme le plus profond, Ludlow commença à regarder autour de lui, afin de mettre en sûreté les objets principaux de sa capture. Il avait répété ses ordres concernant les cabines et la personne de l’Écumeur, au milieu des diverses instructions données aux équipages des autres bateaux ; et lorsqu’il fut paisible possesseur de la prise, le jeune homme se précipita dans l’intérieur du vaisseau avec un cœur qui battait plus violemment encore qu’au moment de l’abordage. Ouvrir la porte d’une cabine sur le gaillard d’arrière et descendre au niveau du plancher, fut pour lui l’affaire d’un instant. Mais le désappointement et la mortification succédèrent au triomphe. Un second regard ne fut pas nécessaire pour lui prouver que l’ouvrage grossier et les odeurs désagréables qui frappaient ses yeux et son odorat n’appartenaient point à l’élégant et commode brigantin.

— Ce n’est point la Sorcière des Eaux, s’écria-t-il à haute voix, dans la surprise qui le saisit.

— Dieu en soit loué ! répondit un homme dont le visage effrayé sortait de la chambre du conseil. On nous avait dit que le corsaire était au large, et nous pensions que les hurlements que nous venions d’entendre ne pouvaient sortir de la bouche d’êtres humains.

Le sang qui s’était porté avec tant de rapidité au cœur de Ludlow reflua tout entier sur ses joues. Il donna brusquement à ses gens l’ordre de rentrer dans leurs bateaux après avoir laissé toute chose dans le même état. Une conférence de peu de durée eut ensuite lieu entre le commandant du vaisseau de Sa Majesté la Coquette et le marin de la chambre du conseil, et le premier remonta sur le pont et fut en un instant dans sa chaloupe. Le bateau s’éloigna dans un silence qui ne fut interrompu par d’autres sons que celui d’un air chanté, suivant toute apparence, par celui qui reprit le gouvernail du vaisseau qu’on venait de prendre d’assaut. Tout ce qu’on peut dire de cette musique, c’est qu’elle était en harmonie avec les paroles, et tout ce qu’on pouvait entendre des dernières c’était quelques strophes de vers qui avaient exercé le talent de quelque esprit nautique. Comme nous nous fions pour l’exactitude de la citation à la fidélité du journal du midshipman dont nous avons déjà fait mention, il est possible que quelque injustice ait été faite à l’écrivain, mais suivant ce document, il chanta une chanson des côtes, dont nous avons cité une strophe à la tête de ce chapitre. Les papiers du bâtiment ne donnèrent pas une description plus détaillée sur son caractère et le but de son voyage, que celle qui était contenue dans les vers. Il est certain que le livre de loch de la Coquette était moins minutieux. Ce dernier disait simplement qu’un bâtiment côtier, appelé le Noble Pin, ayant pour maître John Turner, parti de New-York pour la province de la Caroline du nord, avait été abordé à une heure du matin, bon quart partout. Mais cette description n’était pas de nature à satisfaire les matelots du croiseur. Ceux qui avaient fait partie de l’expédition étaient trop exaltés pour voir, les choses sous leurs véritables couleurs, et cet événement, joint aux deux poursuites infructueuses, confirmèrent leurs premières impressions sur la Sorcière des Eaux, et le contre-maître n’était plus le seul qui crût que toute poursuite du brigantin serait parfaitement inutile.

Mais ce furent des conclusions que les matelots de la Coquette se permirent à loisir, plutôt qu’elles ne leur furent suggérées à l’instant. Les chaloupes, guidées par la lueur des lumières, s’étaient réunies et voguaient avec rapidité vers le bâtiment, avant que le cœur des acteurs de cette scène battît avec assez de tranquillité pour permettre à ces derniers de sérieuses réflexions, et ce ne fut que lorsque les matelots se trouvèrent étendus dans leurs hamacs qu’ils trouvèrent l’occasion de raconter à un auditoire émerveillé ce qui venait d’avoir lieu. Robert Yarn, le matelot qui avait senti les boucles de cheveux de la dame Vert-de-Mer caresser son visage pendant la tempête, prit avantage de la circonstance pour exagérer ce qu’il avait vu, et après avoir avancé certains points qui venaient à l’appui de sa théorie, il trouva un des matelots qui faisaient partie de l’équipage de la chaloupe prêt à affirmer, devant toutes les cours de justice de la chrétienté, qu’il avait vu les contours élégants et gracieux du brigantin prendre peu à peu la forme grossière et lourde du côtier.

— Il y a des choses connues, continua Robert, qui venait de fortifier sa position par le témoignage du matelot ; qui pourrait nier que l’eau de l’Océan est bleue, parce que le courant qui fait tourner le moulin de la paroisse est rempli de boue ? Mais le véritable marin qui a vécu à l’étranger connaît la philosophie de la vie, et sait lorsqu’il faut croire une vérité ou mépriser un mensonge. Quant à un vaisseau qui change de caractère lorsqu’il est poursuivi, cela s’est vu plus d’une fois, et comme il en existe un si près de nous, il est inutile d’aller bien loin pour en chercher un exemple. Voilà mon opinion sur le brigantin en question… Je suppose qu’il y a réellement eu autrefois un hermaphrodite construit et gréé comme ce brigantin, et employé au commerce dont on accuse ce bâtiment, et que dans un jour de malheur il lui sera arrivé quelque accident pour lequel il aura été condamné à revenir sur la côte à une époque déterminée. Il a une antipathie innée pour tout croiseur royal, et il n’y a pas de doute que ceux qui le gouvernent n’ont besoin ni de boussole ni d’observation. Tout cela étant vrai, il n’est pas étonnant que, lorsque l’équipage de la chaloupe se jeta sur son pont, il le trouva différent de ce qu’il avait espéré. Il est certain que, lorsque j’étais à la distance d’un fer de gaffe de sa voile et de sa vergne de civadière, c’était encore un bâtiment demi-gréé avec une figure de femme, et des drisses aussi belles qu’on peut en voir, tandis qu’en bas tout était aussi bien joint qu’une tabatière dont le couvercle est fermé ; et ici, vous dites tous que c’est un schooner à haut pont et mal construit ! Qu’a-t-on besoin de plus pour prouver la vérité de ce qui a été dit ? Si quelqu’un peut le contredire, qu’il parle.

Comme aucun matelot ne contredit Robert, on peut supposer que ses raisonnements firent un grand nombre de prosélytes. Il est à peine nécessaire d’ajouter combien cette histoire jeta de mystère et d’intérêt sur le redoutable Écumeur de mer.

On avait une autre opinion sur le gaillard d’arrière. Les deux lieutenants se réunirent avec gravité, tandis qu’un ou deux midshipmen, qui avaient été dans la chaloupe, chuchotaient avec leurs hommes d’équipage et faisaient entendre un rire étouffé. Cependant comme le capitaine conservait son maintien digne et son air d’autorité, cette gaieté n’alla pas plus loin, et fut même bientôt entièrement réprimée.

Tandis que nous traitons ce sujet, il est peut-être convenable d’ajouter que plus tard le Noble Pin atteignit en sûreté les caps de la Caroline du nord, et qu’ayant effectué son passage par dessus la barre d’Édenton sans y toucher, il monta la rivière jusqu’à sa destination. Là, l’équipage commença à faire quelques confidences relatives à une rencontre entre le schooner et un croiseur français ; et comme la Grande-Bretagne, jusque dans ses possessions les plus éloignées, fut de tout temps jalouse de sa gloire maritime, cet événement devint bientôt un sujet de conversation pour les différentes colonies, et en moins de six mois les journaux de Londres continrent un brillant récit d’un combat, à l’aide duquel les noms du Noble Pin et de John Turner firent quelques pas vers l’immortalité.

Si le capitaine Ludlow donna jamais d’autres détails sur cet événement que ceux qui furent consignés dans le livre de loch de son vaisseau, la bienséance observée par les lords de l’amirauté les empêcha de les rendre publics.

Laissant cette digression, qui n’a d’autres rapports avec le fil de notre histoire que celui d’un intérêt qui réfléchit sur un autre, nous retournons à bord du croiseur.

Lorsque la Coquette eut hissé les chaloupes, la partie de l’équipage qui n’appartenait pas au quart fut renvoyée dans les hamacs ; on éteignit les lumières, et la tranquillité régna de nouveau sur le vaisseau. Ludlow alla se reposer, et quoiqu’il soit présumable que son sommeil fût un peu troublé par des rêves, il resta assez tranquille dans le hamac qu’il avait jugé à propos de choisir, jusqu’à l’instant où on donna le signal du quart de Diane.

Quoique la plus grande vigilance fût observée par les officiers et les vigies pendant le reste de la nuit, rien ne réveilla l’équipage appuyé entre les canons. Le vent continuait à être léger mais fixe, la mer tranquille, et les cieux chargés de nuages comme pendant les premières heures de la soirée.



CHAPITRE XX.


La souris n’a jamais fui le chat avec plus d’empressement qu’ils ne fuirent des coquins plus méchants qu’eux.
Shakspeare. Coriolan.


L’aube matinale fit luire sur l’Atlantique sa clarté couleur de perle, suivie comme toujours de l’éclat empourpré du jour et du majestueux lever du soleil qui sort du sein de l’onde. Au moment où le vigilant officier de quart apercevait la première lueur du matin, Ludlow fut éveillé. Un doigt appuyé sur son bras suffit pour arracher au sommeil celui qui, même dans ses songes, avait toujours présenté à l’esprit la responsabilité de sa place. Une minute ne s’était pas écoulée avant que le jeune homme fût sur le gaillard d’arrière, examinant attentivement les cieux et l’horizon. Sa première question fut de demander si l’on n’avait rien vu pendant le quart. La réponse fut négative.

— J’aime cette lueur au nord-est, observa le capitaine, après avoir examiné attentivement l’horizon encore sombre et limité. Le vent viendra de là. Que nous en ayons un peu, et nous essaierons d’atteindre cette orgueilleuse Sorcière des Eaux ! Ne vois-je pas une voile sous notre vent, ou n’est-ce que l’écume des vagues ?

— La mer devient irrégulière, et j’y ai été trompé dix fois depuis la naissance du jour.

— Mettez plus de voiles au vaisseau ; le vent va venir de la terre. Il faut que nous soyons prêts pour en profiter. Montrons toutes nos voiles.

Le lieutenant reçut ces ordres avec sa déférence ordinaire, et les communiqua à ses subordonnés avec la promptitude qui distingue la discipline des marins. La Coquette fut bientôt couverte de ses trois voiles de hune, une desquelles était jetée contre le mât de manière à retenir le vaisseau aussi immobile que le roulis des vagues pouvait le permettre. Aussitôt que l’officier de quart eut appelé les matelots au travail, les vergues massives s’élancèrent, plusieurs voiles légères, qui servaient à balancer le bâtiment aussi bien qu’à augmenter la rapidité de sa course, furent hissées et déployées, et aussitôt le vaisseau commença à fendre les flots. Tandis que les matelots de quart étaient ainsi occupés, le battement des voiles annonçait une nouvelle brise.

Les côtes de l’Amérique du nord sont sujettes à des transitions soudaines et dangereuses dans les courants d’air. Il est arrivé plus d’une fois qu’un vent change assez subitement pour mettre en danger la sûreté du vaisseau, ou du moins pour l’enfoncer dans l’eau. On a souvent dit que le bâtiment fameux appelé la Ville de Paris fut perdu par un de ces changements violents, le capitaine ayant eu l’inadvertance de laisser trop de voiles d’arrière, erreur qui le mit dans l’impossibilité de diriger le vaisseau pendant le moment de danger qui succéda. Quelle que soit la vérité sur ce malheureux bâtiment, il est certain que Ludlow connaissait parfaitement les hasards qui accompagnaient souvent les premières bouffées d’un vent du nord sur les côtes de son pays natal, et qu’il n’oubliait jamais d’être préparé au danger.

Lorsque le vent de la terre frappa la Coquette, la lueur qui annonçait le lever du soleil était visible depuis quelques minutes ; les vapeurs légères qui avaient voilé les cieux, lorsque la brise soufflait au sud-est, se condensèrent en masses de nuages, et semblables à un immense rideau qui se lève, elles laissèrent apercevoir de tous côtés l’eau et les cieux. Il est à peine nécessaire de dire avec quelle ardeur l’œil de notre jeune marin parcourut l’horizon, afin d’observer les objets qui pourraient s’y présenter. L’espoir trompé se peignit sur son visage, puis bientôt une expression de joie lui succéda.

— Je le croyais parti, dit Ludlow à son premier lieutenant, mais le voilà sous le vent, auprès de cette ligne de brouillard qui s’élève, et aussi immobile sous notre vent que la fortune pouvait nous l’envoyer. Faites couvrir la Coquette de voiles depuis le haut jusqu’en bas, appelez tous les matelots ; que nous montrions à cet insolent ce qu’un croiseur de Sa Majesté peut faire au besoin !

Cet ordre fut le signal d’un mouvement général et rapide, pendant lequel chaque matelot fit usage de toute son habileté.

Le cri, Tout le monde en haut ! fut à peine prononcé que, les marins s’élancèrent de toutes les parties du vaisseau, et, joignant leurs efforts à ceux des matelots de quart qui étaient sur le pont, couvrirent les espars de la Coquette d’un nuage de voiles blanches. Non contents de recevoir la brise sur les surfaces que les vergues ordinaires pouvaient étendre, ils suspendirent des boute-hors au-dessus de l’eau, et les voiles s’entassèrent sur les voiles jusqu’à ce que les mâts courbés n’en pussent supporter davantage. La carène qui soutenait cette masse pyramidale de cordages, d’espars et de voiles, céda à cette puissante impulsion ; et la corvette, qui, outre la foule des matelots, supportait un poids si lourd d’artillerie, de provisions et de munitions, commença à diviser les vagues avec la force imposante et calme d’un vaisseau de premier ordre ; la mer se brisait contre ses flancs, comme elle se brise contre les rochers, mais le paisible bâtiment résistait à tous ses efforts. Cependant, lorsque le vent augmenta et que le vaisseau s’éloigna des côtes, la surface de l’Océan devint de plus en plus agitée, jusqu’à ce que les hauteurs qui étaient derrière la villa de Lust-in-Rust se perdissent dans l’horizon ; alors on pouvait voir le mât de perroquet volant du vaisseau, décrire de larges cercles contre l’horizon, et les sombres flancs du bâtiment, soulevés momentanément par un long roulis, briller sur l’élément qui le soutenait.

L’objet qui avait d’abord paru aux regards de Ludlow comme une tache sur l’horizon, prit bientôt la forme gracieuse et symétrique du brigantin bien connu. On voyait clairement ses légers espars suivant le balancement de la carène et dépourvus de voiles, excepté celles qui étaient nécessaires pour commander aux vagues. Mais lorsque la Coquette fut à la portée de canon, les voiles commencèrent à se déployer, et il devint évident que l’Écumeur de Mer se disposait à fuir.

La première manœuvre de la Sorcière des Eaux fut d’essayer de gagner le vent du croiseur. Une expérience qui ne dura qu’un instant parut apprendre à ceux qui la dirigeaient que cette tentative était inutile tant que le vent serait aussi fort et la mer aussi houleuse. Il porta ses voiles du côté opposé, afin d’essayer de l’emporter de vitesse sur le croiseur, et ce ne fut que lorsque les résultats lui eurent prouvé le danger de laisser ce dernier s’approcher, que le brigantin se décida à mettre sa barre tout au vent, et s’enfuit le vent en poupe avec la légèreté d’un oiseau qui effleure l’onde.

Les deux vaisseaux présentèrent alors le spectacle d’une vive poursuite. Le brigantin déploya toutes ses voiles, et il s’éleva sur la carène une pyramide blanche presque imperceptible qui ressemblait à un nuage fantastique flottant au-dessus de l’eau avec une vélocité qui pouvait rivaliser avec celle de la vapeur se balançant dans l’air supérieur. Comme un talent égal dirigeait les mouvements des deux vaisseaux, et que la même brise enflait leurs voiles, on fut longtemps à s’apercevoir de quelque différence dans leurs progrès. Les heures succédèrent aux heures ; et, si ce n’eût été les flots d’écume qui s’élançaient de l’avant de la Coquette, Ludlow aurait pu croire son vaisseau immobile. L’Océan présentait de chaque côté la même image mouvante et monotone ; le brigantin était toujours à la même distance, pas un pied plus près ou plus loin que lorsque la chasse avait commencé. Une ligne sombre se montrait quelquefois sur le sommet d’une vague, et disparaissait, ne laissant de visible qu’un nuage de voiles flottant et se balançant au-dessus de l’eau.

— J’espérais mieux du vaisseau, maître Trysail, dit Ludlow ; nous sommes enterrés jusqu’à la sous-barbe, et cependant nous voyons toujours cet impudent à la même distance que lorsque pour la première fois de la journée nous vîmes ses bonnettes.

— Et il sera toujours à la même distance tant que le jour durera, capitaine Ludlow. J’ai chassé le corsaire dans la Manche, jusqu’à ce que les hauteurs d’Angleterre eussent disparu comme une vague qu’une autre remplace, et nous atteignîmes les bancs de sable de Hollande, avec les voiles et les vergues de civadières ; qu’en résulta-t-il ? Le coquin se joua de nous comme le pêcheur se joue de la truite qui est dans ses filets, et lorsque nous croyions l’atteindre, il s’élançait hors de la portée de nos canons avec aussi peu d’efforts qu’un vaisseau glisse dans l’eau lorsque l’accore[23] est enlevée de l’avant.

— Oui, mais le Druide avait autour de lui un peu de la rouille de la vieillesse. La Coquette n’a jamais eu sous son vent l’objet d’une poursuite sans lui dire un mot.

— Je ne discrédite aucun vaisseau, Monsieur, car la réputation est la réputation ; on ne doit point parler légèrement de ses semblables, et moins encore de tout ce qui appartient à la mer. J’avoue que la Coquette est un bâtiment agile ; mais il faudrait connaître l’ouvrier qui a construit ce brigantin avant d’oser dire qu’aucun vaisseau de la flotte de Sa Majesté pût l’atteindre lorsqu’il vogue à pleines voiles.

— Cette manière de penser, Trysail, serait plus convenable pour un matelot que pour un homme qui se promène sur le gaillard d’arrière.

— Mes années ne m’auraient servi à rien, capitaine Ludlow, si je n’avais pas appris que ce qui était de la philosophie dans ma jeunesse n’en est plus maintenant. On dit que la terre est ronde ; c’est aussi mon opinion. D’abord, parce que le glorieux sir Francis Drake et divers Anglais en ont fait le tour, ainsi que plusieurs marins des autres nations, pour ne rien dire d’un certain Magellan, qui prétend avoir été le premier à trouver le passage ; ce qui, je le pense, n’est ni plus ni moins qu’un mensonge portugais, puisqu’il est déraisonnable de supposer qu’un Portugais aurait fait ce qu’un Anglais n’avait pas encore songé à faire. Secondement, si la terre n’était pas ronde, pourquoi verrions-nous les petites voiles d’un vaisseau avant les basses voiles, ou pourquoi le haut de ses mâts se détacherait-il sur l’horizon avant sa carène ? On dit de plus que la terre tourne, ce qui est vrai, sans doute, et il est aussi juste que vrai que les opinions tournent avec elle ; ce qui me ramène à l’objet de ma remarque. Ce vaisseau montre plus de ses flancs qu’il n’est ordinaire, Monsieur ; il se dirige vers la terre, qui doit être du côté de notre babord, afin de trouver une mer moins houleuse : tout ce roulis n’est pas favorable à un bâtiment léger, quel que soit celui qui l’a construit.

— J’espérais le chasser des côtes ! Si nous pouvions le conduire dans le golfe, il serait à nous ; car il est trop enfoncé dans l’eau pour nous échapper dans les mers courtes. Il faut le forcer de voguer sur l’eau bleue, quoique nos espars supérieurs craquent. Allez à l’arrière, monsieur Hopper, et dites à l’officier de quart d’amener d’un point et demi l’avant du vaisseau vers le nord, et de forcer légèrement les bras.

— Quelle grande voile déploie ce coquin ! Elle est aussi large que les instructions d’une commission de corsaire, avec une ralingue semblable à la promotion d’un fils d’amiral. Comme tout tire à bord ! Il a des voiles bien habiles ce brigantin, n’importe d’où il vienne !

— Je crois que nous le gagnons. Les vagues nous aident ; Gouvernez avec peu de barre ! La couleur de sa carène commence à se montrer lorsqu’il s’élève sur les vagues.

— Le soleil touche ses flancs… Et cependant, capitaine Ludlow, vous pouvez avoir raison… car voilà un homme sur le mât de hune, qu’on peut parfaitement distinguer ; un boulet ou deux parmi ses espars et ses voiles pourront nous rendre service.

Ludlow fit semblant de ne pas entendre ; mais le premier lieutenant, étant venu sur le gaillard d’avant, donna plus de poids à cette proposition, en remarquant que leur position leur donnait en effet le moyen de faire usage du canon de chasse sans perdre aucune distance. Comme Trysail soutenait son assertion par des vérités trop plausibles pour être réfutées, le commandant du croiseur donna avec répugnance l’ordre de sortir le canon d’avant, et de le traîner sur le babord. Les marins actifs accomplirent promptement ce devoir, et on vint dire au capitaine que la pièce était prête.

Alors Ludlow descendit de son poste et pointa lui-même le canon.

— Retirez la cale, dit Ludlow au chef de pièce ; maintenant faites attention au moment où le brigantin s’élèvera ; tenez le vaisseau tranquille, Monsieur… Feu !

Les hommes qui vivent à leur aise au logis sont souvent surpris de lire des récits de combat où tant de poudre et des centaines, souvent même des milliers de boulets sont employés en pure perte, tandis que sur terre un combat moins long, et en apparence moins opiniâtre, renverse une multitude de soldats. Le secret de cette différence repose sur l’incertitude du but sur un élément aussi agité que la mer. Le plus grand vaisseau est rarement complètement immobile lorsqu’il est en pleine mer, et il est inutile de rappeler au lecteur que la plus petite variation dans la direction d’un canon s’étend de plusieurs brasses à la distance de quelques centaines de pieds : l’art du canonnier marin n’a pas peu de ressemblance avec l’adresse d’un chasseur, puisqu’un calcul pour un changement de position de l’objet visé doit être fait dans l’un et l’autre cas, en ajoutant pour le marin l’embarras de plus d’un mouvement compliqué dans la pièce elle-même.

Jusqu’à quel point le canon de la Coquette était-il soumis à l’influence de ces causes, ou jusqu’à quel point le désir du capitaine de protéger ceux qu’il croyait à bord du brigantin influa-t-il à son tour sur la direction prise par le boulet ? c’est probablement ce qu’on ne saura jamais. Il est certain néanmoins que, lorsque la flamme suivie du nuage tournoyant s’élança au-dessus des flots, cinquante yeux cherchèrent en vain la trace du messager de fer parmi les voiles et les agrès de la Sorcière des Eaux. Leur symétrie élégante était toujours la même, et le bâtiment glissait sur l’onde avec la même aisance et la même célérité. Ludlow avait parmi son équipage une réputation d’adresse dans la direction d’un canon, et cette vaine tentative n’aida pas à changer l’opinion des matelots sur le caractère du brigantin. Plusieurs secouèrent la tête, et plus d’un vétéran, en se promenant dans ses étroites limites avec les deux mains sous sa jaquette, assura gravement que les boulets ordinaires ne seraient d’aucune efficacité sur le brigantin. Il était néanmoins nécessaire de répéter l’expérience pour sauver les apparences. Le canon fut déchargé plusieurs fois et toujours avec aussi peu de succès.

— Il est inutile de perdre sa poudre à une si grande distance et avec une mer si houleuse, dit Ludlow après un cinquième et inutile essai. Je ne ferai pas feu davantage. Examinez vos voiles, Messieurs, et voyez si elles tirent toutes. Il faut vaincre avec nos talons et laisser l’artillerie se reposer… Qu’on remette ce canon à sa place.

— La pièce est prête, Monsieur, dit le chef de pièce en ôtant respectueusement son chapeau, et présumant que la faveur dont il jouissait auprès de son commandant ferait pardonner sa hardiesse… c’est dommage de l’emporter.

— Faites feu vous-même, et ensuite remportez la pièce, dit Ludlow avec négligence, et désirant prouver que d’autres pouvaient avoir aussi peu de succès que lui.

Les artilleurs laissés seuls s’occupèrent à exécuter cet ordre.

— À la cale ! feu sur le brigantin, et tirez à démâter, dit le vieux et rude marin qui avait une autorité locale sur cette pièce ; je n’ai pas besoin de calculs géométriques !

L’équipage obéit, et la mèche fut allumée. Une mer haute aida les dispositions du vieux vétéran, sans quoi notre récit des exploits de cette pièce eût fini avec cette nouvelle tentative, puisque le boulet eût inévitablement plongé dans une vague à quelques pieds de distance. L’avant du vaisseau s’éleva avec l’apparence de la fumée, et l’on vit bientôt des fragments de bois voler au-dessus du mât des bonnettes, des huniers du brigantin, qui tomba en avant, entraînant avec lui les deux voiles importantes qu’il soutenait.

— Cela lui apprendra à voguer à pleines voiles ! dit le matelot joyeux en frappant avec affection sur le canon. Sorcière ou non, voilà deux de ses jaquettes qui s’en vont à la fois, et si le capitaine veut le permettre, nous allons déranger quelque autre partie de sa toilette. Écouvillonnez…

— Le capitaine a donné ordre de rentrer la pièce, dit un malin midshipman, s’élançant auprès du beaupré pour examiner ce qui se passait sur le brigantin. Le coquin est assez agile à sauver ses voiles !

Il était en effet nécessaire que ceux qui dirigeaient le brigantin réunissent tous leurs efforts. Les deux voiles qui venaient d’être rendues momentanément inutiles étaient d’une grande importance avec le vent en poupe. La distance entre les deux vaisseaux n’excédait pas un mille, et il était trop dangereux de la diminuer, pour accorder le moindre délai. Les mouvements des marins pendant les moments critiques sont dictés par une qualité qui ressemble plus à l’instinct qu’à la réflexion. Les hasards constants et dangereux d’une profession délicate dans laquelle un retard peut être fatal, et dans laquelle la vie, la réputation et la propriété dépendent si souvent du calme et des ressources de celui qui commande, fait naître en certaines circonstances une connaissance si prompte des remèdes à apporter, qu’elle ressemble à une qualité naturelle.

Les bonnettes de la Sorcière des Eaux ne voltigèrent pas plutôt dans les airs, que le brigantin changea légèrement sa course, comme un oiseau dont l’aile a été touchée par le plomb du chasseur, et l’avant s’inclina autant vers le sud qu’il avait jusque alors incliné vers le nord. Cette variation, quelque légère qu’elle fût, amena le vent sur le côté opposé, et força le boute-hors qui tendait la grande voile à changer. Au même instant les bonnettes qui frappaient sous le vent de cette énorme voile se tendirent au plus haut degré, et le vaisseau perdit peu, si même il perdit de la force qui le poussait. Même, tandis que cette manœuvre s’accomplissait, on voyait des matelots au haut des mâts employant leur agilité, comme l’avait remarqué le midshipman, à retirer les voiles déchirées.

— C’est un coquin à l’œil prompt, dit Trysail, dont le regard critique ne permettait à aucun mouvement du brigantin de lui échapper, et il en a besoin, n’importe d’où il vienne ! Ce bâtiment est bien manœuvré ! Nous avons gagné peu de chose en faisant feu, excepté les comptes de munition que nous présenteront les canonniers, et le brigantin a peu perdu, car une boute-hors de bonnette sera bien assez dans les vergues du perroquet et autres légers espars pour une semblable coquille.

— C’est avoir gagné quelque chose que de le forcer à s’éloigner de la terre, reprit Ludlow avec douceur ; il me semble que je vois plus distinctement les parties latérales que forment les termes de la poupe, qu’auparavant.

— Il n’y a pas de doute, Monsieur, il n’y a pas de doute. Je viens d’apercevoir ses caps de moutons les plus bas, il n’y a qu’une minute ; mais j’ai été déjà assez près du brigantin pour voir la mine impertinente de la coquine qui est sous le beaupré, et cela n’a servi de rien.

— Je suis certain que nous le gagnons, répondit Ludlow d’un air pensif. Prêtez-moi une lunette, contre-maître.

Trysail examina son jeune commandant tandis que ce dernier se servait de l’instrument, et il crut voir du mécontentement dans ses traits.

— Le brigantin fait-il mine de vouloir se rendre à son devoir, Monsieur, ou s’en tient-il à son obstination ?

— L’homme qui est à la poupe est cet audacieux qui osa se montrer à bord de la Coquette, et il semble là aussi à son aise qu’il l’était ici !

— Ce coquin a un air marin qui m’avait charmé, et lorsqu’il vint à bord, je croyais que la reine avait fait une prise. Vous avez raison, Monsieur, de le nommer audacieux ! L’impudence de cet homme détruirait la discipline de toute la compagnie d’un vaisseau, quand elle ne serait composée que d’officiers et de prêtres. Il prenait autant de place en se promenant sur le gaillard d’arrière, qu’un vaisseau de quatre-vingt-dix sur mer, et la pomme n’est pas mieux enfoncée sur le mât de perroquet, que son chapeau ne l’était sur sa tête. Cet homme n’a aucun respect pour un pavillon ! Je m’arrangeai en changeant de place les pavillons au soleil couchant, pour effleurer la joue de cet audacieux par manière d’avis, et il le prit comme un Hollandais considère un signal… c’est-à-dire comme une question à laquelle on doit répondre dans le quart suivant. Un voyage fait sur le gaillard d’arrière d’un vaisseau de guerre ferait de ce coquin un philosophe et le rendrait propre à toute société, excepté celle des anges.

— On monte un nouveau boute-hors, s’écria Ludlow en interrompant le discours du contre-maître. Il est dirigé vers la terre.

— Si ces bouffées deviennent de plus en plus fortes, reprit le contre-maître, dont les opinions sur le brigantin variaient avec les sentiments de sa profession, nous l’aurons à notre loisir, et nous pourrons essayer ses talents. La mer a un point vert du côté du vent, et il y a de forts symptômes de rafales sur les vagues. On pourrait presque voir le monde supérieur avec un air comme celui-ci. Les vents du nord balaient les brouillards de l’Amérique, et rendent la mer et la terre aussi brillantes que le visage d’un jeune écolier avant que les premières larmes l’aient obscurci. Vous avez voyagé dans les mers du sud, capitaine Ludlow, car nous étions compagnons parmi les îles, il y a quelques années ; mais je ne sais pas si vous avez traversé le détroit de Gibraltar et vu l’eau bleue qui entoure les montagnes de l’Italie ?

— J’ai fait une croisière contre les États barbaresques, lorsque j’étais presque enfant, et d’autres devoirs nous amenèrent vers les terres du nord.

— Ah ! c’est de ces terres du nord que je veux parler. Il n’y a pas un pouce de ce terrain, depuis le roc à l’entrée jusqu’au phare de Messine, que mon œil n’ait vu. Il n’y a besoin ni de vigies ni d’amers[24] sur cette côte. Ici nous sommes près des rivages de l’Amérique, qui est à huit ou dix lieues au nord et à quarante en arrière, et cependant, si ce n’était notre point de départ, la couleur de l’eau et la sonde, on pourrait se croire au milieu de l’Atlantique. Beaucoup de bons vaisseaux tombent sur l’Amérique avant de savoir où ils arrivent. Tandis que dans ces mers, vous pouvez courir pour une montagne, avec ses flancs en pleine vue pendant vingt-quatre heures, avant de voir la ville qui est à ses pieds.

— La nature a compensé cette différence en défendant l’approche de cette côte, par le golfe Stream, avec ses herbes flottantes et ses diverses températures, tandis que le plomb peut trouver son chemin par la nuit la plus sombre, car les toits des maisons ne sont pas mieux gradués que l’élévation de cette côte, depuis le point qui a cent brasses de profondeur, jusqu’aux sables du rivage.

— J’ai dit beaucoup de bons vaisseaux, capitaine, et non pas beaucoup de bons navigateurs. Non… non… les bons marins connaissent la différence entre l’eau verte et l’eau bleue, aussi bien qu’entre une ligne de petite sonde et le plomb d’une grande sonde ; mais je me rappelle que j’ai manqué une fois une observation quand nous courions sur Gênes devant un mistral. Suivant toute apparence, nous devions faire notre attérage cette nuit même, et nous n’en avions que plus grand besoin de connaître la position du vaisseau. J’ai souvent pensé, Monsieur, que l’Océan ressemblait à la vie humaine, obscure pour tout ce qui est en avant, et pas des plus claires relativement à ce qui est passé. Bien des gens courent la tête la première à leur destruction, et bien des vaisseaux s’élancent à pleines voiles sur des récifs. Demain est un brouillard qu’aucun de nous ne peut percer, et même le présent ne vient pas beaucoup mieux qu’un temps nébuleux, dans lequel nous pouvons voir sans prendre beaucoup d’observations. Eh bien ! comme je disais, notre route était là, et le vent aussi près que possible, soufflant à peu près comme à présent, car le mistral de France à une ressemblance de famille avec le vent du nord de l’Amérique. Nous avions les voiles du grand perroquet tendues sous les bonnettes, car nous commencions à songer à l’enfoncement étroit dans lequel Gênes est située, et le soleil était couché depuis une heure. Mais notre bonne étoile l’emporta, les nuages et le mistral ne s’accordèrent pas longtemps, et l’horizon s’éclaircit. Au nord-ouest on voyait une montagne de neige, et une autre au sud-est. Le meilleur vaisseau de la marine anglaise, n’aurait pu les atteindre en un jour, et cependant nous les voyions aussi clairement que si nous avions été à l’ancre sous leur vent. Un regard sur la carte nous apprit bientôt notre situation. La première était les Alpes, comme on les appelle, et ce mot doit signifier singes en français[25], car il doit y en avoir beaucoup dans ces régions, et l’autre était les hautes terres de Corse, et toutes les deux, au milieu de l’été, étaient aussi blanches que la tête d’un homme de quatre-vingts ans. Vous voyez, Monsieur, que nous n’eûmes qu’à relever les deux au compas pour savoir à une lieue ou deux près où nous étions. Ainsi nous filâmes jusqu’à minuit, et le lendemain matin nous prîmes notre lége pour entrer dans la baie.

— Le brigantin change encore de bord, s’écria Ludlow, il est déterminé à aller dans une eau moins profonde !

Le contre-maître tourna ses regards vers l’horizon et montra tranquillement le nord. Ludlow observa ce geste, et tournant la tête il comprit facilement ce qu’il voulait dire.



CHAPITRE XXI.


Je suis parti, Monsieur,
Et bientôt, Monsieur,
Vous me reverrez encore.
Le Clown. La Soirée des Rois.


Quoique cela soit contraire à l’évidence apparente, il est de vérité certaine que le cours de la plupart des coups de vent vient de dessous le vent. Les effets d’une tempête seront sentis pendant des heures à un point qui semble près de son terme, avant qu’ils ne soient aperçus à un autre qui paraît être plus près de leur source. L’expérience a aussi prouvé qu’une tempête est plus destructive au lieu ou près du lieu où elle commença, qu’à celui où elle semble venir. Les coups de vent de l’est, qui visitent si souvent les côtes de la république, exercent leurs ravages dans les baies de la Pensylvanie et de la Virginie, ou les détroits des Carolines, des heures entières avant que leur existence ne soit connue dans les États plus à l’est ; et le même vent qui est une tempête à Hatteras, n’est qu’une brise près de Penobscot. Il n’y a cependant pas beaucoup de mystères dans cet apparent phénomène. Le vide qui s’est formé dans l’air et qui est la cause de tous les vents, doit être rempli d’abord des parties les plus proches de l’atmosphère, et, comme chaque région contribue à produire l’équilibre, il faut en retour qu’elles obtiennent un nouveau renfort de celles qui sont au-delà. Si une quantité d’eau donnée pouvait être subitement pompée de la mer, l’espace vide serait aussitôt rempli par un torrent provenant du fluide le plus proche, dont le niveau serait rétabli successivement par des torrents qui arriveraient avec une rapidité de moins en moins violente. Si cette abstraction était faite à quelques lieues en mer, ou près de la terre, le flux serait plus rapide du lieu où le fluide aurait la plus grande force, et le courant le suivrait.

Mais tandis qu’il existe une affinité si intime entre les deux fluides, le travail des vents, moins visible à l’œil, est par conséquent moins à la portée de l’intelligence humaine que celui de l’autre élément. Ce dernier est fréquemment sujet à l’influence directe et manifeste du premier, tandis que les effets produits par l’Océan sur l’air sont cachés à notre intelligence par leur caractère subtil. On trouve aussi, il est vrai, des courants vagues et erratiques dans les eaux de l’Océan, mais leur origine est facilement expliquée par l’action des vents, tandis que nous sommes souvent indécis sur les causes qui donnent naissance aux brises. Ainsi, le marin, même lorsqu’il est victime des flots courroucés étudie les cieux comme la source connue d’où provient le danger, et tandis qu’il combat au milieu du choc des éléments pour conserver l’équilibre de la machine délicate et audacieuse qu’il gouverne, il sait que l’objet qui présente l’apparence la plus visible et la plus formidable du danger n’est que l’instrument d’une agence invisible et puissante qui soulève les eaux devant sa course.

C’est relativement à cette différence de pouvoir, et au mystère qui enveloppe le travail de l’atmosphère, que les matelots de tous les siècles ont conçu des croyances superstitieuses. Il y a toujours plus ou moins des résultats de l’ignorance dans la manière dont ils envisagent les changements de cet élément capricieux. Les marins de nos jours ne sont pas entièrement exempts de cette faiblesse. Le mousse étourdi est réprimandé lorsqu’il fait entendre ses chants quand le vent siffle, et l’officier manifeste quelquefois un sentiment de malaise, lorsque dans de semblables moments il est témoin de quelques violations des opinions adoptées dans son état. Il se trouve dans la position de celui qui a été bercé par des légendes surnaturelles, que l’instruction condamne, et qui, lorsqu’il se trouve placé dans des circonstances propres à éveiller ses souvenirs, est obligé d’appeler la raison à son secours pour apaiser une émotion dont il désapprouve la cause.

Lorsque Trysail dirigea l’attention de son jeune commandant vers le ciel, il était guidé plutôt par l’intelligence d’un marin expérimenté que par une de ces superstitions auxquelles nous venons de faire allusion. Un nuage avait subitement paru sur l’eau, et de longues parcelles de vapeurs s’en détachaient de manière à lui donner ce que les marins appellent une apparence de vent.

— Nous en aurons plus que nous n’en avons besoin avec ces voiles, dit le contre-maître, lorsqu’il eut, ainsi que son capitaine, étudié cette espèce de brouillard. Ce vent est l’ennemi mortel des voiles hautes, il n’aime à voir que des mâts nus dans son voisinage.

— Je crois que sa présence va forcer le brigantin à raccourcir ses voiles, répondit le capitaine. Nous tiendrons sur un cordage jusqu’au dernier moment, et cela lui sera impossible, ou la rafale l’atteindra trop subitement pour un vaisseau où l’on a si peu de bras.

— C’est l’avantage d’un croiseur, et cependant le coquin n’a pas l’apparence de vouloir baisser une seule voile.

— Nous allons faire attention à nos propres espars, dit Ludlow en se tournant vers le lieutenant de quart. Appelez les matelots, Monsieur, et disposez tout pour ce nuage qui s’approche.

Après cet ordre, on entendit la voix enrouée du maître de l’équipage, faisant précéder l’effort de ses poumons par un son aigre, et donnant son signal au-dessus des écoutilles du vaisseau. Le cri, Tout le monde sur le pont pour raccourcir les voiles ! amena bientôt les matelots de toutes les profondeurs du vaisseau sur le pont supérieur. Chaque matelot expérimenté prit sa place en silence ; et lorsque les cordages furent retirés, et les préparatifs nécessaires terminés, tous attendirent silencieusement les sons qu’allait faire entendre le premier lieutenant, à l’aide de son porte-voix.

La supériorité des manœuvres qu’un vaisseau de guerre possède sur un vaisseau marchand provient de différentes causes. La première est la construction de la carène, qui est, dans l’un, calculée autant que les règles de l’architecture navale le permettent, dans le double but de la rapidité et de la légèreté ; tandis que, dans l’autre, le désir du gain induit à sacrifier cet objet important, afin que le vaisseau puisse contenir plus de marchandises. Vient ensuite la différence dans la manière dont ils sont gréés ; les agrès étant plus carrés et plus hauts dans un vaisseau de guerre que dans un vaisseau marchand, parce que l’équipage plus nombreux du premier peut manœuvrer des espars et des voiles beaucoup plus lourdes que celles dont on se sert dans le dernier. On peut encore parler de la promptitude avec laquelle un croiseur ploie et déploie ses voiles, puisqu’un vaisseau manœuvré par cent ou deux cents hommes peut profiter en sûreté de la brise jusqu’au dernier moment, tandis qu’un autre qui n’a qu’une douzaine de matelots à sa disposition perd souvent des heures d’un vent favorable à cause de la faiblesse de l’équipage. Cette explication suffira pour faire comprendre au lecteur qui n’est point initié aux mystères de la marine, la raison pour laquelle Ludlow avait espéré que la rafale qui s’approchait favoriserait ses desseins sur le brigantin.

Pour nous exprimer dans un langage nautique, la Coquette tint bon sur un cordage jusqu’à la fin. De larges bandes de vapeurs tourbillonnaient dans l’air, à une proximité effrayante des voiles hautes et légères, et l’écume de la mer venait si près du vaisseau qu’elle effaçait son sillage, lorsque Ludlow, qui avait surveillé les progrès du vent avec un calme parfait, fit signe à son subordonné que l’instant convenable était arrivé.

— À bas les voiles ! cria le lieutenant. — Cet ordre suffit à des officiers et à un équipage qui connaissaient leur devoir.

Le lieutenant n’eut pas plus tôt proféré ces paroles, que le mugissement des vagues fut couvert par le battement des voiles. Les amures, les voiles, les vergues tombèrent ensemble, et, en moins d’une minute, le croiseur montra des espars nus, des cordages détendus où l’on avait vu naguère un nuage de voiles d’un blanc de neige. Toutes les bonnettes furent ramenées ensemble et les voiles hautes furent ferlées aux huniers. Ces dernières étaient encore déployées, et le vaisseau reçut la petite tempête sur leur large surface. Le noble bâtiment soutint bravement le choc, mais comme le vent venait sur sa poupe, sa force avait moins d’influence sur sa carène, que dans l’occasion que nous avons déjà décrite. Le danger n’existait que pour ses espars, et ils furent sauvés par la vigilance du capitaine, non moins prudent qu’audacieux.

Ludlow ne fut pas plus tôt certain que le croiseur sentait la force du vent (et il acquit cette assurance en peu d’instants), qu’il tourna ses regards impatients sur le brigantin. À la grande surprise de tous ceux qui étaient témoins de sa témérité, la Sorcière des Eaux montrait encore toutes ses voiles légères. Quelle que fût la rapidité avec laquelle ce vaisseau fendait l’onde, elle était encore surpassée par celle du vent. Les traces de la rafale étaient déjà visibles sur les vagues, entre les deux bâtiments, et cependant le brigantin ne semblait pas s’apercevoir de son approche. Son commandant avait évidemment étudié ses effets sur la Coquette, et il attendait le choc avec le calme d’un marin habitué à mettre sa confiance dans ses propres ressources, et qui calculait la force avec laquelle il avait à combattre.

— S’il tient une minute de plus, dit Trysail, il en aura plus qu’il n’en pourra supporter, et toutes ses voiles s’envoleront comme de la fumée de la bouche d’un canon. Ah ! voilà ses bonnettes qui se baissent. La grande voile les suit. Oh ! oh ! le perroquet volant, les voiles de perroquet et les huniers sur le chouquet ! Les coquins sont aussi lestes que des filous dans une foule !

L’honnête contre-maître a suffisamment décrit les précautions prises par le brigantin. Rien n’était ferlé ; mais comme toutes les voiles étaient déchargées ou baissées, la rafale ne pouvait étendre sa furie que sur peu de choses. Les surfaces diminuées des voiles protégeaient les espars, tandis que les voiles étaient sauvées à l’aide des cordages. Après quelques moments de repos, une demi-douzaine de matelots s’occupèrent à mettre en sûreté les voiles hautes et légères.

Mais quoique la hardiesse avec laquelle l’Écumeur de mer porta des voiles jusqu’au dernier moment fût justifiée par le résultat, cependant les effets du vent qui augmentait, et le gonflement des voiles, devinrent plus sensibles. Tandis que le brigantin petit et bas naviguait péniblement, la Coquette fendait l’onde avec légèreté, et par conséquent avec moins de résistance de la part des vagues. Vingt minutes, pendant lesquelles la force du vent fut presque toujours la même, amenèrent le croiseur assez près de l’objet de sa poursuite pour lui permettre de distinguer la plupart des petits objets qui étaient visibles au-dessus de ses cordages élevés.

— Soufflez, vents, et enflez vos joues ! dit Ludlow, excité par cette apparence de succès, je ne vous demande qu’une demi-heure, puis changez suivant votre caprice !

— Soufflez, bon diable, et vous aurez le cuisinier ! murmure Trysail, en citant un auteur bien différent. Une autre bouffée nous permettra de le héler.

— La rafale nous quitte ! interrompit le capitaine, qu’on couvre le vaisseau de voiles, monsieur Luff, depuis le haut jusqu’en bas ! Le sifflet du maître d’équipage fut entendu de nouveau aux écoutilles, et l’ordre : Tout le monde aux voiles ! appela les matelots à leur poste. Les voiles furent déployées avec une rapidité qui égalait presque celle avec laquelle elles avaient été descendues, et la violence de la brise avait à peine quitté le vaisseau, avant que des volumes compliqués de toiles fussent étendus pour saisir ce qui en restait. D’un autre côté le brigantin, plus hardi encore que le croiseur, n’attendit pas la fin du coup de vent, mais, profitant de l’avertissement qui lui était donné par le croiseur, il commença à hisser ses vergues tandis que la mer était encore blanche d’écume.

— Le coquin a la vue bonne et s’aperçoit que nous sommes débarrassés du coup de vent, dit Trysail, et il attend son tour. Nous gagnons peu sur lui malgré le nombre de nos bras.

Le fait était trop vrai pour être contesté, car le brigantin voguait à pleines voiles avant que le vaisseau eût profité d’une manière sensible de la supériorité de ses forces physiques. Ce fut en ce moment, lorsque la Coquette eût pu posséder quelque avantage, que le vent tomba tout à coup. La rafale venait de produire ses derniers efforts, et une heure après que les deux vaisseaux eurent déployé leurs voiles, la toile frappait contre les mâts de manière à porter en sens contraire, une force aussi grande que celle qu’elle recevait. La mer tombait rapidement, et avant la fin du dernier quart, l’Océan n’était agité que par ces longs gonflements qui le laissent rarement dans un parfait repos. Pendant quelque temps de légers courants d’air jouèrent autour du vaisseau, mais toujours avec assez de force pour le pousser doucement à travers les vagues, puis l’équilibre de l’élément sembla se rétablir et il y eut un calme total. Pendant la demi-heure que dura le vent capricieux, le brigantin avait gagné sur le croiseur, mais non pas assez pour le mettre hors de la portée de ses canons.

— Déchargez les basses voiles, dit Ludlow lorsqu’il y eut senti le dernier souffle du vent, et quittant le canon près duquel il était resté, il ajouta : Mettez les chaloupes à la mer, monsieur Luff, et armez leurs équipages.

Le jeune commandant donna cet ordre, qui expliquait assez ses projets, d’une voix calme mais triste. L’expression de son visage était pensive, et il avait l’air d’un homme qui cède à un devoir impérieux et désagréable. Lorsqu’il eut parlé, il fit signe à l’alderman et au patron de le suivre, et entra dans sa cabine.

— Il n’y a pas d’autre alternative, dit Ludlow en posant sur une table la lunette dont il s’était servi si souvent dans la matinée, et en se jetant sur une chaise ; le corsaire doit être pris à tout hasard, et voilà une occasion favorable de le prendre par l’abordage. Vingt minutes nous amèneront près de lui, et cinq de plus le mettront dans notre possession ; mais…

— Vous pensez que l’Écumeur n’est point homme à recevoir une pareille visite en vous souhaitant la bienvenue, comme une vieille femme ? observa Myndert avec énergie.

— Je me tromperais sur le caractère de cet homme s’il rendait paisiblement un aussi beau bâtiment. Mais le devoir commande à un marin, alderman van Beverout, et quoique j’en redoute les conséquences, il faut obéir.

— Je vous comprends, Monsieur ; le capitaine Ludlow a deux maîtresses, la reine Anne et la fille du vieux Étienne de Barberie. Il les craint toutes les deux : lorsque les dettes surpassent les moyens de paiement, il semblerait prudent d’offrir de s’arranger, et dans ce cas, on peut dire que Sa Majesté et ma nièce jouent le rôle de créanciers.

— Vous vous méprenez sur ce que je veux dire, Monsieur, répondit Ludlow avec fierté. Il n’y a aucune capitulation entre un fidèle officier et son devoir, et je ne reconnais qu’une maîtresse sur mon vaisseau. Mais on ne peut se fier aux matelots dans un moment de succès et surtout lorsque leurs passions sont excitées par la résistance… Alderman van Beverout, voulez-vous accompagner l’équipage et servir de médiateur ?

— Piques et grenades ! ai-je une tournure convenable pour escalader les flancs d’un contrebandier avec une épée dans les dents ? Si vous voulez me mettre dans la plus petite et la plus paisible de vos chaloupes, avec deux enfants que je puisse gouverner avec l’autorité d’un magistrat, et rester ici avec vos trois voiles de hune baissées, ayant un pavillon de paix à chaque mât, je consens à porter la branche d’olivier au brigantin ; mais pas un mot de menace. Si ce qu’on dit est vrai, votre Écumeur de mer ne les aime pas, et le ciel me préserve de froisser les habitudes de personne ! Je veux bien aller en avant comme la colombe, capitaine Ludlow, mais je ne remuerai pas un pied pour jouer le rôle d’un Goliath.

— Et vous refusez également de prévenir les hostilités ? dit Ludlow en se tournant vers le patron de Kinderhook.

— Je suis le sujet de la reine, et prêt à me soumettre aux lois, répondit tranquillement Oloff van Staats.

— Patron ! s’écria l’inquiet Myndert, vous ne savez pas ce que vous dites. S’il était question d’une invasion de Mohawks ou des habitants du Canada, le cas serait différent ; mais il ne s’agit ici que d’une bagatelle relative à une petite balance dans le revenu de la couronne, et qui regarde simplement les commis de la douane et autres chats sauvages de cette espèce. Si les membres du parlement mettent les tentations devant nos yeux, que le péché en retombe sur leur tête. La nature humaine est faible, et les vanités de notre système sont autant de raisons de violer les lois injustes. Je vous dis donc qu’il vaut mieux rester en paix à bord de ce vaisseau, où notre réputation sera aussi en sûreté que nos os, et confier notre sort à la Providence.

— Je suis le sujet de la reine, et prêt à soutenir sa dignité, répéta Oloff d’une voix ferme.

— Je me fie à vous, Monsieur, dit Ludlow en prenant son rival sous le bras et le conduisant à la chambre du conseil.

La conférence fut promptement terminée, et bientôt après un midshipman vint avertir que les chaloupes étaient prêtes. Le contre-maître fut ensuite appelé dans la cabine, et admis dans l’appartement particulier de son commandant. Ludlow se rendit alors sur le pont, où il fit les dispositions définitives pour l’attaque. Le vaisseau fut confié aux soins de M. Luff, avec l’injonction de profiter de toute brise pour s’approcher autant que possible du brigantin. Trysail fut placé dans une chaloupe pour commander un équipage nombreux. Van Staats de Kinderhook fut mis dans une yole conduite par ses rameurs ordinaires, et Ludlow se jeta dans sa propre chaloupe, qui ne portait que son équipage particulier, quoique les armes contenues dans la chambre prouvassent qu’elle était préparée au combat. Le launch[26], nom de la chaloupe où se trouvait Trysail, étant le premier prêt, et celui dont les mouvements étaient le plus lourds, quitta le premier les flancs de la Coquette. Le contre-maître se dirigea directement vers le brigantin immobile. Ludlow fit un plus grand circuit, probablement dans l’intention de faire diversion, d’attirer l’attention de l’équipage du contrebandier, et dans le dessein d’atteindre le point de l’attaque au même moment que la chaloupe qui contenait sa principale force. La yole dévia aussi de la ligne droite, inclinant autant d’un côté que la chaloupe de Ludlow divergeait de l’autre. De cette manière, les matelots ramèrent en silence pendant vingt minutes, les mouvements du launch qui était pesamment chargé étant lents et difficiles. Enfin, un signal partit de la chaloupe du capitaine ; les matelots cessèrent de ramer et se préparèrent au combat. Le launch était à portée de pistolet du brigantin, et directement sous son ban. La yole avait gagné l’avant, où van Staats de Kinderhook étudiait la maligne expression de l’image avec un intérêt qui semblait augmenter dans ce moment important, et Ludlow, du côté opposé du launch, examinait l’état du brigantin à l’aide de sa lunette. Trysail profita de ce moment de repos pour s’adresser aux matelots qu’il commandait.

— Voilà une expédition en chaloupe, dit l’exact contre-maître, faite sur une mer peu agitée, avec peu, et l’on pourrait même dire point de vent, dans le mois de juin, et sur les côtes de l’Amérique du nord. Vous n’êtes pas assez novices pour supposer que le launch a été mis à la mer, et que deux des plus vieux, pour ne pas dire des meilleurs marins du gaillard derrière d’un vaisseau de Sa Majesté, se sont placés dans des chaloupes avec l’intention d’aller seulement demander le nom et le caractère du brigantin qui est en vue. Le plus petit des jeunes midshipmen aurait pu remplir ce devoir aussi bien que le capitaine ou moi-même. Ceux qui sont le mieux informés croient que le bâtiment étranger qui a l’impudence de se placer tranquillement à la portée des canons d’un croiseur royal, sans montrer ses couleurs, n’est ni plus ni moins que le fameux Écumeur de mer, un homme contre les talents maritimes duquel je ne puis rien dire, mais qui ne jouit pas d’une réputation fort honnête relativement aux revenus de la reine. Il n’y a pas de doute que vous n’ayez entendu raconter quelques-uns des exploits extraordinaires de ce corsaire, dont plusieurs pourraient faire supposer que le coquin à quelques intelligences secrètes avec des gens qui ont moins de religion qu’on ne doit en supposer à un évêque. Mais qu’est-ce que cela fait ? vous êtes de courageux Anglais qui savez ce que l’on doit à l’Église et à l’État, et que Dieu me damne si vous êtes assez enfants pour vous laisser effrayer par un peu de sorcellerie ! (Joyeux applaudissements.) Ce langage intelligible et raisonnable m’assure que vous comprenez ce sujet. Je ne ferai qu’ajouter que le capitaine Ludlow désire qu’on ne tienne aucun propos indécent ; qu’on ne se livre à aucune cruauté sur l’équipage, si ce n’est les coups de sabre qu’il sera nécessaire de donner. Dans cette circonstance vous prendrez exemple sur moi, qui, ayant plus d’expérience que la plupart d’entre vous, dois mieux savoir ce qu’il faut s’abstenir de faire. Tirez en braves, tandis que les contrebandiers se défendront ; mais rappelez-vous qu’il faut être miséricordieux à l’heure de la victoire ! Vous n’entrerez sous aucun prétexte dans les cabines : sur cet article mes ordres sont précis, et je jetterai à la mer celui qui osera les transgresser, ni plus ni moins qu’un Français mort. Maintenant que nous nous comprenons parfaitement les uns les autres, et que nous connaissons notre devoir, il ne nous reste plus qu’à le remplir. Je ne vous ai rien dit de l’argent de prise (applaudissements), parce que vous êtes des gens qui aimez mieux la reine et son honneur que les profits (applaudissements) ; mais ce que je puis promettre en sureté, c’est qu’on fera la division ordinaire (applaudissements), et comme il n’y a aucun doute que les coquins n’aient fait un commerce avantageux, la somme totale ne sera probablement pas une bagatelle. (Trois salves d’applaudissements.)

Le bruit d’un coup de pistolet parti de la chaloupe du capitaine, et qui fut suivi d’un coup de canon du croiseur, dont le boulet siffla entre les mâts de la Sorcière des Eaux, fut le signal d’avoir recours aux moyens ordinaires d’abordage. Le contre-maître, d’une voix calme et forte, donna l’ordre de faire force de rames. Dans le même instant on vit avancer la chaloupe et la yole vers l’objet de leur commune attaque, et avec une rapidité qui promettait une prompte issue.

Malgré les préparatifs de la Coquette, au moment où la brise tomba, on n’avait aperçu aucun matelot sur le pont du brigantin. Le délicat bâtiment se balançait sur les vagues, mais personne ne semblait diriger ses mouvements, ni veiller à sa sûreté. Les voiles continuaient à pendre telles qu’elles avaient été laissées par la brise, et la coque flottait au gré des vagues. Cette tranquillité profonde ne fut pas troublée par l’approche des chaloupes, et si l’homme audacieux qui commandait à bord du contrebandier avait quelques projets de résistance, ils étaient entièrement cachés aux regards attentifs de Ludlow. Les cris et le bruit des avirons sur l’eau, lorsque les chaloupes s’approchèrent, ne produisirent pas le moindre changement sur le pont du brigantin, quoique le commandant de la Coquette vît ses voiles d’avant changer lentement de direction. Incertain du motif de ce mouvement, il se leva de son siège, et agita son chapeau en l’air afin de redoubler les efforts des rameurs. La chaloupe s’était approchée à environ cent pieds des flancs du brigantin, lorsque tous les plis de ses voiles commencèrent à s’enfler ; puis les espars, les voiles, les agrès s’inclinèrent vers la chaloupe comme pour un gracieux adieu, et alors la carène légère s’élança par son avant, laissant le bateau naviguer sur l’espace vide qu’elle venait de quitter.

Un second examen fut inutile pour assurer Ludlow de l’inefficacité d’une nouvelle poursuite, puisque la mer était déjà agitée par la brise, qui était venue pour le contrebandier dans un moment si important. Il fit signe à Trysail d’abandonner le brigantin, et tous les deux arrêtèrent leurs regards désappointés sur l’écume blanchâtre produite par le sillage du fugitif.

Mais tandis que le brigantin laissait les bateaux commandés par le capitaine et le contre-maître derrière lui, il suivit nécessairement la route qui devait le mettre en contact avec la yole. Pendant quelques moments l’équipage de ce bateau pensa que c’était sa propre rapidité qui l’amenait si promptement près de l’objet de sa poursuite, et lorsque le midshipman qui le dirigeait s’aperçut de son erreur, il n’eut que le temps nécessaire pour empêcher le léger brigantin de passer par dessus la petite barque. Il donna à la yole une secousse, et ordonna à ses gens de s’éloigner à force de rames, Oloff Van Staats, s’était placé à l’avant du bateau, armé d’un couteau de chasse, et trop préoccupé de l’attaque pour fuir un danger qui était à peine évident pour un homme sans expérience de la mer. Lorsque le brigantin glissa près de la barque, il vit ses basses préceintes se pencher vers l’eau, et faisant un puissant effort, il s’élança dans leur sein en poussant une espèce de cri de guerre en hollandais ; Au même instant il jeta son immense personne par-dessus les bastions et disparut sur le pont du contrebandier.

Lorsque Ludlow eut ordonné à ses chaloupes de se réunir dans le lieu que le contrebandier avait naguère occupé, il vit que cette expédition inutile n’avait eu d’autres résultats que la disparition involontaire du patron de Kinderhook.



CHAPITRE XXII.


— Quel est ce pays, l’ami ?
— C’est l’Illyrie, Madame.
Shakspeare. Comme vous voudrez.


En ce qui concerne leur réputation dans le monde, les hommes doivent autant à un enchaînement fortuit de circonstances, qu’à leurs qualités personnelles. La même vérité est applicable à la réputation des vaisseaux. Les qualités d’un vaisseau, comme celles d’un individu, peuvent avoir de l’influence sur leur bonne ou mauvaise fortune ; cependant quelque chose est dû, dans l’une ou dans l’autre, aux accidents de la vie. Quoique la brise qui vînt d’une manière si opportune au secours de la Sorcière des Eaux enflât promptement les voiles de la Coquette, cela n’occasionna aucun changement dans l’opinion de son équipage, relativement à la fortune de ce vaisseau, tandis qu’elle servit à rehausser la réputation que l’Écumeur de mer avait déjà obtenue comme marin plus que favorisé par le hasard dans les dangers fréquents de sa profession. Trysail lui-même secoua la tête d’une manière qui en disait plus que de longs volumes, tandis que Ludlow déchargeait sa mauvaise humeur sur ce qu’il appelait le bonheur du contrebandier, et les équipages des chaloupes regardaient le léger brigantin comme les habitants du Japon regarderaient probablement de nos jours un bâtiment mû par la vapeur. Comme M. Luff ne négligeait jamais son devoir, la Coquette s’approcha bientôt des chaloupes. Le temps qu’il fallut pour hisser les dernières augmenta l’espace entre les deux vaisseaux au point de placer le brigantin hors de la portée des canons de la Coquette. Ludlow cependant donna ordre de continuer la chasse aussitôt que le vaisseau serait prêt, et il se hâta d’aller cacher son mécontentement dans sa cabine.

— Le bonheur est le surplus d’un marchand, tandis qu’un profit réel est la récompense de sa prudence, observa l’alderman qui avait bien de la peine à cacher la satisfaction qu’il ressentait de la fuite inespérée du brigantin. Plus d’un homme a gagné des doublons lorsqu’il n’espérait que des dollars, et bien des marchés baissent tandis que les marchandises sont encore à l’acquit de la douane. Il y a assez de Français, capitaine Ludlow, pour tenir un brave officier de bonne humeur ; faut-il donc se désoler d’un peu de guignon en poursuivant un contrebandier ?

— Je ne sais quel est le prix que vous attachez à votre nièce, monsieur van Beverout ; mais si j’étais l’oncle d’une telle femme, l’idée qu’elle est la victime des séductions d’un misérable me rendrait fou.

— Heureusement vous n’êtes pas son oncle, capitaine Ludlow, et vous n’en avez que moins de motifs d’inquiétude. La jeune fille a une imagination française, et elle s’occupe à mettre sens dessus dessous les soieries et les dentelles du contrebandier ; lorsque son choix sera fait, elle nous reviendra plus belle que jamais, grâce à ses nouvelles acquisitions.

— Son choix ! Alida ! Alida ! ce n’est pas là ce que nous devions espérer de votre esprit cultivé et de la fierté de votre âme !

— La culture est mon ouvrage, et la fierté est un héritage du vieil Étienne de Barberie, répondit sèchement Myndert. Mais les plaintes n’ont jamais fait baisser un marché ni élevé les fonds. Priez le patron de venir, et prenons conseil tranquillement sur la meilleure manière de trouver le chemin du Lust-in-Rust, avant que le croiseur de Sa Majesté ne s’éloigne davantage des côtes d’Amérique.

— La plaisanterie est hors de saison, Monsieur. Votre patron est allé rejoindre votre nièce, et ils auront une agréable traversée dans une telle société. Nous l’avons perdu dans l’expédition des chaloupes.

L’alderman parut consterné.

— Perdu ! s’écria-t-il. Oloff van Staats perdu dans l’expédition ! Que Dieu éloigne le jour où ce prudent jeune homme sera perdu pour la colonie ! Vous ne savez pas ce que vous dites, Monsieur, lorsque vous hasardez une opinion aussi hardie. La mort du jeune patron éteindrait une des meilleures et des plus riches de nos familles, et laisserait sans héritiers directs le troisième des plus importants domaines de la colonie.

— La calamité n’est pas aussi grande, répondit le capitaine avec amertume. Le patron s’est jeté à bord du contrebandier, et il est allé avec la belle Barberie examiner ses soieries et ses dentelles.

Ludlow expliqua alors la manière dont le patron avait disparu. Lorsqu’il fut parfaitement assuré qu’aucun malheur n’était arrivé à son ami, la satisfaction de l’alderman fut aussi vive que l’avaient été ses craintes.

— Il est allé avec la belle Barberie examiner les soieries et les dentelles, répéta-t-il en se frottant les mains avec joie. Ah ! voilà le sang de mon vieil ami Stephane qui commence à se montrer. Le véritable Hollandais n’est point un Français avec du vif-argent dans les veines, qui frappe sa tête et fait des grimaces lorsque le vent change ou qu’une femme le repousse, ni un bretteur anglais (vous êtes de la colonie, jeune gentilhomme), pour proférer un gros jurement et faire le rodomont ; mais, comme vous le voyez, c’est un fils persévérant et actif de la vieille Batavie, qui attend l’occasion pour se précipiter jusqu’en présence de…

— En présence de qui ? demanda Ludlow, s’apercevant que l’alderman s’était arrêté.

— De son ennemi, puisque les ennemis de la reine sont nécessairement ceux de tout loyal sujet. Bravo ! jeune Oloff ; vous êtes un homme suivant mon cœur, et il n’y a pas de doute… il n’y a pas de doute que la fortune favorisera le brave ! Si les Hollandais étaient plus favorisés de la nature en Europe, capitaine Cornélius Ludlow, nous entendrions chanter une autre chanson relativement aux droits de la Manche, et sur d’autres questions de commerce.

Ludlow se leva, et sourit avec ironie, quoiqu’il n’éprouvât aucun ressentiment envers un homme dont l’enthousiasme était si naturel.

— M. van Staats peut avoir raison de se féliciter de sa bonne fortune, dit-il, quoique je sois bien trompé s’il l’emporte sur l’homme si habile et en apparence si léger dont il est devenu le commensal. N’importe les caprices des autres, alderman van Beverout, mon devoir doit s’accomplir. Le contrebandier, aidé par le hasard ou par ses artifices, m’a échappé trois fois. La fortune peut m’être favorable la quatrième. Ce vaisseau possède le pouvoir de détruire le corsaire illégal : qu’il accomplisse sa destinée.

Après avoir proféré cette menace, Ludlow quitta la cabine, et alla reprendre son poste sur le tillac, afin de surveiller avec une nouvelle ardeur tous les mouvements du brigantin. Le changement de brise était entièrement en faveur de ce dernier. Il l’amenait du côté du vent, et plaçait les deux vaisseaux dans une position qui permettait à la Sorcière des Eaux d’en profiter davantage par sa construction particulière. Par conséquent, lorsque Ludlow atteignit son poste, il vit que le léger bâtiment avait brassé toutes les voiles au plus près du vent, et qu’il était déjà si loin en avant qu’il était presque inutile de songer à l’amener de nouveau à la portée des canons, à moins que quelques-unes des vicissitudes si communes sur l’Océan ne se missent de la partie. Il ne restait donc rien à faire que de déployer toutes les voiles que la Coquette pouvait porter, afin de se tenir en vue du brigantin pendant les heures de ténèbres qui devaient bientôt succéder au jour. Mais avant que le soleil eût baissé jusqu’au niveau de la mer, la coque de la Sorcière des Eaux avait disparu, et lorsque le jour finit, aucune partie de ses lignes extérieures et aériennes n’était visibles, excepté celles qui appartenaient aux plus hauts et plus légers espars. Quelques minutes plus tard, les ténèbres couvrirent l’Océan, et les matelots du croiseur royal poursuivirent au hasard le brigantin.

Combien la Coquette parcourut-elle de chemin pendant la nuit, on n’en sait rien ; mais lorsque son jeune commandant parut le jour suivant, son avide et long regard ne trouva d’autre récompense qu’un horizon vide et nu. De tous côtés la mer présentait une vaste solitude. On ne voyait que la mouette déployant ses ailes, et le sommet des vagues irrégulières et verdâtres. Pendant ce jour et plusieurs autres le croiseur continua à sillonner l’Océan. Quelquefois courant au large, avec tout ce que pouvaient contenir les boute-hors ouverts à la brise, et quelquefois tanguant et naviguant avec des vents contraires, comme s’il eût voulu vaincre les obstacles que la nature elle-même lui présentait. La tête du digne alderman s’était complètement dérangée, et quoiqu’il attendît les résultats avec patience, avant que la semaine fût achevée, il ne savait plus quelle direction suivait le vaisseau. Enfin il eut des raisons pour croire que le terme de cette croisière approchait. Il observa que les efforts des marins se ralentissaient et que le vaisseau poursuivait sa course pressé par moins de voiles.

C’était passé midi que, pendant un de ces jours paisibles, on vit François sortir du fond du vaisseau, et se traîner de canons en canons jusqu’à une place au centre du bâtiment, où il prenait ordinairement l’air pendant le beau temps, et où il pouvait disposer de sa personne, sans trop présumer de la bonne volonté de ses supérieurs, et sans entretenir trop d’intimité avec le troupeau grossier qui composait le reste de l’équipage.

— Ah ! s’écria le valet, en adressant sa remarque à un midshipman que nous avons déjà mentionné sous le nom d’Hopper, voilà la terre : quel bonheur ! Que je serai heureux !… La mer est une chose fort agréable, mais vous savez, monsieur le midshipman, que je ne suis point marin. Quel est le nom de ce pays ?

— On l’appelle France, reprit le jeune garçon, qui comprit assez à l’accent du valet quelle était son origine. On dit que c’est un fort bon pays pour ceux qui l’aiment.

— Pas toujours ! s’écria François en reculant d’un pas, et partagé entre la surprise et la joie.

— Appelez-le Hollande, alors, si vous le préférez.

— Dites-moi, monsieur Hopper, continua le valet en appuyant son doigt tremblant sur le bras du jeune étourdi sans remords ; est-ce bien la France ?

— On pourrait croire qu’un homme de votre âge pourrait répondre lui-même à cette question. Ne voyez-vous pas le clocher de l’église, avec un château sur le dernier plan, et un village comme un monceau de pierres à côté. Maintenant voyez ce parc, il y a une promenade droite comme le sillage d’un vaisseau lorsque la mer est unie, et une… deux… trois… oh ! onze statues qui n’ont qu’un nez pour elles toutes !

— Ma foi ! je ne vois ni parc, ni château, ni village, ni statues, ni nez ; mais, Monsieur, ma vue est faible. Encore une fois, est-ce la France ?

— Oh ! vous ne perdrez rien pour avoir une mauvaise vue. Je vais vous expliquer tout ce que je verrai sur notre chemin. Vous voyez le flanc de cette montagne qui est là-bas, qui ressemble à une carte d’échantillons, des raies vertes et jaunes, ou à un livre de signaux, avec les pavillons des différentes nations placés côte à côte. Ce sont des champs, et ce beau bois dont les arbres sont si bien rangés qu’ils semblent de nouvelles recrues auxquelles on fait faire l’exercice, c’est la forêt.

La crédulité du sensible valet ne put en avaler davantage, et, prenant un air de commisération et de dignité, il se retira, laissant le jeune élève de marine jouir de sa plaisanterie avec un ami qui était venu le rejoindre.

Pendant ce temps la Coquette avançait toujours. Le château, les églises et les villages du midshipman, se changèrent bientôt en un banc de sable bas avec un arrière-plan de pins rabougris, embellis çà et là par une clairière où l’on voyait l’habitation confortable et les nombreux bâtiments extérieurs de quelques riches paysans, ou quelquefois par la résidence d’un propriétaire campagnard. Vers l’après-midi le faîte d’une hauteur parut s’élever du sein de la mer, et au moment où le soleil se cacha derrière cette barrière de montagnes, le vaisseau passa le cap sablonneux, et jeta l’ancre dans le lieu qu’il avait quitté lorsqu’il fut rejoint par son commandant après la visite de ce dernier au brigantin ; les vergues légères furent amenées, et un canot mis à la mer. Alors Ludlow et l’alderman y descendirent et se dirigèrent vers l’embouchure de la Shrewsbury. Quoiqu’il fût presque nuit avant qu’ils n’atteignissent la terre, il restait encore assez de clarté pour qu’ils découvrissent un objet d’une étrange apparence, flottant dans la baie et à peu de distance de la direction de la barque ; conduits par la curiosité, ils s’en rapprochèrent.

— Croiseurs et sorcières des eaux ! murmura Myndert lorsqu’ils furent assez près pour découvrir la nature de l’objet flottant, cette coquine au teint basané nous poursuit comme si nous lui avions volé son or ! Que je remette le pied sur la terre ferme, et il ne me faudra rien moins qu’une députation du conseil de la ville pour me forcer de quitter ma demeure.

Ludlow changea de route et se dirigea de nouveau vers la rivière. Il n’eut pas besoin d’autre explication de l’artifice dont il avait été la dupe. La cuve doucement balancée, l’espar droit et la lanterne éteinte sur la corne de laquelle on avait peint les traits de la femme au malin sourire, lui rappelèrent la fausse lueur par laquelle la Coquette avait été trompée, pendant la nuit où elle avait poursuivi le brigantin.



CHAPITRE XXIII.


Sa fille et l’héritière de son royaume s’est donnée à un pauvre mais respectable gentilhomme.
Shakspeare. Cymbeline.


Norsque l’alderman van Beverout et Ludlow s’approchèrent du Lust-in-Rust, il était déjà nuit. L’obscurité les avait surpris à quelque distance de la côte, et la montagne projetait déjà son ombre sur la rivière, sur l’étroite langue de terre qui la séparait de la mer, et plus loin sur l’Océan lui-même. Personne ne put faire d’observation sur l’état des choses dans la villa et ses environs, jusqu’à ce que les voyageurs fussent montés presque à son niveau, et fussent entrés dans la pelouse, petite, mais brillante de verdure, qui se trouvait sur sa façade. Avant d’arriver à la porte qui s’ouvrait sur cette pelouse, l’alderman s’arrêta, et s’adressa à son compagnon avec plus de confiance qu’il n’en avait manifesté pendant les derniers jours de leur croisière.

— Vous avez sans doute observé, dit-il, que les événements de cette petite excursion sur l’eau ont eu plutôt un caractère domestique que public. Votre père était un ancien et estimable ami du mien, et je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas quelque parenté entre nous par les mariages. Votre digne mère, qui était une bonne ménagère et qui parlait peu, avait un peu du sang de ma famille. J’éprouverais de la peine à voir interrompre la bonne harmonie que ces souvenirs ont créée entre nous. J’admets, Monsieur, que le revenu soit à l’État ce que l’âme est au corps, le principe moteur et gouvernant, et comme ce dernier serait comme une maison inhabitée sans ce locataire, le premier serait un maître exigeant et ennuyeux sans ce produit. Mais il est inutile de pousser les principes à l’extrême ! Si ce brigantin est, comme vous paraissez le soupçonner, et, en vérité, comme nous avons diverses raisons de le croire, le vaisseau appelé la Sorcière des Eaux, ç’aurait été une prise légale s’il était tombé dans vos mains ; maintenant qu’il vous a échappé, je ne sais quelles peuvent être vos intentions, mais si votre excellent père, le digne membre du conseil du roi, vivait encore, un homme aussi prudent réfléchirait longtemps avant d’ouvrir la bouche sur ce sujet ou d’en dire plus qu’il n’est nécessaire.

— Quel que soit le parti que mon devoir m’ordonne de suivre, vous pouvez compter sur ma discrétion au sujet de l’étonnante et positive résolution que votre nièce a prise, répondit le jeune homme, qui ne faisait pas cette allusion à la conduite d’Alida sans trahir, par le tremblement de sa voix, combien le souvenir de cette belle personne exerçait encore d’influence sur lui. Je ne vois aucune nécessité de violer les secrets de famille, en fournissant aux médisants des détails sur ses erreurs.

Ludlow s’arrêta brusquement, laissant l’oncle supposer ce qu’il aurait voulu pouvoir ajouter.

— Cette résolution est généreuse, elle convient à un homme d’honneur, à un loyal… amant, capitaine Ludlow, répondit l’alderman, quoique ce ne soit pas absolument cela que je voulais vous demander. Mais il n’est pas nécessaire de tenir conseil en plein air. Cette race galopante de noirs qui tuent les chevaux de fatigue pendant la nuit a pris possession du pavillon de ma nièce, et grâce à Dieu, les appartements de la pauvre fille ne sont pas aussi vastes que l’hôtel-de-ville d’Harlem, où nous entendrions les pas de quelque malheureux animal galopant autour d’elle.

L’alderman, à son tour, s’arrêta subitement, comme si un des revenants de la colonie s’était tout à coup présenté à ses regards. Son langage avait attiré les yeux de son compagnon vers la Cour des Fées, et Ludlow avait en même temps que l’oncle aperçu la belle Alida comme elle passait devant une fenêtre ouverte de son appartement. Il était au moment de se précipiter vers le lieu qu’elle habitait, mais la main de Myndert arrêta son impétuosité.

— Voilà plutôt un sujet d’occupation pour notre esprit que pour nos jambes, observa le froid et prudent bourgeois, c’est la figure de ma pupille et ma nièce, ou la fille du vieux Étienne de Barberie a un double. — François, as-tu vu l’image d’une femme à la fenêtre du pavillon, ou sommes-nous abusés par nos désirs ? J’ai été quelquefois trompé d’une manière inconcevable, capitaine Ludlow, lorsque mon esprit était préoccupé d’un marché, sur la qualité des marchandises, car le plus sage peut être sujet à une faiblesse intellectuelle lorsque ses espérances sont excitées !

— Certainement oui ! s’écria le joyeux valet. Quel malheur d’avoir été obligé d’aller sur mer, lorsque mademoiselle Alida n’a pas quitté la maison ! J’étais sûr que nous nous trompions, car jamais la famille des Barberie n’a aimé la mer.

— Allez, bon François, la famille des Barberie est terrestre comme un renard. Allez, et apprenez aux coquins qui sont dans ma cuisine que leur maître est près d’eux, et souvenez-vous qu’il est inutile de parler de toutes les merveilles que vous avez vues sur l’Océan. Capitaine Ludlow, nous allons maintenant rejoindre mon obéissante nièce avec aussi peu de bruit que possible.

Ludlow accepta avec joie cette invitation, et suivit à l’instant le dogmatique alderman, qui en apparence n’avait l’air aucunement ému. Après avoir traversé la plaine, ils s’arrêtèrent involontairement pour regarder les fenêtres ouvertes du pavillon.

La belle Barberie avait orné la Cour des Fées avec une partie de ce goût national qu’elle avait hérité de son père. La lourde magnificence qui avait distingué le règne de Louis XIV était à peine descendue jusqu’au petit gentillâtre, et M. de Barberie n’avait apporté dans l’exil que ces usages gracieux qui paraissent presque la propriété exclusive du peuple dont il était sorti, sans les inutilités dispendieuses des modes de l’époque. Ces usages s’étaient mêlés aux habitudes plus domestiques et plus confortables de la vie anglaise, ou, ce qui est à peu près la même chose, de la vie américaine, union qui produit peut-être le plus heureux et le plus juste medium de l’utile et de l’agréable. Alida était assise devant une petite table de bois d’acajou, profondément absorbée par le contenu d’un volume placé devant elle. À côté d’elle il y avait un service de thé dont les tasses étaient infiniment plus petites que celles dont on faisait alors usage, quoique parfaitement travaillées et composées des plus précieux matériaux. Sa toilette consistait en un négligé convenable à son âge, et toute sa personne respirait un calme et un air de grâce qui semblent être des qualités particulières au beau sexe, et qui rendent l’intimité d’une femme si attrayante et si remplie de charme. Son esprit paraissait être entièrement préoccupé de son livre, et la petite urne d’argent qui était près d’elle était négligée.

— Voilà le tableau que je me suis souvent représenté, dit Ludlow à voix basse, lorsque les vents et les orages me retenaient sur le tillac pendant bien des nuits tumultueuses ! Lorsque le corps et l’esprit étaient accablés de fatigue, voilà le repos que je souhaitais et que j’osais même espérer.

— Le commerce de la porcelaine de Chine s’augmentera avec le temps, et vous êtes un excellent juge d’une vie paisible, master Ludlow, répondit l’alderman. Cette jeune fille a sur les joues une fraîcheur qu’on jugerait n’avoir jamais été exposée à la brise, et il n’est pas facile de concevoir qu’une personne qui a l’air si bien portant vienne de s’exposer aux tempêtes et aux roulis de l’Océan. Entrons.

L’alderman van Beverout n’était pas accoutumé à faire beaucoup de cérémonie lorsqu’il allait rendre visite à sa nièce. Sans penser à se faire annoncer, le dogmatique bourgeois ouvrit tranquillement la porte, et poussa son compagnon dans le pavillon.

Si cette entrevue de la belle Alida avec les voyageurs fut remarquable par l’indifférence affectée des deux derniers, leur aisance apparente ne surpassa pas celle de la jeune fille. Elle posa son livre de côté avec le calme qu’on aurait pu attendre s’ils n’avaient été séparés que depuis une heure, et qui prouvait assez à l’alderman et à Ludlow que leur retour était connu et qu’on attendait leur présence. Elle se leva simplement à leur entrée, et avec un air rempli de politesse plutôt que d’émotion, elle les pria de s’asseoir. En voyant la tranquillité de sa nièce, l’alderman tomba dans de profondes réflexions, tandis que le jeune marin ne savait ce qu’il devait admirer davantage, ou des charmes de cette jeune personne ou de son empire sur elle-même dans une situation que beaucoup d’autres femmes auraient trouvée embarrassante. Alida ne semblait nullement sentir la nécessité d’une explication, car, lorsque ses hôtes furent assis, elle dit en versant du thé.

— Vous me trouvez préparée à vous offrir une tasse de délicieux thé bou. Je crois que mon oncle l’appelle le thé de Caernarvon-Castle.

— C’est un vaisseau qui a du bonheur dans ses traversées et ses marchandises. Oui, c’est l’article que vous nommez, et je puis le recommander à tout le monde. Mais, ma chère nièce, voulez-vous bien avoir la condescendance d’apprendre à un commandant de vaisseau de Sa Majesté et à un pauvre alderman de sa bonne ville de New-York, depuis combien de temps vous attendez notre compagnie ?

Alida prit à sa ceinture une petite montre richement ornée, et en examina les aiguilles comme si elle eût désiré savoir l’heure.

— Il est neuf heures, dit-elle ; je crois que c’est dans l’après-midi que Dinah m’apprit que je pouvais espérer ce plaisir. Mais je devrais vous dire que des paquets qui semblent contenir des lettres sont arrivés de la ville.

Ces mots donnèrent une nouvelle direction aux pensées de l’alderman ; il avait craint d’entrer dans des explications que les circonstances semblaient exiger, parce qu’il savait bien qu’il était placé sur un terrain dangereux, et qu’on pourrait en dire plus qu’il ne voulait que son compagnon en entendît. Il était aussi stupéfait de la tranquillité de sa nièce, et ne fut pas fâché d’avoir une excuse pour retarder une explication qui allait devenir indispensable, et de lire ce que lui apprenaient ses correspondants. Avalant d’une seule gorgée le contenu de la petite tasse qu’il tenait, et saisissant le paquet qu’Alida lui offrait, il murmura quelques mots d’excuses en s’adressant à Ludlow, et quitta le pavillon.

Jusque-là le commandant de la Coquette n’avait pas prononcé une parole. Une surprise mêlée d’indignation lui fermait la bouche, quoiqu’il eût essayé avec ses regards pénétrants de percer le voile qu’Alida avait jeté sur les motifs de sa conduite. Pendant les premiers moments de l’entrevue, il crut découvrir au milieu de son calme étudié un sourire mélancolique. Une fois seulement leurs regards s’étaient rencontrés, lorsqu’elle tourna furtivement ses yeux noirs et brillants comme pour connaître l’effet que ses manières produisaient sur lui.

— Les ennemis de la reine ont-ils raison de regretter la croisière de la Coquette, dit Alida, lorsqu’elle s’aperçut que son regard avait déjà été découvert, ou ont-ils redouté un courage qui leur a déjà été fatal ?

— La crainte, la prudence, ou peut-être leur conscience les ont rendus sages, dit Ludlow en appuyant sur le dernier mot. Nous avons couru des bordées depuis Hook jusqu’aux bords du grand banc, et nous sommes revenus sans succès.

— C’est malheureux. Mais quoique le Français vous ait échappé, n’avez-vous puni aucun contrebandier ? Il court ici un bruit parmi les esclaves, que le brigantin qui a visité nos côtes est un objet de soupçon pour notre gouvernement ?

— De soupçon ! C’est à la belle Alida que je dois demander si la réputation de son commandant est méritée.

Alida sourit, et Ludlow pensa que ce sourire était aussi doux que jamais.

— Ce serait la preuve d’une grande complaisance, si le capitaine Ludlow demandait aux jeunes filles de la colonie des instructions sur ses devoirs ! Nous pouvons encourager secrètement la contrebande ; mais certainement nous ne pouvons être soupçonnées d’une plus grande intimité avec les contrebandiers. Ces accusations indirectes me forceront à abandonner les plaisirs du Lust-in-Rust, et à chercher un air sain dans une situation moins exposée. Heureusement les bancs de l’Hudson en offrent d’autres qu’on aurait tort de refuser…

— Parmi lesquelles vous comptez le manoir de Kinderhook ?

Alida sourit encore, et Ludlow crut voir du triomphe dans ce sourire.

— La demeure d’Oloff van Staats est, dit-on, commode, et bien située. Je l’ai vue…

— Dans vos songes de l’avenir ? dit le jeune homme, observant qu’Alida hésitait.

La jeune fille se mit à rire de tout son cœur ; mais, reprenant bientôt son empire sur elle-même, elle répondit :

— Non pas d’une manière aussi imaginaire. Ma connaissance des beautés de la maison de M. van Staats se borne à un coup d’œil très-peu poétique que j’ai jeté sur elle de la rivière, en passant et repassant. Les cheminées sont construites dans le meilleur goût hollandais, et quoiqu’on ne voie pas des nids de cigogne à leur sommet, on pourrait croire qu’il règne à leur foyer un bonheur paisible, capable de tenter une femme ; les offices aussi ont un air séduisant pour une bonne ménagère.

— Et cette charge dans la maison du digne patron ne sera pas longtemps vacante, grâce à vous ?

Alida jouait avec une petite cuiller représentant d’une manière ingénieuse la tige et les feuilles de l’arbuste qui porte le thé. Elle tressaillit, laissa tomber la cuiller, et arrêta ses regards sur le visage de Ludlow. Ce regard était calme, mais on y découvrait l’intérêt que causaient les sentiments que trahissait le jeune marin.

— Elle ne sera jamais remplie par moi, Ludlow, répondit Alida d’une voix solennelle et avec une fermeté qui annonçait une résolution arrêtée.

— Cette déclaration soulève une montagne. Oh ! Alida, si vous pouviez aussi facilement…

— Chut ! dit la jeune fille à voix basse, en se levant et en écoutant dans l’attitude d’une profonde émotion. Ses yeux devinrent plus brillants et la rougeur de ses joues plus vive, tandis que le plaisir et l’espérance se peignaient sur son beau visage… Chut ! continua-t-elle ; n’avez-vous rien entendu ?

Le jeune homme désappointé garda le silence, tout en admirant l’expression charmante peinte sur le visage de celle qu’il aimait.

Comme aucun bruit ne suivit celui qu’Alida avait entendu, ou croyait avoir entendu, elle reprit son siège et parut accorder de nouveau son attention au jeune marin.

— Vous parliez de montagne, dit-elle sans savoir à peine les mots qu’elle prononçait ; le passage entre les baies de Newbourg et Tappan a peu de rivaux, et comme je l’ai entendu dire par des voyageurs…

— Je parlais en effet de montagne, mais c’était pour me rattacher à la terre. Votre inexplicable conduite, Alida, et votre cruelle indifférence ont amassé un fardeau sur mon cœur. Vous venez de dire qu’il n’y a aucune espérance pour Oloff van Staats, et une syllabe prononcée avec la sincérité qui vous caractérise a détruit toutes mes craintes à ce sujet. Il ne reste plus qu’à justifier votre absence pour reprendre votre pouvoir sur un cœur qui n’est que trop disposé à croire tout ce que vous lui direz.

La belle Barberie parut touchée. Les regards qu’elle arrêtait sur le jeune marin étaient plus doux, et sa voix n’avait plus le même calme lorsqu’elle répondit :

— Ce pouvoir a donc été affaibli ?

— Vous me mépriseriez si je disais non ; vous me soupçonneriez si je disais oui.

— Alors le silence semble le moyen le plus convenable pour entretenir la paix entre nous. — Il est certain que j’ai entendu un coup léger frapper contre le volet de cette fenêtre.

— L’espérance nous trompe quelquefois ; cela semblerait annoncer que vous attendez une visite ?

Un coup plus distinct confirma les soupçons de la maîtresse du pavillon. Alida regarda Ludlow, et parut embarrassée. Ses couleurs changeaient, et elle semblait désirer prononcer des mots que la prudence ou d’autres sentiments réprimaient.

— Capitaine Ludlow, dit-elle enfin, vous avez été une fois le témoin inattendu d’une entrevue dans la Cour des Fées, qui, je le crains, m’a exposée à vos soupçons. Mais un homme aussi généreux que vous doit avoir quelque indulgence pour les petites vanités d’une femme. J’attends une visite dont un officier de la reine ne devrait peut-être pas être témoin.

— Je ne suis point un commis aux douanes pour jeter un œil curieux sur les secrets de la toilette d’une femme, mais un officier dont le devoir est d’agir en pleine mer contre les violateurs de la loi. S’il y a près d’ici quelqu’un dont vous désiriez la présence, faites-le entrer, sans craindre mon titre. Lorsque nous nous rencontrerons dans un lieu plus convenable, je saurai comment prendre ma revanche.

Alida parut reconnaissante. Alors elle agita une cuiller dans l’intérieur d’une tasse à thé. À ce signal, les arbustes qui entouraient la croisée s’écartèrent, et le jeune étranger dont nous avons déjà souvent parlé dans le cours de cet ouvrage parut sur le balcon. On l’avait à peine aperçu lorsqu’un léger ballot de marchandises roula dans le centre de l’appartement.

— J’envoie mon certificat comme avant-courrier, dit le brillant contrebandier, ou maître Seadrift, ainsi que le nommait l’alderman. En prononçant ces mots, il salua avec galanterie la maîtresse de la Cour des Fées, et d’un air plus cérémonieux le jeune commandant ; puis il remit son bonnet entouré d’une gance d’or sur les touffes épaisses et bouclées de ses cheveux, et chercha son ballot. — Voilà une pratique que je n’attendais pas, ajouta-t-il, et par conséquent plus d’espoir de profit. Capitaine Ludlow, nous nous sommes déjà rencontrés !

— En effet, monsieur l’Écumeur de mer, et nous nous rencontrerons encore. Les vents peuvent changer, et la fortune favoriser le bon droit.

— Nous nous confions à la protection de la dame Vert-de-Mer, dit l’étrange contrebandier, en montrant avec un respect réel ou affecté l’image qui était admirablement travaillée sur le velours de son bonnet ; ce qui a été sera, et le passé donne de l’espérance dans l’avenir. Nous sommes ici sur un territoire neutre, je pense.

— Je suis le commandant d’un croiseur royal, Monsieur, répondit Ludlow avec fierté.

— La reine Anne doit être fière d’un semblable officier. Mille pardons, charmante maîtresse de la Cour des Fées. Cette entrevue de deux rudes marins fait injure à votre beauté, et peu d’honneur au respect dû à votre sexe. Maintenant que tous les compliments sont faits, je vais vous offrir certains articles qui donnent du brillant aux plus beaux yeux, et que des duchesses ont regardés avec un sentiment d’envie.

— Vous parlez avec confiance de vos relations, master Seadrift, et vous rangez de nobles personnages parmi vos pratiques, aussi familièrement que si vous faisiez le commerce de charges d’état.

— Cet habile officier de la reine vous dira, Madame, que le vent, qui est une tempête sur l’Atlantique, rafraîchirait à peine les joues brûlantes d’une jeune fille sur terre, et que les liens de la vie sont aussi curieusement entremêlés que les cordages d’un vaisseau. Le temple d’Éphèse et le wigwam indien reposent sur le même sol.

— D’où vous concluez que les rangs ne changent pas la nature. Nous devons admettre, capitaine Ludlow, que master Seadrift comprend le cœur des femmes lorsqu’il les tente avec d’aussi beaux tissus que ceux-ci.

Ludlow avait examiné en silence la jeune fille et le contrebandier. Les manières d’Alida étaient beaucoup moins embarrassées que la première fois qu’il l’avait vue dans la compagnie de cet homme, et son sang s’alluma dans ses veines lorsqu’il s’aperçut que leurs regards se rencontraient avec une secrète intelligence. Il s’était promis néanmoins de rester et d’être calme jusqu’à la fin. Maîtrisant ses sentiments par un violent effort, il répondit avec une apparence de calme, quoique avec un peu de l’amertume qui se trouvait au fond de son cœur :

— Si master Seadrift a cette connaissance, il doit être glorieux de sa bonne fortune.

— Mes fréquents rapports avec les femmes, qui sont mes meilleures pratiques, dit Seadrift, m’ont quelquefois aidé. Voilà un brocard dont le frère se porte en présence de notre royale maîtresse, quoiqu’il vienne des métiers prohibés d’Italie, et les dames de la cour reviennent des bals patriotiques dans des vêtements de fabrique anglaise une fois par an, pour plaire au public, et pour se satisfaire elles-mêmes le reste de l’année en portant ces étoffes plus agréables. Dites-moi pourquoi l’Anglais, avec son pâle soleil, dépense des milliers de livres pour produire une mesquine imitation des dons des tropiques, si ce n’est parce qu’il soupire après le fruit défendu. Pourquoi le gourmand de Paris met-il dans sa bouche une figue que le lazzarone de Naples jetterait dans sa baie, si ce n’est parce qu’il désire jouir des bienfaits d’une autre latitude dans son climat pluvieux ? J’ai vu un individu s’extasier sur l’eau sucrée d’un ananas d’Europe qui avait coûté une guinée, tandis que son palais eût refusé le même fruit avec son délicieux mélange d’acide et de douceur, et mûri par le soleil brûlant de son pays, simplement parce qu’il pouvait l’avoir pour rien. Voilà le secret de notre faveur, et comme le beau sexe est le plus sujet à ces influences, nous lui devons plus de reconnaissance.

— Vous avez voyagé, master Seadrift, répondit Alida en souriant, tandis qu’il étendait le riche contenu du ballot sur le tapis, et vous parlez des usages aussi familièrement que vous parlez des dignités.

— La dame Vert-de-Mer ne permet point à ses serviteurs d’être oisifs. Nous suivons la route où sa main nous guide. Quelquefois elle dirige nos pas vers les îles de l’Adriatique, et d’autres fois sur vos côtes orageuses d’Amérique. Il y a peu de pays en Europe, entre Gibraltar et le Cattégat, que je n’aie visités.

— Mais l’Italie est votre pays favori, si l’on en juge par les étoffes que vous possédez.

— L’Italie, la France et la Flandre se partagent mon temps, quoique vous ayez raison de croire que le premier de ces pays est le plus en faveur. J’ai passé bien des années de ma jeunesse sur les nobles côtes de ces régions romantiques. Une personne qui protégea et guida mon enfance, me laissa même pendant quelque temps, pour mon éducation, dans la petite plaine de Sorrente.

— Et où se trouve ce lieu ? Car la résidence d’un corsaire si fameux peut un jour devenir le thème d’une chanson, et occupera probablement les loisirs d’un curieux.

— Les charmes de celle qui parle peuvent faire excuser son ironie ! Sorrente est un village sur la côte méridionale de la célèbre baie de Naples. Le feu a apporté bien des changements dans cette douce et sauvage contrée, et si, comme les religionnaires le croient, les fontaines de la mer jaillirent jamais, et la croûte de la terre s’ouvrit pour permettre à ses sources secrètes de s’étendre sur sa surface, ce lieu doit avoir été choisi par celui dont le doigt laisse des traces indélébiles de son pouvoir. Le sol lui-même, dans toute cette région, semble avoir été vomi par un volcan, et le Sorrentin passe sa vie paisible sur un cratère éteint. Il est curieux de voir comment les hommes du moyen-âge ont bâti leur ville sur le bord de la mer, où l’élément a rongé à moitié le bassin, et comment ils se sont servis des crevasses du tuf comme de fossés pour protéger leurs murailles ! J’ai visité bien des contrées et vu la nature dans presque tous les différents climats, mais aucun lieu ne m’a paru présenter à l’œil une si belle combinaison d’effets pittoresques mêlés à de si puissants souvenirs, que cette charmante demeure sur le rocher de Sorrente.

— Racontez-moi les souvenirs qui ont laissé de si agréables traces dans votre esprit, pendant que je vais examiner à mon aise le contenu du ballot.

Le brillant contrebandier garda un instant le silence, et comme plongé dans les souvenirs du passé ; puis, avec un sourire mélancolique, il continua :

— Quoique bien des années se soient écoulées, dit-il, je puis me rappeler les beautés de cette scène comme si elles étaient encore présentes à mes yeux. Notre demeure était sur le penchant du rocher. En face, on voyait l’eau bleue de la mer, et sur le terrain le plus éloigné, on apercevait une foule d’objets, tels que le hasard ou le calcul les rassemble rarement sous le même point de vue. Imaginez que vous êtes près de moi, Madame, et suivez vers le nord la côte dentelée, tandis que je vais tracer l’esquisse de cette scène. Cette haute montagne et cette île dont les bords sont déchirés par les vagues, à l’extrémité, vers la gauche, c’est la moderne Ischia. Son origine est inconnue, quoique des monceaux de laves étendues sur ses côtes semblent aussi frais que s’ils s’étaient élancés hier du sein de la montagne. Ce morceau de terrain bas de forme oblongue est Procida, ce rejeton de l’ancienne Grèce. Ses habitants conservent encore dans leur costume et dans leur langage des traces de leur origine. Ce détroit vous conduit à une hauteur nue et rocailleuse, c’est là la Misène des anciens. Énée y aborda, Rome y déployait ses flottes, et c’est là où Pline s’embarqua pour voir de plus près l’éruption du Vésuve, qui s’éveillait après un sommeil de quelques siècles. Dans le ravin formé entre deux hauteurs de la montagne, est le Styx fameux, les Champs-Élysées et le lieu du sommeil éternel, ainsi que l’a dit le poète de Mantoue. Plus sur la hauteur et plus près de la mer, les vastes voûtes de la Piscine admirable (Piscina mirabile) sont enterrées ainsi que les sombres cavernes des Cent Chambres, lieux qui prouvent en même temps le luxe et le despotisme de Rome. Plus près de ce vaste château, qui est visible de si loin, est le gracieux golfe de Baïa, et sur le flanc de ses montagnes ombragées, on voyait autrefois une cité de villas. Sur ces montagnes, les empereurs, les consuls, les poètes et les guerriers abandonnaient la capitale pour se livrer au repos et pour respirer l’air pur d’un lieu où la peste a fixé depuis son séjour. Le sol est encore couvert des restes de leur magnificence, et les ruines des temples et des bains se mêlent aux oliviers et aux figuiers du paysan. Une élévation peu rapide borne vers le nord l’horizon de la petite baie. Sur son sommet, jadis on voyait la demeure des empereurs. C’est là que César chercha le repos, et les sources d’eau chaude qui s’élancent de ses flancs sont encore appelées les bains du farouche Néron. Cette petite montagne conique, plus fraîche et plus verte que les terres adjacentes, est un cône qui fut vomi par la fournaise qu’on voit au-dessous, il y a plus de deux siècles. Elle occupe en partie la place de l’ancien lac Lucrine. Tout ce qui reste de ce fameux réceptacle des épicuriens de Rome, est une étroite nappe d’eau à sa base, qui n’est séparée de la mer que par une simple ligne de sable. Plus en arrière, et entourées de montagnes arides, sont les eaux de l’Averne. On voit encore sur leurs rives les ruines d’un temple consacré aux divinités infernales. La grotte de la Sibylle s’élève à gauche, et le passage de Cumes est presque par derrière. La ville qu’on voit à un mille à droite est Pouzzoles, port des anciens, lieu qu’on visite aujourd’hui pour y admirer les restes des temples de Jupiter et de Neptune, ses amphithéâtres dégradés et ses tombes à demi recouvertes de terre. C’est là que Caligula, dans sa présomption, essaya de jeter un pont, et que le cruel Néron attenta aux jours de sa mère, qui se rendait à Baies. C’est là aussi que saint Paul débarqua lorsqu’il fut amené à Rome comme prisonnier. L’île petite, mais hante et presque en face, est Nisida, lieu on se retira Marcus Brutus après le crime commis aux pieds de la statue de Pompée. Il possédait une villa ; et c’est de là que, accompagné de Cassius, il mit à la voile pour aller rencontrer à Philippes l’ombre et la vengeance de César assassiné. Viennent ensuite mille sites plus connus dans le moyen-âge ; mais dans le nombre, au bas de cette montagne, sur le dernier plan, est encore la fameuse route souterraine dont on dit que parlent Strabon et Sénèque, et par laquelle le paysan conduit tous les jours son âne aux marchés d’une ville moderne. À son entrée est la tombe de Virgile, et puis commence un amphithéâtre de maisons blanches à terrasses. Voici la bruyante Naples, couronnée de son rocailleux château de Saint-Elme. La vaste plaine qui est à droite contenait entre autres villes la voluptueuse Capoue. Vient ensuite la montagne du volcan aux trois sommets. On dit que des villas, des villages et des villes sont enterrées sous les vignes et les palais qui entourent sa base. L’ancienne et malheureuse ville de Pompéia s’élevait sur cette plaine, qui, en suivant les côtes de la baie, se montre plus au loin ; puis vient la ligne du promontoire que forme la côte de Sorrente.

— Un homme qui a tant d’instruction devrait en faire un meilleur usage, dit Ludlow tristement lorsque le contrebandier eut cessé de parler.

— Dans les autres pays, les hommes tirent leur savoir des livres ; en Italie, les enfants acquièrent des connaissances par l’étude des lieux[27].

— Quelques personnes de ce pays aiment à croire que notre baie, ses nuages d’été, et le climat en général doivent avoir une exacte ressemblance avec ceux d’une région qui est absolument dans la même latitude que nous, dit Alida avec précipitation, et trahissant le désir qu’elle éprouvait d’entretenir la paix entre ses hôtes.

— On ne peut nier que le Manhattan et le Rariton ne soient de beaux fleuves, et que des êtres charmants n’habitent sur leurs rives, Madame, reprit Seadrift en soulevant galamment son bonnet, j’en suis témoin ; mais il aurait été plus sage de choisir un autre point de comparaison parmi vos avantages, que celle des eaux transparentes des îles fantastiques et montagneuses, et des collines brillantes de soleil de la Naples moderne. Il est certain que la latitude elle-même est en votre faveur, et qu’un soleil bienfaisant chauffe et éclaire aussi bien dans une région que dans l’autre. Mais les forêts d’Amérique sont encore trop remplies de vapeurs et d’exhalaisons pour ne pas corrompre la pureté de votre air natal. Si je suis familier avec les côtes de la Méditerranée, je ne suis point étranger à celles de l’Amérique. En même temps qu’il y a plusieurs points de ressemblance dans leurs climats, il y a aussi des causes marquées de différence.

— Apprenez-nous donc ce qui cause ces distinctions, afin que, lorsque nous parlerons de votre baie et de vos nuages, nous ne commettions point d’erreur.

— Vous me faites honneur, Madame ; je ne suis point un savant, et j’ai peu d’éloquence. Cependant, je vous ferai part de quelques observations que j’ai été à portée de faire. L’atmosphère italienne, prenant l’humidité des airs, est quelquefois nébuleuse. Cependant les grandes pluies sont fort rares dans ces régions éloignées. Le lit d’une rivière d’Italie est souvent bien sec pendant les mois où le soleil a le plus d’influence. L’effet en est visible dans l’air, qui est en général élastique, sec et obéissant aux lois générales du climat. On y voit flotter moins d’exhalaisons, sous la forme de légères et presque imperceptibles vapeurs, que dans ces régions boisées… C’est du moins ce qu’avait l’habitude de dire celui qui a guidé ma jeunesse.

— Vous semblez hésiter à nous parler de nos nuages, de notre crépuscule et de notre baie ?

— Je vais le faire, et sincèrement. Quant aux baies, elles semblent avoir été appropriées au climat où la nature les a placées. L’une est poétique, indolente, pleine de beauté fière et gracieuse, plus remplie d’agrément que d’utilité ; l’autre sera un jour le marché du monde !

— Mais vous ne nous parlez point de leur beauté, dit Alida, désappointée en dépit de l’indifférence qu’elle affectait sur ce sujet.

— C’est la faute ordinaire des vieilles sociétés de se vanter elles-mêmes, et de déprécier les nouveaux acteurs dans le grand drame des nations, comme les hommes habitués aux succès méprisent les efforts des aspirants à la faveur, dit Seadrift en contemplant avec surprise l’air piqué d’Alida. Dans cette circonstance, l’Europe n’a pas commis une grande erreur. Ceux qui voient une parfaite ressemblance entre la baie de Naples et celle de Manhattan, ont une imagination fertile, puisque cette ressemblance ne repose que sur ce qu’il y a beaucoup d’eau dans les deux, et un détroit entre une île et le continent dans l’une, pour répondre à un détroit entre deux îles dans l’autre. Celle-ci est un bras de mer ; celle-là un golfe, et tandis que l’une a l’eau verte et trouble que produisent des terres qui vont en déclinant, et des rivières tributaires, l’autre a la couleur bleue et limpide d’une mer profonde. Dans cette discussion, je ne mentionne pas des montagnes inégales et escarpées, ni les nuances mobiles de rose et d’or sur leurs surfaces brisées, ni une côte d’où se lèvent trois mille ans de souvenirs.

— Je n’ose plus interroger, mais certainement on ne peut parler de nos nuages, même auprès de ceux que vous vantez ?

— Vous avez en effet plus de raison d’avoir confiance en vos nuages. Je me rappelle qu’un soir, debout sur le cap di Monte qui domine le petit banc pittoresque de Marina Grande à Sorrente, lieu rempli de tout ce qui est poétique dans la vie d’un pêcheur, celui dont je vous ai parlé me montrant la voûte transparente au-dessus de nos têtes, me dit : — Voilà la lune d’Amérique. — La lueur de la fusée n’est pas plus brillante que ne l’étaient les étoiles cette nuit-là, car un Tramontana avait chassé toute l’impureté de l’air au loin sur la mer voisine. Mais les nuits comme celles-là sont rares dans tous les climats ! Les habitants des latitudes basses en jouissent quelquefois, ceux des latitudes élevées jamais.

— Et la croyance flatteuse que notre coucher du soleil rivalise avec celui d’Italie, est une illusion ?

— Il n’en est pas ainsi, Madame, ils rivalisent entre eux sans se ressembler. La couleur de l’étui sur lequel s’appuie une aussi belle main, n’est pas plus douce que les nuances des cieux d’Italie. Mais si vos nuages du soir n’ont pas cette transparence de la perle, cette teinte rosée et douce, qui à cette heure se confondent sur l’immense voûte qui s’étend sur Naples, ils ont bien plus d’éclat dans la chaleur de leurs tons, dans leurs transitions subites et dans la richesse de leurs couleurs. Ceux-là sont plus délicats, ceux-ci plus magnifiques ! Lorsqu’il s’élèvera moins de vapeurs du sein de vos forêts, les mêmes causes pourront produire les mêmes effets. Jusque-là, l’Amérique doit être satisfaite de posséder des beautés d’une nature plus nouvelle et à peine moins agréable.

— Alors ceux qui nous arrivent d’Europe n’ont raison qu’à moitié, lorsqu’ils se moquent de nos prétentions à l’égard de notre baie et de notre ciel..

— Ils sont plus près de la vérité qu’ils n’ont l’habitude de l’être au sujet de ce continent. Parlez des nombreuses rivières, de la double issue, des bassins sans nombre, et des facilités sans égales de votre hâvre de Manhattan, qui avec le temps rendront vaines toutes les beautés de la baie de Naples. Mais n’espérez pas que l’étranger pousse la comparaison plus loin. Soyez reconnaissante de vos nuages, Madame ; peu de nations vivent sous un ciel plus beau et plus bienfaisant. Mais je vous fatigue de mes opinions, quand voilà des couleurs qui ont plus de charmes pour une imagination jeune et vive que les nuances de la nature elle-même.

La belle Alida sourit au contrebandier avec une expression qui déchira le cœur de Ludlow, et elle allait répondre, lorsque la voix de son oncle se fit entendre. Illustration


CHAPITRE XXIV.


Il y aura en Angleterre sept pains d’un demi-sol vendus pour un sol. Le pot en forme de tonneau aura dix cerceaux, et ce sera un acte de félonie que de boire de la petite bière.
Jack Cade.


Si l’alderman van Beverout avait pris part au dialogue précédent, il n’aurait pas prononcé des paroles qui y eussent plus rapport que l’exclamation qu’il fit entendre en entrant dans le pavillon.

— Vents et climats ! s’écria-t-il, tenant une lettre ouverte à la main. Voilà un avis que nous recevons par la voie du Curaçao et des côtes d’Afrique, que l’excellent vaisseau la Civette a retrouvé des vents contraires à la hauteur des Açores, et son retour n’a eu lieu qu’au bout de dix-sept semaines… C’est trop de temps précieux perdu entre les marchés, capitaine Ludlow, et cela fera tort à la bonne réputation du vaisseau, qui jusqu’ici en avait conservé une excellente. Il ne mettait jamais plus que les sept mois d’usage pour aller et revenir. Si nos vaisseaux deviennent aussi paresseux, nous ne pourrons envoyer de fourrures que lorsque la saison en sera passée. Qu’avez-vous ici, ma nièce ? Des marchandises ! et prohibées encore ! qui vous envoie ces étoffes et sur quel vaisseau sont-elles arrivées ?

— Ce sont des questions auxquelles leur propriétaire saura mieux répondre, repartit Alida, montrant gravement, mais non sans émotion, le contrebandier, qui, à l’arrivée du bourgeois, s’était éloigné autant que possible.

Myndert jeta un regard embarrassé sur le commandant du royal croiseur, après avoir parcouru d’un regard rapide le contenu du ballot.

— Capitaine Ludlow, le chasseur est chassé, dit-il. Après avoir couru des bordées vers l’Atlantique, comme le clerc du frère d’un juif, montant et descendant le quai de Boom à Rotterdam, pour obtenir le consignement d’un thé avarié, nous sommes pris nous-mêmes ! À quelle baisse dans les prix, ou à quel changement dans les sentiments du conseil de commerce, dois-je l’honneur de votre visite, maître, a… a… a… aimable commerçant en dame Vert-de-Mer et en brillants tissus ?

L’air confiant et les manières galantes du contrebandier avaient disparu. On voyait à leur place un maintien embarrassé, une hésitation qu’on n’était pas habitué à trouver en lui, mêlés de quelque indécision sur la réponse qu’il devait faire.

— C’est l’usage de ceux qui hasardent beaucoup pour satisfaire aux besoins de la vie, dit-il après une pause qui prouvait suffisamment un entier changement dans son humeur, de chercher des pratiques parmi ceux qui ont une réputation de générosité. Je suppose que ma hardiesse sera excusée en faveur de mes motifs, et que vous aiderez de vos lumières supérieures cette dame, pour qu’elle puisse juger de la valeur de mes articles relativement à leur prix.

Myndert fut aussi surpris de ce langage et des manières humbles du contrebandier, que le fut Ludlow lui-même. Il avait supposé qu’il aurait besoin de toute son adresse pour réprimer la familiarité étourdie et habituelle de Seadrift, afin que ses relations avec l’Écumeur des mers fussent couvertes autant que possible du voile de l’ambiguïté. À son grand étonnement, il se vit aidé dans ce dessein par l’air soumis et les manières respectueuses du contrebandier. Enhardi, et peut-être un peu élevé dans sa propre estime, par cette déférence inattendue, que le digne alderman, comme il est assez ordinaire, ne manqua pas d’imputer en partie à son propre mérite, il répondit d’une voix plus sonore et avec un air plus protecteur qu’il n’eût cru prudent de le faire, à l’égard d’un homme qui lui avait si souvent donné la preuve de la liberté de ses opinions.

— C’est se laisser aller à l’amour du gain, plus qu’il ne serait prudent pour une personne qui tiendrait à conserver son crédit, dit-il en faisant en même temps un geste qui annonçait son indulgence pour un péché aussi véniel. Nous devons pardonner son erreur, capitaine Ludlow, puisque, comme le jeune homme l’observe dans sa défense, le gain acquis par un commerce honnête est un gain honorable. Une personne qui ne paraît pas ignorer les lois, devrait savoir que notre vertueuse reine et ses honnêtes conseillers ont décidé que la mère-patrie doit produire tout ce qu’un colon peut consommer, et de plus, qu’elle peut consommer à son tour ce que les colonies peuvent produire.

— Je ne prétends point l’ignorer, Monsieur ; mais en poursuivant mon humble commerce, je suis simplement un principe de la nature, en essayant d’être utile à mes intérêts. Nous autres contrebandiers, nous ne jouons qu’au hasard avec les autorités. Lorsque nous courons la bouline sains et saufs, nous gagnons, et lorsque nous perdons, les serviteurs de la couronne y trouvent leur profit. Les enjeux sont égaux, et le jeu ne devrait pas être appelé déloyal. Si les gouvernants levaient un jour les entraves inutiles qu’ils mettent au commerce, notre état disparaîtrait, et le nom de libres commerçants appartiendrait alors aux maisons les plus riches et les plus estimées.

L’alderman respira longuement, fit signe à ses compagnons de s’asseoir, plaça son énorme personne sur une chaise, croisa les jambes avec un air de complaisance, et reprit la conversation.

— Voilà de fort jolis sentiments, maître a… a… a… Vous avez un nom, il n’y a pas de doute, mon ingénieux commentateur du commerce ?

— On m’appelle Seadrift lorsqu’on m’épargne un nom plus dur, répondit le jeune homme refusant modestement de s’asseoir.

— C’est, je le répète, de fort jolis sentiments, maître Seadrift, et ils conviennent à un gentilhomme qui vit de commentaires pratiques sur les revenus. Voilà un monde fort sage, capitaine Ludlow, et il s’y trouve beaucoup de gens dont la tête est remplie, comme des ballots de marchandises, d’un assortiment général d’idées. Alphabets et livres d’église ! voilà que van Bummel Schoenbrœck et Van der Donek m’envoient un pamphlet très-soigneusement ployé, écrit en bon hollandais de Leyde, pour prouver que le commerce est un échange de ce que l’auteur appelle équivalents, et que les nations n’ont rien de mieux à faire qu’à ouvrir leurs ports afin de faire un millenium[28] parmi les marchands.

— Il y a beaucoup d’hommes ingénieux qui entretiennent la même opinion, observa Ludlow, ferme dans la résolution qu’il avait prise d’être un simple observateur de ce qui se passait.

— Qu’est-ce qu’une imagination habile n’invente pas pour gâter du papier ! Le commerce est un cheval de course, Messieurs, et les marchands, les jockeys qui le dirigent. Celui qui porte plus de poids peut perdre, mais alors la nature ne donne pas à tous les hommes la même dimension ; des juges sont aussi nécessaires pour apprécier les efforts du marché que ceux de la course. Partez, montez votre hongre, si vous êtes assez heureux pour en avoir un qui ne soit pas devenu maigre comme une belette par la cruauté des noirs, galopez à Harlem-Flats, par un beau jour d’octobre, et soyez témoin de la manière dont on lutte de vitesse. Les coquins de cavaliers emploient tantôt le fouet et tantôt l’éperon, et quoiqu’ils partent loyalement, ce qui est plus qu’on ne peut toujours dire dans le commerce, il y en a toujours un qui est sûr de gagner. Lorsque les deux poitrails sont de niveau, alors il faut qu’un des deux dépasse l’autre jusqu’à ce que celui qui est le mieux en selle gagne le prix.

— Comment ! est-ce pour cela que des hommes d’une profonde expérience pensent que le commerce fleurit le plus lorsqu’il a le moins d’entraves ?

— Pourquoi un homme est-il né pour faire des lois, et un autre pour les détruire ?… Un cheval ne court-il pas mieux avec ses quatre jambes libres que lorsqu’il a des entraves ? Mais dans le commerce, capitaine Ludlow et maître Seadrift, chacun de nous est son propre jockey, et, en mettant l’aide des lois des douanes hors de la question, juste comme la nature l’a bâti, gras ou maigre, bien fait ou mal fait, il faut qu’il arrive au but comme il peut. Ainsi les plus lourds demandent des sacs de sable et des ceintures pour rendre tout égal. Parce que le coursier pourra être écrasé sous son fardeau, ce n’est pas une preuve que sa chance de gain ne serait pas meilleure en amenant tous les cavaliers au même niveau.

— Mais pour laisser là toutes ces comparaisons, observa Ludlow, si le commerce n’est qu’un échange d’équivalents…

— Misères et faillites ! interrompit l’alderman qui était plus dogmatique que poli dans ses arguments ; voilà le langage d’hommes qui ont lu toutes sortes de livres, excepté des livres de compte. Voilà des lettres d’avis de Tongue et Twaddle, de Londres, qui constatent une petite expédition entreprise sur le brick la Souris, qui atteignit la rivière le 16 avril, ultimo. L’histoire de toute cette transaction pourrait tenir dans le manchon d’un enfant. Vous êtes un jeune homme discret, capitaine Ludlow, et quant à vous, maître Seadrift, l’affaire est hors de votre portée. Ainsi, comme je le faisais observer, voilà les items qui ont été faits, il n’y a que quinze jours, sous la forme d’un mémorandum. Tout en parlant, l’alderman avait posé ses lunettes, tiré ses tablettes de sa poche, et, se plaçant près de la lumière, il continua : Billet payé de Sand, Furnase et Glass, pour des perles, L, 3. 2. 6. Emballage et caisse, 1. 101/2. Assurance et avarie, à 1. 5. Fret et charges, 11. 4. Commission d’agents parmi les Mohawks, L. 10… D° D° D° d’embarcation et vente des fourrures en Angleterre, L. 7. 2. Total des frais et charges, 20. 18. 81/2. Le tout en livres sterling. Note. Vente de fourrures à Frost et Rich, profit net, L. 196. 11. 3. Balance par contre, L. 175. 12. 51/2. C’est un équivalent fort satisfaisant, maître Cornélius, sur les livres de Tongue et Twaddle, où je suis couché pour une somme de L. 20. 19. 81/2 ! on n’y voit pas combien l’impératrice d’Allemagne paiera à la maison Frost et Rich pour les articles.

— On n’y voit pas non plus que vous ayez plus retiré de vos perles dans le pays des Mohawks, que ce qu’elles y furent évaluées ou furent données en échange pour des peaux de même valeur dans le Pays qui les produit.

Le marchand remit en sifflant les tablettes dans sa poche.

— On croirait que vous avez étudié le pamphlet, fils de mon vieil ami ! Si le sauvage donne tant de valeur à mes perles et si peu à ses fourrures, je ne prendrai pas la peine de le désabuser. Sans cela, toujours par la permission du conseil de commerce, nous le verrions un jour changer son canot en un bon bâtiment, et aller lui-même à la recherche de ses ornements. Entreprises et voyages ! Qui sait si le coquin trouverait convenable de s’arrêter à Londres, et même, dans ce cas, la mère-patrie pourrait perdre le profit de la vente à Vienne, et le Mohawk régler son transport sur la différence de la valeur des marchés ! Ainsi vous voyez que, pour une course loyale, les chevaux doivent partir en même temps, porter des poids égaux : et après tout il y en a toujours un qui gagne. Votre métaphysique ne vaut pas mieux que ce lingot d’or philosophique, qu’un habile raisonneur convertit en une feuille aussi large que le plus grand lac d’Amérique ; afin de faire croire aux imbéciles que la terre peut être transformée en ce précieux métal, tandis qu’un homme simple, mais expérimenté, met la valeur du métal dans sa poche en bonne monnaie courante.

— Et cependant je vous ai entendu vous plaindre que le parlement ait fait trop de lois pour le commerce, et parler de la manière dont on se conduisait en Angleterre, d’un ton, pardonnez-moi de le dire, qui conviendrait mieux à un Hollandais qu’à un sujet de la couronne.

— Ne vous ai-je pas dit qu’un cheval courrait plus vite sans cavalier qu’avec une selle sur le dos ! Donnez à votre jokey aussi peu de poids et à celui de votre adversaire donnez-en autant que possible, si vous désirez remporter le prix. Je me plains des hommes de la ville, parce qu’ils font des lois pour nous et non pas pour eux. Comme je l’ai souvent dit à mon digne ami, l’alderman Gulp, il est bon de manger pour vivre ; mais une indigestion vous met dans la nécessité de faire un testament.

— De tout cela, je conclus que les opinions de votre correspondant de Leyde ne sont pas celles de M. van Beverout.

L’alderman posa un doigt sur son nez, et resta un moment sans répondre.

— Ces habitants de Leyde, dit-il enfin, ont une grande sagacité. Si les Provinces-Unies avaient un point d’appui assez fort, elles pourraient, comme ce philosophe, se vanter que leur levier soulèverait le monde ! les sournois pensent que les habitants d’Amsterdam ont une position agréable, et ils souhaitent persuader tous les autres de monter à cheval à poil. J’enverrai le pamphlet dans le pays des Indiens, et je paierai quelque savant pour le traduire en langue mohawk, afin que le fameux chef Schendoh, lorsque les missionnaires lui auront appris à lire, ait une notion exacte des équivalents ! Je ne suis pas certain de ne pas faire aux dignes ecclésiastiques un présent qui aide les bons fruits à mûrir.

L’alderman jeta un regard sur ses auditeurs, et croisant modestement ses bras sur sa poitrine, il laissa son éloquence produire ses effets.

— Ces opinions favorisent bien peu les occupations du gentleman qui nous honore maintenant de sa compagnie, dit Ludlow, en regardant le brillant contrebandier avec une expression qui montrait combien il était embarrassé de trouver un nom pour une personne dont les manières étaient en si grande opposition avec sa conduite. Si des restrictions sont nécessaires au commerce, l’état de contrebandier est tout à fait sans excuse.

— J’admire autant votre prudence en pratique que l’équité de vos sentiments en théorie, capitaine Ludlow, répondit l’alderman. En pleine mer, votre devoir serait de capturer le brigantin de ce jeune homme ; mais dans ce qu’on peut appeler l’intimité domestique, vous vous contentez de mettre votre conscience à l’aise par des moralités. Je sens qu’il est aussi de mon devoir de parler sur ce sujet, et je saisirai cette occasion favorable, lorsque tout est en paix, pour me débarrasser de certains sentiments que me suggèrent les circonstances. Myndert se tourna alors vers le contrebandier et continua, à peu près comme un magistrat de ville qui fait une leçon à un perturbateur du repos public. — Vous paraissez ici, maître Seadrift, sous de fausses couleurs, si je puis me servir d’une figure de rhétorique empruntée à votre profession ; vous avez l’apparence d’un jeune homme qui pourrait rendre des services utiles, et cependant vous êtes soupçonné de vous abandonner à certaines pratiques qui… je ne veux pas dire qu’elles soient malhonnêtes ni même flétrissantes pour une personne qui sait que les opinions des hommes sont très-divisées, mais qui certainement ne peuvent l’autoriser à mettre un terme glorieux aux guerres que Sa Majesté a entreprises en assurant à ses domaines d’Europe le monopole du commerce, par lequel son plus grand désir est de nous aider, nous autres colons, à nous occuper de nos propres intérêts partout ailleurs qu’au-delà des portes de ses douanes. C’est une indiscrétion de donner à cet acte son nom le plus doux, et je regrette d’ajouter qu’il est accompagné de certaines circonstances qui augmentent plutôt qu’elles ne diminuent sa culpabilité.

L’alderman s’arrêta un instant pour observer l’effet de cette remontrance, et pour juger à l’expression des yeux du contrebandier, jusqu’à quel point il pouvait pousser son artifice. Mais s’apercevant avec surprise que le jeune homme inclinait sa tête d’un air humble, il prit courage et continua. — Vous avez introduit dans cette partie de ma demeure exclusivement occupée par ma nièce, qui n’est ni d’un sexe ni d’un âge qui permettent qu’on l’accuse légalement de complicité dans des affaires de cette nature, des marchandises dont, suivant le bon plaisir des conseillers de la reine, ses sujets des colonies ne doivent pas faire usage, puisque, vu la nature de leur fabrication, elles ne peuvent être soumises à la surveillance des ingénieux artisans de la mère-patrie. La femme, maître Seadrift, est une créature facile à induire en tentation ; elle n’est jamais plus faible que lorsqu’il s’agit de résister au désir d’orner sa personne. Ma nièce, la fille d’Étienne de Barberie, peut encore avoir sur ce point une faiblesse héréditaire, puisque les femmes de France s’occupent de parure plus que les femmes des autres nations. Je n’ai pas l’intention néanmoins de manifester une sévérité déraisonnable, puisque si le vieil Étienne de Barberie a laissé en héritage ce goût à sa fille, il lui a laissé aussi les moyens de le satisfaire. Présentez votre mémoire, et il sera payé si ma nièce a contracté des dettes, et ceci m’amène à la dernière et à la plus grave de vos offenses. — L’argent est sans doute la base sur laquelle un marchand bâtit l’édifice de sa réputation, continua Myndert après avoir jeté un regard inquiet sur celui auquel il s’adressait, mais le crédit est l’ornement de son front ; celui-ci est la pierre angulaire, celui-là les colonnes et les sculptures qui embellissent la maison ; quelquefois, lorsque le temps a rongé ses fondations, ce sont les colonnes qui soutiennent le reste de l’édifice, et même le toit qui abrite ceux qui l’occupent. Il sauve l’homme riche, il rend le commerçant de moyens modérés actif et respectable, et il soutient l’homme pauvre par l’espérance, quoique j’admette que l’acheteur et le vendeur doivent être prudents lorsqu’ils ne sont soutenus par aucune base solide. Le crédit ayant une telle valeur, maître Seadrift, il ne faut pas l’exposer sans causes suffisantes, car il est d’une nature si tendre, qu’il ne supporterait pas de rudes traitements. J’ai appris lorsque j’étais jeune, dans mes voyages en Hollande, — et, grâce au trekschuyts, je traversai ce pays avec assez de lenteur pour profiter de ce que je voyais, — l’importance de ne point faire tort à mon crédit. Comme un événement qui est arrivé offre un exemple de ce que je vais avancer, je citerai les faits comme explication. Cette anecdote offre une triste preuve de l’incertitude des choses dans cette misérable vie, capitaine Ludlow, et avertit les plus jeunes et les plus vigoureux que celui dont le bras est fort peut être abattu dans sa fierté, comme la tendre fleur des champs. La maison de banque de van Gelt et van Stopper, à Amsterdam, avait fait une grande spéculation sur les bons créés par l’empereur pour le soutien de ses guerres. Il arriva pendant ce temps que la fortune favorisa les Ottomans qui assiégeaient alors la ville de Belgrade avec quelques espérances de succès. Eh bien ! Messieurs, une blanchisseuse malavisée avait pris possession d’une terrasse élevée au centre de la ville pour y faire sécher son linge dès le point du jour ; elle arrangeait déjà ses toiles et ses mousselines lorsque les musulmans réveillèrent la garnison par un rude assaut. Quelques personnes qui étaient postées dans une position qui permettait la retraite, ayant vu des chiffons rouges, verts et jaunes sur un parapet élevé, les prirent pour la tête d’autant de Turcs, et répandirent le bruit qu’une troupe nombreuse d’infidèles, conduits par une multitude de shérifs en turban vert, étaient entrés jusqu’au centre de la place, avant qu’ils eussent songé à se retirer. Cette rumeur prit bientôt la forme d’un détail circonstancié, et étant parvenue jusqu’à Amsterdam, elle fit baisser les fonds impériaux. Il fut beaucoup question à la bourse de la perte probable de van Gelt et van Stopper. Au moment où les spéculations étaient à leur plus haut degré, le singe d’un savoyard cassa sa corde, et alla se cacher parmi des noix dans une boutique à peu de distance du comptoir de la société van Gelt et van Stopper, où une foule de petits juifs s’attroupèrent pour s’amuser de ses tours. Des gens réfléchis, voyant ce qu’ils prirent pour une démonstration de la part des enfants des Israélites, commencèrent à s’inquiéter pour leurs propriétés. Les billets se multiplièrent, et les dignes banquiers, afin de prouver leur solidité, dédaignèrent de fermer leur porte à l’heure ordinaire. Ils payèrent toute la nuit, et avant midi, le jour suivant, van Gelt s’était coupé la gorge dans une maison de campagne sur les bords du canal d’Utrecht, et van Stopper fumait sa pipe à côté d’un coffre-fort entièrement vide. À deux heures la poste apporta la nouvelle que les musulmans étaient repoussés et que la blanchisseuse était pendue, quoique je n’aie jamais su exactement pour quel crime, car certainement elle n’était pas débitrice de la malheureuse maison de commerce. Voilà des avertissements qu’on trouve quelquefois dans le cours de la vie, Messieurs, et je suis sûr que je m’adresse à des personnes capables d’en faire l’application. Je conclurai maintenant en conseillant tous ceux qui mécontent la plus grande prudence dans les paroles, lorsqu’il s’agit d’une réputation commerciale.

Lorsque Myndert cessa de parler, il jeta un nouveau regard autour de lui, afin de voir l’effet que son discours avait produit, et surtout afin d’examiner s’il n’avait pas tiré sur la patience du contrebandier un mandat qui pouvait encore être protesté. Il ne savait à quoi attribuer ce changement et la déférence d’une personne qui n’avait jamais montré beaucoup de complaisance pour les opinions d’un homme qu’elle avait l’habitude de traiter assez cavalièrement en matière d’intérêts pécuniaires. Pendant tout le temps que dura la harangue, le jeune maître du brigantin avait eu la même attitude d’attention modeste ; et lorsqu’il se permettait de lever les yeux, c’était seulement pour jeter un regard embarrassé sur Alida. La belle Barberie avait aussi écouté l’éloquence de son oncle avec plus d’attention qu’à l’ordinaire. Ses yeux rencontrèrent ceux du contrebandier avec une expression de sympathie, et l’observateur le plus indifférent eût pu s’apercevoir que les circonstances avaient créé entre eux une confiance et une intelligence qui, si elles n’étaient pas celles d’une amoureuse tendresse, étaient du moins du caractère le plus intime. Ludlow le vit clairement, quoique le bourgeois eût été trop occupé des idées qu’il énonçait avec tant de complaisance, pour faire attention à cet incident.

— Maintenant que mon esprit est tellement approvisionné de maximes de commerce que je regarderais comme autant de commentaires sur les instructions de milord de l’amirauté, observa le capitaine après quelques instants de silence, il nous sera peut-être permis de porter notre attention sur des objets moins métaphysiques. L’occasion est favorable pour s’informer du sort du compagnon que nous perdîmes pendant notre dernière croisière, et nous ne devons pas la négliger.

— Vous avez raison, monsieur Cornélius : le patron de Kinderhook n’est point un homme qui puisse tomber à la mer comme un tonneau de liqueurs prohibées sans qu’on ne fasse aucune question sur son compte. Laissez cette affaire à ma prudence, Monsieur, et soyez certain que les fermiers d’un des trois plus beaux domaines de la colonie ne seront pas longtemps sans avoir des nouvelles de leur propriétaire. Si vous voulez accompagner maître Seadrift dans une autre partie de la villa, pendant un temps raisonnable, je m’informerai de tous les faits qui sont nécessaires pour connaître cette affaire.

Le commandant du croiseur royal et le jeune contrebandier parurent penser que l’association qu’on leur proposait était pour le moins singulière. L’hésitation du dernier était beaucoup plus apparente, car Ludlow avait pris la ferme résolution de conserver un caractère neutre jusqu’à ce que le moment fût arrivé d’agir en fidèle serviteur de sa royale maîtresse. Il savait ou croyait fermement que la Sorcière des Eaux était de nouveau dans le Cove, cachée par l’ombrage du bois, et comme il avait été déjà victime de l’adresse des contrebandiers, il avait résolu d’agir avec assez de prudence pour retourner à son vaisseau à temps pour prendre un parti décisif qui fût couronné de succès. Outre ce motif, il y avait dans les manières et le langage du contrebandier, quelque chose qui l’élevait au-dessus des hommes de sa classe, et qui créait en sa faveur un certain degré d’intérêt que l’officier de la couronne était forcé de reconnaître. Il salua donc avec assez de courtoisie, et dit qu’il était prêt à suivre les désirs de l’alderman.

— Nous nous sommes rencontrés sur un terrain neutre, maître Seadrift, dit Ludlow à son compagnon, en quittant avec lui le salon de la Cour des Fées ; et quoique nous suivions une carrière différente, nous pouvons converser amicalement sur le passé. L’Écumeur de mer a dans son genre une réputation qui l’élève presque au niveau d’un marin distingué dans un meilleur service… Je rendrai toujours témoignage à son habileté et à son sang-froid comme marin, bien que je doive regretter que des qualités si précieuses aient reçu une si malheureuse direction.

— C’est parler avec un respect convenable des droits de la couronne et des barons de l’échiquier, capitaine Ludlow, répondit Seadrift dont l’ancienne, et nous pouvons dire la naturelle causticité semblait renaître à mesure qu’il s’éloignait de l’alderman. Nous suivons la carrière dans laquelle le hasard nous jette, capitaine Ludlow. Vous servez la reine, et une nation qui vous flattera lorsqu’elle aura besoin de vous, et vous méprisera dans sa prospérité ; pour moi, je me sers moi-même : que la raison décide entre nous.

— J’admire cette franchise, Monsieur, et j’espère que nous nous entendrons mieux, maintenant que vous renoncez aux mystifications de votre dame Vert-de-Mer. La farce a été bien jouée, quoiqu’à l’exception d’Oloff van Staats et des esprits éclairés que vous conduisez sur l’Océan, elle n’ait pas fait beaucoup de convertis.

Un sourire effleura les lèvres du beau contrebandier.

— Nous avons aussi notre maîtresse, dit Seadrift, mais elle n’exige aucun tribut : tout ce qui se gagne enrichit ses sujets, tandis que tout ce qu’elle sait est également consacré à leur usage. Si nous obéissons, c’est parce que nous avons l’expérience de sa sagesse. J’espère que la reine Anne se conduit d’une manière aussi aimable envers ceux qui risquent leurs membres et leur existence dans sa cause ?

— La politique de celle dont vous suivez les lois vous permet-elle de révéler quel est le sort du patron ? car bien que nous soyons rivaux auprès d’un objet bien cher… ou plutôt je devrais dire, quoique nous ayons été jadis rivaux, je ne puis voir un hôte quitter mon vaisseau avec si peu de cérémonie sans m’intéresser à sa destinée.

— Vous faites une juste distinction, répondit Seadrift en souriant d’une manière plus expressive encore. Jadis rivaux est en effet plus convenable. M. van Staats est un brave néanmoins, quelque ignorant qu’il soit de l’art du marin. Un homme qui a montré tant de courage est certain de trouver protection contre toute injure personnelle, grâce aux soins de l’Écumeur de mer.

— Je ne me constitue pas le gardien de van Staats ; cependant, comme commandant du vaisseau qui a été cause de son… Comment appellerai-je la disparition du patron ? car je ne voudrais pas dans cet instant faire volontairement usage d’un terme qui pût vous être désagréable.

— Parlez franchement, Monsieur, et ne craignez pas de m’offenser. Nous autres gens du brigantin, nous sommes habitués à diverses épithètes qui pourraient déplaire à des oreilles plus scrupuleuses. Nous n’en sommes plus à apprendre qu’afin de devenir respectable la fraude doit avoir la sanction du gouvernement. Il vous a plu, capitaine Ludlow, d’appeler mystifications les mystères de la Sorcière des Eaux, mais vous semblez indifférent à celles qui se pratiquent tous les jours dans le monde, et qui, sans avoir le côté plaisant de la nôtre, n’ont pas la moitié de son innocence.

— L’expédient de chercher à excuser les fautes des individus en reproduisant celles de la société n’est pas nouveau.

— Je confesse qu’il est plus juste que nouveau. La vieillesse et la vérité paraissent être sœurs, et cependant nous nous trouvons conduits à cette excuse, puisque notre civilisation dans le brigantin n’est pas encore parvenue au point de comprendre toute l’excellence de la nouveauté en morale.

— Je crois qu’il existe une maxime d’une antiquité suffisante, qui enjoint de rendre à César ce qui appartient à César.

— Maxime que nos modernes Césars ont libéralement expliquée. Je suis un pauvre casuiste, Monsieur, et je ne suppose pas que le loyal commandant de la Coquette approuve tout ce que le sophisme peut inventer sur ce sujet. Par exemple, si nous commençons par les potentats, nous trouverons le roi très-chrétien habitué à approprier à son usage autant des avantages de ses voisins que l’ambition sous le nom de gloire peut en convoiter ; le roi très-catholique couvrir avec le manteau de sa catholicité une grande multitude de crimes sur le continent où nous sommes, que la charité elle-même ne saurait dissimuler ; et votre gracieuse souveraine, dont les vertus et la douceur sont célébrées en vers et en prose, faisant couler des torrents de sang, afin que la petite île qu’elle gouverne puisse se gonfler, comme la grenouille de la fable, jusqu’à une dimension que la nature lui a refusée, ce qui un jour lui occasionnera le sort cruel qui fut infligé à l’ambitieuse habitante des marais. La potence attend le filou, mais le voleur sous pavillon est créé chevalier ! l’homme qui amasse des richesses par son industrie productive est honteux de son origine, lorsque celui qui a volé des églises, imposé des contributions à des villages, et égorgé des milliers d’hommes, pour partager les vols d’un galion ou d’une caisse militaire, a gagné de l’or sur le grand chemin de la gloire ! L’Europe a atteint un haut point de civilisation, on ne saurait le nier ; mais avant que la société inflige une si sévère censure sur les actes des individus, malgré la vieillesse de l’opinion, elle devrait prendre garde à l’exemple qu’elle donne.

— Voilà des points sur lesquels la différence de nos opinions sera toujours la même, dit Ludlow en prenant l’air sévère d’un homme qui a de son côté l’approbation du monde. Nous remettrons cette discussion à un moment où nous aurons le loisir de la reprendre. Puis-je en apprendre davantage de M. van Staats, ou la question sur son sort doit-elle devenir le sujet d’une recherche officielle ?

— Le patron de Kinderhook est un homme qui s’entend à l’abordage, répondit le contrebandier en riant. Il a conquis le palais de la dame du brigantin par un coup de main, et il repose sur ses lauriers. Nous autres contrebandiers, nous sommes plus gais dans notre intimité qu’on ne le croit, et ceux qui viennent nous joindre désirent rarement nous quitter.

— C’est une raison de plus pour vouloir pénétrer vos mystères ; jusque-là, adieu.

— Arrêtez, s’écria gaîment le jeune homme, voyant que Ludlow se préparait à quitter la chambre. Ne nous laissez pas longtemps dans l’incertitude, je vous prie. Notre maîtresse est comme l’insecte qui prend la couleur de la feuille sur laquelle il existe. Vous l’avez vue dans sa robe verte qu’elle ne manque jamais de porter lorsqu’elle vogue sur les côtes terreuses de votre Amérique ; mais dans une mer plus profonde, son manteau se teint du bleu de l’Océan, symptômes de changement qui dénotent toujours une excursion prochaine loin de l’influence de la terre.

— Écoutez-moi, maître Seadrift, cette folie peut être plaisante tant que vous aurez les moyens de la maintenir : mais souvenez-vous que, bien que la loi ne punisse le contrebandier que par la confiscation de ses marchandises, elle punit celui qui retient de force des individus par des peines personnelles, et quelquefois par la mort ! Souvenez-vous encore que la ligne qui sépare le contrebandier du pirate est facilement franchie, et qu’alors tout retour devient impossible.

— Je vous remercie, au nom de ma maîtresse, de ce généreux conseil, répondit le jeune marin avec une gravité qui faisait plutôt ressortir qu’elle ne cachait son ironie. Les boute-hors de votre Coquette peuvent atteindre loin, elle est légère sur l’eau ; mais qu’elle soit capricieuse, obstinée, trompeuse, enfin redoutable autant qu’elle voudra, elle trouvera dans le brigantin une femme qui l’égalera dans toutes ses ruses et qui sera de beaucoup supérieure à ses menaces !

Après ce prophétique avertissement de la part de l’officier de la reine, et cette froide réponse de celle du contrebandier, les deux marins se séparèrent. Le dernier prit un livre et se jeta sur une chaise avec une indifférence bien soutenue, tandis que l’autre quittait la maison avec une précipitation qu’il ne cherchait pas à déguiser.

Pendant ce temps, l’entrevue de l’alderman avec sa nièce continuait toujours. Les minutes succédèrent aux minutes, et le jeune marin du brigantin, qui avait continué sa lecture quelque temps après le départ de Ludlow, montrait évidemment, par une sorte d’inquiétude, qu’il attendait l’ordre de se rendre à la Cour des Fées. Pendant ces moments d’anxiété l’air du contrebandier était pensif plutôt qu’impatient, et lorsqu’il entendit des pas à la porte de l’appartement, son visage trahit les symptômes d’une agitation violente. La négresse d’Alida parut, remit un papier à Seadrift et se retira. L’ardent marin lut les mots suivants, écrits à la hâte avec un crayon.

« J’ai éludé toutes les questions, et il est à moitié disposé à croire à la nécromancie. Ce n’est pas le moment d’avouer la vérité, car il n’est pas en état de l’entendre, étant déjà troublé par l’inquiétude de l’effet que peut produire la présence du brigantin dans le Cove, et si près de sa propre demeure ; mais soyez certain qu’il reconnaîtra des droits que je saurai soutenir, et si j’échouais dans le projet de les établir, il n’oserait refuser le témoignage du redoutable Écumeur de mer. Venez ici dès que vous entendrez le bruit de ses pas. »

Cette dernière injonction fut promptement suivie. L’alderman entra par une porte, et l’actif marin se sauva par une autre ; le prudent alderman trouva vide un appartement où il avait espéré rencontrer son hôte. Cette dernière circonstance néanmoins causa peu de surprise à Myndert, et point de chagrin, à en juger par l’indifférence avec laquelle il nota cet incident.

— Femmes et folies ! pensa l’alderman plutôt qu’il ne murmura, cette jeune fille fait tous les détours d’un renard qui est poursuivi, et il serait plus facile de convaincre d’une fausse facture un marchand qui attache quelque importance à sa réputation, que de convaincre d’une indiscrétion cette rusée de dix-neuf ans ! Il y a en elle tant de sang normand, qu’on n’ose pas trop la pousser à bout ; mais voyez ! lorsque j’espérais que van Staats avait profité de l’occasion, l’étourdie a l’air d’une nonne lorsque je prononce son nom. Il faut convenir qu’Oloff n’est point un Cupidon ; car pendant une semaine, sur mer, il aurait pu gagner le cœur d’une sirène. Eh ! voilà encore des inquiétudes par le retour du brigantin et les notions que le jeune Ludlow a de son devoir. Vie et mortalité ! il faut quitter le commerce dans un temps ou dans un autre, et commencer à fermer le livre de la vie ; il faut que je pense sérieusement à une balance finale. Si la somme totale était un peu plus en ma faveur, je le ferais demain avec joie.


CHAPITRE XXV.


Julie, tu m’as entièrement changé ; tu me fais négliger mes études, perdre mon temps, fuir les bons conseils ; et regarder le monde comme rien.
Shakspeare. Les deux Gentilshommes de Vérone.


Ludlow quitta le Lust-in-Rust sans avoir formé aucun projet. Pendant son entrevue avec la belle Barberie, il avait épié d’un œil jaloux les traits de celle qu’il aimait, et le profond intérêt qu’Alida semblait éprouver pour le contrebandier n’avait pu lui échapper. Pendant quelques minutes seulement il avait été porté à croire, par le calme et le sang-froid avec lequel elle l’avait reçu ainsi que son oncle, qu’elle n’avait pas mis le pied sur la Sorcière des Eaux ; mais lorsque le brillant et léger marin qui dirigeait les mouvements de ce vaisseau extraordinaire parut, cette espérance flatteuse lui échappa. Il crut qu’Alida venait de faire son choix pour la vie, et tandis qu’il déplorait la séduction qui pouvait porter une femme tellement favorisée de la nature à oublier sa position dans le monde, et ce qu’elle se devait à elle-même, il était trop franc pour ne pas avouer que celui qui en si peu de temps avait obtenu un si grand ascendant sur Alida était, sous beaucoup de rapports, capable d’exercer une puissante influence sur l’imagination d’une femme.

Il y avait dans l’esprit du jeune commandant un combat entre son devoir et ses sentiments. Se rappelant l’artifice par lequel il était tombé au pouvoir des contrebandiers, il avait si bien pris ses précautions en arrivant à la villa, qu’il croyait fermement avoir à sa merci la personne de son rival. Profiterait-il de cet avantage, ou laisserait-il en paix ces nouvelles amours ? C’était là l’unique sujet de ses pensées. Bien que simple dans ses habitudes, comme la plupart des marins de ce siècle, Ludlow avait les sentiments élevés qui conviennent à un gentilhomme. Il aimait tendrement Alida, et redoutait d’agir sous l’impulsion du désappointement. À ces motifs, on pouvait aussi ajouter la répugnance qu’il éprouvait, comme officier supérieur, à la dégradation d’être employé dans une profession qui appartient proprement à des hommes d’une ambition moins élevée. Il se regardait comme le champion des droits et de la gloire de sa souveraine, et non pas comme l’instrument mercenaire de ceux qui tenaient ses douanes, et quoiqu’il n’eût pas hésité à courir tous les hasards, soit pour capturer le vaisseau du contrebandier, ou en faisant prisonnier son équipage sur l’élément où il passait une partie de sa vie, il répugnait à l’idée de chercher à s’emparer sur terre d’un individu solitaire et désarmé. Outre ces sentiments, il avait assuré au proscrit lui-même qu’il le rencontrait sur un terrain neutre. Cependant l’officier de la reine avait ses ordres, et il ne pouvait fermer les yeux devant les obligations générales de son devoir. On savait partout que le brigantin occasionnait de grandes pertes aux revenus de la couronne, plus particulièrement dans l’ancien hémisphère, et qu’un ordre spécial à son égard avait été donné par l’amiral de la station. Une occasion se présentait de priver ce vaisseau des talents d’un chef qui, malgré l’excellence du navire, l’avait rendu capable de braver plus de cent croiseurs avec impunité. Agité par ces réflexions et ces sentiments contraires, le jeune marin quitta la maison et entra sur la petite pelouse, afin de respirer plus librement et de ne point être interrompu dans ses méditations.

La nuit était parvenue jusqu’au premier quart du matin ; l’ombre de la montagne couvrait encore néanmoins les terres de la villa et les côtes de l’Atlantique de ténèbres qui étaient plus profondes que l’obscurcité répandue au loin sur la surface de l’Océan ; les objets étaient si confus, qu’il était nécessaire de les regarder avec la plus grande attention pour s’assurer de leur caractère ; les rideaux de la Cour des Fées avaient été fermés, et, bien que les lumières brillassent dans l’intérieur, l’œil ne pouvait pénétrer dans les appartements du pavillon. Ludlow regarda autour de lui, puis se dirigea à contre-cœur vers le rivage.

En essayant de dérober aux yeux de ceux qui étaient dehors ce qui se passait dans son appartement, Alida avait cependant soulevé le coin d’une draperie. Lorsque Ludlow atteignit la grille qui conduisait au rivage, il se détourna pour jeter un dernier regard sur la villa ; favorisé par cette nouvelle position, ses yeux s’arrêtèrent sur celle qui occupait toujours ses pensées.

La belle Barberie était assise à la petite table près de laquelle il l’avait vue au commencement de la soirée, son coude appuyé sur le bois précieux et sa belle main soutenant son visage qui avait l’air pensif, sinon mélancolique, expression qui ne lui était pas habituelle. Le commandant de la Coquette sentit que tout son sang se portait vers son cœur, car il s’imagina que ce triste et beau visage exprimait le repentir. Il est probable que cette idée réveilla ses espérances flétries ; il pensa qu’il n’était peut-être pas trop tard pour arracher des bords du précipice où elle était suspendue une femme qu’il aimait si sincèrement : la démarche inconsidérée qu’elle avait faite était déjà oubliée, et le généreux marin allait se précipiter de nouveau dans la Cour des Fées, afin d’implorer celle qu’il aimait de se rappeler ce qu’elle se devait à elle-même, lorsque Alida laissa tomber sa main sur ses genoux, leva la tête, et Ludlow vit à l’expression de ses regards qu’elle n’était plus seule ; le capitaine revint sur ses pas pour connaître les résultats de cette interruption.

Alida leva les yeux avec cette bonté et cette ingénuité sincère qui embellit le visage d’une femme innocente, lorsqu’elle parle à ceux qui possèdent toute sa confiance. Elle sourit, mais plutôt avec tristesse qu’avec plaisir ; elle parla, mais la distance empêcha que ses paroles parvinssent jusqu’à Ludlow. L’instant qui suivit, Seadrift s’avança dans l’espace qui était visible à travers la draperie soulevée et prit sa main. Alida ne fit aucun effort pour la retirer, elle regarda au contraire le jeune homme avec le plus vif intérêt, et parut comme absorbée dans l’attention qu’elle donnait à ses discours. Alors Ludlow ouvrit violemment la grille, et il ne s’arrêta que lorsqu’il fut parvenu aux bords de la rivière.

Le commandant de la Coquette trouva sa chaloupe dans le lieu où il avait ordonné à ses gens de la dérober à tous les regards, et il allait y monter, lorsque le bruit d’une petite porte fermée par le vent le porta à regarder derrière lui. Il vit distinctement une forme humaine contre les murs légers de la villa, qui descendait vers la rivière. Les gens de Ludlow reçurent l’ordre de garder le silence et de se mettre à l’ombre d’une petite palissade ; alors le capitaine attendit l’arrivée de l’inconnu. Lorsqu’il passa devant Ludlow, ce dernier reconnut la tournure agile du contrebandier. Seadrift s’avança sur le bord de la rivière, et regarda prudemment autour de lui pendant quelques minutes. Un son faible mais distinct, celui que fait entendre un marin qui donne un signal, suivit ce mouvement. L’apparence d’un petit esquif répondit à ce signal, il sortit d’entre les herbes du côté opposé au courant, et s’approcha du lieu où Seadrift attendait son arrivée. Le contrebandier s’élança légèrement dans l’esquif, qui glissa aussitôt sur la rivière. Au moment où ce petit bateau passa près du lieu où il était caché, Ludlow s’aperçut qu’il n’était conduit que par un seul matelot, et comme sa chaloupe était montée par six vigoureux rameurs, il vit que l’homme dont il désirait si vivement se rendre maître était enfin loyalement et honorablement en son pouvoir. Nous n’essaierons pas d’analyser le sentiment qui l’emportait dans l’esprit du jeune officier, il suffit d’ajouter qu’il fut bientôt dans sa chaloupe à la poursuite de l’esquif.

Comme la ligne que parcourait la chaloupe était plus oblique que droite, quelques vigoureux coups d’aviron l’amenèrent si près de l’esquif, que Ludlow put arrêter ce dernier en plaçant sa main sur le plat-bord.

— Quoique dans un équipage si léger, la fortune vous favorise moins dans les bateaux que dans les plus grands bâtiments, maître Seadrift, dit Ludlow, lorsqu’à l’aide d’un bras nerveux il eut attiré sa prise assez pour se trouver assis à quelques pieds de son prisonnier. Nous nous rencontrons sur notre élément, où il ne peut y avoir de neutralité entre un contrebandier et un serviteur de la reine.

Le captif tressaillit ; son exclamation à demi réprimée et le moment de silence qui la suivit prouvèrent qu’il avait été pris tout à fait par surprise.

— J’admire votre dextérité, dit-il enfin d’une voix basse mais non sans agitation. Je suis votre prisonnier, capitaine Ludlow, et je voudrais savoir maintenant quelles sont vos intentions en vous emparant de ma personne.

— Vous aurez une prompte réponse. Il faudra que vous vous contentiez des simples chambres de la Coquette, pour cette nuit, au lieu de la cabine la plus splendide de la Sorcière des Eaux. Mais ce que les autorités de la province peuvent décider demain dépasse les connaissances d’un pauvre commandant de la marine royale.

— Où lord Cornbury s’est-il retiré ?…

— Dans une prison, répondit Ludlow en observant que le contrebandier parlait comme un homme qui médite, plutôt que comme une personne qui adresse une question. Le parent de notre gracieuse souveraine spécule sur les chances de la fortune humaine, entre les murs d’une prison. Son successeur, le brigadier Hunter, a moins de sympathie, dit-on, pour les infirmités de la nature humaine !

— Nous traitons légèrement les dignités ! s’écria le captif avec son ancienne gaieté. Vous usez de représailles pour quelques libertés qui furent prises à votre égard, il n’y a pas quinze jours, dans cette chaloupe et avec ce même équipage. Cependant je me suis bien trompé sur votre caractère si une sévérité inutile forme un de ses traits distinctifs. Puis-je communiquer avec le brigantin ?

— Librement… lorsqu’il sera une fois confié aux soins d’un officier de la reine.

— Oh ! Monsieur, vous dépréciez les qualités de ma maîtresse, en supposant qu’il existe une comparaison entre elle et la vôtre ! La Sorcière des Eaux ira au large, jusqu’à ce qu’un bien différent personnage devienne votre captif. Puis-je communiquer avec la terre ?

— Il n’y a point d’objection à cela, si vous voulez m’en indiquer les moyens.

— J’ai quelqu’un ici qui sera un messager fidèle.

— Trop fidèle à l’erreur qui gouverne tous vos affidés ! Cet homme doit vous accompagner à bord de la Coquette, maître Seadrift. Cependant, ajouta Ludlow d’une voix mélancolique, s’il y a quelqu’un sur terre qui s’intéresse particulièrement à vous, et qui puisse trouver plus de chagrin dans l’incertitude que dans la réalité, un homme de mon équipage, dans lequel on peut placer toute confiance, se chargera de votre commission.

— Que cela soit ainsi, répondit le contrebandier, comme s’il eût été convaincu qu’il ne pouvait en exiger davantage. Portez cette bague à la dame qui habite ce manoir, ajouta-t-il lorsque Ludlow eut choisi le messager, et dites-lui que celui qui l’envoie est sur le point d’aller rendre visite au croiseur de la reine Anne, accompagné de son commandant. Si l’on désire en connaître le motif, vous pouvez parler de la manière dont j’ai été arrêté.

— Écoutez-moi, ajouta le capitaine, ce devoir rempli, faites attention à tous les désœuvrés qui se trouveront sur le rivage, et prenez garde qu’aucun bateau ne quitte la rivière pour aller apprendre au brigantin la perte qu’il a faite.

L’homme qui était armé comme l’est un marin sur une chaloupe de service, reçut ces ordres avec le respect convenable, et le bateau s’étant approché près du rivage, il débarqua.

— Maintenant que j’ai satisfait vos désirs, maître Seadrift, j’espère que vous ne vous refuserez pas aux miens. Voici un siège à votre service dans ma chaloupe, et j’avoue que je désire vous le voir occuper.

Tandis que le capitaine parlait, il tendit la main au contrebandier comme s’il eût été poussé par une complaisance naturelle, mais il y avait dans ce mouvement une certaine négligence qui trahissait la différence du rang. Le jeune Seadrift sembla repousser cette familiarité, car il se jeta précipitamment en arrière comme pour éviter le contact ; puis, sans toucher le bras qui lui était offert, il s’élança légèrement dans la chaloupe. Ludlow à son tour changea de barque et occupa le siège que Seadrift venait de quitter. Il ordonna à un de ses gens de prendre la place du marin du brigantin. Ces préparatifs terminés, il s’adressa de nouveau à son prisonnier.

— Je vous confie aux soins du patron de la chaloupe, dit-il, et à ces dignes matelots, maître Seadrift. Nous allons suivre une route différente. Vous vous installerez dans ma cabine où tout sera à votre disposition Avant que le quart de minuit soit appelé, je serai de retour pour empêcher de baisser pavillon et pour empêcher aussi que la dame Vert-de-Mer ne détourne mes matelots de leur devoir.

Ludlow donna des ordres à voix basse au patron de la chaloupe, et les deux marins se séparèrent. La chaloupe se dirigea vers l’embouchure de la rivière avec la majesté qui distingue la course des barques appartenant aux vaisseaux de guerre, tandis que l’esquif glissait sans bruit et presque inaperçu, grâce à sa couleur et à sa dimension.

Lorsque les deux barques entrèrent dans les eaux de la baie, la chaloupe se dirigea vers le vaisseau éloigné, et l’esquif s’inclina à droite, et vogua directement vers le Cove. Le prudent contrebandier avait porté la précaution jusqu’à mettre des paillets aux avirons, et Ludlow, lorsqu’il fut à portée d’apercevoir les hauts et légers espars de la Sorcière des Eaux, s’élevant au-dessus des arbres rabougris qui bordaient la côte, n’eut aucune raison de supposer que son approche était connue. Une fois certain de la position du brigantin, il avança avec toute la précaution qui était nécessaire.

Il mit environ un quart d’heure à amener l’esquif sous le beaupré de l’élégant bâtiment sans donner l’alarme à ceux qui sans aucun doute veillaient sur les ponts. Le succès du jeune marin parut être complet, car il tenait déjà le câble avant que le plus léger bruit se fût fait entendre sur le brigantin. Ludlow regretta de n’être point entré dans le Cove avec sa chaloupe, car la tranquillité était si profonde qu’il ne doutait pas qu’il eût pu emporter d’assaut le bâtiment par un coup de main. Contrarié de cette imprévoyance et excité par cet espoir de succès, il se mit à méditer sur les expédients qui pouvaient se présenter naturellement à l’imagination d’un marin dans de semblables circonstances.

Le vent était au sud, et bien qu’il ne fût pas fort, l’air était chargé d’une pesante humidité. Comme le brigantin était protégé par l’influence des marées, il obéissait aux courants d’air, et tandis que l’avant se montrait à l’extérieur, sa poupe était dirigée vers l’extrémité du bassin. Sa distance de la terre n’était pas de cinquante brasses, et Ludlow ne tarda pas à s’apercevoir que le vaisseau n’était retenu que par une petite ancre à jet, et que les autres ancres dont il y avait une bonne provision étaient toutes à leur place. Cet incident lui fit espérer de pouvoir couper l’aussière qui tenait à elle seule le brigantin, lequel chasserait sans doute à terre avant que l’alarme pût être donnée à l’équipage, qu’on mît à la voile ou qu’on jetât l’ancre. Quoique ni Ludlow ni son compagnon ne possédassent d’autre instrument tranchant qu’un grand poignard de marin, la tentation était trop séduisante pour ne pas y céder. Le projet était attrayant, car, bien que le vaisseau dans cette situation ne pût recevoir aucun dommage sérieux, l’inévitable obligation de le retirer des sables donnerait le temps à ses bateaux, et peut-être à son vaisseau lui-même, d’arriver assez à temps pour s’assurer la possession du brigantin ; Ludlow s’empara du poignard de son compagnon et donna le premier coup sur la masse solide de cordage. L’acier n’eut pas plus tôt touché le carret qu’une lumière brillante éclata près du visage de Ludlow. Revenu de ce choc subit, le commandant se frotta les yeux, et regarda au-dessus de sa tête avec ce sentiment d’embarras qui se manifeste en nous lorsque nous sommes surpris dans une action que nous croyons cachée, quelque louable que soit notre motif ; sorte d’hommage que la nature paie à la loyauté dans toutes les circonstances.

Bien que Ludlow sentît en cet instant qu’il était en danger de perdre la vie, cette crainte fut affaiblie par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Les traits bronzés de la Sorcière s’illuminèrent subitement, et tandis que ses yeux semblaient s’arrêter sur le jeune commandant, comme pour surveiller tous ses mouvements, son sourire malin paraissait prendre l’expression de la moquerie. Il n’y eut aucun besoin de recommander au matelot qui tenait l’aviron de remplir son devoir. Il n’eut pas plus tôt jeté ses regards sur cette mystérieuse image que l’esquif tourna sur lui-même comme une mouette qui prend son vol dans un moment d’alarme. Bien que Ludlow attendît à chaque moment le boulet qui devait suivre la lueur, l’imminence même du danger ne put l’empêcher de donner toute son attention à cette figure étrange. La lueur qui l’avait éclairée, quoique condensée, puissante et tranquille, s’agita un peu et montra les vêtements de la Sorcière. Alors le capitaine reconnut la vérité de ce dont Seadrift l’avait assuré ; car, par le moyen de quelque mécanique à laquelle il n’eut pas le loisir de réfléchir, le manteau vert de mer avait été changé en une robe plus légère dont le bleu d’azur rappelait la nuance des vagues de l’Océan. La lumière disparut après avoir rendu manifestes les intentions de départ de la Sorcière.

— Le charlatanisme est bien soutenu, dit Ludlow lorsque l’esquif fut parvenu à une distance qui lui permettait de se croire en sûreté. Voilà le signe qui annonce que le corsaire a l’intention de bientôt quitter la côte. Le changement de costume est un signal pour cet équipage superstitieux et trompé. Mon devoir est de tromper à mon tour sa maîtresse, puisque c’est ainsi qu’il l’appelle ; mais j’avoue qu’elle ne dort pas à son poste.

Pendant les dix minutes qui succédèrent, notre aventurier eut le loisir de réfléchir combien le succès est nécessaire dans un projet dont on peut contester les moyens. Si l’aussière avait été coupée, et le brigantin arrêté par le sable, il est probable que l’entreprise du capitaine eût été classée parmi ces heureux expédients dont le succès couronne les efforts de ces hommes de génie favorisés par la nature ; tandis que, dans les circonstances actuelles, celui qui aurait pu recueillir tout le fruit d’une aussi heureuse idée fuyait avec la crainte que son malheureux projet ne fût connu. Son compagnon n’était autre que Robert Yarn, le gabier des huniers, qui dans une occasion précédente avait affirmé qu’il avait eu une si singulière apparition de la dame du brigantin, tandis qu’il ferlait le petit hunier de la Coquette.

— Voilà un faux abordage, maître Yarn, dit le capitaine lorsque l’esquif eut quitté le Cove, et fut entré dans la baie ; pour l’honneur de notre croisière, nous ne coucherons pas cette aventure sur le livre de loch. Vous comprenez, Monsieur ; je pense qu’un mot est suffisant pour un esprit aussi subtil que le vôtre ?

— J’espère, Votre Honneur, que je connais mon devoir, qui est d’obéir aux ordres que je reçois, répondit le gabier. Couper une aussière avec un poignard est dans tout temps un ouvrage un peu lent. Mais quoique j’aie peu de droits de parler devant un gentilhomme aussi savant que vous, dans mon opinion, l’acier qui doit couper quelque corde du brigantin sans le consentement de la dame du beaupré n’est pas encore aiguisé.

— Et quelle est l’opinion des matelots sur cet étrange brigantin que nous suivons depuis si longtemps sans succès ?

— Que nous le suivrons jusqu’à ce que nous ayons mangé le dernier biscuit, et que le dernier tonneau sera vide avant d’avoir une meilleure chance. Ce n’est pas mon affaire que de vouloir en remontrer à Votre Honneur, mais il n’y a pas sur le vaisseau un seul homme qui espère avoir un denier de sa capture. Les opinions diffèrent sur l’Écumeur de mer, mais elles s’accordent toutes à dire, qu’à moins qu’il ne soit aidé par celui qui prête rarement la main à une entreprise honnête, il n’a point son pareil parmi les marins qui voguent sur l’Océan.

— Je suis fâché que mes gens aient si mauvaise opinion de notre habileté. Le vaisseau n’a pas encore eu de chance en sa faveur. Qu’il soit en pleine mer et qu’il ait un peu de vent, et la Coquette défiera toutes les femmes basanées que le brigantin peut produire. Quant à l’Écumeur de mer, homme ou diable, il est notre prisonnier.

— Et Votre Honneur croit-il que ce freluquet si légèrement construit que nous avons trouvé dans l’esquif soit en effet ce corsaire redoutable ? demanda Yarn en s’appuyant un instant sur les avirons. Il y en a à bord du vaisseau qui soutiennent que l’homme en question est plus grand que le plus vigoureux matelot de Plymouth, avec une paire d’épaules…

— J’ai des raisons de croire qu’ils se trompent. Si nous sommes plus éclairés que nos camarades de hamac, master Yarn, fermons la bouche, afin que d’autres ne nous dérobent pas notre science. Tenez, voici une couronne qui porte l’effigie du roi Louis ; c’est notre plus grand ennemi, et vous pouvez la boire si cela vous plaît, ou la manger si cela vous convient mieux. Mais rappelez-vous que notre croisière dans l’esquif est sous des ordres secrets, et moins nous en dirons sur le quart de l’ancre du brigantin, mieux cela vaudra.

L’honnête Bob prit la pièce d’argent avec une ardeur qu’aucune opinion du merveilleux ne put diminuer, et, ôtant son chapeau, il ne manqua pas de faire les protestations d’usage à l’égard de sa discrétion. Le soir même, les compagnons du gabier essayèrent en vain de lui arracher quelques détails sur son excursion avec le capitaine, mais il évita des réponses directes par des allusions si obscures et si ambiguës, qu’il augmenta de moitié la superstition que Ludlow voulait détruire parmi son équipage.

Peu après ce court dialogue, l’esquif atteignit les flancs de la Coquette. Le commandant trouva son prisonnier en possession de sa cabine, et quoique grave, sinon triste dans ses manières, du moins parfaitement calme. Son arrivée avait produit une profonde impression sur les officiers et les matelots, quoique la plupart d’entre eux refusassent de croire, ainsi que Yarn, que l’élégant et beau jeune homme qu’ils avaient l’ordre de recevoir fût le fameux contrebandier.

Les observateurs légers des formes sous lesquelles les qualités humaines se distinguent se laissent trop souvent tromper par leurs apparences extérieures. Quoiqu’il soit raisonnable de croire que celui qui est souvent témoin de scènes violentes finit toujours par prendre dans ses manières quelque chose de brusque et de repoussant, il semblerait cependant que, comme les eaux les plus tranquilles cachent les plus profonds courants, ceux dont les passions sont les plus impétueuses peuvent avoir un extérieur calme et froid. Il est souvent arrivé que les hommes les plus passionnés sont ceux dont le maintien et les manières respirent la douceur et la bienveillance, tandis que celui qui paraît un lion n’est souvent en réalité que l’agneau le plus paisible.

Ludlow eut des motifs de s’apercevoir que l’incrédulité du gabier Robert était partagée par la plus grande partie de son équipage. Et comme il ne pouvait maîtriser l’intérêt qu’il prenait à Alida et à tout ce qui la concernait, tandis que d’un autre côté il n’existait aucune raison pour déclarer immédiatement la vérité, il favorisa la croyance générale par son silence. Donnant d’abord quelques ordres de la dernière importance pour le moment, il passa ensuite dans sa cabine pour avoir une entrevue avec son prisonnier.

— La chambre du conseil est vacante et à votre service, maître Seadrift, dit-il en montrant un petit appartement opposé à celui qu’il occupait lui-même. Il est probable que vous serez longtemps notre compagnon, à moins que vous ne vouliez abréger le temps en entrant dans une capitulation pour la Sorcière des Eaux ; dans ce cas…

— Vous me ferez une proposition.

Ludlow hésita, jeta un regard derrière lui afin de s’assurer qu’il était seul, et s’approcha de son prisonnier.

— Monsieur, dit-il, je vais vous parler avec la franchise d’un marin. La belle Alida m’est plus chère que ne me le fut jamais aucune femme ; plus chère, je le crains, qu’une femme ne me le sera jamais. Vous n’avez pas besoin d’apprendre que des événements ont eu lieu. — Aimez-vous cette dame ?

— Oui.

— Vous aime-t-elle ? Ne craignez pas de confier ce secret à un homme qui n’en abusera jamais. — Vous paie-t-elle de retour ?

Le marin du brigantin recula avec dignité ; puis recouvrant aussitôt son aisance, comme s’il craignait de s’oublier, il dit avec chaleur :

— Cette plaisanterie sur la faiblesse des femmes est le péché le plus commun des hommes. Personne ne doit parler des inclinations d’une femme qu’elle-même, capitaine Ludlow. Il ne sera jamais dit qu’un homme ait plus de déférence pour la position dépendante de leur sexe, leur amour fidèle et confiant, leur dévouement dans les épreuves de la vie, la sincérité de leur cœur, que je n’en ai moi-même.

— Ces sentiments vous font honneur, et je ne pourrais trop souhaiter pour vous, autant que pour les autres, qu’il y eût moins de contrastes dans votre caractère. On ne peut s’empêcher de regretter…

— Vous aviez une proposition à me faire relativement au brigantin ?

— Je voulais vous dire que si ce vaisseau se rendait sans plus attendre, on pourrait trouver quelque moyen d’adoucir ce malheur pour ceux qui autrement se trouveraient accablés par sa capture.

Le visage du contrebandier avait perdu un peu de sa vivacité brillante, les couleurs de ses joues n’étaient pas aussi animées, et son œil annonçait moins de calme que dans ses précédentes entrevues avec Ludlow. Cependant le sourire de la sécurité se montra sur ses lèvres lorsque Ludlow parla du sort du brigantin.

— La quille du vaisseau qui doit capturer la Sorcière des Eaux n’est pas encore construite, et la toile des voiles qui doivent la devancer de vitesse n’est pas encore sur le métier, dit-il d’une voix calme. Notre maîtresse n’est pas assez paresseuse pour dormir lorsqu’on a besoin de ses services.

— Ce charlatanisme sur un secours surnaturel peut être utile avec les esprits grossiers qui suivent votre fortune, mais il ne signifie rien lorsqu’il s’adresse à moi. Je suis allé reconnaître la position du brigantin ; j’ai été jusque sous son beaupré, et assez près de son taille-mer pour examiner son amarrage. On prend maintenant des mesures pour s’assurer sa possession.

Le contrebandier écoutait Ludlow sans manifester aucune crainte, quoiqu’il recueillît ses paroles avec une attention qui l’empêchait de respirer.

— Vous avez trouvé mes gens vigilants ? observa-t-il avec une espèce de négligence.

— Assez, comme je vous l’ai dit, pour faire avancer l’esquif sous sa martingale, sans être hélé. Si j’en avais eu les moyens, il n’aurait pas fallu beaucoup d’instants pour couper l’aussière et laisser le beau brigantin chasser à terre.

Le feu qui brilla dans les yeux de Seadrift ressembla à celui qu’on voit dans les regards de l’aigle. Il interrogeait en même temps qu’il était courroucé. Ludlow détourna les yeux pour éviter ce regard perçant, et rougit jusqu’au front : que cette rougeur fût ou non causée par ses souvenirs, il est inutile de le dire.

— Ce digne dessein fut conçu ! peut-être tenté ! s’écria Seadrift, tâchant de lire dans les yeux de son interlocuteur. Vous n’avez pas — vous ne pouvez pas avoir réussi !

— Le succès sera prouvé par le résultat.

— La dame du brigantin n’oublia pas son devoir ; vous vîtes briller ses yeux, son visage sombre et expressif ! La lumière éclaira sa mystérieuse figure. Mes paroles sont vraies, Ludlow, car tu gardes le silence ; mais ton visage loyal avoue la vérité.

À ces mots le gai contrebandier se détourna, et se mit à rire de tout son cœur.

— Je savais que ce serait ainsi, ajouta-t-il. Que signifie pour elle l’absence d’un humble serviteur ? Sois persuadé que tu la trouveras aussi habile que jamais, et peu disposée à entrer en conversation avec un croiseur qui parle si rudement à travers son canon. — Ah ! voilà une visite.

Un officier annonça l’approche d’un bateau. Ludlow et son prisonnier tressaillirent à cette nouvelle, et l’on peut croire facilement que tous les deux pensèrent que c’était un message de la Sorcière des Eaux. Le commandant se hâta de monter sur le pont, et le contrebandier, malgré l’impassibilité qu’il mettait si souvent en pratique, ne put maîtriser entièrement le malaise qu’il éprouvait. Il passa dans la chambre du conseil, et il est plus que probable qu’il profita d’une fenêtre pour reconnaître ceux qui arrivaient.

Mais après la demande et la réponse d’usage, Ludlow ne pensa plus qu’on venait lui faire quelques propositions du brigantin ; évidemment la réponse n’avait point été faite par un marin, et elle manquait de cette pureté de termes que les gens de la profession emploient dans toutes les occasions, et par le moyen desquels ils devinent ceux auxquels ils ont affaire, avec une promptitude qui ressemble à l’instinct. Lorsqu’au cri que fit entendre la sentinelle du passe-avant, une personne du bateau, à demi effrayée, répondit par ces mots : « Qu’est-ce que vous voulez ? » l’équipage de la Coquette reçut cette réponse avec le même sourire de mépris qu’on voit sur les lèvres du novice qui a pris deux degrés dans quelque branche de science, lorsqu’il découvre une sottise de celui qui n’en a pris qu’un.

Un profond silence régna, lorsqu’une petite société, composée de deux hommes et d’autant de femmes, monta à bord du vaisseau, laissant derrière elle plusieurs personnes qui tenaient les avirons. Cependant, comme plus d’une lumière avait été apportée pour éclairer les nouveaux venus, on eût pu distinguer leur visage, s’ils n’eussent pas été soigneusement couverts ; la société entra dans la cabine sans avoir été reconnue.

— Maître Cornélius Ludlow, on devrait revêtir la livrée de la reine tout d’un coup, lorsqu’on voyage si souvent de cette manière incommode entre la terre et la Coquette, comme un billet protesté envoyé d’un endosseur à un autre pour en recevoir le paiement, dit l’aldernam van Beverout, entrant dans la cabine avec le plus grand sang-froid, tandis que sa nièce se jetait sur une chaise, et que ses deux domestiques se plaçaient derrière elle en silence. — Voici Alida, qui a insisté pour faire cette visite hors de saison ; et, ce qui est pire, pour que je l’accompagne, quoique j’aie passé l’âge où l’on suit une femme de côté et d’autre, simplement parce que le hasard lui a donné un joli visage. L’heure est déraisonnable, et quant au motif… Eh bien ! si maître Seadrift s’est un peu éloigné de sa route, il n’y a pas grand mal à cela, puisqu’il a affaire à un officier aussi aimable que vous.

L’alderman devint muet subitement, en voyant la personne qu’il venait de nommer entrer dans la cabine.

Ludlow n’eut besoin que de reconnaître ses hôtes pour comprendre le motif de leur visite. Se tournant vers l’alderman van Beverout, il dit avec une amertume qu’il ne pouvait maîtriser :

— Ma présence peut être importune. Faites usage de cette cabine comme de votre propre maison, et soyez persuadés que tant qu’elle sera honorée par votre présence, elle sera sacrée à mes yeux. Mon devoir m’appelle sur le tillac.

Le jeune homme salua gravement et se précipita hors de la cabine. En passant près d’Alida, il rencontra ses yeux noirs et éloquents, et crut y lire une expression de reconnaissance.


CHAPITRE XXVI.


Si cela a été fait quand cela a été fait, alors il serait bien que cela se fût fait promptement.
Shakspeare. Macbeth.


Les paroles du poëte immortel qui, suivant un ancien usage adopté en littérature, servent de préface aux incidents qui vont être racontés dans ce chapitre, sont en harmonie parfaite avec la maxime qui régit l’équipage d’un vaisseau, maxime comprise dans les règlements, et qui prescrit la nécessité de la promptitude et de l’activité dans les plus petites opérations. Un vaisseau bien monté, comme un homme bien armé, aime à montrer son pouvoir physique ; car c’est un des principaux secrets de son efficacité. Dans une profession qui présente une lutte continuelle contre les vents capricieux, et dans laquelle les efforts humains dirigent une machine d’une délicatesse effrayante sur un élément inconstant, ce principe devient de la dernière importance. Lorsqu’un délai peut causer la mort, c’est un mot qu’on efface promptement du dictionnaire, et il n’y a peut-être pas de vérité plus utile aux jeunes aspirants de marine que celle qui leur apprend que, tandis qu’ils ne doivent rien entreprendre avec précipitation, ils doivent agir avec toute l’activité qui est compatible avec la précision.

Le commandant de la Coquette avait été de bonne heure pénétré de cette maxime, et il n’avait pas négligé de l’appliquer à la discipline de son équipage. Lorsqu’il atteignit le tillac après avoir abandonné sa cabine à ses hôtes, il trouva les préparatifs qu’il avait ordonnés en revenant de son expédition bien près d’être terminés : comme ils sont liés avec les événements futurs de cet ouvrage, il est de notre devoir d’en donner un détail particulier.

Ludlow n’eut pas plus tôt transmis ses ordres à l’officier chargé du tillac, qu’on entendit le sifflet du contre-maître appeler tous les matelots à leur devoir. Lorsque l’équipage fut réuni, on accrocha des cordages aux larges chaloupes rangées au centre du vaisseau, et on les descendit sur l’eau. La descente de celles qui étaient suspendues sur l’arrière fut, comme de raison, moins difficile et plus promptement effectuée. Lorsque tous les bateaux, à l’exception de celui de la poupe, furent à l’eau, l’ordre fut donné de déployer les voiles de perroquet. Ce devoir avait été commencé tandis qu’on en exécutait d’autres, et une minute s’était à peine écoulée avant que les mâts les plus élevés fussent couverts de toutes leurs voiles légères ; alors on entendit le signal ordinaire de lever l’ancre, puis enfin les ordres rapides du jeune officier : — Du monde au cabestan, aux garcettes, — et en dernier lieu de : — Vire au cabestan. La manœuvre de lever l’ancre à bord d’un croiseur, ou à bord d’un vaisseau marchand, est un travail bien différent, surtout par sa promptitude. Sur ce dernier, une douzaine d’hommes font mouvoir un lent et sale guindeau, tandis que le câble intraitable est roulé en rond par les efforts d’un cuisinier maussade, tourmenté plutôt qu’il n’est aidé par un mousse opiniâtre qui fait le service de la cabine. Sur un autre bâtiment, le cabestan droit est constamment en mouvement et ne connaît aucun délai. Ce messager est toujours prêt, et de jeunes officiers fort habiles écartent avec agilité des cordes massives, afin qu’elles n’encombrent pas les ponts.

Ludlow parut parmi ses gens, tandis qu’ils étaient ainsi occupés, et avant qu’il eût fait un tour sur le gaillard d’arrière, il fut rejoint par son premier lieutenant.

— Nous sommes à court, Monsieur, dit ce surintendant des manœuvres.

— Déployez vos huniers.

Les voiles tombèrent à l’instant, et elles ne furent pas plus tôt attachées aux vergues, qu’à l’aide de drisses, les voiles furent hissées.

— De quel côté voulez-vous que le vaisseau abatte, Monsieur ?

— Du côté de la mer.

La tête des vergues fut en conséquence placée dans la direction convenable, et l’on vint annoncer au capitaine que tout était prêt pour le départ du vaisseau.

— Levez l’ancre tout d’un coup, Monsieur, et lorsque les ponts seront nettoyés revenez me le dire.

Cette conversation caractéristique entre Ludlow et son lieutenant était suffisante pour tous les besoins du moment. Le premier était habitué à donner ses ordres sans explication ; le second n’hésitait jamais à obéir, et se permettait rarement de s’informer des motifs.

— Tout est prêt, Monsieur, le pont est nettoyé, dit M. Luff après avoir passé quelques minutes à exécuter les ordres précédents.

Ludlow sembla sortir d’une profonde rêverie. Il avait jusque-là parlé machinalement, plutôt qu’avec la conscience de ce qu’il disait, et sans que ses sentiments eussent aucun rapport avec ses paroles. Il devenait nécessaire qu’il se mêlât à ses officiers, et donnât des ordres qui, tenant moins à la routine, exigeaient plus d’attention et de prudence. Les équipages des différents bateaux reçurent l’ordre de partir, et on leur distribua des armes lorsqu’ils furent descendus ; on leur assigna des officiers, et on leur expliqua le devoir qu’ils avaient à remplir.

Dans la chaloupe du capitaine, un maître assisté de six matelots reçut l’ordre de ramer directement vers le Cove, et de mettre avant d’y entrer des paillets aux avirons. Il devait y attendre un signal du premier lieutenant, à moins qu’il ne s’aperçût que le brigantin tentait de s’échapper ; dans ce cas, il avait les ordres les plus précis de l’aborder à tout hasard. Le jeune brave n’eut pas plus tôt entendu ces paroles qu’il quitta le vaisseau et se dirigea vers le sud, se tenant en deçà de la langue de terre que nous avons si souvent nommée. Luff reçut ensuite l’ordre de prendre le commandement de l’espèce de chaloupe appelée launch ; avec ce pesant bateau, dont l’équipage était nombreux, il devait se rendre dans le passage, où il donnerait le signal à la chaloupe, et d’où il volerait au secours de cette dernière, aussitôt qu’il serait assuré que la Sorcière des Eaux ne pouvait s’échapper par le passage secret.

Les deux cutters furent placés sous le commandement du second lieutenant, avec ordre de se diriger entre l’extrémité du cap, ou le Hook, et cette île longue et étroite qui s’étend du havre de New-York à plus de quarante lieues vers l’est, protégeant toute la côte du Connecticut contre les tempêtes de l’Océan. Ludlow savait que, quoique les vaisseaux de gros calibre fussent obligés de passer près du cap afin de gagner la pleine mer, un léger brigantin comme la Sorcière des Eaux trouvait plus au nord une profondeur suffisante. Les cutters furent donc envoyés dans une autre direction, avec ordre de couvrir une aussi grande surface du canal que possible, et d’amener le contrebandier si l’occasion s’en présentait. Enfin la yole devait occuper l’espace entre les deux canaux, avec l’ordre de répéter les signaux et d’être vigilante dans leur reconnaissance.

Tandis que les officiers chargés de ces devoirs recevaient leurs instructions, le vaisseau, sous les ordres de Trysail, se dirigeait vers le cap. Lorsqu’ils eurent dépassé le Hook, les deux cutters et la yole larguèrent et se servirent de leurs avirons, le launch en fit bientôt autant, suivant les uns et les autres la direction qui leur était prescrite.

Si le lecteur a conservé la mémoire de la scène qui a été décrite dans les premières pages de cet ouvrage, il comprendra sur quelles bases Ludlow fondait ses espérances de succès. En envoyant le launch dans le passage, il pensait qu’il cernerait de toutes parts le brigantin, puisque ce dernier ne pouvait s’échapper tant que la Coquette serait au large. Le service qu’il attendait des trois bateaux envoyés vers le nord était de signaler les mouvements du contrebandier, et si une occasion favorable se présentait, d’essayer de l’aborder par surprise.

Lorsque le launch quitta le vaisseau, la Coquette vint lentement prendre le vent, et avec son petit hunier jeté sur le mât, elle donnait aux bateaux le temps nécessaire pour atteindre leurs différentes stations. Ces expéditions avaient réduit à moitié les forces de l’équipage ; et comme les deux lieutenants étaient employés, il ne restait à bord aucun officier d’un rang intermédiaire entre le capitaine et Trysail. Pendant que le vaisseau était stationnaire, et que les matelots mettaient à profit la permission qu’ils reçurent de disposer de leurs personnes suivant leur bon plaisir, en allant chercher dans un sommeil passager une compensation à celui de la nuit, Trysail s’approcha de son supérieur, qui regardait par-dessus les hamacs dans la direction du Cove.

— Une nuit sombre, une mer calme, et des bras vigoureux, rendent facile le devoir de ceux qui sont dans ces bateaux, dit-il. Les gentilshommes sont braves et pleins de l’espérance des jeunes gens ; mais celui qui abordera ce brigantin aura, suivant mon pauvre jugement, plus d’ouvrage à faire que de monter simplement sur ses flancs. J’étais dans le premier bateau qui aborda un vaisseau espagnol dans la Mona pendant la dernière guerre, et quoique nous l’ayons surpris légèrement, quelques-uns d’entre nous furent ramenés la tête brisée… Je crois que le mât de petit perroquet, capitaine Ludlow, va mieux depuis que nous avons donné le dernier tour au gréement.

— Il se tient bien, répondit le commandant à demi attentif ; donnez-lui-en encore un, si vous croyez que cela soit nécessaire.

— Comme vous voudrez, Monsieur ; cela m’est égal. Je m’inquiète peu qu’un mât soit tendu tout d’un côté, comme le chapeau sur la tête d’un mauvais sujet campagnard ; mais lorsqu’une chose est comme elle doit être, la raison devrait nous dire de la laisser tranquille. L’opinion de M. Luff est qu’en fatiguant les élingues de la grande vergue on donne un meilleur gréement aux voiles de hune. Mais on peut faire bien peu avec le bâton qui est là-haut, et je suis prêt à payer à Sa Majesté la différence de l’usure de la toile des voiles, entre la manière dont elles sont maintenant et celle où les voudrait M. Luff, à la payer de ma bourse, quoiqu’elle soit souvent aussi vide qu’une église de paroisse dans laquelle prêche un ministre amateur de la chasse au renard. J’étais présent, un jour qu’un véritable tally-ho[29] lisait le service, et qu’un esquire peu dévot suivait la trace d’un renard avec ses chiens, à peu de distance des fenêtres de l’église : les cris produisirent autant d’effet sur mon chasseur qu’une bouffée de vent en produirait sur ce vaisseau ; il fit un mouvement comme pour s’élancer ; et quoiqu’il finît par maîtriser son ardeur, et qu’il murmurât quelque chose auquel personne ne comprit jamais rien, ses yeux coururent les champs pendant tout le temps que la meute fut en vue. Mais ce ne fut pas là le plus grand malheur ; car lorsqu’il se remit sérieusement à l’ouvrage, il ne s’aperçut pas que le vent avait fait voltiger les feuillets de son livre, et il retomba au milieu des cérémonies du mariage. Je ne suis pas un grand avocat, mais il y en eut qui dirent que ce fut un grand bonheur que la moitié des jeunes gens de la paroisse ne fussent pas mariés à leur grand’mère !

— Et j’espère que cette union fut agréable à la famille, dit Ludlow toujours distrait et qui reposa un de ses coudes en appuyant sa tête sur son autre main.

— Quant à cela je ne puis en répondre, car le clerc rappela le ministre à l’ordre avant que le malheur ne fût consommé. Il y a eu une petite dispute entre moi et le premier lieutenant, capitaine Ludlow, relativement au vaisseau. Il soutient que nous sommes trop en avant de ce qu’il appelle le centre de gravité, et prétend que si nous avions été moins en avant, le contrebandier ne nous aurait jamais dépassé pendant la chasse. J’invite donc tout matelot à maintenir un bâtiment sur la ligne d’eau.

— Montrez notre lumière ! interrompit Ludlow, voilà le signal du launch !

Trysail cessa de parler, et passant par-dessus un canon, il regarda aussi dans la direction du Cove. Une lanterne ou quelque autre objet brillant se montra lentement par trois fois et se déroba autant de fois à la vue. Le signal venait de dessous, et d’un côté qui ne laissait aucun doute.

— Jusque-là, c’est bien, dit le capitaine en quittant sa place et se tournant pour la première fois sans distraction vers son officier. C’est un signe qu’ils sont dans le passage et que le largue est libre. Je crois, maître Trysail, que nous sommes maintenant sûrs de notre prise. Examinez soigneusement l’horizon avec la lunette de nuit, et nous en finirons avec le hardi brigantin.

Tous les deux prirent des lunettes et passèrent plusieurs minutes à cette occupation. Un examen minutieux des bords de la mer depuis les côtes de New-Jersey jusqu’à celles de Long-Island, leur donna raison de croire qu’aucun objet ne paraissait à l’extérieur du cap. Le ciel était plus dégagé de nuages vers l’est que près des côtes, et il n’était pas difficile de s’assurer de ce point important. Cela leur donna l’assurance que la Sorcière des Eaux ne s’était point échappée par le passage secret pendant le temps qu’ils avaient perdu en préparatifs.

— C’est toujours bien, continua Ludlow. Maintenant il ne peut pas nous éviter. Montez le triangle.

Trois lumières disposées dans la forme que nous venons d’indiquer furent hissées au beaupré de la Coquette. C’était l’ordre d’avancer pour les bateaux qui étaient dans le Cove. Le launch répondit promptement à ce signal, et l’on vit partir une petite fusée au-dessus des arbres et des bosquets de la côte. Tous ceux qui étaient à bord de la Coquette écoutèrent attentivement, afin de recueillir quelques sons qui annonçassent le tumulte d’un assaut. Une fois, Ludlow et Trysail pensèrent que les acclamations des matelots étaient apportées par l’air épais de la nuit, et une autre fois encore ils s’imaginèrent qu’ils entendaient des voix menaçantes commander aux contrebandiers de se rendre. Plusieurs minutes d’anxiété succédèrent. Tous les hamacs du côté du vaisseau en face de la terre étaient bordés de visages curieux, quoique le respect dû à son rang fit que Ludlow occupait seul le court et léger pont qui couvrait les logements de l’état-major du vaisseau, où il était monté pour avoir une vue plus étendue de l’horizon.

— Il est temps d’entendre leur mousqueterie, ou de voir le signal du succès, se dit le jeune homme à lui-même ; car Ludlow était si préoccupé par l’intérêt qu’il prenait à cette entreprise, qu’il ignorait avoir parlé.

— Avez-vous oublié de leur indiquer un signal en cas de non réussite ? dit quelqu’un à côté de Ludlow.

— Ah ! maître Seadrift, j’aurais voulu vous épargner ce spectacle.

— C’en est un dont j’ai été trop souvent témoin pour qu’il me paraisse singulier. Une vie entière passée sur l’Océan m’a permis de contempler souvent l’effet de la nuit avec une vue de la pleine mer, une côte sombre et un arrière-plan de montagnes.

— Vous avez confiance en celui qui reste chargé du soin de votre brigantin ! j’aurai confiance moi-même dans votre dame Vert-de-Mer, si elle échappe à mes chaloupes cette fois-ci.

— Voyez ! voilà un gage de sa protection, reprit Seadrift montrant trois lanternes visibles à l’embouchure du passage et sur lesquelles brûlaient plusieurs lumières.

— C’est le signal de la non réussite, s’écria Ludlow ; laissez filer le vaisseau. Écarissez les vergues. Tirez horizontalement, camarades. Nous allons filer jusqu’à l’entrée de la baie, monsieur Trysail. Les coquins ont été favorisés par leur heureuse étoile !

Un profond désappointement se trahissait dans le son de voix de Ludlow, mais il parlait toujours avec l’autorité d’un supérieur et la promptitude d’un marin. Seadrift, immobile près de lui, gardait un profond silence. Il ne lui échappait aucune exclamation de triomphe, ses lèvres ne s’ouvraient ni pour exprimer de la surprise, ni pour exprimer du plaisir, comme si la confiance qu’il avait dans son vaisseau le rendait inaccessible à l’exaltation ou à la crainte.

— Vous envisagez cet exploit de votre brigantin, maître Seadrift, comme une chose ordinaire, observa Ludlow tandis que son vaisseau voguait, de nouveau vers l’extrémité du cap. La fortune ne vous a pas encore abandonné ; cependant avec la terre des trois côtés et mon vaisseau ainsi que les chaloupes au quatrième, je ne désespère pas de l’emporter sur votre déesse de bronze !

— Notre maîtresse ne dort jamais, reprit le contrebandier en poussant un profond soupir, comme un homme qui a combattu longtemps pour contenir son émotion.

— Les conditions sont encore en votre pouvoir. Je ne vous cacherai pas que les commissaires des douanes de Sa Majesté attachent un assez haut prix à la possession de la Sorcière des Eaux pour m’enhardir à prendre sur moi une responsabilité que je redouterais dans toute autre occasion. Livrez-moi le vaisseau, et je vous jure sur l’honneur d’un officier que l’équipage débarquera sans être interrogé. Livrez-le-moi, les ponts vides et les magasins aussi, si vous le voulez, mais remettez ce léger bâtiment en notre possession.

— La dame de notre brigantin pense autrement : elle a mis son manteau couleur des eaux profondes, et croyez-moi, en dépit de vos filets, elle conduira ses adorateurs loin des lieux qu’on peut souder avec le plomb ; oui, en dépit de toute la marine de la reine Anne.

— J’espère que d’autres que vous n’auront point à se repentir de votre obstination ! mais ce n’est pas le moment de perdre des paroles. Les soins du vaisseau réclament ma présence.

Seadrift comprit ce que le capitaine voulait dire, et se retira avec répugnance dans la cabine. Comme il quittait la poupe, la lune se leva au-dessus de la ligne d’eau au bord de l’est et répandit sa douce lumière sur tout l’horizon. L’équipage de la Coquette put voir alors plus distinctement, depuis les sables de Hook jusqu’à plusieurs lieues en pleine mer. Il ne restait plus aucun doute sur la position du brigantin, qui était encore dans l’intérieur de la baie. Encouragé par cette certitude, Ludlow essaya d’oublier les sentiments qui lui étaient personnels, en remplissant un devoir qui devenait de plus en plus intéressant à mesure que l’espoir du succès devenait de plus en plus probable.

Il se passa peu de temps avant que la Coquette atteignît le canal qui forme l’embouchure inévitable du bras de mer. Avant que le vaisseau eût pris vent et que les gabiers fussent envoyés sur les vergues et les plus hauts espars, afin de découvrir à la clarté trompeuse de la lune autant d’étendue dans la baie que l’œil pouvait en parcourir, tandis que Ludlow, aidé du maître, se livrait sur le tillac à la même occupation, deux ou trois midshipmen étaient sur les vergues parmi les gabiers.

— Il n’y a rien de visible à l’intérieur, dit le capitaine après avoir regardé longtemps à travers sa lunette avec attention. L’ombre des montagnes de Jersey empêche la vue de s’étendre dans cette direction, et les espars d’une frégate pourraient être confondus avec les arbres de l’île des États du côté du nord. Gabier de la vergue barrée !

La voix grêle d’un midshipman répondit à cet appel.

— Que voyez-vous dans l’intérieur du Hook, Monsieur ?

— Il n’y a rien de visible. Notre chaloupe se dirige vers la terre, et le launch paraît être en repos en dehors du passage. Ah ! voici la yole se reposant sur ses avirons en dehors du Romar, mais nous ne voyons rien qui ressemble au cutter, à la portée des canons de Coney.

— Regardez de nouveau avec la lunette plus à l’ouest, et examinez l’embouchure du Rariton. Voyez-vous quelque chose de ce côté ?

— Ah ! voilà une tache sous notre vent.

— Que croyez-vous que ce soit ?

— À moins que mes yeux ne me trompent lourdement, Monsieur, il y a un léger bateau ramant dans la direction du vaisseau à une distance de trois encâblures.

Ludlow leva sa lunette, et regarda dans la direction qu’on venait de lui indiquer. Après quelques essais infructueux, son œil découvrit l’objet en question, et comme la lune jetait alors de la clarté, il distingua facilement sa nature. Il y avait effectivement un bateau qui, par ses mouvements, paraissait désirer entrer en communication avec le croiseur.

Le coup d’œil d’un marin est juste, sur son élément du moins, et son esprit est prompt à se former une opinion sur les choses qui appartiennent à sa profession. Ludlow s’aperçut promptement à la construction du bateau, que ce n’était pas un de ceux qu’il avait envoyés, et qu’il s’approchait dans une direction qui lui permettait d’éviter la Coquette, en se tenant dans une partie de la baie où il n’y avait pas assez d’eau pour un vaisseau de gros calibre. Ses mouvements décelaient une grande prudence, mais en même temps un désir évident de s’approcher aussi près du croiseur que la prudence pouvait le permettre. Prenant un porte-voix, il héla de la manière bien connue et habituelle.

La réponse perça faiblement contre le courant d’air, mais elle fut prononcée avec une grande pratique et une mesure parfaite de la voix.

— Eh ! eh ! un parlementaire du brigantin ! furent les seuls mots qu’on pût distinguer.

Pendant une minute ou deux, le jeune homme parcourut le tillac en silence ; puis il commanda subitement que le seul et dernier bateau qu’eût alors le croiseur fût mis à la mer.

— Jetez un signal dans les voiles de la poupe, dit-il quand ses ordres furent exécutés, et qu’il y ait des armes en dessous ! Nous voulons observer la bonne foi, tant que la bonne foi sera observée ; mais, il y a des raisons pour être prudents pendant cette entrevue.

Trysail reçut l’ordre de tenir le vaisseau stationnaire, et après avoir donné en secret à son subordonné ces instructions importantes, en cas de trahison, Ludlow commanda le bateau en personne. Peu de minutes suffirent pour amener le petit canot et le bateau étranger si près l’un de l’autre, que les moyens de communication étaient aussi faciles que sûrs. Les marins du premier reçurent l’ordre de cesser de ramer ; et, levant sa lunette, le commandant du croiseur prit une connaissance plus certaine de ceux qui attendaient son arrivée. Le bateau étranger dansait sur les vagues, comme une frêle coquille qui flotte assez légèrement sur l’onde pour toucher à peine l’élément qui la soutient, tandis que quatre marins athlétiques s’appuyaient sur les avirons, qui étaient placés de manière à le faire rapidement avancer au besoin. Près de la poupe, on voyait une figure qu’on pouvait facilement distinguer à son attitude et à son maintien. À son calme admirable, à ses bras croisés, à ses traits mâles et réguliers, à son costume, Ludlow reconnut le marin au châle des Indes. Un salut de la main l’engagea à s’aventurer plus près.

— Que demande-t-on au royal croiseur ? dit le capitaine, lorsque les deux bateaux se furent approchés l’un de l’autre.

— De la confiance, répondit le marin avec calme. Approchez-vous plus près, capitaine Ludlow. Je suis ici les mains nues ! Notre conférence peut avoir lieu sans porte-voix.

Honteux de ce qu’un canot appartenant à un vaisseau de guerre pût trahir quelque crainte, les gens de la yole obéirent avec empressement à l’ordre d’aller jusqu’à la portée des avirons.

— Eh bien ! Monsieur, vos désirs sont accomplis, j’ai quitté mon bâtiment pour venir près du parlementaire, dans la plus petite de mes chaloupes.

— Il n’est pas nécessaire de dire l’usage qu’on a fait des autres, reprit Tiller, dont un léger sourire effleura les traits calmes. Vous nous poursuivez chaudement, Monsieur, et laissez peu de repos à notre brigantin. Cependant vous n’êtes pas encore vainqueur.

— Nous avons l’espoir d’une meilleure fortune dans la capture que nous avons faite cette nuit.

— Je vous comprends, Monsieur ; maître Seadrift est tombé entre les mains des serviteurs de la reine. Mais prenez garde ; si quelques injures en paroles ou en actions sont faites à ce jeune homme, il existe des gens qui sauront comment venger cet outrage.

— Voilà un langage bien fier pour un proscrit, mais nous le pardonnerons en faveur du motif. Votre brigantin, maître Tiller, a perdu une partie de sa force dans la personne de l’Écumeur de mer, et il peut être sage d’écouter la voix de la modération. Si vous êtes disposé à traiter à l’amiable, je suis prêt à vous entendre.

— Alors cette entrevue se terminera convenablement, car je viens vous offrir une rançon que la reine Anne, si elle aime les revenus de la couronne, ne méprisera pas. Mais pour rendre mes devoirs à Sa Majesté, je veux d’abord écouter sa royale volonté.

— Premièrement, comme marin, et n’ignorant pas ce qu’un vaisseau peut accomplir, laissez-moi diriger votre attention sur la situation des parties adverses. Je suis certain que la Sorcière des Eaux, quoique cachée dans ce moment sous l’ombre des montagnes, ou favorisée peut-être par la distance et la faiblesse de la lumière, est encore dans la baie. Une force contre laquelle elle n’a aucun pouvoir de résister entoure le passage. Vous voyez le croiseur tout prêt à la rencontrer en dehors du Hook. Mes chaloupes sont stationnées de manière à vous ravir la possibilité de nous échapper sans qu’elles s’en aperçoivent ; enfin, tous les passages vous sont fermés. Demain, dès l’aurore, nous connaîtrons votre position, et nous agirons en conséquence.

— Aucune carte ne peut montrer plus clairement le danger des rocs et des écueils ! Et que faut-il faire pour éviter ces dangers ?…

— Rendre le brigantin, et partir. Quoique vous soyez proscrit, nous nous contenterons de la possession de ce bâtiment remarquable, jusqu’ici la cause de toutes vos fautes ; nous espérons que, privé de ce moyen, vous retournerez à une existence plus régulière.

— Avec les prières de l’Église pour notre amendement ! Maintenant, écoutez, capitaine Ludlow, ce que je viens vous offrir. Vous avez en votre possession une personne chérie par tous ceux qui suivent la dame au manteau vert de mer, et nous avons en notre pouvoir un brigantin qui commet de grandes injures envers la suprématie de la reine Anne sur les mers de cet hémisphère ; rendez-nous le captif, et nous vous promettons de quitter ces côtes pour n’y revenir jamais.

— Ce serait un digne traité, en effet, pour un homme dont l’habitation n’est pas une maison de fous ! Abandonner mes droits sur le principal agent du mal pour la parole d’un subordonné dont rien ne me répond ! Votre heureuse fortune, maître Tiller, trouble votre raison. Ce que j’offre, je l’offre parce que je ne voudrais pas réduire à l’extrémité un homme aussi remarquable que notre captif, et… il peut exister encore d’autres motifs, mais ne vous méprenez pas sur mon indulgence ; si la force devenait nécessaire pour mettre votre vaisseau entre nos mains, les lois examineront l’affaire avec plus de sévérité. Des délits que l’indulgence de notre système regarde comme véniels, peuvent aisément se changer en crimes.

— Je devrais trouver votre défiance excusable, répondit le contrebandier, réprimant avec peine un sentiment de hauteur et de fierté blessée. La parole d’un contrebandier doit avoir peu de poids aux yeux d’un officier de la reine. Nous avons été élevés à différentes écoles, et nous voyons les mêmes objets sous des couleurs différentes. Votre proposition mérite en quelque sorte mes remerciements, car j’y découvre de bonnes intentions. Mais je la refuse sans vous laisser aucun espoir de l’accepter jamais. Notre brigantin est, comme vous le dites fort bien, un vaisseau remarquable ; son égal en beauté et en rapidité ne flotte pas sur l’Océan. De par le ciel ! je sacrifierais plutôt les sourires de la plus belle femme de la terre, que de trahir l’affection que je porte à ce joyau de la science navale. Vous l’avez vu plus d’une fois, capitaine Ludlow, dans les tempêtes et dans les calmes, avec ses ailes étendues et ses voiles baissées, le jour, la nuit, de près, de loin, par le bon ou mauvais vent ; et je vous demande avec la franchise d’un marin, n’est-ce pas un bijou assez joli pour remplir le cœur d’un matelot ?

— Je ne peux nier les mérites du bâtiment, ni sa beauté ; c’est dommage qu’il n’ait pas une meilleure réputation.

— Je savais bien que vous ne pourriez lui refuser cet éloge. Mais je deviens un enfant lorsqu’il est question de ce brigantin. Maintenant, Monsieur, que nous avons écouté nos propositions réciproques, nous arrivons à la conclusion. Je me séparerais plutôt de la prunelle d’un de mes yeux que de souffrir qu’une des planches de cette charmante fabrique soit volontairement abandonnée. Offrirai-je une autre rançon pour le jeune homme ? Que penseriez-vous d’une somme en or pour garantie, et qui serait confisquée si nous manquions à notre parole ?

— Vous demandez l’impossible. En traitant avec vous, j’abandonne le sentier que l’autorité de mon rang m’ordonne de suivre ; parce que, comme je vous l’ai dit, il y a dans l’Écumeur de mer quelque chose qui l’élève au-dessus des gens qui exercent le même métier que lui. Le brigantin ou rien.

— Ma vie plutôt que le brigantin ! Vous oubliez, Monsieur, que notre destin est protégé par une personne qui se rit des efforts de votre flotte. Vous croyez que nous sommes cernés, et que, lorsque le jour renaîtra, il ne vous restera plus que la facile tâche de jeter les grappins de votre croiseur sur notre bau, et nous forcer à demander merci. Voilà d’honnêtes marins qui pourraient vous assurer de la futilité de ces espérances. La Sorcière des Eaux a couru la bouline de votre marine, et les boulets n’ont pas encore terni sa beauté.

— Et cependant un de ses membres est tombé devant un messager de mon vaisseau.

— La commission de notre maîtresse manquait au bâton dont vous voulez parler, interrompit Tiller, jetant un regard sur l’équipage attentif et crédule du bateau. Dans un moment d’oubli, elle fut élevée en mer et arrangée suivant nos idées sans prendre conseil du livre. Avec des avis convenables, rien de ce qui touche notre pont ne peut éprouver de malheurs. Vous avez l’air incrédule, et votre rang vous en fait un devoir ; mais si vous refusez de croire à la dame du brigantin, prêtez du moins l’oreille à vos propres lois. De quelle offense pouvez-vous accuser maître Seadrift, et pourquoi l’avez-vous fait prisonnier ?

— Son nom redoutable d’Écumeur de mer l’eût fait arracher du milieu d’un sanctuaire, répondit Ludlow en souriant. Quoiqu’il n’y ait aucune preuve d’un crime immédiat, on peut l’arrêter en toute sûreté, puisque les lois ne le protègent pas.

— Voilà votre justice si vantée ! Pirates ayant l’autorité, vous condamnez un absent, un homme qui garde le silence. Mais si vous croyez commettre impunément une violence, sachez qu’il existe des gens qui prennent le plus vif intérêt à la destinée de ce jeune homme.

— Ne perdez pas votre temps en folles menaces, dit le capitaine avec chaleur. Si vous acceptez mes offres, parlez ; si vous les rejetez, supportez les conséquences de votre refus.

— Que les conséquences retombent sur moi. Mais puisque nous ne pouvons nous accorder, vainqueur ou vaincu, nous nous séparerons amis. Touchez ma main, capitaine Ludlow, comme un brave touche la main d’un brave, quoique la minute d’ensuite ils se prennent à la gorge.

Ludlow hésita. Cette proposition fut faite avec un air si franc, et tandis qu’il s’avançait sur le plat-bord de son bateau, les manières de Tiller étaient si supérieures à celles d’un homme de son état, que Ludlow, de crainte de faire preuve d’orgueil, et ne voulant pas être accusé d’impolitesse, consentit, quoique avec répugnance, à toucher la main qui lui était offerte. Le contrebandier profita de ce rapprochement pour attirer les bateaux l’un près de l’autre, et au grand étonnement de tous ceux qui furent témoins de cette action, il sauta hardiment dans la yole et fut bientôt assis face à face avec l’officier.

— Il y a des affaires qui ne peuvent se traiter devant toute espèce de gens, dit à voix basse le marin hardi et confiant lorsqu’il eut ainsi subitement changé de position. Parlez-moi franchement, capitaine Ludlow : votre prisonnier est-il seul, en proie à la tristesse, ou a-t-il la consolation de savoir que d’autres s’intéressent à son malheur ?

— Il ne manque pas de consolations, maître Tiller, puisqu’il est plaint par la plus belle femme d’Amérique.

— Ah ! la belle Barberie avoue-t-elle l’estime qu’elle a pour lui ?… La conjecture est-elle vraie ?

— Malheureusement vous n’approchez que trop de la vérité. Cette jeune fille exaltée ne semble vivre qu’en sa présence. Elle méprise assez l’opinion des autres pour l’avoir suivi jusque sur mon vaisseau.

Tiller écoutait attentivement, et depuis cet instant toute inquiétude disparut de son visage.

— Celui qui est ainsi favorisé, peut pendant un moment oublier jusqu’au brigantin ! s’écria-t-il avec son air délibéré… Et l’alderman ?…

— Il est plus prudent que sa nièce, puisqu’il ne lui a pas permis de venir seule.

— C’est assez, capitaine Ludlow ; n’importe ce qui suivra, nous nous quittons amis. Ne craignez pas, Monsieur, de toucher de nouveau dans la main d’un proscrit, il est honnête à sa manière, et il y a bien des pairs et bien des princes dont la main n’est pas aussi pure. Témoignez de l’affection à ce jeune matelot téméraire et gai. Il n’a pas encore la prudence d’une tête plus vieille, mais son cœur est la bonté même. Je hasarderais ma vie pour protéger la sienne. Mais, malgré tout, le brigantin doit être sauvé. Adieu.

Il y avait de l’émotion dans la voix du marin, malgré le sang-froid qu’il affectait. Après avoir serré la main de Ludlow, il retourna dans sa propre barque avec l’aisance et le calme d’un homme dont l’Océan est la demeure.

— Adieu ! répéta-t-il en faisant signe à ses gens de ramer dans la direction des bas-fonds, où il savait que le vaisseau ne pourrait le suivre. Nous pouvons nous retrouver encore ; jusque-là, adieu.

— Nous sommes sûrs de nous rencontrer à la lueur du jour.

— Ne le croyez pas, brave gentilhomme. Notre dame cachera les espars sous sa ceinture, et nous passerons inaperçus. Que la bénédiction d’un marin vous accompagne. De bons vents et en abondance ; un port sûr est un asile agréable. Traitez avec bonté le jeune homme qui est en votre pouvoir, et, qu’excepté dans vos entreprises contre mon vaisseau, le succès suive votre pavillon !

Les matelots des deux chaloupes frappèrent l’eau de leurs avirons en même temps, et les deux équipages furent promptement hors de la portée de la voix.



CHAPITRE XXVII.


Ai-je dit cela ? Qui aurait pu me croire ?
Shakspeare. Mesure pour mesure.


L’entrevue que nous avons décrite dans le précédent chapitre eut lieu pendant les premiers quarts de nuit. Nous allons maintenant en rapporter une autre qui se passa quelques heures après que le jour se fut levé sur les bourgeois industrieux du Manhattan.

Il existait près d’un des magasins en bois qui bordent le bras de mer sur lequel la ville est si heureusement bâtie, une habitation autour de laquelle on remarquait tout ce qui annonçait que le propriétaire était un homme faisant un commerce de détail, actif et profitable pour le siècle et le pays. Malgré l’heure peu avancée, les fenêtres de cette maison étaient ouvertes, et un individu au visage affairé mettait assez souvent la tête à la croisée pour faire supposer qu’il attendait la seconde partie intéressée dans l’affaire qui l’avait fait sortir de son lit encore plus tôt qu’à l’ordinaire. Un coup bruyant frappé à la porte vint le délivrer de son apparente inquiétude ; et se hâtant d’ouvrir, il reçut son hôte avec des démonstrations de politesse et de grandes protestations de respect.

— Mylord, c’est un honneur qui n’arrive pas souvent à des hommes de mon humble condition, dit le maître de la maison avec volubilité ; mais j’ai cru qu’il serait plus agréable à Votre Seigneurie de recevoir le… le… ici que dans le lieu qu’elle habite en ce moment : Votre Seigneurie veut-elle se reposer, après la promenade de Votre Seigneurie ?

— Je vous remercie, dit le nouveau venu, prenant avec l’aisance d’un supérieur le siège qui lui était offert. Vous jugez avec votre discernement ordinaire en ce qui a rapport à ma demeure. Mais il serait plus prudent de ne pas le voir du tout. L’homme est-il venu ?

— Sans aucun doute, Mylord, il n’aurait pas osé faire attendre Votre Seigneurie, et je lui aurais encore moins permis un tel manque d’égard. Il se trouvera trop heureux de se présenter devant Votre Seigneurie, lorsque Votre Seigneurie voudra le recevoir.

— Qu’il attende, il est inutile de se presser. Il vous a probablement communiqué quelques-unes des causes de ce rendez-vous extraordinaire, Carnaby, et vous pouvez m’en instruire en attendant que je le voie.

— Je suis fâché d’être obligé de vous dire, Mylord, que cet homme est aussi obstiné qu’une mule. J’ai senti toute l’inconvenance de l’introduire personnellement devant Votre Seigneurie ; cependant, comme il a insisté, et qu’il prétend avoir des affaires du plus grand intérêt à vous communiquer, Mylord, je ne pouvais prendre sur moi de deviner ce qui était agréable ou non à Votre Seigneurie, et je fus assez hardi pour écrire un billet.

— Et c’était un billet fort convenable, maître Carnaby. Je n’ai rien reçu de mieux depuis mon arrivée dans cette colonie.

— L’approbation de Votre Seigneurie suffirait pour rendre un homme fier ! l’ambition de ma vie, Mylord, est de remplir les devoirs de ma place d’une manière convenable, et de traiter ceux qui sont au-dessus de moi avec le respect que je leur dois. Si j’osais porter un jugement en pareilles matières, Mylord, je dirais que les colons ne connaissent guère la différence qui existe entre les rangs, dans leur correspondance ni en aucune autre chose.

Le noble lord haussa les épaules, et mit dans son regard une expression qui encouragea le détaillant à continuer.

— C’est juste ce que je pense moi-même, Mylord, continua-t-il en souriant ; mais, ajouta-t-il d’un air important, comment seraient-ils mieux appris ? L’Angleterre n’est qu’une île, et tout le monde ne peut pas naître ni être élevé sur le même coin de terre.

— Cela serait incommode, Carnaby, quand cela n’aurait pas d’autres conséquences désagréables.

— C’est presque mot à mot ce que j’ai dit moi-même à mistress Carnaby pas plus tard qu’hier, Mylord, seulement je ne m’exprimais pas aussi bien. Il serait incommode, dis-je à mistress Carnaby, de prendre ici un autre locataire, tout le monde ne peut pas vivre dans la même maison. Je dois ajouter en faveur de la pauvre femme qu’elle exprima dans la même occasion beaucoup de regrets de ce que Votre Seigneurie doit bientôt nous quitter et retourner dans la vieille Angleterre.

— C’est réellement un sujet sur lequel on devrait plutôt se réjouir que pleurer. Emprisonner ou du moins placer dans des limites si étroites un aussi proche parent de la reine, est une affaire qui doit avoir de conséquences fâcheuses, et qui est une offense contre toute propriété.

— Cela est horrible, Mylord ! si ce n’est pas sacrilège par la loi ; et c’est une plus grande honte pour l’opposition dans le parlement, qui a détruit tant d’autres bonnes règles adoptées pour le bien des sujets ?

— En vérité, je ne suis pas sûr de résister à la tentation de me joindre à eux, moi-même, toutes détestables qu’elles sont, Carnaby ; car cette négligence des ministres, pour ne pas l’appeler d’un autre nom, pourrait conduire un homme à quelque chose de pire encore.

— Je suis persuadé que personne ne pourrait blâmer Votre Seigneurie, si Votre Seigneurie se joignait à n’importe qui, ou à n’importe quoi, excepté aux Français ! J’ai souvent dit à mistress Carnaby quelque chose de semblable dans les fréquentes conversations que nous avons eues sur la position pénible où l’on a placé Votre Seigneurie.

— Je ne croyais pas que cette bizarre affaire eût à ce point captivé l’attention, répondit le nouveau venu, mécontent de cette allusion.

— Ce n’est qu’avec respect que nous nous en occupons, Mylord. Mistress Carnaby et moi ne faisons jamais allusion à ce malheur qu’en véritables Anglais, et comme cela est convenable.

— La réserve pourrait pallier une plus grande faute. Ce mot convenable est un terme prudent, il exprime tout ce qu’on peut désirer. Je ne supposais pas que vous fussiez un homme aussi intelligent, maître Carnaby : habile dans votre commerce, c’est un talent que je vous connaissais ; mais un jugement si sain, des principes si solides, c’est, je l’avoue, plus que je n’espérais. Ne pouvez-vous former aucune conjecture sur l’affaire dont cet homme veut m’entretenir ?

— Pas le moins du monde, Mylord. Je lui ai démontré l’inconvenance de demander une entrevue ; il m’a parlé d’une affaire importante, je ne sais pas laquelle, dont vous aviez quelque connaissance ; je ne pus comprendre ce qu’il me disait, et nous nous séparâmes sans explication.

— Je ne veux pas voir cet homme.

— Comme il plaira à Votre Seigneurie. Tant de différentes affaires m’ont passé par les mains qu’il aurait bien pu me confier celle-là ; je le lui dis, mais il refusa positivement, et il me répéta si souvent qu’il était de la plus haute importance qu’il vît Votre Seigneurie, que je pense… peut-être, maintenant…

— Faites-le entrer.

Carnaby fit un humble et profond salut, et après s’être occupé à placer des chaises et une table d’une manière plus commode, il quitta la chambre.

— Où est la personne que je vous ai recommandé de surveiller dans la boutique ? dit Carnaby d’un ton d’autorité, en s’adressant à un jeune garçon pâle et d’une faible santé qui remplissait chez lui l’office de clerc ; je parierais que vous l’avez laissée dans la cuisine, et que vous avez fait le paresseux devant la porte ; on ne trouverait pas dans toute l’Amérique un garçon moins soigneux et moins attentif que vous, et le soleil ne se lève jamais que je ne me repente d’avoir signé votre entrée dans ma maison. Vous me paierez tout cela…

La venue de la personne qu’il cherchait interrompit les reproches du soupçonneux marchand et du tyran domestique ; il rouvrit la porte, puis, la refermant aussitôt, il laissa les deux étrangers ensemble.

Bien que le descendant dégénéré du grand Clarendon n’eût point hésité à protéger le commerce illégal qui était alors si commun dans les mers d’Amérique, il avait, comme c’est assez l’ordinaire, rendu son dernier hommage à la vertu, en refusant en toute occasion de traiter personnellement avec ses agents ; à l’abri par son rang et sa place, il s’était réconcilié avec lui-même en se persuadant que la cupidité est une faute plus vénielle lorsqu’elle est cachée, et il croyait avoir conservé la dignité de son rang et rempli un devoir impérieux en ne se permettant aucun contact immédiat avec des contrebandiers ; indifférent à la vertu elle-même, il croyait faire assez en en conservant le masque, mais loin de payer ce léger tribut à la décence dans ses habitudes ordinaires, la fierté de son rang lui avait suggéré dans cette circonstance ce que la fierté de son âme ne lui eût jamais indiqué. De tous ceux avec lesquels il avait la condescendance de communiquer directement, Carnaby était le plus dégradé et le plus bas, et même avec lui il aurait eu quelques scrupules si la nécessité ne l’avait pas forcé de s’abaisser au point d’accepter une assistance pécuniaire d’une personne qu’il méprisait autant qu’il la détestait.

Lorsque la porte s’ouvrit lord Cornbury se leva, et, résolu à terminer promptement cette entrevue, il se tourna pour examiner l’individu qui se présentait, avec l’air de hauteur qu’il jugeait nécessaire dans une circonstance semblable. Mais il trouva dans le marin au châle des Indes un homme qui ne ressemblait en rien à l’épicier rampant qu’il venait de quitter. Un œil calme rencontra le sien, et à son regard d’autorité répondit un regard plus fier que le sien. Il était évident à l’air tranquille du marin que ce dernier fondait ses droits à l’égalité sur l’aristocratie de la nature. Le seigneur oublia le rôle qu’il avait l’intention de jouer, et il s’écria avec autant d’admiration que de surprise :

— Quoi ! est-ce l’Écumeur de mer ?

— Les hommes m’appellent ainsi. Si une existence passée sur l’Océan donne des droits à ce titre, il a été justement gagné.

— Votre réputation,… je puis dire que quelques traits de votre histoire ne me sont pas inconnus. Le pauvre Carnaby, qui est un digne et industrieux marchand, élevant une nombreuse famille par son travail, m’a prié de vous recevoir. Sans cela cette démarche serait moins excusable que je ne le désirerais. Les hommes d’un certain rang doivent beaucoup à leur position dans le monde, et je me fie à votre discrétion.

— Je me suis rencontré avec de plus grands seigneurs, et j’ai si peu gagné par ces entrevues qu’il ne m’est jamais venu dans l’idée de m’en vanter. Plusieurs princes ont trouvé du profit à faire ma connaissance.

— Je ne nie pas votre utilité, Monsieur, c’est seulement la prudence que je vous recommande. Il y a eu une espèce de contrat entre nous, du moins c’est ce que Carnaby m’a dit, car j’entre rarement dans ces détails moi-même. De cette façon vous avez peut-être quelques droits à m’inscrire sur la liste de vos pratiques. Les hommes qui remplissent de hautes fonctions doivent respecter les lois, et cependant il n’est pas toujours commode, ni même utile qu’ils s’infligent les mêmes privations que la politique impose au public. Un homme qui a autant vu le monde que vous n’a besoin d’aucune explication à ce sujet ; je ne doute pas que notre entrevue ne se termine d’une manière satisfaisante.

L’Écumeur crut à peine nécessaire de dissimuler le mépris qui se peignait sur ses lèvres tandis que lord Cornbury essayait de justifier sa cupidité, et lorsque l’orateur eut cessé de parler, il exprima son assentiment par une simple inclination de tête. L’ex-gouverneur vit que cette tentative était inutile, et en renonçant à cette mascarade, il céda davantage à ses goûts et à ses habitudes naturelles, et réussit mieux.

— Carnaby a été un fidèle agent, continua-t-il, et, suivant son rapport, il semblerait que sa confiance n’a pas été mal placée. Si la renommée dit vrai, il n’y a pas de plus habile navigateur que toi sur les mers étroites, maître Écumeur. Il est à supposer que tes correspondants sur cette côte sont aussi lucratifs qu’ils sont nombreux.

— Celui qui vend bon marché ne manque pas de pratiques. Je crois que Votre Seigneurie n’a aucune raison de se plaindre des prix.

— Vous avez atteint le but comme à l’aide de votre compas ! Fort bien, Monsieur ; mais comme je ne suis pas plus longtemps le maître ici, puis-je savoir l’objet de cette entrevue ?

— Je viens vous demander votre intérêt en faveur d’une personne qui est tombée entre les griffes d’un officier de la reine.

— Hem… cela veut dire que le croiseur qui est dans la baie a attrapé quelque négligent contrebandier. Aucun de nous n’est immortel, et un arrêt est une mort légale pour des gens de votre religion commerciale. L’intérêt est un mot qui a plusieurs significations. Il est de l’intérêt d’un homme de prêter, d’un autre d’emprunter, du créancier de recevoir ; du débiteur d’éviter le paiement. Il y a encore de l’intérêt à la cour et de l’intérêt en cour….. Enfin il faut que vous vous expliquiez plus franchement avant que je ne décide sur le sujet de votre visite.

— Je n’ignore pas qu’il a plu à la reine de nommer un nouveau gouverneur dans cette colonie, et que vos créanciers ont trouvé prudent de prendre votre personne pour gage de ce qui leur est dû. Cependant, je pense qu’un seigneur du même sang que la reine, et qui tôt ou tard jouira de son rang et de sa fortune dans la mère-patrie, ne demandera pas une aussi légère récompense que celle que je sollicite sans l’obtenir. Voilà la raison pour laquelle je préfère traiter avec vous.

— Voilà une explication aussi claire que le casuiste le plus habile pourrait la souhaiter ! J’admire votre brièveté, maître Écumeur, et je confesse que vous êtes le meilleur juge de l’étiquette. Lorsque votre fortune sera faite, je vous recommande de choisir la cour comme lieu de retraite. Gouverneurs, créanciers, reine, emprisonnement sont tous entassés dans la même sentence, comme le Credo écrit sur l’ongle du pouce ! Bien, Monsieur, nous supposerons que mon intérêt est de faire ce que vous désirez. Quel est le délinquant ?

— Un nommé Seadrift, un jeune homme aimable et utile, qui est un agent précieux entre moi et mes pratiques. Étourdi, gai, mais cher à tous ceux qui habitent mon brigantin, parce qu’il est d’une fidélité à toute épreuve et d’un esprit entreprenant. Nous sacrifierions volontiers les profits de notre voyage pour obtenir sa liberté. Il m’est nécessaire par ses connaissances en riches tissus et autres objets de luxe qui composent mon commerce, et je suis plus fait pour guider le vaisseau au port et veiller à sa sûreté au milieu de ses écueils et de ses tempêtes, que pour trafiquer de ces babioles de la vanité féminine.

— Un jeune homme si habile n’aurait pas dû prendre un commis aux douanes pour une pratique. Comment cette aventure est-elle arrivée ?

— Il rencontra la chaloupe de la Coquette dans un moment malencontreux, et comme nous avions, peu de temps auparavant, été chassés loin des côtes, il n’y eut pour lui d’autre alternative que d’être arrêté.

— Le dilemme n’est pas sans difficulté. Lorsque sa résolution est fixée, il est difficile de faire changer d’opinion à ce M. Ludlow. Je ne connais pas dans la flotte un homme qui exécute plus littéralement ses ordres ; c’est un homme, Monsieur, qui pense que les mots n’ont qu’une seule signification, et qui voit aussi peu de différence que possible entre la théorie et la pratique.

— C’est un marin, Mylord, et il comprend ses instructions avec la simplicité d’un marin. Je ne pense pas moins bien de lui parce qu’on ne peut le détourner de son devoir ; car, comprenons le devoir comme il nous plaît, mais une fois que nous avons pris du service, il faut le remplir avec fidélité.

Une légère tache rouge parut et disparut sur la joue du prodigue Cornbury. Honteux de sa faiblesse, il affecta de rire de ce qu’il venait d’entendre, et continua :

— Votre bienveillance et votre charité feraient honneur à un ecclésiastique, maître Écumeur de mer ! Rien ne saurait être plus vrai, car nous sommes dans un siècle de vérités morales, témoin la succession protestante. On juge maintenant les hommes par leurs actions, et non pas par leurs paroles. Ce jeune garçon est-il d’une si grande utilité qu’il ne puisse être abandonné à son sorti ?

— Quoique je sois fou de mon brigantin, et que peu d’hommes aiment une femme d’une affection plus sincère, cependant je verrais ce charmant bâtiment devenir un cutter de la reine avant d’en concevoir la pensée ! Mais je ne veux pas songer par anticipation à un long et pénible emprisonnement pour le jeune homme, puisque ceux qui ne sont pas tout à fait sans pouvoir prennent le plus vif intérêt à sa sûreté.

— Vous avez vaincu le brigadier ! s’écria Cornbury dans un transport d’exaltation qui l’emporta sur le peu de réserve qu’il avait cru convenable de conserver jusqu’alors. Cet immaculé réformateur, ce représentant de ma royale cousine, a mordu à un hameçon doré et prouve après tout qu’il est un digne gouverneur des colonies.

— Non, lord vicomte. Ce que nous avons à espérer ou ce que nous avons à craindre de votre successeur est un secret pour moi.

— Faites-lui des promesses, maître Écumeur. Présentez des espérances d’or à son imagination, de l’or même devant ses yeux, et vous réussirez. Je parierais le comté que j’espère, qu’il cèdera ! Ces places si éloignées de la métropole, sont comme autant d’hôtels des monnaies à demi autorisés, où l’argent doit être monnayé, et où le seul contrefacteur est le représentant de Sa Majesté. Promettez-lui de l’or, et s’il est mortel, il cèdera !

— Et cependant, Mylord, j’ai rencontré des gens qui préféraient la pauvreté et leurs opinions à l’or et aux désirs des autres.

— Les benêts étaient des lusus naturæ ! s’écria le dissolu Cornbury, perdant toute réserve et avec un ton qui convenait à son caractère et à ses manières habituelles. Vous auriez dû les mettre en cage, Écumeur, et les montrer aux curieux pour de l’argent. Ne vous méprenez pas, Monsieur, si je parle un peu confidentiellement. J’espère connaître la différence qui existe entre un niveleur[30] et un gentilhomme, aussi bien qu’un autre ; mais fiez-vous à moi, M. Hunter est un être humain, et il cèdera si vous vous y prenez adroitement… Qu’attendez-vous de moi ?

— D’exercer une influence qui ne peut manquer de réussir, puisqu’il existe entre les hommes d’un certain rang une politesse qui les engage à passer par-dessus la rivalité, par esprit de caste. Le cousin de la reine peut encore obtenir la liberté d’un homme dont le plus grand crime est un commerce libre, quoiqu’il ne soit pas capable de conserver sa propre place dans le gouvernement.

— Il est vrai que ma faible influence peut s’étendre jusque-là, pourvu que le jeune homme m’ait été nommé dans aucun acte de proscription. Je voudrais avec joie, monsieur l’Écumeur, terminer ma carrière dans cet hémisphère par quelque trait de miséricorde, si… en vérité… j’en vois les moyens.

— Ils ne manqueront pas. Je sais que la loi est comme tout autre article de grand prix. Quelques-uns pensent que la justice tient une balance à la main, afin de peser les récompenses qu’elle reçoit. Quoique les profits de mon dangereux commerce aient beaucoup diminué, je remplirais volontiers cette balance de deux cents doublons pour ravoir le jeune homme sain et sauf dans la cabine du brigantin.

Tout en parlant ainsi, et avec le calme d’un homme qui ne voyait pas de nécessité de faire usage de circonlocutions, l’Écumeur de mer tira un pesant sac d’or de dessous sa redingote, et le déposa sur la table sans jeter un second regard sur ce trésor. Lorsque cette offrande fut faite, il se détourna moins à dessein que par un mouvement involontaire, et lorsqu’il se trouva de nouveau en face de son compagnon, le sac avait disparu.

— Votre affection pour ce jeune garçon est touchante, maître Écumeur, répondit le corrompu Cornbury. Il eût été dommage qu’une telle amitié n’eût pas été récompensée. Aura-t-on des preuves pour sa condamnation ?

— On peut en douter ; il n’a eu de rapports qu’avec la plus haute classe de mes pratiques, et encore avec très-peu d’entre elles. Le soin que je prends maintenant est plutôt causé par ma tendresse pour ce jeune homme que par l’inquiétude des résultats. Je vous compterai, Mylord, parmi ses protecteurs, dans le cas où cette affaire sera tenue secrète.

— Je suis reconnaissant de votre franchise ; mais M. Ludlow se contentera-t-il de la possession d’un inférieur, lorsque le principal personnage est si près ? et le brigantin ne sera-t-il pas confisqué ?

— Je me charge de tout le reste. Nous l’avons, il est vrai, échappé belle, pas plus tard que la nuit dernière, tandis que nous n’avions qu’une ancre à jet, attendant celui qui venait d’être arrêté. Le commandant de la Coquette, lui-même, profitant de la possession de mon esquif, arriva jusque dans l’espace qui séparait le vaisseau de son ancre. Il était sur le point de couper le cordage, lorsque ce projet si dangereux pour nous fut découvert. C’eût été un sort peu digne de la Sorcière des Eaux, de voguer vers la terre comme un morceau de bois flottant, et d’être arrêtée dans sa noble carrière comme un bateau échoué !

— Vous avez évité ce malheur ?

— Mes yeux sont rarement fermés, lord vicomte, lorsque le danger est près. J’aperçus l’esquif à temps ; je le surveillais, car je savais qu’une personne dans laquelle je me confiais était éloignée… Lorsque le mouvement devint suspect, nous eûmes les moyens d’effrayer ce M. Ludlow, et de le faire renoncer à son entreprise, sans avoir recours à la violence.

— Je ne croyais pas qu’on pût le détourner d’une entreprise semblable à celle-ci.

— Vous le jugez bien, et je puis dire que nous l’avions aussi bien jugé. Mais lorsque ses bateaux vinrent nous chercher, l’oiseau était déniché.

— Vous dirigeâtes à temps le brigantin en mer ? observa lord Cornbury, qui n’était pas fâché de croire que le vaisseau était déjà loin des côtes.

— J’avais d’autres affaires. Mon agent ne pouvait pas être ainsi abandonné, et je voulais terminer plusieurs petits comptes dans cette ville. Je me dirigeai vers le haut de la baie.

— Ah ! maître Écumeur, c’est une démarche hardie, et qui parle peu en faveur de votre prudence.

— Lord vicomte, on trouve sécurité dans le courage, répondit le contrebandier avec calme, et peut-être avec un peu d’ironie. Tandis que l’officier de la reine formait tous les passages, mon léger vaisseau flottait tranquillement sous les montagnes de l’île des États. Avant que le quart du matin fût terminé, il passa devant ces magasins, et il attend maintenant son capitaine dans le large bassin au-delà du cap qui est là-bas.

— Voilà une témérité condamnable ! Un caprice du vent, un changement de marée, ou n’importe quel autre accident commun sur mer, vous eût mis à la merci des lois, et aurait beaucoup embarrassé ceux qui sont intéressés à votre sûreté.

— Autant que cette crainte a rapport à mon bien-être, Mylord, je vous remercie ; mais fiez-vous à moi, les hasards de ma vie m’ont laissé peu de choses à apprendre sur ce sujet. Nous allons traverser la Porte-d’Enfer, et gagner la pleine mer par le détroit de Connecticut.

— En vérité, maître Écumeur, on a besoin d’avoir des nerfs pour être votre confident. La bonne foi dans les contrats constitue la beauté de l’ordre social ; sans cela, il n’y a ni sécurité dans les intérêts, ni aucun repos pour la réputation. Mais la bonne foi doit être mise en œuvre aussi bien qu’exprimée ; et lorsque les hommes, dans de certaines situations, se placent sous la dépendance de certains autres qui devraient avoir des motifs d’être sages, les premiers sont obligés de respecter, même jusqu’aux détails les plus scrupuleux, les conditions du traité. Je renonce à cette transaction, Monsieur, si je dois comprendre que les témoignages s’élèveront contre nous, et qu’ainsi la Sorcière des Eaux se trouverait en danger d’être jugée devant l’amirauté.

— Je suis fâché que telle soit votre décision, répondit l’Écumeur. Ce qui est fait est fait, quoique j’espère encore qu’on peut y remédier. Mon brigantin est maintenant à une lieue d’ici, et ce serait à moi perfidie de le nier. Puisque votre opinion, Mylord, est que notre contrat n’est pas valable, il est inutile de l’exécuter. Les doublons pourront servir à empêcher qu’il n’arrive quelque malheur au jeune homme.

— Vos constructions de phrases sont aussi littérales qu’une version d’écolier, maître Écumeur. Il y a un idiome dans la diplomatie aussi bien que dans les langues, et un homme qui sait bien faire un traité ne devrait pas ignorer ce langage. Dieu me protège, Monsieur ; une hypothèse n’est pas une conclusion, pas plus qu’une promesse n’est une chose faite. Ce qui est avancé par forme de supposition n’est que l’ornement du raisonnement, tandis que l’or a le caractère plus solide de la démonstration. Notre affaire est faite.

Le candide marin regarda un moment le noble casuiste, doutant s’il devait ou non acquiescer à cette conclusion ; mais avant qu’il se fût décidé, le bruit sourd d’une pièce d’artillerie ébranla les fenêtres de l’appartement.

— Le canon du matin, s’écria Cornbury qui tressaillit à cette explosion avec la conscience d’un homme pris en faute. Non ! voilà une heure que le soleil est levé !

L’Écumeur ne manifesta aucune émotion, quoiqu’il fût évident, par son attitude pensive et la fixité de ses yeux, qu’il prévoyait le danger. Allant à la fenêtre, il regarda la mer et recula aussitôt comme n’ayant pas besoin d’en apprendre davantage.

— Notre affaire est faite, dit-il en s’approchant précipitamment du vicomte et en lui serrant la main malgré tous les efforts qu’il faisait pour éviter cette familiarité ; notre affaire est faite ; conduisez-vous généreusement avec le jeune homme en question, et votre action sera récompensée ; conduisez-vous avec perfidie, je m’en vengerai.

Pendant un instant encore l’Écumeur tint la main de l’efféminé vicomte emprisonnée dans la sienne, puis, ôtant son bonnet avec politesse plutôt par déférence pour lui-même que pour son compagnon, il tourna sur ses talons et quitta la maison d’un pas ferme.

Carnaby, qui entrait dans la chambre au même instant, trouva son hôte partagé entre le ressentiment, la surprise et la crainte. Mais la légèreté naturelle de l’ex-gouverneur prit promptement le dessus, et, débarrassé de la présence d’un homme qui l’avait traité avec si peu de cérémonie, il secoua la tête comme une personne habituée à se soumettre aux maux qu’elle ne peut empêcher, et prit l’air d’aisance et d’insolente supériorité qui lui était habituel devant l’obséquieux épicier.

— Cela peut être un morceau de corail, une perle, ou tout autre précieux produit de l’Océan, maître Carnaby, dit le vicomte qui involontairement essayait de purifier sa main souillée en se servant de son mouchoir de poche ; mais c’est une chose sur laquelle l’eau salée a laissé sa croûte. J’espère n’être jamais bloqué de nouveau par un tel monstre, je ferais mieux de dire harponné ; car la familiarité du contre-maître est plus pénible qu’aucune invention de ses frères de l’onde amère ne peut l’être à leur parent le Léviathan. L’horloge a-t-elle sonné ?

— Il n’est pas encore six heures, Mylord, et Votre Seigneurie a amplement le temps de retourner au logement de Sa Seigneurie. Mistress Carnaby a osé se flatter que Votre Seigneurie voudra bien condescendre à nous faire l’honneur de prendre une tasse de thé sous notre humble toit.

— Que veut dire ce canon, maître Carnaby ? Il a donné l’alarme au contrebandier, comme si c’eût été un signal du Dock des Éxécutions ou un gémissement de l’ombre de Kidd.

— Je n’ai jamais la hardiesse de former un jugement, Mylord. Je suppose que c’est le bon plaisir des officiers de Sa Majesté dans le fort, et lorsque cela est ainsi, on est toujours sûr que tout est prospère, et tout à fait anglais.

— Anglais ou Hollandais, il a eu le talent d’effaroucher cet oiseau aquatique, ce courlieu, cet albatros[31], et de le faire descendre de son perchoir !

— Par mon respect envers Votre Seigneurie, Votre Seigneurie a l’esprit le plus brillant de tous les gentilshommes du royaume de Sa Majesté ! Mais toute la noblesse est si spirituelle qu’il est aussi honorable qu’instructif de l’entendre parler. Si c’est le bon plaisir de Votre Seigneurie, je vais regarder par la fenêtre, et voir s’il n’y a rien de visible.

— Faites-le, maître Carnaby ; je confesse que j’éprouve un peu de curiosité de connaître ce qui a donné l’alarme à ce veau marin. Ah ! ne vois-je pas les mâts d’un vaisseau par dessus les toits de cette ligne de magasins ?

— Votre Seigneurie a le coup d’œil le plus prompt et la meilleure manière d’envisager les choses, de tous les seigneurs d’Angleterre ! Je serais resté ici un quart d’heure, avant d’avoir pensé à regarder au-dessus des toits des magasins, et c’est là où se porte le premier regard de Votre Seigneurie.

— C’est un vaisseau ou un brick, maître Carnaby. — Vous avez l’avantage de la position, car je n’aimerais pas à être vu ; — parlez promptement, benêt, est-ce un vaisseau, ou un brick ?

— Mylord, si c’est un brick ou un vaisseau, en vérité, il faut que je le demande à Votre Seigneurie, car je me connais si peu à ces sortes de choses.

— Je vous en prie, complaisant Carnaby, ayez la bonté d’avoir une opinion à vous pour quelques instants… Voilà de la fumée tourbillonnant derrière ces mâts.

Les fenêtres ébranlées de nouveau et un second coup firent cesser tous les doutes. Un instant après, l’avant d’un vaisseau de guerre parut ; bientôt tous les canons se montrèrent les uns après les autres jusqu’au moment où l’on découvrit en entier les larges flancs de la Coquette.

Le vicomte ne chercha plus la raison pour laquelle le contrebandier l’avait quitté si précipitamment. Fouillant un instant dans sa poche, il en retira sa main pleine des doublons qu’il avait reçus. Dans un moment d’oubli il allait les répandre sur la table, mais il serra la main, et, disant adieu à l’épicier, il quitta la maison avec une résolution aussi ferme que celle qui fut jamais prise par un homme convaincu d’avoir fait une action répréhensible, de ne jamais s’exposer au contact familier d’un tel mécréant.



CHAPITRE XXVIII.


Ces corsaires s’inquiètent-ils du nom du roi ?
Shakspeare. La Tempête.


Les Manhattanais comprendront promptement la situation des deux vaisseaux, mais ceux de nos compatriotes qui habitent des parties éloignées des États-Unis désirent peut-être une explication des localités.

Quoique l’immense golfe qui reçoit l’Hudson et tant de petites rivières soit formé principalement par une dentelure du continent, la portion où se trouve le port de New-York est séparée de l’Océan par l’heureuse position de ses îles. Il y a deux de ces dernières qui donnent au bassin son caractère général, et à une longue ligne de côtes, tandis que plusieurs qui sont plus petites servent d’ornement au hâvre et au paysage. Entre la baie de Rariton et celle de New-York, il y a deux communications, une entre les îles des États et de Nassau, appelée les Narrows, qui est le canal ordinaire par lequel les vaisseaux entrent dans le port, et l’autre, entre l’île des États et le continent, et qui est connue sous le nom de Kilus. C’est par le moyen du dernier que les vaisseaux passent dans les eaux voisines de New-Jersey et ont accès à tant de rivières de cet État. Mais tandis que l’île des États est si utile à la sûreté et à la facilité du port, celle de Nassau a d’heureux résultats sur une grande étendue des côtes. Après avoir abrité la moitié du hâvre contre l’Océan, elle approche si près du continent, que l’étroit passage qui se trouve entre eux n’a que la distance de deux encablures, et s’étendant vers l’est, pendant la distance de cent milles, il forme un large et beau détroit. Après avoir passé près d’un archipel qui se trouve à environ quarante lieues de la ville, les vaisseaux peuvent par une autre issue gagner la pleine mer.

Les marins comprendront facilement que la marée doit nécessairement refluer vers ces bras de mer par différentes directions. Le courant qui pénètre par Sandy Hook (scène d’une partie de cet ouvrage) coule à l’ouest dans les rivières de Jersey, au nord dans l’Hudson, et à l’est le long du bras de mer qui se trouve entre l’île de Nassau et le continent. Le courant qui arrive par Montauk, où l’extrémité orientale de Nassau élève le vaste bassin du détroit, remplit les rivières du Connecticut, et joint la marée de l’ouest dans un lieu appelé Throgmorton, à vingt milles au-delà de la ville.

Comme l’étendue des bras de mer est immense, il est à peine nécessaire de dire que la pression d’une telle nappe d’eau rend les courants, dans les passages étroits, excessivement rapides. Puisque légale répartition de l’élément, qui dépend des lois naturelles, doit partout où il se trouve un manque d’espace, redoubler de vélocité, il y a conséquemment une marée rapide dans toute l’étendue qui se trouve entre le hâvre et le Throgmorton ; s’il est permis de se servir d’une comparaison poétique, on peut dire que, dans la partie la plus étroite du canal, l’eau s’élance de la terre comme une flèche s’élance d’un arc. En conséquence d’une brusque courbure qui décrit deux angles droits à une faible distance, la position dangereuse de plusieurs rocs qui sont visibles, et un plus grand nombre d’autres qui ne le sont pas, la confusion produite par les courants contre les courants tournants, ont fait donner à ce passage difficile le nom de Porte-d’Enfer. Cet endroit mémorable a fait palpiter bien des cœurs tendres d’une frayeur un peu exagérée par son nom effrayant, quoiqu’il soit constamment la cause de pertes pécuniaires, et, dans bien des occasions, de dangers personnels. Ce fut là qu’une frégate anglaise se perdit pendant la guerre de la révolution pour s’être heurtée contre un rocher appelé le Pot ; le vaisseau se remplit et s’abîma sous ses voiles si subitement qu’on dit même que quelques-uns de ses matelots furent noyés. Un effet à peu près semblable, quoique bien moins considérable, est produit dans le passage parmi les îles par lesquelles les vaisseaux gagnent l’Océan, à l’extrémité orientale du détroit. Quoique l’étendue de cette dernière nappe d’eau soit beaucoup plus considérable que celle de la baie de Rariton et du havre de New-York, la force de la pression est diminuée par une étendue correspondante dans les débouchés. Maintenant que ces explications sont données, nous allons retrouver nos personnages.

Lorsque le marin que nous connaissons depuis le commencement de cette histoire, sous le nom de guerre de Tiller, eut gagné la rue, il comprit mieux la nature du danger qui menaçait le brigantin. Un seul regard sur les symétriques espars et les larges vergues du vaisseau qui passait devant la ville, lui suffit pour reconnaître la Coquette.

Le petit pavillon à son mât de petit perroquet expliquait suffisamment le bruit du canon. Car les deux coups qu’il entendit de concert avec la direction du vaisseau, lui annonçaient dans un langage que tout marin pouvait comprendre, que la Coquette demandait un pilote pour passer la Porte d’Enfer. Au moment où l’Écumeur atteignait le quai isolé près duquel un léger et rapide bateau attendait son retour, un nouveau coup de canon annonça l’impatience que son adversaire éprouvait de trouver un guide. Quoique le cabotage de cette république emploie maintenant un tonnage égal à celui qui est employé dans le commerce de toutes les autres nations de la chrétienté, l’Angleterre exceptée, il n’était pas d’un nombre élevé au commencement du dix-huitième siècle. Un seul vaisseau, placé près des magasins, et deux ou trois bricks et schooners à l’ancre dans les rivières, composaient tous les bâtiments qui étaient alors dans le port. À ceux-là il faut ajouter environ vingt bâtiments côtiers et de rivière, plus petits que les premiers ; la plupart d’entre eux étaient les masses les plus informes et les plus lentes, qui entreprenaient alors des voyages d’un mois entre les principales villes de la colonie. Le signal de la Coquette, à cette heure et dans ce siècle, ne devait donc pas recevoir une prompte réponse.

Le vaisseau était arrivé tranquillement dans le bras de mer qui sépare l’île du Manhattan et celle de Nassau, et quoiqu’il ne fût pas plus que maintenant rétréci par aucun moyen artificiel, la marée était si forte, qu’aidée par la brise, elle poussait le vaisseau rapidement en avant.

Un troisième coup de canon ébranla les fenêtres de la ville, et engagea plus d’un digne bourgeois à mettre la tête à la croisée, et cependant on ne voyait aucun bateau s’éloigner de la terre, et l’on n’apercevait aucun signe qui annonçât qu’on fût prêt à répondre au canon de la Coquette. Néanmoins le croiseur royal avançait toujours avec toutes les voiles que la direction du vent qui soufflait un peu en avant du bau voulait permettre.

— Il faut ramer pour notre propre sûreté et celle du brigantin, mes amis, dit l’Écumeur en s’élançant dans son bateau et en saisissant le gouvernail, un coup prompt et fort. Ce n’est point le temps de s’amuser, ou le vaisseau de guerre nous attrape. Ramez ensemble, courage !

Des paroles semblables avaient souvent frappé les oreilles d’un équipage accoutumé aux dangers. Les rames tombèrent dans l’eau au même instant, et aussi prompte que la pensée, la barque légère se trouva entraînée par le courant.

Elle dépassa promptement la rangée de magasins, et il s’écoula peu de minutes avant qu’elle voguât avec la marée entre les caps de Long-Island et la projection qui forme l’angle de ce côté du Manhattan. Avant que l’Écumeur eût le temps de s’avancer plus au centre du passage, afin d’éviter les tourbillons formés sur ce point et conserver l’avantage du courant, lorsque le bateau approcha de Coerlers, l’Écumeur examina avec anxiété l’étendue qui l’entourait et commença à chercher de l’œil son brigantin. On entendit un nouveau coup de canon. Un moment plus tard, le bruit fut suivi du sifflement d’un boulet, puis du bondissement de l’eau qui fit élever une écume brillante. Le boulet rasa l’onde à quelques centaines de pieds plus loin, et rebondissant pendant quelques instants, s’abîma enfin sous les vagues.

— Ce M. Ludlow a l’intention de tuer deux oiseaux avec la même pierre, observa froidement l’Écumeur, qui n’avança pas même la tête pour examiner la position du croiseur. Il éveille les bourgeois de la ville par son bruit, tandis qu’il menace notre bateau de ses boulets. Nous sommes vus, mes amis, et notre sûreté dépend de notre énergie et de l’assistance de la dame au manteau vert de mer. — Un coup d’aviron plus prompt et plus fort. Vous avez le croiseur royal devant vous, maître Coil ; montre-t-il des bateaux sur ses hanches, ou les daviers de chaloupe sont-ils vides ?

Le marin auquel l’Écumeur s’adressait, donna un coup d’aviron au bateau, et se trouva en conséquence en face de la Coquette. Sans diminuer ses vigoureux efforts, il parcourut des yeux le vaisseau, et répondit avec une présence d’esprit qui prouvait qu’il était habitué aux situations périlleuses :

— Les cordes de ses bateaux sont aussi en désordre que les cheveux d’une sirène, Votre Honneur, et il y a peu d’hommes sur les vergues. Cependant, il reste encore assez de ces coquins pour nous envoyer un boulet.

— Les serviteurs de Sa Majesté sont éveillés de bonne heure ce matin ; un ou deux coups d’aviron, Cœur de Chêne, et nous les laissons derrière la terre !

Un second boulet tomba dans l’eau, juste à côté des rames, puis le bateau obéissant au gouvernail fit un détour qui le rendit invisible au vaisseau. Au moment où, grâce à la forme des côtes, les contrebandiers perdirent de vue le croiseur, ils aperçurent le brigantin du côté opposé de Coerlers. Malgré le calme qui régnait sur les traits de l’Écumeur, un observateur qui eût étudié ses manières eût pu découvrir une expression de chagrin, lorsque ses regards découvrirent la Sorcière des Eaux. Il ne parla pas, cachant son inquiétude, si réellement il en éprouvait, à ceux dont l’énergie était en ce moment de la plus grande importance. Lorsque l’équipage du brigantin aperçut le bateau, il ralentit sa course, et les contrebandiers furent bientôt réunis.

— Pourquoi ce signal flotte-t-il toujours dans les airs ? demanda l’Écumeur aussitôt que son pied toucha le brigantin, et il montra le petit pavillon qui voltigeait au haut du mât d’avant.

— Nous le tenions élevé afin de hâter l’arrivée du pilote, lui répondit-on.

— Le traître n’a-t-il pas tenu sa parole ? s’écria l’Écumeur en reculant de surprise. Il a mon or, et en retour j’ai cinquante de ses indignes promesses. Ah ! le paresseux est dans cet esquif ; que le brick aille à sa rencontre, car les moments sont aussi précieux que l’eau dans un désert.

Le gouvernail était sous le vent, et le léger brigantin avait déjà fait un demi-tour, lorsqu’un autre coup de canon attira tous les regards vers le lieu d’où il était parti. La fumée s’élevait au-dessus d’un coude que formait la côte, et bientôt les hautes voiles de la Coquette, suivies des espars et de la carène, se montrèrent aux contrebandiers. Dans cet instant une voix annonça que le pilote rebroussait chemin, et gagnait la terre à force de rames. Les malédictions qui s’amassèrent sur la tête du délinquant furent énergiques et nombreuses, mais ce n’était pas le moment de l’indécision. Les deux vaisseaux n’étaient pas à un demi-mille de distance l’un de l’autre, et il était nécessaire que la Sorcière des Eaux déployât toute son activité. Son gouvernail avait été changé de bord, et comme s’il eût été sensible au danger qui menaçait sa liberté, l’élégant navire s’inclinait devant la brise qui enflait ses voiles, et avançait avec son agilité habituelle. Pendant vingt minutes, l’œil le plus exercé n’eût pu dire qui gagnait ou qui perdait, tant les deux bâtiments conservaient d’égalité dans leur course. Néanmoins, comme le brigantin fut le premier à atteindre l’étroit passage formé par le Blackwell’s, sa marche fut favorisée par l’accroissement de la force du courant. Il sembla que ce changement, quelque léger qu’il fût, n’échappa pas à la vigilance de la Coquette ; car l’airain, qui avait été silencieux pendant longtemps, envoya de nouveau sa flamme et sa fumée. Quatre décharges en moins d’autant de minutes menacèrent les contrebandiers d’un sérieux désavantage. Les boulets se succédaient à travers leurs espars, et formaient de larges ouvertures dans les voiles. Quelques boulets de plus, et ils étaient privés de tout moyen d’avancer. Dans cette crise, le marin prompt et habile, qui dirigeait les mouvements du brigantin, n’eut besoin que d’un instant pour prendre une décision.

Le brigantin était alors à peu près au niveau du Blackwell’s, qui était à demi rempli d’eaux vives. Le récif qui s’élève depuis la partie occidentale de l’île jusqu’à plusieurs brasses plus bas était à peu près couvert. Cependant il était assez visible pour montrer la nature de la barrière qu’il présentait d’une côte à une autre. Il y avait près de l’île elle-même un roc qui élevait sa tête noire bien au-dessus de l’eau. Entre cette sombre masse de pierres et de terre il existait une ouverture de vingt brasses de largeur. L’Écumeur vit, par les vagues non interrompues qui se balançaient à travers le passage, que le fond était moins près de la surface de l’eau dans cette ouverture que sur tout autre point dans la ligne du récif. Il commanda la barre sous le vent et attendit avec calme les résultats de son entreprise.

Pas un homme à bord du brigantin ne songea que les boulets du royal croiseur sifflaient entre les mâts et endommageaient les agrès, tandis que le petit bâtiment glissait dans l’étroit passage. Le brigantin eût été brisé s’il eût touché le roc, et le danger le moins pressant était tout à fait oublié pour ne s’occuper que du plus redoutable. Mais lorsque le brigantin eut traversé le passage et gagné l’eau naturelle de l’autre canal, un cri général proclama et la grandeur des craintes passées et la joie du succès. Une minute plus tard, la tête du Blackwell’s protégea les contrebandiers contre les canons de la Coquette.

La longueur du récif empêcha la Coquette de changer de direction, et sa pesanteur lui fermait le passage entre le roc et l’île. Mais la déviation de la ligne droite et le passage des tourbillons avaient permis au vaisseau, qui s’avançait tranquillement, de prêter presque le côté au brigantin. Les deux navires, quoique séparés par l’étroite et longue île, étaient alors dans la force des courants qui se précipitaient si rapidement à travers les étroits passages. Une pensée subite traversa l’esprit de l’Écumeur, et il ne perdit pas de temps pour en tenter l’exécution. Le gouvernail fut de nouveau levé, et l’image de la dame Vert-de-Mer parut lutter contre les vagues rapides. Si cet effort eût été couronné de succès, le triomphe des contrebandiers eût été complet, puisque le brigantin eût atteint les retours des courants situés plus bas ; laissant son adversaire plus lourd lutter contre la force de la marée, il eût gagné la pleine mer par la route à travers laquelle il avait déjà passé. Mais une seule minute d’épreuve convainquit le hardi marin que cette décision venait trop tard. Le vent n’était pas suffisant pour le seconder ; et environné par la terre, avec une marée qui devenait de plus en plus forte, il vit que le moindre délai causerait sa perte. Une fois encore le léger bâtiment céda au gouvernail ; et tout étant préparé de la manière la plus avantageuse il s’élança à travers le passage.

Pendant ce temps, la Coquette n’avait pas été oisive. Soutenue par la brise, et voguant avec le courant, elle avait même gagné sur le brigantin ; et comme ses voiles les plus hautes et les plus légères se voyaient de plus en plus au-dessus de la terre, on pouvait prévoir qu’elle atteindrait la première l’extrémité orientale du Blackwell’s. Ludlow vit son avantage, et fit ses préparatifs en conséquence.

Il n’y a pas besoin de beaucoup d’explications pour instruire le lecteur des circonstances qui avaient amené le croiseur royal en vue de la ville. À la lueur du jour, il était entré plus avant dans la baie ; et, lorsque la clarté le permit, l’équipage de la Coquette s’aperçut promptement qu’il n’y avait point de vaisseau à l’abri des montagnes, ni dans aucun endroit plus retiré du bras de mer. Un pêcheur détruisit tous les doutes, en rapportant qu’il avait vu un vaisseau dont la description répondait à celle de la Sorcière des Eaux, passant les Narrows au quart de minuit. Il ajouta que, peu de temps après, un bateau voguait à force de rames dans la même direction. Cet avis suffit. Ludlow fit un signal à ses bateaux de fermer les passages du Kilus et les Narrows, et, comme nous l’avons vu, il se rendit directement dans le havre.

Lorsque Ludlow se trouva dans la position que nous venons de décrire, il concentra toute son attention sur le double but de préserver son propre vaisseau, et d’arrêter celui du contrebandier. Quoiqu’il fût encore facile d’endommager les espars du brigantin, en faisant feu par-dessus la terre, la faiblesse de son équipage, réduit à la moitié de ses matelots, le danger d’injurier les fermes placées le long des collines, ainsi que la nécessité de se préparer au passage difficile, toutes ces causes réunies sauvèrent ce danger au brigantin. Aussitôt que le vaisseau fut entré dans le passage, entre Blackwell’s et Nassau, Ludlow donna ordre de remettre en place les canons qui avaient servi, et de ranger les ancres.

— Que les ancres de poste soient à la veille, ajouta-t-il précipitamment dans les ordres qu’il donna à Trysail. Nous ne sommes point en position de jouer avec les jas ni les pattes ; que tout soit prêt à obéir au premier mot. Que les grappins soient préparés ; nous les jetterons à bord du contrebandier aussitôt que nous l’atteindrons, et nous le prendrons vivant. Une fois attaché à la chaîne, nous sommes encore assez forts pour l’attirer sous nos dalots, et le capturer avec les pompes. Le signal qui indique que nous avons besoin d’un pilote se voit-il toujours ?

— Nous le tenons au haut du mât ; mais le bateau qui nous atteindra par cette marée sera bien rapide. La Porte commence à cette courbure de terre qui est là-bas, capitaine Ludlow !

— Tenez-le toujours dans la même position ; ces coquins de paresseux sont quelquefois dans le Cove, de ce côté des rocs, et le hasard peut en jeter un près de nous, tandis que nous passons. Voyez aux ancres, Monsieur ; le vaisseau vogue à travers ce canal avec la rapidité d’un cheval de course qu’on fouette.

Les matelots s’occupèrent avec promptitude de ce devoir, tandis que le jeune commandant prit sa station à la poupe, tantôt examinant avec anxiété le cours de la marée, et la position des retours de courants, tantôt tournant ses regards vers le brigantin, dont on voyait les espars élevés et les blanches voiles à la distance de deux cents brasses, se détachant sur les arbres de l’île. Mais les milles et les minutes semblaient comme des pas et des secondes dans ce rapide courant. Trysail venait d’avertir que les ancres étaient prêtes, lorsque le vaisseau entra de front dans le Cove, où les vaisseaux cherchaient souvent un ancrage en attendant le moment favorable de passer la Porte. Ludlow vit du premier coup d’œil que ce lieu était entièrement vide. Pendant un instant il céda à la crainte d’une responsabilité qu’un marin redoute plus que toute autre, celle de se charger des devoirs d’un pilote, et il eut la pensée de chercher un ancrage dans le Cove. Mais un second regard sur les espars du brigantin le fit hésiter.

— Nous sommes près de la Porte ! Monsieur, cria Trysail d’une voix pleine de pressentiment.

— Ce hardi marin ne s’arrête pas.

— Le coquin fait voile sans la permission de la reine, capitaine Ludlow. On m’a dit que ce passage a été bien nommé.

— Je l’ai traversé et je garantis sa réputation… Il ne montre aucune intention de jeter l’ancre !

— Si la femme qui dirige sa course peut le lui faire traverser en sûreté, elle mérite aussi le titre qu’elle porte. Nous passons le Cove, capitaine Ludlow !

— Nous l’avons passé, répondit Ludlow respirant avec peine. Qu’il n’y ait point de chuchotements sur le vaisseau. Avec ou sans pilote, nous coulerons ou nous nagerons !

Trysail avait essayé de faire des remontrances lorsqu’il croyait à la possibilité d’éviter le danger, mais, ainsi que son capitaine, il voyait maintenant que tout dépendait du calme et des soins de l’équipage. Il passa rapidement au milieu des matelots, examina si tous les bras et les boulines étaient en ordre, recommanda la vigilance aux jeunes officiers, et attendit les ordres de son supérieur avec le calme qui est si nécessaire à un marin dans un moment d’épreuves. Ludlow lui-même, quoiqu’il ressentît le poids de la responsabilité dont il s’était chargé, réussissait à montrer extérieurement une grande tranquillité. Le vaisseau était irrévocablement engagé dans la Porte, et aucun pouvoir humain n’aurait pu le faire revenir sur ses pas. Dans des moments d’une aussi grande anxiété, l’esprit de l’homme cherche ordinairement un soutien dans l’opinion des autres. Malgré la rapidité toujours croissante avec laquelle voguait son vaisseau et sa position critique, Ludlow jeta un regard sur le brigantin, afin de s’assurer de la détermination de l’Écumeur de mer. Le Blackwell’s était déjà derrière eux, et comme les deux courants étaient de nouveau réunis, le brigantin était venu au vent, dans l’entrée du dangereux passage, et suivi à la distance de deux cents pieds de la Coquette, directement dans son sillage. L’athlétique et hardi marin qui suivait de ses regards le croiseur royal était debout, juste au-dessus de l’image de celle qu’il appelait sa maîtresse. De là, il examinait les récifs couverts d’écume, les tourbillons, les courants capricieux, les bras croisés et l’œil calme. Un regard fut échangé entre les deux officiers, et le contrebandier leva son bonnet. Ludlow était trop poli pour ne pas répondre à ce salut ; après quoi toutes ses facultés se réunirent pour surveiller son vaisseau. Un roc était devant lui sur lequel l’eau se brisait avec un affreux mugissement. Pendant un instant il sembla que le vaisseau ne pouvait éviter le danger, et cependant il était déjà passé.

— Brassez sous le vent, dit Ludlow avec cet accent calme qui annonce une tranquillité forcée.

— Loffez ! s’écria l’Écumeur assez promptement pour prouver qu’il prenait pour guide les mouvements du croiseur. Le vaisseau vint plus près du vent, mais le coude subit du courant ne lui permit pas de gouverner en ligne directe dans sa course. Quoique chassant sous le vent avec une excessive rapidité, son chemin à travers l’eau, qui était fortement augmentée par les mouvements contraires du vent et de la marée, força le croiseur à se hasarder à travers le courant, parce qu’un récif sur lequel les vagues déployaient leur furie, se trouvait absolument au milieu de sa route. Le danger parut trop grand pour observer plus longtemps l’étiquette, et Trysail s’écria avec énergie : — Tout à culer ! ou le vaisseau est perdu.

— Loffez tout ! s’écria à son tour Ludlow d’une voix d’autorité. — Déployez tout. — Amures et voiles. — Déchargez la grande voile ! On eût dit le vaisseau aussi sensible au danger qu’il courait qu’aucun matelot de l’équipage : l’avant se détourna du récif couvert d’écume, et comme les voiles reçurent la brise sur leurs surfaces opposées, elles aidèrent à amener la proue dans une direction contraire. Une minute s’était à peine écoulée avant que le vaisseau eût culé, et l’instant d’après il avait viré et courait à pleines voiles. Cet effort dans le danger avait occupé toutes les facultés de Trysail, mais aussitôt qu’il eut le loisir de regarder l’avant, il s’écria de nouveau.

— Voilà un nouveau roc sous l’avant de notre vaisseau ; loffez, Monsieur, loffez, ou nous sommes dessus !

— La barre dessous, fit entendre de nouveau la voix mâle de Ludlow. — Laissez voler vos voiles. — Tout à culer. — De l’avant à l’arrière retirez les vergues. — Courage, amis !

Toutes ces précautions étaient en effet utiles. Quoique le vaisseau eût si heureusement échappé au premier danger du récif, un gouffre qui est appelé le Pot, parce qu’il représente l’eau en ébullition, se trouvait devant le vaisseau et semblait rendre le danger inévitable. Mais dans ce moment d’anxiété les voiles n’avaient pas perdu leur pouvoir, le mouvement du vaisseau se ralentit, et comme le courant l’entraînait toujours avec rapidité sous le vent, l’avant n’entra point dans les eaux bouillonnantes, jusqu’à ce que le roc caché qui donnait lieu à cette agitation eût été évité. Le bâtiment, obligé de céder, s’éleva et retomba comme s’il eût voulu rendre hommage à ce terrible passage, et la quille profonde passa sans toucher le roc.

— Si le vaisseau s’élance encore en avant de deux fois sa longueur, sa proue touchera le retour du courant ! s’écria le vigilant maître.

Ludlow regarda autour de lui pendant un seul moment avec indécision. Les eaux mugissaient et tourbillonnaient de tous côtés, et les voiles commençaient à perdre leur pouvoir au moment où le vaisseau s’approchait du cap qui formait le second angle de ce passage critique. Il voyait par les objets situés sur la terre qu’il approchait des côtes, et il eut recours au dernier expédient du matelot.

— Laissez aller les deux ancres ! fut le dernier ordre.

La chute de la masse de fer dans l’eau fut suivie du bruit sourd du câble. Le premier effort pour arrêter les progrès du vaisseau parut menacer de dissolution le bâtiment entier, qui trembla du choc depuis le haut des mâts jusqu’à la quille ; mais les énormes cordes cédèrent encore, et l’on vit la fumée s’élever en rond autour du bois qui les retenait.

Le vaisseau tourna subitement et s’élança vers la terre. Arrêté par le gouvernail et les efforts de l’équipage, il menaça de défier la contrainte. Il y eut un instant où tout ce qui était à bord s’attendit à entendre éclater le câble. Mais les voiles supérieures s’enflèrent, et, comme le vent venait en poupe, la force du courant fut presque égalée par celle de la brise. Le vaisseau répondit au gouvernail et resta stationnaire, tandis que l’eau bouillonnait autour de son taille mer comme s’il eût été lancé par une forte brise.

Depuis l’instant où la Coquette entra dans la Porte jusqu’à celui où elle jeta l’ancre au-dessous du Pot, quoique la distance fût de près d’un mille, il ne parut s’écouler qu’une minute. Ayant la certitude que son vaisseau était arrêté, Ludlow ramena sa pensée à ses autres devoirs avec la promptitude de l’éclair.

— Mettez en ordre les grappins, dit-il avec vivacité. Restez ici pour virer. Déchargez les voiles. Vire au cabestan !

Afin que le lecteur comprenne plus facilement le motif de cet ordre subit, il faut qu’il retourne à l’entrée du dangereux passage, et qu’il accompagne aussi la Sorcière des Eaux, qui se hasardait ainsi que la Coquette à le traverser sans pilote.

On doit se souvenir de la vaine tentative que fit le brigantin de franchir la marée à l’extrémité occidentale de Blackwell’s. Elle ne produisit d’autres résultats que de placer la Coquette plus en avant, et de convaincre le contrebandier qu’il n’avait d’autre ressource que de continuer sa route ; car s’il eût jeté l’ancre, les bateaux auraient suffi pour le faire prisonnier. Lorsque les deux navires parurent à l’extrémité orientale de l’île, la Coquette était en avant, incident qui ne pouvait faire peine au contrebandier expérimenté. Il profita de cette circonstance pour suivre ses mouvements, et pour faire une entrée moins dangereuse dans les courants incertains. La Porte d’Enfer ne lui était connue que par l’effrayante réputation que lui faisaient les marins, et à moins de profiter de la présence du croiseur, il n’avait pas d’autre guide que ses connaissances générales du pouvoir de l’élément capricieux sur lequel il voguait.

Lorsque la Coquette eut viré de bord, le calme et vigilant Écumeur de mer se contenta de jeter ses voiles d’avant contre le mât. Depuis cet instant le brigantin resta flottant sur le courant, ne perdant pas un pied, et conservant toujours sa position à une distance convenable du croiseur, qui, grâce à son adresse, remplissait dans ce moment pour lui les fonctions d’une balise. On surveillait les voiles avec le plus grand soin, et le délicat bâtiment était si bien manœuvré, qu’il eût été possible à chaque instant à son équipage d’abréger sa course en tournant dans le courant. La Coquette fut suivie jusqu’au moment où elle jeta l’ancre, et l’ordre que l’équipage du croiseur avait reçu de tenir les grappins prêts, avait été donné parce que le brigantin allait, suivant toute apparence, s’approcher de ses flancs.

Au moment où l’on se disposait à jeter les grappins, le contrebandier était placé sur la poupe basse de son petit vaisseau, à cinquante pieds de celui qui avait donné l’ordre. Il y avait sur ses lèvres un sourire d’indifférence tandis qu’il agitait silencieusement sa main. Son équipage obéit à ce signal en brassant autour des vergues, et laissant remplir toutes les voiles ; le brigantin bondit en avant, et les grappins inutiles retombèrent pesamment dans l’eau.

— Je vous remercie de m’avoir servi de pilote, capitaine Ludlow ! s’écria le téméraire marin au châle des Indes, tandis que son vaisseau, poussé par le vent et le courant, s’éloignait rapidement du croiseur. Vous me trouverez près de Montauk, car des affaires nous retiennent encore sur la côte. Notre maîtresse a mis cependant son manteau bleu, et avant que le soleil se soit couché plusieurs fois, nous serons dans les eaux profondes. Prenez grand soin du croiseur de Sa Majesté, je vous en prie, car la reine n’a pas un plus beau et plus rapide bâtiment !

Les pensées succédaient aux pensées avec le tumulte d’un torrent dans l’esprit de Ludlow. Comme le brigantin était directement en face des flancs de la Coquette, il eut d’abord l’envie de faire usage de ses canons, mais il réfléchit ensuite qu’avant qu’ils pussent être prêts, la distance les rendrait inutiles. Ses lèvres s’entrouvrirent pour ordonner de couper les câbles, mais se rappelant la rapidité du brigantin, il hésita. Une fraîcheur soudaine dans la brise décida sa résolution. Trouvant que le vaisseau était capable de garder sa position, il ordonna à son équipage de jeter toutes les énormes cordes à travers les écubiers, et, libres de toute contrainte, il abandonna les ancres, jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion de s’en servir.

L’opération de glisser les câbles prit plusieurs minutes, et lorsque la Coquette fut en état de se mettre de nouveau à la poursuite du contrebandier, la Sorcière était déjà hors de la portée de ses canons. Les deux vaisseaux cependant continuèrent leur route, se tenant autant que possible dans le centre du courant, et se fiant plus à leur fortune qu’à leur connaissance du canal pour leur sûreté.

Lorsqu’ils passèrent devant les deux petites îles qui sont à une faible distance de la Porte, on vit un bateau se diriger vers le croiseur royal ; un homme qui était dedans montra le signal qui voltigeait encore et offrit ses services.

— Dites-moi, demanda Ludlow avec vivacité, ce brigantin qui est là-bas, a-t-il pris un pilote ?

— Non, si j’en juge par ses mouvements ; il a frisé le roc caché qui est à l’embouchure de Flushing-Bay, et comme il passait, j’ai entendu le bruit du plomb. J’aurais été à bord moi-même si ce bâtiment ne volait pas plutôt qu’il ne vogue ; et quant aux signaux, il n’a l’air de s’inquiéter que du sien.

— Amène-nous près de lui, et cinquante guinées seront ta récompense.

Le pilote, dont les mouvements avaient été jugés jusqu’alors d’une grande lenteur, et qui venait de se réveiller d’un sommeil rafraîchissant, ouvrit les yeux, et sembla trouver une nouvelle vigueur. Lorsqu’il eut répondu à toutes les questions, il commença à compter sur ses doigts toutes les chances qui existaient contre un vaisseau qui ne connaissait pas la navigation des côtes, et qui le feraient nécessairement tomber entre leurs mains.

— Admettant que, tenant toujours le milieu du canal, il passe sans danger la Pierre blanche et les Grenouilles, dit-il en conservant au Throgmorton son nom vulgaire, ce sera un sorcier s’il sait que les marches de pierre sont directement en travers de sa course, et qu’un vaisseau doit se diriger au nord, ou qu’il ira s’engager entre des rochers qui le retiendront comme s’il y avait été construit. Il court encore la chance des Exécuteurs, qui sont aussi heureusement placés que possible pour faire fleurir notre commerce ; outre la Terre du Milieu plus loin à l’est, car je compte peu sur elle, ayant souvent cherché à la trouver moi-même, mais sans succès. Courage ! noble capitaine ; si cet homme est celui dont vous parlez, nous le verrons de plus près avant le coucher du soleil, car certainement celui qui a passé sans pilote la Porte d’Enfer en sûreté a eu autant de bonheur qu’il peut lui en arriver dans une journée.

Cette opinion sur la branche orientale de la rivière se trouva fausse. Malgré les périls cachés dont elle était environnée, la Sorcière des Eaux continua sa route avec une rapidité qui augmentait à mesure que le vent s’élevait en même temps que le soleil, et avec une intrépidité qui étonnait tous ceux qui étaient dans le secret de sa situation. Au delà du Throgmorton il y avait en effet un danger qui pouvait confondre la sagacité des favoris de la mystérieuse dame eux-mêmes, s’ils n’avaient pas été aidés par un accident : c’est au lieu où le détroit formé par le bras de mer, se répand dans le bassin du Sound. Un large et en apparence un commode passage se trouve au milieu du chemin du navigateur, et auprès duquel, comme auprès des espérances flatteuses de la vie, il se trouve des obstacles cachés et sans nombre qui peuvent arrêter l’ignorant.

L’Écumeur de Mer avait une habitude profonde des bas-fonds et des rochers ; une partie de sa vie s’était passée à voguer sur les uns et à éviter les autres. Son œil était si perçant et si prompt à découvrir quelques-uns de ces signes qui avertissent le marin d’un danger caché, qu’une petite élévation sur la surface de l’eau ou une nuance plus sombre dans sa couleur échappaient rarement à sa vigilance. Assis sur la vergue de perroquet de son brigantin, il avait surveillé le passage depuis le moment où il traversa la Porte d’Enfer, et donnait ses ordres à ceux qui étaient au-dessous de lui avec une promptitude et une précision qui auraient fait honneur au commandant de la Coquette lui-même. Mais lorsque sa vue put embrasser l’immense étendue d’eau qui était devant lui, tandis que son petit bâtiment tournait autour de la pointe de terre de Throgmorton, il crut qu’il n’existait plus de causes pour une si grande vigilance. Cependant, il avait des motifs d’hésitation. Un bâtiment côtier lourd, et naviguant avec lenteur, voguait à l’ouest, à environ une lieue en avant du brigantin, tandis qu’un léger sloop habitué à ces mers venait de l’ouest à une plus grande distance. Quoique le vent fût favorable à tous les deux, l’un et l’autre avaient dévié de la ligne droite, et manœuvraient vers un centre commun, près d’une île qui était située plus d’un mille au nord du chemin droit. Un marin comme le contrebandier ne laissa pas échapper cet incident sans en faire son profit. La Sorcière des Eaux se tint à l’écart. Ses voiles légères furent baissées, afin de permettre au royal croiseur, dont les voiles hautes étaient tout à fait visibles au-dessus de la terre, de s’approcher. Lorsque la Coquette divergea, il ne resta plus de doutes sur la route qu’il était utile de prendre, et tout fut promptement prêt sur le brigantin, jusqu’aux bonnettes. Longtemps avant qu’il atteignît l’île, les deux côtiers s’étaient joints, et ils changèrent de nouveau de chemin ; l’un reprit la route que l’autre venait de parcourir, le second en fit autant. Il y avait dans ces mouvements l’explication la plus claire qu’un marin pût désirer, qu’ils avaient suivi le bon chemin. En atteignant l’île, ils flottèrent de nouveau dans le sillage du schooner, et, ayant presque traversé la nappe d’eau, ils dépassèrent le côtier, recevant en parole l’assurance qu’il n’existait plus devant eux aucun obstacle.

Tel fut le fameux passage de l’Écumeur à travers les dangers nombreux et cachés de ce canal oriental. Ceux qui l’ont suivi pas à pas au milieu de ses inquiétudes et de ses alarmes, ne doivent rien trouver d’extraordinaire dans cet événement. Mais grâce à la réputation déjà bien établie du hardi marin, et aux opinions superstitieuses d’un siècle où les hommes étaient plus disposés qu’aujourd’hui à mettre leur confiance dans le merveilleux, le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que ce voyage augmenta grandement la réputation de la Sorcière des Eaux, et qu’on supposa presque généralement que les contrebandiers étaient protégés par un pouvoir qui surpassait de beaucoup celui de la reine Anne et de ses serviteurs.



CHAPITRE XXIX.


Tu me reverras à Philippes.
Shakspeare.


Le commandant du vaisseau de Sa Majesté Britannique la Coquette dormit cette nuit-là dans un hamac. Avant que le soleil se fût couché, le léger et rapide contrebandier, en suivant la courbure graduée de la terre, avait disparu à l’Orient, et il ne pouvait plus être question de l’atteindre. Cependant le croiseur royal s’était mis sous toutes ses voiles, et longtemps avant que Ludlow se fût jeté sur son hamac entre les palans du gaillard d’arrière, le vaisseau avait atteint la partie la plus large du détroit, et approchait déjà des îles qui forment le Race.

Pendant toute cette longue et pénible journée, le jeune marin n’avait eu aucune communication avec les habitants de sa cabine. Les domestiques du vaisseau allaient et venaient ; mais quoique la porte s’ouvrît rarement sans qu’il jetât les yeux dans sa direction, ni l’alderman, ni sa nièce, ni le captif, ni même François ou la négresse, ne parurent sur le tillac. Si quelqu’un d’entre eux éprouvait de l’intérêt sur les résultats de cette poursuite, cet intérêt se cachait sous un profond et presque mystérieux silence. Déterminé à ne pas se laisser surpasser en indifférence, et maîtrisé par des sentiments que toute sa fierté ne pouvait vaincre, notre jeune marin prit possession de ce hamac sans chercher à se rapprocher de ses hôtes.

Lorsque le premier quart de nuit fut arrivé, on raccourcit les voiles du vaisseau ; et, depuis ce moment jusqu’à l’aurore, le capitaine sembla plongé dans le sommeil. Il se leva néanmoins lorsque le soleil parut, commanda de déployer les voiles, et renouvela ses efforts pour atteindre son but.

La Coquette atteignit le Race de bonne heure dans la journée, et, traversant rapidement le passage avec une marée descendante, elle fut dans l’après-midi au-delà de Montauk ; le vaisseau n’eut pas plus tôt dépassé le cap et atteint un point où il sentit la brise et les vagues de l’Atlantique, que les gabiers montèrent sur les vergues, et bientôt vingt regards curieux examinèrent le largue. Ludlow se rappela la promesse que l’Écumeur lui avait faite de le rencontrer dans ce lieu, et, malgré les motifs que le dernier devait avoir d’éviter cette entrevue, l’influence du caractère de l’Écumeur était si grande, que le jeune capitaine avait une secrète espérance de voir cette promesse remplie.

— Le largue est vide, dit Ludlow d’un air désappointé, en baissant sa lunette ; et cependant ce contrebandier n’a pas l’air d’un homme qui se cache par peur.

— Peur… Cela veut dire peur d’un Français… et un respect convenable pour les croiseurs de Sa Majesté, ce sont des choses très-différentes, répondit le contre-maître ; je n’ai jamais eu une bandanna ou une bouteille de vieux cognac à terre, sans penser que tous les hommes qui passaient dans la rue pouvaient voir la broderie de l’une et sentir le parfum de l’autre ; mais alors j’ai toujours cru que cette honte n’était qu’un soupçon de mon esprit qui supposait que tout le monde s’apercevait que j’allais commettre une faute. Je soupçonne qu’un de vos recteurs, qui est à l’ancre pour la vie dans une maison bien chaude, appellerait cela conscience : pour ma part, capitaine Ludlow, quoique je ne sois pas un grand logicien en semblables matières, j’ai toujours cru que c’était la crainte naturelle que ces articles ne fussent saisis. Si cet Écumeur de mer vient nous fournir une autre chasse, dans les mers houleuses, il n’est en aucune façon aussi bon juge de la différence qui existe entre un petit et un grand vaisseau que je l’avais pensé, et j’avoue, Monsieur, que j’aurais plus d’espérance de le prendre si la femme qui se trouve sous son beaupré était brûlée.

— Le largue est vide ?

— Oui, et le vent se montre au sud demi-sud ; ce petit bras de mer que nous avons passé entre l’île qui est là-bas et le continent est bordé de baies, et tandis que nous le cherchons en pleine mer, le maudit brigantin est peut-être à l’abri dans un des cinquante bassins qui se trouvent entre le cap et le lieu où nous l’avons perdu ; car, que savons-nous s’il ne s’est pas de nouveau dirigé à l’ouest pendant les quarts de la nuit ; et dans ce moment les coquins rient sous cape en songeant qu’ils s’amusent aux dépens d’un croiseur.

— Il n’y a que trop de vérité dans ce que vous dites, Trysail, car si l’Écumeur est disposé à nous éviter, il en a maintenant les moyens en son pouvoir.

— Une voile ! s’écria le matelot en vigie sur le mât de grand perroquet.

— De quel côté ?

— Du côté du vent, Monsieur ; devant ce nuage clair qui se lève au-dessus des eaux.

— Pouvez-vous voir comment il est gréé ?

— Par saint George, cet homme a raison, interrompit le maître ; le nuage empêchait de le voir ; mais le voilà ; un vaisseau bien gréé, dont les mouvements sont faciles ; son avant est tourné vers l’ouest.

Ludlow regarda à travers sa lunette : il avait un air attentif et grave.

— Nous avons peu de bras pour nous mesurer avec un étranger, dit-il en rendant la lunette à Trysail. Vous voyez qu’il n’a que ses voiles hautes ; cela ne conviendrait à aucun vaisseau marchand par une brise comme celle-ci.

Le contre-maître garda le silence, mais son regard fut encore plus long et plus attentif que celui du capitaine, puis il jeta tristement les yeux sur l’équipage diminué de moitié, et qui regardait avec curiosité le vaisseau devenu distinct par un changement dans la position du nuage. Trysail répondit enfin d’une voix basse :

— C’est un Français, ou je suis une baleine ! On peut le voir à ses courtes vergues et à la manière de hisser les voiles. Eh ! c’est un croiseur ; car un homme qui voudrait tirer parti de sa cargaison ne mettrait pas si peu de voiles lorsqu’il n’est qu’à une journée du port.

— Votre opinion est la mienne. Plût au ciel que tous nos gens fussent ici ! Nous avons peu de monde à opposer dans une action à un bâtiment qui est de la force du nôtre. Combien sommes-nous ?

— Moins de soixante-dix : c’est peu de bras pour vingt-quatre canons et des vergues comme celles-ci à manœuvrer.

— Et cependant le port ne doit pas être insulté : on sait que nous sommes sur ces côtes…

— On nous a vus, interrompit le maître. C’est un vaisseau qui a de l’usage ; il déploie déjà ses voiles de perroquet.

Il ne restait aucun choix entre une fuite précipitée et les préparatifs du combat. Le premier projet aurait été facile, car une heure aurait suffi pour conduire le vaisseau au-delà du cap ; mais le second était plus en rapport avec l’esprit du service auquel la Coquette appartenait. L’ordre fut donné de préparer tout pour le combat. Il est dans la nature du matelot de se réjouir d’un tel ordre, car le succès et l’audace marchent de compagnie, et une longue habitude du premier avait, même à cette époque éloignée, donné une confiance qui approchait presque de la témérité aux marins de la Grande-Bretagne et de ses dépendances. L’ordre de se préparer à une action fut donc reçu par le faible équipage de la Coquette comme il l’avait souvent été lorsque ses ponts étaient remplis du nombre de matelots nécessaire pour donner à son armement toute son efficacité, quoique quelques-uns des plus vieux et des plus expérimentés des hommes de l’équipage, chez lesquels l’âge avait diminué la confiance, secouassent la tête, comme s’ils eussent trouvé de l’imprudence dans cette résolution.

Quelle que fût la secrète hésitation de Ludlow lorsqu’il eut reconnu la force et le caractère de son ennemi, il ne manifesta aucun signe d’irrésolution depuis le moment où son parti parut être pris : les ordres nécessaires furent donnés avec calme, et avec la clarté et la promptitude qui constituent peut-être le principal mérite d’un capitaine de vaisseau. Les boute-hors furent descendus, les voiles hautes serrées, enfin tous les préparatifs ordinaires en pareille occasion furent faits avec autant d’adresse que d’activité. Puis le tambour battit aux quartiers, et lorsque les matelots furent à leurs postes, le jeune commandant eut une meilleure occasion d’examiner les véritables forces de son vaisseau. Appelant le maître, il descendit avec lui à la poupe afin de pouvoir causer avec moins de risque d’être entendu, et en même temps afin de pouvoir mieux observer les manœuvres du vaisseau ennemi.

L’étranger, comme Trysail l’observa, avait subitement tourné sur la quille, et mis son avant au nord : ce changement l’amena devant le vent ; et comme il déploya aussitôt toutes ses voiles il avança rapidement. Sa carène s’était élevée au-dessus de l’eau, pendant les préparatifs de la Coquette, et Ludlow ainsi que son compagnon ne l’examinaient que depuis peu de temps, lorsque le symbole particulier qui annonce un vaisseau de guerre devint visible à l’œil nu. Comme le croiseur de la reine Anne continuait toujours à avancer dans la direction du vaisseau français, une demi-heure suffit pour les amener assez près l’un de l’autre pour dissiper tous les doutes sur leur caractère et leur force réciproque. L’étranger vint au vent et fit aussi ses préparatifs pour le combat.

— Il montre du courage et une belle batterie, observa le maître lorsque les flancs de l’ennemi devinrent visibles par le changement de position. Vingt-six dents, par ma foi ! quoique les œillères doivent manquer, où il ne serait pas assez téméraire pour braver la Coquette de la reine Anne de cette impudente façon ! C’est un bâtiment assez propre, capitaine Ludlow, et agile dans ses mouvements ; mais regardez ses voiles de perroquet toutes hissées avec peu ou point d’avant : je ne nierai pas que la carène ne soit assez bien, car c’est tout simplement l’ouvrage du charpentier ; mais lorsqu’on en vient aux agrès ou à la coupe des voiles, comment des hommes qui demeurent à Lorient ou à Brest pourraient-ils savoir ce qui est gracieux ? Rien ne peut égaler après tout une bonne et solide voile de perroquet anglaise, qui n’est ni trop étroite en haut, ni trop profondément hissée, avec une corde vigoureuse de la grosseur convenable, rabans, œillets d’empointure et boulines qui ont l’air d’avoir crû où ils sont placés, et des voiles que ni la nature ni l’art ne pourraient rendre plus belles. Voilà ces Américains qui font des innovations dans la construction des vaisseaux et dans leur manœuvre, comme si l’on pouvait gagner quelque chose à quitter les habitudes et les opinions de ses ancêtres. Tout le monde peut voir que ce qu’ils ont de mieux est anglais, tandis que toutes leurs folies et leurs sots changements viennent de leur vanité.

— Ils avancent néanmoins, maître Trysail, reprit le capitaine qui pensait qu’un sujet loyal ne devait pas pour cela oublier le lieu de sa naissance, et plus d’une fois ce vaisseau, un des plus beaux modèles de Plymouth, a été vaincu en essayant de gagner de vitesse les côtiers de ces mers. Et ce brigantin qui s’est moqué de nous, lorsque nous voguions à pleines voiles et que nous avions le choix du vent !

— On ne peut dire où ce brigantin fut construit, capitaine Ludlow. Ce peut être ici, ce peut être là ; je le regarde comme un non-descript[32] ; c’est ainsi que le vieil amiral Top avait l’habitude d’appeler les galiotes des mers du nord. Mais, relativement à ces nouvelles modes américaines, à quoi serviront-elles, capitaine Ludlow ? En premier lieu elles ne sont ni anglaises ni françaises, ce qui veut dire qu’elles sont tout à fait étrangères ; en second lieu, elles troublent l’harmonie et les usages établis parmi les ouvriers et fabricants de voiles, et quoiqu’elles puissent aller assez bien, tôt ou tard, soyez-en certain, il leur arrivera malheur. Il est déraisonnable de penser qu’un nouveau peuple puisse découvrir pour la construction d’un bâtiment des choses qui auraient échappé à un marin aussi vieux que… Le vaisseau français cargue ses voiles de grand perroquet et a l’air de vouloir les laisser pendre, ce qui est à peu près la même chose que s’il les condamnait tout d’un coup. — Ainsi donc, mon opinion est que toutes ces nouvelles méthodes ne produiront rien de bon.

— Votre raisonnement est concluant, maître Trysail, répondit le capitaine, dont l’esprit était différemment occupé. Je conviens avec vous qu’il serait plus sûr pour le plus fort de baisser ses vergues.

— Il y a quelque chose de mâle et d’agréable à voir un vaisseau se dépouiller au moment où il se prépare au combat, Monsieur ; c’est comme un boxeur qui ôte sa jaquette dans l’intention de se donner tout entier à l’action. — Les voiles de ce bâtiment se remplissent de nouveau, et il veut manœuvrer encore avant d’en venir à l’ouvrage.

Les yeux de Ludlow n’avaient pas encore quitté le bâtiment étranger. Il vit que le moment de l’action n’était pas éloigné, et recommandant à Trysail de tenir le vaisseau sur sa route, il descendit sur le gaillard d’arrière. Pendant un seul instant le jeune capitaine s’arrêta, la main sur la porte de la cabine, puis surmontant sa répugnance, il entra dans l’appartement.

La Coquette était construite d’après un modèle fort en vogue il y a un siècle, et qui grâce à une inconstance qui a autant d’influence sur l’architecture navale que sur des choses moins importantes, est devenue une seconde fois en usage pour les bâtiments de la force du croiseur. Les appartements du commandant étaient sur le même pont que les batteries du vaisseau, et ils étaient fréquemment construits de manière à contenir deux et même quatre canons de l’armement. Lorsque Ludlow entra dans sa cabine, il trouva plusieurs matelots autour du canon qui était placé du côté de l’ennemi, et tous les préparatifs qui précédaient un combat. La chambre du conseil de l’arrière, ainsi que le petit appartement qui était entre elles deux, étaient néanmoins fermés. Jetant un regard autour de lui, et observant que les charpentiers étaient prêts, il leur fit signe de détruire les cloisons afin d’agrandir l’espace nécessaire à la manœuvre du combat. Tandis qu’on remplissait ses intentions, il entra dans la seconde cabine.

Il trouva l’alderman van Beverout avec ses autres compagnons, et tous attendaient évidemment sa visite. Passant froidement devant le premier, Ludlow s’approcha d’Alida, et la prenant par la main, il la conduisit sur le gaillard d’arrière après avoir fait signe à sa négresse de la suivre. Descendant dans les profondeurs du vaisseau, le capitaine conduisit Alida dans une partie du post-à-bord[33] qui se trouvait au-dessous de la ligne d’eau et aussi éloigné du danger que possible sans être exposé au mauvais air ou à une vue qui aurait été pénible pour le sexe et les habitudes d’Alida.

— Voilà tout ce qu’un vaisseau de guerre peut offrir de sûreté, dans une occasion comme celle-ci, dit le capitaine, lorsque sa compagne se fut assise en silence sur un coffre servant de table. Sous aucun prétexte ne quittez ce lieu jusqu’à ce que je… ou quelque autre personne vienne vous avertir que vous pouvez le faire sans danger.

Alida s’était laissé conduire sans se permettre une question. Quoique rougissant et pâlissant tour à tour, elle vit avec le même silence les petites précautions que le capitaine prenait pour sa sûreté avant de la quitter ; mais lorsqu’il fut au moment de se retirer, le nom de Ludlow s’échappa de ses lèvres, et cette exclamation parut involontaire.

— Puis-je faire autre chose pour calmer vos craintes ? demanda le jeune homme, quoiqu’il évitât de rencontrer les regards de celle qu’il aimait. Je connais la force de votre esprit, et je sais que vous avez un courage qui surpasse celui de votre sexe, sans cela je ne vous aurais pas parlé d’un danger qui peut vous atteindre même ici.

— Malgré les qualités que vous voulez bien m’accorder, Ludlow, je ne suis qu’une femme après tout…

— Je ne vous ai pas prise pour une amazone, répondit le jeune homme en souriant, s’apercevant qu’Alida retenait ses paroles par un effort soudain. Ce que j’espère de vous, c’est le triomphe de la raison sur les terreurs d’une femme. Je ne vous cacherai pas que les chances sont contre nous, et cependant l’ennemi peut payer cher mon vaisseau avant qu’il lui appartienne. Il n’en sera que mieux défendu, Alida, en songeant que votre liberté et votre bonheur dépendent de notre courage. — N’en direz-vous pas davantage ?

La belle Barberie fit un pénible effort pour parvenir enfin à paraître calme, du moins extérieurement.

— Il y a eu un singulier malentendu entre nous, ajouta-t-elle, et cependant ce n’est pas le moment des explications ! Ludlow, je ne voudrais pas que vous me quittassiez dans un tel instant, avec cet air froid et ce regard de reproche.

Alida s’arrêta. Lorsque le jeune homme se hasarda à lever les yeux, il vit cette belle personne debout, une main tendue vers lui, comme si elle lui eût offert un gage d’amitié, tandis que la rougeur de ses joues et ses yeux à demi baissés parlaient avec l’éloquence et la modestie d’une jeune fille. Saisissant la main d’Alida, Ludlow répondit avec émotion :

— Il fut un temps où cette action m’eût rendu heureux !

Le jeune homme n’en dit pas davantage, car ses regards s’étaient arrêtés sans le vouloir sur les bagues qui ornaient la main qu’il tenait. Alida comprit ce regard, et tirant de ses doigts une des bagues, elle la lui offrit avec un de ces sourires qui ajoutaient tant de charmes à sa beauté.

— Je puis disposer de l’une d’elles, prenez-la, Ludlow, et lorsque les devoirs de votre charge seront remplis, remettez-la-moi comme un gage de la promesse que je vous fais de ne pas vous refuser l’explication que vous avez le droit de me demander.

Le jeune homme prit la bague, la passa avec quelque peine à son petit doigt ; son œil égaré semblait demander si une de celles qui restaient n’était pas le gage de la foi jurée. Il est probable qu’il eût continué cette conversation si l’ennemi n’avait fait entendre un coup de canon. Ce signal le rappela à un devoir impérieux ; à demi persuadé de ce qu’il désirait avec tant d’ardeur, il porta à ses lèvres la belle main dont il venait de recevoir un aussi précieux présent, et se précipita sur le pont.

— Le monsieur commence à faire tapage, dit Trysail qui n’avait pas vu sans mécontentement la disparition de Ludlow dans un pareil moment ; quoique son boulet ne nous ait pas atteint, c’est trop fort de laisser à un Français l’honneur de commencer la conversation.

— Il a seulement donné le signal du défi. Laissez-le venir, et il ne nous trouvera pas disposés à le fuir.

— Non, non ! quant à cela il doit s’en apercevoir, reprit le contre-maître en observant les espars à demi nus, et le léger poids auquel il avait réduit le vaisseau. Si notre jeu est de courir, nous avons fait un faux mouvement en commençant la partie. Ces voiles de hunes, cette brigantine et ce grand foc, disent que nous voulons combattre et non pas fuir. Qu’il arrive ce qui pourra de cette affaire, je n’en resterai pas moins contre-maître, mais il n’est pas au pouvoir du duc le plus puissant de l’Angleterre de me ravir la part de l’honneur que j’y prendrai.

Avec cette consolation sur le peu d’espérance qu’il éprouvait d’un avancement en grade, le vieux marin se promena sur le pont, examinant avec attention l’état du vaisseau, tandis que son jeune commandant ayant jeté un regard autour de lui fit signe à son prisonnier et à l’alderman de le suivre à la poupe.

— Je ne veux point pénétrer la nature du lien qui vous unit à quelques personnes de ce vaisseau, dit Ludlow en s’adressant à Seadrift, quoiqu’il tînt ses regards attachés sur le don récent d’Alida, mais il doit être bien puissant si j’en juge par l’intérêt qu’elles prennent à votre sort. Celui qui est aimé ainsi ne peut que le devoir à son mérite. Jusqu’à quel point vous êtes-vous joué des lois, je ne veux point l’approfondir ; mais il s’offre une occasion de vous réhabiliter dans l’opinion publique : vous êtes marin, et il n’est pas nécessaire de vous apprendre que mon vaisseau n’est pas manœuvré par beaucoup de bras, et que les services de tout Anglais seront reçus. Prenez la direction de ces six canons ; et, croyez-en l’assurance que je vous donne, votre fidélité à notre pavillon ne restera pas sans récompense.

— Vous vous méprenez étrangement sur ma vocation, noble capitaine, répondit le contrebandier en riant involontairement. Quoique marin, je suis plus habitué aux mers tranquilles qu’aux tourbillons de la guerre : vous avez visité le brigantin de notre maîtresse, et vous avez dû voir que son temple ressemble plutôt à celui de Janus qu’à celui de Mars. Le pont de la Sorcière des Eaux n’est point garni de cette menaçante artillerie.

Ludlow écoutait avec surprise ; l’incrédulité et le mépris se lisaient tour à tour sur son visage.

— C’est un langage qui ne convient guère à quelqu’un de votre état, dit-il, cachant à peine tout le dédain qu’une telle conduite lui inspirait. Devez-vous fidélité à ce drapeau ? Êtes-vous Anglais ?

— Je suis ce que le ciel a voulu me faire… plus amateur du zéphyr que de l’ouragan, des chansons que du cri de guerre, de la gaieté que d’une humeur sombre.

— Est-ce là l’homme dont la témérité est passée en proverbe ? le courageux, l’habile Écumeur de mer !

— Le nord n’est pas plus éloigné du sud que je ne le suis de lui, relativement aux qualités que vous recherchez en moi ! Il n’était pas de mon devoir de vous détromper sur la valeur de votre captif, tandis que celui dont les services sont de la plus haute importance pour notre brigantin était encore sur les côtes. Loin d’être celui que vous venez de nommer, brave capitaine, je ne réclame pas d’autre titre que celui d’un de ses agents qui, ayant quelque expérience des calculs des femmes, se charge de débiter les marchandises. Quoique peu accoutumé à infliger des blessures, je puis me vanter d’être un excellent consolateur. Souffrez que j’apaise les craintes de la belle Barberie, pendant le tumulte qui se prépare, et vous conviendrez qu’il vous serait difficile de trouver quelqu’un qui s’en acquittât mieux.

— Consolez qui vous voudrez, où il vous plaira, pauvre image d’un homme ! Arrêtez ; car je vois moins de terreur que d’artifice dans ce sourire et ce regard perfides !

— Ne les croyez ni l’un ni l’autre, généreux capitaine ! Sur la foi d’une personne qui peut être sincère au besoin, une crainte salutaire est la plus forte, quelle que soit l’expression mensongère de mes yeux. Et, dans ce moment-ci, j’ai plus envie de pleurer que d’affecter une vaine bravoure.

Ludlow écoutait, plus surpris que jamais. Il avait levé le bras pour arrêter la retraite de Seadrift, et, par un mouvement naturel, il avait saisi sa main. Au moment où il toucha cette main douce et sans gants, une pensée aussi nouvelle qu’elle était subite traversa son esprit. Reculant d’un ou deux pas, il examina la taille agile et légère du contrebandier, et l’expression du mécontentement qui chargeait son front fit place à la plus grande surprise. Pour la première fois il se rappela la voix de Seadrift, plus douce et plus mélodieuse que ne l’est généralement celle de l’homme.

— Vous n’êtes pas en effet l’Écumeur de mer, s’écria Ludlow lorsque cet examen eut cessé.

— Il n’y a pas de vérité plus certaine. Je suis une personne fort peu utile dans cette malheureuse rencontre ; mais si ce brave marin était ici (et une vive rougeur se montra sur les joues de Seadrift), son bras et ses conseils seraient ceux d’un soldat ! Oh ! je l’ai vu dans des scènes encore plus effrayantes, où les éléments mêlaient leur fureur à d’autres dangers. Son calme et son énergie donnaient du courage au plus faible cœur du brigantin ! Maintenant permettez-moi d’aller consoler la timide Alida !

— Je mériterais peu sa reconnaissance, reprit Ludlow, si cette demande était refusée. Allez, brillant et aimable maître Seadrift ? Si l’ennemi craint aussi peu votre présence sur le pont que je la crains auprès de la belle Barberie, elle est ici fort inutile.

Seadrift rougit, croisa ses bras sur sa poitrine ; et, en faisant un salut d’adieu, son attitude fut assez équivoque pour faire sourire le jeune capitaine attentif ; puis, glissant près de lui, il disparut à travers les écoutilles.

Les regards de Ludlow suivirent cette forme légère et gracieuse tant qu’il put l’apercevoir ; et lorsqu’elle ne fut plus visible, il regarda l’alderman en face, avec un œil qui semblait scruter jusqu’à quel point il était instruit de ce mystère et du véritable caractère d’une personne qui lui avait causé tant de tourments.

— Ai-je bien fait, Monsieur, en permettant à un sujet de la reine Anne de nous quitter au moment du danger ? demanda-t-il en observant que le flegme et le sang-froid de Myndert le rendaient difficile à deviner.

— On peut appeler le jeune garçon une contrebande de guerre, répondit l’alderman avec une grande impassibilité de physionomie, mais c’est un article qui a un meilleur prix dans la tranquillité que dans un marché tumultueux. En un mot, capitaine Cornélius Ludlow, ce maître Seadrift ne répondra pas du tout à votre attente dans le combat.

— Et cet exemple d’héroïsme doit-il aller plus loin, ou dois-je compter sur l’assistance de l’alderman van Beverout ? Il a la réputation d’un loyal citoyen.

— Quant à la loyauté, répondit l’alderman, s’il s’agit de crier Dieu bénisse la reine ! dans une fête de la ville, personne n’est un plus loyal sujet que moi. Comme un souhait n’engage à rien, je lui souhaite, ainsi qu’à vous, tout le succès désirable. Mais je n’ai jamais approuvé la manière dont on déposséda les états-généraux de leurs territoires sur ce continent, maître Ludlow ; et de cette façon, je ne paie aux Stuarts que ce que je leur dois d’après la loi.

— C’est comme si vous disiez que vous voulez aller rejoindre l’aimable contrebandier, et administrer des consolations à une personne qui, grâce à son courage, n’en a pas besoin.

— N’allez pas si vite, jeune gentilhomme ; nous autres gens mercantiles nous aimons à examiner nos livres avant de faire notre balance. Quelle que soit mon opinion sur la famille régnante, je vous l’ai donnée en confidence et non pas comme une monnaie qui doit passer de main en main ; mon amour pour le grand monarque est moins vif encore. Louis est à couteaux tirés avec les Provinces-Unies aussi bien qu’avec notre gracieuse reine, et je ne vois point de mal à s’opposer à ses croiseurs, puisqu’ils nuisent au commerce et rendent les retours incertains. J’ai entendu le bruit de l’artillerie dans mon temps, ayant dans ma jeunesse conduit une compagnie de volontaires de la ville, dans bien des marches et contre-marches autour du boulingrin ; et pour l’honneur du second quartier de la bonne ville de Manhattan, je suis maintenant prêt à montrer que je sais encore quelque chose de cet art.

— Voilà une réponse mâle, et si elle est soutenue par une conduite qui y ressemble, on ne s’informera pas des motifs. C’est l’officier qui décide de la victoire sur un vaisseau, car lorsqu’il donne un bon exemple et qu’il comprend son devoir, on peut compter sur les matelots. Choisissez votre position parmi ces canons, et nous tâcherons de tromper les serviteurs de Louis, soit que nous agissions comme Anglais ou comme alliés des sept provinces.

Myndert descendit sur le gaillard d’arrière, déposa d’un air délibéré son habit sur le cabestan, assujettit sa perruque à l’aide d’un mouchoir, attacha la boucle qui faisait l’office de suspensoir, et se promena le long des canons avec un air qui pouvait du moins assurer le spectateur qu’il ne craignait pas le danger.

L’alderman van Beverout était un personnage beaucoup trop important pour n’être pas connu de la plupart de ceux qui fréquentaient la bonne ville dont il était officier civil. Sa présence parmi des hommes presque tous natifs de la colonie produisit donc un effet salutaire ; quelques-uns cédèrent à la sympathie que fait éprouver un courageux exemple, et il est possible que quelques autres pensassent que le danger était moins grand, en voyant l’indifférence d’un homme qui, étant si riche, avait tant de motifs de prendre soin de sa personne. Quelle qu’en soit la raison, le bourgeois fut reçu par les matelots avec acclamations, ce qui l’engagea à leur adresser une courte mais éloquente harangue, dans laquelle il exhortait ses compagnons d’armes à remplir leur devoir de manière à prouver aux Français qu’il serait sage désormais de laisser la côte libre de toute entrave ; mais il s’abstint très-sagement de faire aucune allusion à une reine et à un pays dont il ne se sentait pas porté à faire l’éloge.

— Que chaque homme se rappelle la cause de courage qui est la plus agréable à ses habitudes et à ses opinions, dit en concluant cet imitateur des Annibal et des Scipion, car c’est la meilleure et la plus sûre méthode de donner de la fermeté à sa résolution. Dans ma position, je ne manque pas de motifs, et j’ose dire que chacun de vous peut trouver une raison suffisante pour prendre part de cœur et d’âme au combat qui se prépare. Protêts et crédits ! que deviendraient les affaires des meilleures maisons de la colonie si le chef de la principale devait être emmené à Brest ou à Lorient ! Cela dérangerait le commerce de toute la ville. Je ne veux pas offenser votre patriotisme en faisant une telle supposition, mais je dois croire que votre esprit est disposé comme le mien à résister jusqu’à la dernière extrémité. Ceci est une question d’un intérêt général comme le deviennent toutes les questions commerciales en considérant leur influence sur le bonheur et la prospérité de la société.

Ayant terminé ce discours, le digne bourgeois respira bruyamment, et reprit son calme accoutumé, parfaitement convaincu de son propre mérite. Si l’on pense que le discours de Myndert avait trop de rapport avec ses intérêts, le lecteur se souviendra que c’est en concentrant toutes ses pensées sur un seul point qu’on atteint la prospérité commerciale du monde. Les matelots écoutèrent avec admiration, car ils ne comprirent aucune partie de ce discours. On s’en étonnera d’autant moins, que la chose la plus inintelligible est celle qui réunit le plus de suffrages en sa faveur.

— Vous voyez votre ennemi et vous savez ce que vous avez à faire, dit la voix mâle et claire de Ludlow, qui en passant au milieu des matelots de la Coquette leur parlait avec ce ton calme qui dans les moments de danger va droit au cœur. Je ne prétendrai pas que nous sommes aussi forts que je le désirerais ; mais un véritable marin est toujours prêt à redoubler ses efforts lorsqu’il le faut. Il n’y a point de clous à ce pavillon, lorsque je serai mort, vous pourrez le baisser si cela vous convient, mais tant que je vivrai, mes amis, il flottera au-dessus de nos têtes ! Maintenant faites entendre un cri de guerre, afin que l’on connaisse votre humeur ; ensuite qu’on n’entende plus d’autre bruit sur notre vaisseau que celui de nos canons.

L’équipage répondit par un énergique hourra ! Trysail assura un jeune et léger midshipman, qui dans un pareil moment trouvait encore moyen de plaisanter, qu’il avait rarement entendu un aussi beau morceau d’éloquence navale, et qu’il était tout à la fois clair et digne d’un gentilhomme.



CHAPITRE XXX.


Monsieur, c’est un fardeau au-dessus de mes forces. Cependant je vais essayer de le porter pour l’amour de vous, jusqu’à la dernière extrémité.
Shakspeare. Tout ce qui finit bien est bien.


Le vaisseau qui parut dans un moment si peu opportun pour la sûreté du croiseur anglais réduit à la moitié de son équipage, était un bâtiment qui parcourait la mer des îles Caraïbes, cherchant une aventure comme celle qui venait de se présenter. On l’appelait la Belle Fontange, et son commandant, âgé de vingt-deux ans, était bien connu dans les salons du Marais, et derrière les murs de la rue Basse-du-Rempart[34], comme un des plus brillants et des plus aimables entre les hommes qui fréquentaient les premiers, et un des plus braves et des plus habiles parmi les aventuriers qui se fiaient à leur adresse dans la rue que nous venons de citer. Son rang et son influence à Versailles avaient procuré au jeune chevalier Dumont de la Rocheforte un commandement auquel il n’aurait eu aucun droit par son expérience et ses services. Sa mère, proche parente d’une des beautés de la cour, avait été prendre les bains de mer, suivant l’ordre de son médecin, pour échapper aux dangers de la morsure d’un petit bichon. Comme épisode des longues descriptions qu’elle avait l’habitude d’écrire à ceux dont les connaissances nautiques se bornaient au spectacle de quelques fossés et de quelques pièces d’eau remplies de carpes, ou à celle de quelque bras vaseux de la Seine, elle avait voué son plus jeune fils à Neptune. En temps convenable, c’est-à-dire pendant que cette fantaisie poétique était dans toute la force de son accès, le jeune chevalier fut enrôlé, et longtemps avant que cet avancement eût pu être régulier et judicieux, il eut le commandement de la corvette en question et fut envoyé dans les Indes conquérir de la gloire pour lui et pour son pays.

Le chevalier Dumont de la Rocheforte était brave, mais il n’avait pas ce calme et cet empire sur soi-même, principal mérite d’un marin. Son courage participait de son caractère ; il était bouillant, impétueux et irréfléchi. Il avait la fierté d’un gentilhomme, et malheureusement pour le devoir qu’il remplissait alors pour la première fois, son orgueil le portait à mépriser cette espèce de connaissance mécanique qu’il eût été si important au commandant de la Fontange de posséder en ce moment. Il dansait admirablement, faisait les honneurs de sa cabine avec une élégance parfaite, et avait causé la mort d’un excellent marin, tombé du vaisseau à la mer, par accident, parce qu’il sauta après lui pour aller à son secours, sans avoir aucune connaissance de la natation, ce qui fit qu’on fut obligé de sauver le chef au lieu de s’occuper de son inférieur. Il composait fort joliment des vers, et avait quelque idée de la nouvelle philosophie qui commençait alors à se répandre dans le monde ; mais les cordages de son vaisseau et les lignes d’un problème mathématique semblaient être pour lui des labyrinthes où il ne s’était jamais hasardé.

Il fut peut-être heureux pour la sûreté de l’équipage que la Belle Fontange possédât un officier inférieur, né à Boulogne-sur-Mer, qui était assez instruit pour s’apercevoir si le bâtiment suivait une bonne route et s’il ne déployait pas quelques-unes de ses voiles de perroquet dans un moment inopportun. Le vaisseau lui-même était élégamment et régulièrement construit. Ses agrès étaient légers et aériens, et il avait une grande réputation de rapidité. Il semblait partager son seul défaut avec son commandement, et manquait peut-être de la solidité nécessaire pour résister aux vicissitudes et aux dangers de l’élément turbulent sur lequel il était destiné à voguer.

Les deux vaisseaux étaient alors à environ un mille de distance l’un de l’autre. La brise était calme et suffisamment fraîche pour toutes les évolutions ordinaires d’un combat naval, tandis que les vagues étaient assez tranquilles pour permettre que les vaisseaux fussent manœuvrés avec confiance et justesse. La Fontange courait de l’avant vers l’est, et, comme elle avait l’avantage du vent, ses hauts espars s’inclinaient doucement dans la direction de son adversaire. La Coquette naviguait sur l’autre bord, et nécessairement inclinait son flanc du côté opposé à l’ennemi. Les deux vaisseaux étaient dépouillés de leurs voiles de perroquet, de leurs brigantines et de leurs grands focs, quoique les voiles hautes du bâtiment français flottassent à la brise comme les plis gracieux de quelque drapeau fantastique. On ne voyait aucun être humain sur l’un ni sur l’autre vaisseau, quoique des masses sombres autour de chaque tête de mât prouvassent que les gabiers étaient préparés à remplir leur devoir, même dans la confusion et les dangers d’un combat. Une ou deux fois la Fontange inclina davantage son avant dans la direction de la Coquette, puis, se relevant au vent, elle s’arrêta pleine de majesté. Le moment était proche où les vaisseaux pourraient se mettre en travers à un point où le mousquet eût rapidement envoyé son messager à travers l’espace qui les séparait.

Ludlow, qui surveillait attentivement tous les changements de position ainsi que les variations de la brise, se rendit sur la poupe et parcourut l’horizon avec sa lunette, pour la dernière fois avant que son vaisseau ne fût enveloppé de fumée. À sa grande surprise, il découvrit une pyramide de voiles s’élevant au-dessus de la mer dans la direction du vent. Les voiles étaient visibles à l’œil nu et n’avaient jusque-là échappé à l’observation que par l’urgence des devoirs du moment. Appelant le contre-maître près de lui, il lui demanda son opinion sur le caractère de ce second étranger. Mais Trysail confessa que, malgré sa longue expérience, il lui était impossible de dire rien de plus, sinon que c’était un vaisseau courant devant le vent avec un nuage de voiles déployées. Cependant, après un second et plus long examen, le vieux marin crut pouvoir ajouter que le vaisseau étranger avait la carrure, la symétrie d’un croiseur ; mais de quelle dimension ? c’était ce qu’il ne pouvait assurer.

— Ce peut être un vaisseau léger ayant ses grandes voiles de perroquet et ses bonnettes déployées, ou peut-être ne voyons-nous que les toiles hautes de quelque lourd bâtiment, capitaine Ludlow. — Ah ! le Français l’aperçoit aussi, car la corvette a des signaux au loin.

— Prenez votre lunette. Si l’étranger répond, nous n’avons pas autre chose à faire que de fuir.

On examina de nouveau et avec attention les espars les plus élevés du bâtiment éloigné ; mais la direction du vent empêchait qu’aucuns signes de communication avec la corvette fussent visibles. La Fontange parut également incertaine du caractère de l’étranger, car pendant un moment il sembla évident qu’elle avait l’intention de changer sa course. Mais ce moment d’indécision dura peu. Les vaisseaux voguaient déjà en travers l’un de l’autre, leurs voiles pressées constamment par la brise.

— Apprêtez-vous, mes amis ! dit Ludlow d’une voix basse mais ferme, et, conservant sa position élevée sur la poupe, tandis qu’il ordonnait à son contre-maître de retourner sur le pont principal ; — faites feu lorsque vous verrez la lueur des canons de l’ennemi.

Un moment d’attente générale suivit. Les deux gracieux bâtiments s’avancèrent avec calme jusqu’à portée de la voix. Le silence était si profond sur la Coquette, que tous ceux qui étaient sur son bord pouvaient entendre le mugissement de l’eau qui s’amassait sous son avant, et qu’on aurait pu comparer à la respiration pesante de quelque énorme animal qui rassemblait toute son énergie pour un effort inaccoutumé ; d’un autre côté le bruit et les clameurs se faisaient entendre parmi les cordages de la Fontange. Au moment où les deux vaisseaux s’approchaient l’un de l’autre, on distingua la voix du jeune Dumont ordonnant à ses gens de faire feu, à travers un porte-voix. Ludlow sourit, et il y avait dans ce sourire tout le mépris dont un marin est susceptible. Levant à son tour son porte-voix, il le montra d’un geste tranquille à son équipage attentif, et une décharge d’artillerie fut vomie des flancs sombres du bâtiment, comme si c’eût été par la volonté seule du vaisseau. Les canons de l’ennemi répondirent presque aussitôt à ce message, et les deux vaisseaux passèrent promptement hors la direction du boulet. Le vent avait envoyé la fumée sur le vaisseau anglais, et pendant quelque temps elle flotta sur ses ponts, tourbillonna autour des voiles et passa sous le vent avec la brise qui succéda au contre-courant des explosions. Le sifflement d’un boulet et le craquement du bois avaient été entendu au milieu du combat. Jetant un regard sur son ennemi, qui conservait toujours la même position, Ludlow quitta la poupe, et, avec toute l’anxiété d’un marin, il essaya d’examiner les drisses.

— Qu’avons-nous perdu, Monsieur ? demanda-t-il à Trysail, dont le visage devint visible à travers la fumée. Quelle est la voile qui frappe aussi lourdement ?

— Il y a peu de mal de fait, Monsieur. — Peu de mal. — Mettez la main à ce palan sur cette vergue d’avant. — Vous, marins d’eau douce ! vous vous remuez comme des limaçons dans un menuet !

— Le Français a troué la voile qui est sous le vent, Monsieur. Mais nous pourrons promptement étendre nos voiles de nouveau.

— Renversez-la, mes amis, comme si c’était une branche morte. — Bien ; calmes ; en dehors votre bouline, en avant. — Abordez-la, vous le pouvez. — Abordez-la, il le faut.

La fumée avait disparu, et l’œil du capitaine parcourait rapidement toute l’étendue de son vaisseau. Trois ou quatre gabiers s’étaient déjà emparés de la voile déchirée et ils étaient assis sur l’extrémité de la vergue d’avant, occupés à assujettir leur captive. On voyait un trou ou deux dans d’autres voiles, et çà et là un cordage peu important pendait de manière à prouver qu’il avait été coupé par le boulet.

C’était tout le dommage qu’il aperçut dans le haut du vaisseau, et il n’était pas de nature à captiver son attention. La scène était différente sur le pont : le faible équipage s’occupait avec ardeur à charger les canons, et les refouloirs ainsi que les écouvillons passaient de main en main avec rapidité. L’alderman n’avait jamais été plus absorbé sur son livre de comptes, qu’il ne le paraissait dans son devoir de canonnier, et les jeunes gens auxquels le commandement des batteries avait nécessairement été confié s’aidaient avec zèle de toute leur expérience. Trysail était debout près du cabestan, donnant froidement les ordres dont nous avons parlé, et regardant le haut du vaisseau avec un intérêt assez grand pour le rendre insensible à tout ce qui se passait autour de sa personne. Ludlow vit avec chagrin que le sang souillait le pont à ses pieds, et qu’un matelot était tombé mort à quelques pas de lui. Le brisement d’une planche et des éclats de vaigrages ou revêtements intérieurs du navire, montraient le point par lequel le boulet destructeur avait passé. Comprimant ses lèvres, comme un homme résolu, le commandant de la Coquette s’avança plus loin, et examina la roue de corderie. Le contre-maître charpentier, qui tenait les raies de la roue, était calme, et avait l’œil fixé sur le côté vertical de la voile principale, aussi invariablement que l’aiguille montre le pôle.

Ces observations furent le résultat d’une minute. Les différentes circonstances que nous venons de détailler avaient été reconnues si rapidement qu’elles avaient été notées sans perdre un instant la connaissance de la situation précise de la Fontange. Cette dernière était déjà dans le lit du vent. Il devint nécessaire de répondre à cette évolution par une évolution aussi prompte.

L’ordre ne fut pas plus tôt donné, que la Coquette, comme si elle eût été sensible au danger qu’elle courait d’être placée en enfilade de l’avant à l’arrière, tourna contre le vent, et, au moment où son adversaire était prêt à décharger ses canons, elle fut en position de lui rendre et de recevoir sa bordée. Les deux vaisseaux approchèrent de nouveau l’un de l’autre et échangèrent une seconde fois leurs torrents de feu. Ludlow vit alors à travers la fumée la vergue énorme de la Fontange se balançant pesamment contre la brise et la voile frappant contre son mât. S’élançant de la poupe sur un mât d’étai qui avait été renversé un moment auparavant, il sauta sur le gaillard d’arrière à côté du contre-maître.

— Resserrez les bras, dit-il rapidement mais parlant bas et d’une voix claire ; donnez un tour aux boulines. — Loffez, Monsieur, loffez ; — assujettissez le vaisseau contre le vent.

La réponse calme et nette du contre-maître charpentier et la manière avec laquelle la Coquette vomissait toujours ses torrents de flammes inclinée vers la brise, annonçait la promptitude des subordonnés. Une minute plus tard les énormes masses de fumée qui enveloppaient les deux vaisseaux se joignirent et formèrent un nuage blanc, qui roula rapidement, chassé par les explosions, sur la surface des vagues, mais qui en s’élevant plus haut dans l’air se dirigea gracieusement sous le vent.

Notre jeune commandant passa avec rapidité au milieu des batteries, parla d’une voix encourageante à son équipage et reprit son poste sur la poupe. La position stationnaire de la Fontange et ses efforts pour gagner le vent étaient déjà un avantage pour le croiseur de la reine Anne. Il y avait sur le vaisseau français une indécision qui attira bientôt l’attention d’un homme dont les talents dans sa profession ressemblaient à l’instinct.

Le chevalier Dumont avait occupé ses loisirs à parcourir l’histoire navale de son pays. Il y avait trouvé que tel ou tel commandant avait reçu beaucoup d’éloges pour avoir jeté ses voiles de hune au mât par le travers de son ennemi. Ignorant la différence d’un vaisseau en ligne et d’un autre engagé seul, il s’était déterminé à donner la même preuve de courage. Au moment où Ludlow était seul sur la poupe, surveillant d’un œil attentif les progrès de son propre vaisseau et la position de son ennemi, indiquant seulement par un geste au zélé Trysail qui était au-dessous de lui ce qu’il désirait qui fût fait, il y avait une discussion sur le gaillard d’arrière du vaisseau français entre le natif de Boulogne-sur-mer et le brillant favori des salons ; ils discutaient sur l’expédient auquel le dernier s’était arrêté pour prouver l’existence d’une qualité dont personne ne doutait. Le temps perdu dans cette discussion fut de la dernière importance pour le croiseur anglais. Avançant rapidement, il fût bientôt hors de la portée des canons de son adversaire, et avant que le Boulonnais eût convaincu son supérieur de son erreur, la Coquette avait viré de bord, et loffait à travers le sillage de la Fontange. Les voiles de hune de cette dernière se remplirent alors tardivement ; mais avant que le vaisseau eût recouvré son mouvement, les voiles de son ennemi ombrageaient son pont. On pouvait alors supposer que la Coquette passerait au vent. Dans ce moment critique la masse des voiles de perroquet du croiseur anglais fut presque déchirée en deux par un boulet. Le vaisseau tomba sur le côté, les vergues s’entremêlèrent et les deux bâtiments furent engagés.

La Coquette avait tout l’avantage de la position. S’apercevant de l’importance de ce fait, Ludlow voulut rendre cette position plus sûre en jetant les grappins. Lorsque les deux vaisseaux furent ainsi accrochés l’un à l’autre, le jeune Dumont se trouva soulagé d’un immense embarras. Le fait avait suffisamment prouvé que pas un seul de ses canons n’aurait porté, tandis qu’une meurtrière décharge de mitraille venait de balayer ses ponts ; il donna l’ordre d’aborder, mais Ludlow, avec son équipage affaibli, ne s’était pas décidé à une si périlleuse évolution, sans avoir prévu les moyens d’en éviter toutes les conséquences. Les vaisseaux se touchaient seulement sur un seul point, et ce point était protégé par deux rangs de mousquets ; aussitôt que l’impétueux Français parut sur la poupe de son vaisseau, accompagné d’une troupe de matelots, un feu serré et mortel renversa toute cette troupe à l’exception d’un seul homme. Le jeune Dumont resta debout, pendant un moment son œil égaré brilla, mais son corps agile obéit encore à l’impulsion d’un esprit impétueux ; il s’élança en avant et tomba sans vie sur le pont de son ennemi. Ludlow surveillait chaque mouvement avec un calme que ni sa responsabilité personnelle, ni le bruit et les rapides incidents de cette terrible scène ne pouvaient détruire.

— Voilà le moment d’en venir aux mains, s’écria-t-il en faisant signe à Trysail de descendre de l’échelle, afin qu’il pût passer.

Son bras fut arrêté, et le vieux et grave contre-maître montra le côté d’où venait le vent.

— On ne peut se méprendre, dit-il, à la coupe de ces voiles et à la hauteur de ces espars ; le vaisseau éloigné est un autre bâtiment français.

Un regard apprit à Ludlow que Trysail avait raison ; un autre suffit pour lui indiquer ce qu’il était nécessaire d’entreprendre.

— Laissez tomber le dernier grappin ! — Coupez-le ! — Dégagez ! Ces mots furent criés à travers le porte-voix, d’un ton qui se fit entendre distinctement au milieu du tumulte du combat.

Dégagée en avant, la poupe de la Coquette céda à la pression de son ennemi, dont les voiles portaient toutes, et elle se trouva bientôt en position de brasser ses vergues d’avant vigoureusement en arrière, dans une direction opposée à celle qu’elle venait de quitter ; ses flancs touchèrent la poupe de la Fontange, le dernier grappin fut dégagé, et les vaisseaux se séparèrent.

L’esprit qui avait présidé aux évolutions de la Coquette gouvernait toujours ses mouvements. Les voiles étaient brassées, le vaisseau obéissait au gouvernail ; et avant que les deux bâtiments eussent été séparés cinq minutes, les manœuvres de la Coquette avaient repris leur train accoutumé.

Des gabiers agiles étaient sur les vergues, et de larges plis d’une toile neuve flottaient au gré de la brise, car on tendait de nouvelles voiles. Les cordes furent jointes par leurs bouts, ou remplacées par de nouveaux cordages, les espars examinés ; enfin on n’oublia aucun des soins et des précautions nécessaires à la sûreté du vaisseau. Chaque espar fut assujetti, les pompes sondées, et le vaisseau continua son chemin, comme s’il n’eût jamais fait feu ni reçu des boulets.

D’un autre côté, la Fontange avait l’apparence d’un vaisseau vaincu. Il régnait sur son bord la plus grande confusion. Ses voiles déchirées volaient en désordre, plusieurs cordages importants battaient contre ses mâts, et le vaisseau lui-même voguait devant la brise comme un bâtiment naufragé. Pendant plusieurs minutes, il n’y eut aucun commandement sur le vaisseau, et lorsqu’on eut perdu un temps précieux qui donna au croiseur anglais l’avantage du vent, l’équipage de la Fontange fit une tardive tentative pour relever le vaisseau. Le plus haut et le plus important de ses mâts trembla un instant, puis il tomba avec bruit dans la mer.

Malgré l’absence d’une grande partie de ses matelots, le succès de la Coquette eût été certain, si la présence de l’étranger n’eût forcé Ludlow à abandonner son avantage. Mais les conséquences en étaient trop positives pour qu’il pût se permettre autre chose qu’un regret bien naturel de ne pas profiter d’une occasion si favorable. Le caractère du vaisseau qui s’approchait ne pouvait pas être méconnu plus longtemps. Tous les matelots de la Coquette reconnaissaient les voiles hautes et étroites, les mâts élevés et amincis par le haut et les courtes vergues de la frégate dont la carène était alors distinctement visible, comme un habitant de la terre ferme reconnaît un individu à ses traits et à son costume. S’il y eût eu quelques doutes à ce sujet, ils auraient tous cédé la place à la certitude, lorsqu’on vit l’étranger échanger des signaux avec la corvette brisée.

Il était temps que Ludlow prît une prompte détermination. La brise tenait toujours au sud, mais elle commençait à faiblir, et, suivant toute apparence, elle devait tomber avant la nuit. La terre était à quelques lieues au nord, et l’on n’apercevait rien en mer, à l’exception des deux croiseurs français. Descendant sur le gaillard d’arrière, il s’approcha du contre-maître, qui était assis sur une chaise tandis que le chirurgien pansait une blessure assez grave qu’il avait à la jambe. Serrant amicalement la main au vieux marin, il lui exprima sa reconnaissance pour les services qu’il avait rendus dans un moment si pénible.

— Dieu vous bénisse ! capitaine Ludlow, répondit celui-ci ; les combats sont les plus sûrs moyens pour éprouver les vaisseaux et les amis ; et, Dieu soit loué ! la reine Anne peut se féliciter des uns et des autres aujourd’hui. Aucun matelot n’a oublié son devoir, autant que mes yeux ont pu me l’apprendre, et ce n’est pas dire peu de chose avec un équipage réduit de moitié et un ennemi une fois plus fort que nous ! Quant au vaisseau, il ne s’est jamais mieux conduit. J’avais un triste pressentiment lorsque je vis la grande voile de perroquet se déchirer comme un morceau de mousseline entre les mains d’une couturière. — Courez en avant, monsieur Hopper, et dites aux matelots dans les agrès d’avant de donner un tour à ce hauban ; ayez soin de tirer également tous les haubans ; — c’est un jeune homme actif, capitaine Ludlow, il ne lui manque qu’un peu plus de réflexion, un peu plus d’expérience et une pointe de modestie. Avec les talents qu’il acquerra petit à petit dans la marine, on pourra en faire un officier passable.

— Ce jeune homme promet ; mais je suis venu demander votre avis, mon vieil ami, sur ce qu’il nous reste à faire : il n’y a aucun doute que le bâtiment qui arrive sur nous ne soit une frégate française.

— On pourrait aussi bien douter de la nature d’un hameçon, qui est destiné à attraper tout le fretin et à laisser échapper le gros poisson. Nous pourrions lui montrer nos voiles, et essayer de la pleine mer ; mais je crains que ce mât de misaine ne soit trop faible, avec les trois trous qui y sont, pour supporter les voiles dont nous aurions besoin.

— Que pensez-vous du vent ? dit Ludlow affectant une indécision qu’il n’avait pas, afin de ménager la susceptibilité de son compagnon blessé. S’il tenait, nous pourrions doubler Montauk, et aller chercher le reste de nos gens ; mais s’il tombe, ne courrons-nous pas le danger que la frégate ne toue à portée de canon ? nous n’avons pas de bateau pour lui échapper.

— Le sondage sur cette côte est aussi régulier que le toit d’une maison, reprit le contre-maître après un moment de réflexion, et mon avis est, puisque c’est votre bon plaisir de le demander, capitaine Ludlow, que nous gagnions les côtes autant que possible tandis que le vent est bon ; alors je crois que nous n’aurons point à craindre une visite de la frégate ; quant à la corvette, mon opinion est qu’elle ressemble à un homme qui a bien dîné et qui n’a point envie de manger un autre morceau.

Ludlow applaudit au conseil de son subordonné, car c’était précisément ce qu’il avait résolu de faire, et, après avoir de nouveau complimenté le contre-maître sur son sang-froid et son habileté, il donna les ordres nécessaires. Le gouvernail de la Coquette fut placé tout au vent, les vergues furent équarries, et le vaisseau fut mis devant la brise. Après avoir couru dans cette direction pendant quelques heures, le vent tomba peu à peu ; le plomb annonça que la quille était aussi près du fond que l’heure de la marée et le triste et pesant murmure de la mer le rendaient prudent. Bientôt le vent tomba tout à fait, et le jeune commandant ordonna qu’on jetât une ancre.

Son exemple, sous ce dernier rapport, fut suivi par les croiseurs ennemis. Ils s’égaient réunis promptement, et des bateaux allèrent d’un vaisseau à l’autre tant que le jour dura. Lorsque le soleil se cacha derrière la ceinture occidentale de l’Océan, les lignes sombres des deux vaisseaux, éloignés d’environ une lieue, devinrent de moins en moins distinctes, jusqu’à ce que les ténèbres de la nuit enveloppassent la mer et les côtes dans leur obscurité.


CHAPITRE XXXI.


Maintenant — l’affaire !
Shakspeare. Othello.


Trois heures plus tard, tout bruit avait cessé à bord du croiseur royal ; on ne réparait plus les dommages qui avaient été causés par le combat, et la plupart des vivants, semblables aux morts, gardaient un profond silence. On n’oubliait pas cependant la surveillance nécessaire à la situation des marins fatigués, et, quoique beaucoup de matelots fussent plongés dans le sommeil, quelques yeux étaient encore ouverts et veillaient au salut de tous. Çà et là, quelques marins à moitié endormis arpentaient le pont, où un officier solitaire essayait de se tenir éveillé en respirant l’air épais de son étroite prison. L’équipage dormait entre les canons, et chaque matelot avait des pistolets à sa ceinture et un coutelas à son côté. Il y avait un marin étendu sur le gaillard d’arrière, la tête appuyée sur une boîte à boulets. Sa respiration pesante indiquait le sommeil inquiet d’un homme d’un tempérament robuste, chez lequel la fatigue se réunissait aux souffrances. C’était le contre-maître blessé et tourmenté par la fièvre, qui s’était placé ainsi afin de goûter une heure de repos si nécessaire dans sa situation. Sur une boîte dont on avait vidé le contenu, on voyait un autre être humain sans mouvement, le visage tourné vers le ciel chargé d’étoiles. C’était le corps du jeune Dumont, que Ludlow voulait faire déposer dans une terre consacrée lorsque le vaisseau aurait atteint le port. Ludlow, avec la délicatesse d’un ennemi généreux et chevaleresque, avait étendu de ses propres mains sur le jeune Français sans expérience, mais rempli de bravoure, le drapeau sans tache de son pays.

Il y avait sur le pont élevé de la poupe du vaisseau, un petit groupe sur lequel les intérêts ordinaires de la vie semblaient encore exercer leur influence. Ludlow avait conduit dans ce lieu Alida et ses compagnons, lorsque les devoirs nombreux de la journée eurent été remplis, afin qu’ils pussent respirer un air plus frais que dans l’intérieur du vaisseau. La négresse sommeillait auprès de sa jeune maîtresse, l’alderman fatigué était assis, le dos appuyé contre le mât de misaine, donnant des signes évidents de sa situation, et Ludlow était debout, jetant de temps en temps les yeux sur les eaux tranquilles, et prêtant en même temps son attention à la conversation de ses compagnons.

Alida et Seadrift étaient assis sur des chaises l’un près de l’autre. Leur entretien avait lieu à voix basse, et la mélancolie ainsi que le tremblement de la voix de la belle Alida prouvaient combien les événements de la journée avaient ébranlé son esprit ordinairement si ferme.

— Il y a dans votre profession un mélange de terrible et de beau, de grand et de séduisant ! observa Alida, répondant à une remarque du jeune marin. Cette mer tranquille, le bruit des vagues qui meurent sur la côte, et ce ciel au-dessus de nos têtes, présentent des objets qu’une jeune fille elle-même pourrait contempler avec admiration, si son oreille n’était pas encore troublée par les clameurs du combat. Ne disiez-vous pas que le commandant du vaisseau français était un jeune homme ?

— Il avait l’apparence d’un enfant, et il ne devait sans doute son grade qu’aux avantages du sang et de la fortune. Nous avons reconnu qu’il était le capitaine de la frégate, autant à son costume qu’à l’effort désespéré qu’il fit pour réparer la fausse manœuvre qui eut lieu au commencement de l’action.

— Peut-être a-t-il une mère, Ludlow !… une sœur, une femme, ou…

Alida s’arrêta ; car, avec la modestie d’une jeune fille, elle hésitait à nommer le lien qui occupait la première place dans ses pensées.

— Il peut posséder tous ces objets d’affection ! Telle est la destinée des marins, et…

— Telle est la destinée de ceux qui prennent de l’intérêt à leur sûreté ! murmura Seadrift d’une voix basse, mais expressive.

Un profond mais éloquent silence succéda ; puis on entendit la voix de Myndert prononçant ces mots d’une manière indistincte : — Vingt de castor et trois de martre… pour envoi. Malgré les tristes pensées de Ludlow, un sourire se dessina un moment sur ses lèvres, lorsque la voix rude de Trysail, rendue plus rude encore par le sommeil, se fit entendre distinctement : — Portez la main aux garcettes ! s’écria-t-il ; le bâtiment français arrive de nouveau sur nous !

— Ces mots sont prophétiques ! dit un homme à haute voix, derrière le groupe. Ludlow tourna la tête avec précipitation, et, malgré l’obscurité, il reconnut dans l’homme aux formes athlétiques qui était debout derrière lui sur la poupe, le calme et majestueux Écumeur de mer.

— Appelez !…

— N’appelez personne ! interrompit Tiller, arrêtant l’ordre précipité qui s’échappait involontairement des lèvres de Ludlow. Que votre vaisseau soit silencieux comme un vaisseau naufragé ; et cependant surveillez jusqu’aux chambres des provisions. Vous avez bien fait, capitaine Ludlow, d’être sur le qui-vive, quoique j’aie connu des yeux meilleurs que ceux de vos vigies.

— D’où venez-vous, homme audacieux ? et quelle folie vous amène de nouveau sur mon vaisseau ?

— Je viens de mon habitation sur la mer. Mon affaire ici est d’avertir !

— La mer ! répéta Ludlow regardant l’étroit horizon. L’heure de la raillerie est passée, et vous devriez ne pas badiner davantage avec ceux qui ont des devoirs sérieux à remplir.

— L’heure en effet est celle des devoirs sérieux, plus sérieux encore que vous ne le supposez. Mais, avant d’entrer en explication, il y a des conditions à régler entre nous. Vous avez un des serviteurs de la dame Vert-de-Mer ; je demande sa liberté en échange de mon secret.

— L’erreur dans laquelle j’étais tombé n’existe plus, répondit Ludlow, regardant un instant la taille élégante de Seadrift. Ma conquête est sans prix, à moins que vous ne veniez prendre sa place.

— Je viens dans un autre dessein… Il y a ici une personne qui sait que je ne plaisante pas, lorsque les affaires sont pressantes. Faites retirer vos compagnons, afin que je puisse parler plus librement.

Ludlow hésita, car il n’était pas encore revenu de la surprise qu’il avait éprouvée en trouvant le redoutable contrebandier si inopinément sur son vaisseau. Mais Alida et son compagnon se levèrent, comme ceux qui avaient le plus de confiance dans le nouveau venu, et, éveillant la négresse, ils descendirent dans la cabine. Lorsque Ludlow se trouva seul avec Tiller, il lui demanda une explication.

— Je n’ai pas l’intention de l’éviter, répondit le contrebandier, car le temps presse, et ce qui reste à faire doit être fait avec la vigilance et le calme d’un marin. Vous avez eu un engagement sérieux avec un des corsaires de Louis, capitaine Ludlow, et le vaisseau de la reine Anne avait peu de bras ! Vos gens ont-ils souffert, et êtes-vous encore assez forts pour une vigoureuse défense, digne de votre conduite de ce matin ?

— Voilà des questions auxquelles je ne répondrai pas. Qui m’assure que vos intentions sont louables, et que vous n’êtes pas un espion ?

— Capitaine Ludlow !… mais les circonstances excusent vos soupçons.

— Un homme dont j’ai menacé la vie et le vaisseau ; — un proscrit !

— Cela est trop vrai, reprit l’Écumeur de mer réprimant un mouvement de fierté et de ressentiment. — Je suis menacé et poursuivi, je suis un contrebandier, un proscrit, et cependant je suis un humain. Vous voyez cet objet indistinct qui borde la mer vers le nord !

— On ne peut s’y méprendre, c’est la terre.

— C’est la terre, la terre où je suis né ! Les premiers, et je pourrais dire les plus heureux de mes jours se sont passés dans cette île longue et étroite.

— Si je l’avais su plus tôt, j’aurais examiné de plus près les baies et les passages.

— Cette recherche aurait pu être couronnée de succès. Un canon enverrait facilement son boulet de ce pont au lieu où mon brigantin est tranquillement à l’ancre.

— À moins que vous ne vous soyez approché des côtes depuis le coucher du soleil, et cela est impossible ! Lorsque le jour tomba il n’y avait en vue que la frégate et la corvette de l’ennemi.

— Nous n’avons pas avancé d’une brasse, et cependant, sur la parole d’un homme sans crainte, le vaisseau de la dame Vert-de-Mer est là. Vous voyez où la côte décline, là, au point le plus proche de la terre ; l’île est presque séparée par l’eau dans ce lieu, et la Sorcière est en sûreté dans les profondeurs de la baie qui entre du côté du nord. Il n’y a pas un mille entre nous. De la montagne qui est à l’est, j’ai été témoin de votre combat énergique, capitaine Ludlow ; et, quoique condamné, j’ai senti que le cœur ne pouvait jamais être proscrit. Il y a là une fidélité qui survit même aux persécutions des douanes.

— Vous êtes heureux dans le choix de vos expressions, Monsieur ; je dois avouer cependant que je pense qu’un marin, même aussi habile que vous l’êtes, doit convenir que la Coquette s’est conduite bravement !

— Un bateau de pilote n’eût pas été plus sûr ni plus prompt. Je connais la faiblesse de votre équipage, car l’absence de vos chaloupes n’est point un secret pour moi ; et j’avoue que j’aurais volontiers sacrifié quelques-uns des profits du voyage pour être sur votre pont avec quelques-uns de mes braves !

— Un homme qui a tant de fidélité à son drapeau devrait choisir une occupation plus honorable que celle qui vous est habituelle.

— Une patrie qui peut l’inspirer devrait craindre de détruire l’affection de ses enfants par les monopoles et les injustices. Mais ce sont des discussions qui ne conviennent pas au moment. Je suis doublement votre compatriote dans ce détroit, et nous ne devons envisager tout ce qui s’est passé que comme des libertés un peu rudes que des amis se permettent quelquefois entre eux. Capitaine Ludlow, il y a du danger pour vous dans ce sombre vide, là-bas vers la pleine mer.

— Sur quoi fondez-vous ces soupçons ?

— J’ai vu. Je suis allé parmi vos ennemis, et j’ai examiné leurs terribles préparatifs. Je sais que je donne cet avertissement à un homme brave, et je n’exagère rien. Vous avez besoin de toute votre résolution et des bras de tous vos matelots ; car ils vont fondre sur vous en nombre redoutable.

— Vrai ou faux, cet avis ne sera pas négligé !

— Un instant ! dit l’Écumeur en arrêtant de la main un mouvement que Ludlow se disposait à faire pour prévenir ses gens. Laissez-les dormir jusqu’au dernier moment. Il vous reste encore une heure, et le sommeil réparera leurs forces. Fiez-vous à l’expérience d’un marin qui a passé la moitié de la vie d’un homme sur l’Océan, et qui a été témoin de toutes ses scènes les plus tumultueuses, depuis le combat des éléments jusqu’à ceux que les hommes ont inventés pour se détruire. Pendant une heure encore vous êtes en sûreté. Cette heure écoulée, que Dieu protège ceux qui ne seront pas préparés, et qu’il fasse miséricorde à celui dont les minutes sont comptées !

— Tes paroles et tes manières sont celles d’un homme dont la conduite est honorable, répondit Ludlow frappé de l’apparente sincérité de l’avertissement que lui donnait l’Écumeur de mer. Nous serons prêts à tout événement, quoique la manière dont vous avez acquis ce secret soit aussi mystérieuse que votre arrivée sur le pont de mon vaisseau.

— Toutes les deux peuvent être expliquées, reprit l’Écumeur, faisant signe à son compagnon de le suivre sur la poupe.

Là, il montra du doigt un esquif presque imperceptible qui flottait au bas d’une échelle de poupe, et continua :

— Celui qui rend si souvent de secrètes visites aux côtes ne doit jamais manquer de moyens. Cette coque de noix fut facilement transportée à travers l’étroite portion de terrain qui sépare la baie de l’Océan ; et tandis que les vagues mugissent si lourdement, on fend l’onde facilement à l’aide d’un habile rameur. J’ai été sous la martingale du vaisseau français, et vous voyez que je suis ici. Si vos vigies sont moins alertes qu’à l’ordinaire, vous vous rappellerez qu’un plat-bord bas, un horizon obscur, et des avirons avec des paillets, ne sont pas des choses propres à faire découvrir un esquif, lorsque l’œil est lourd et le corps fatigué. Il faut maintenant que je vous quitte, à moins que vous ne pensiez qu’il soit plus prudent d’envoyer hors du vaisseau ceux qui ne peuvent être d’aucun service pendant le combat.

Ludlow hésita ; un désir violent de mettre Alida en sûreté combattait dans son cœur la répugnance qu’il avait de la confier au contrebandier. Il réfléchit un moment avant de répondre.

— Votre coque de noix ne peut contenir que son propriétaire, dit-il enfin. Allez, et prospérez si vous êtes loyal.

— Soutenez le choc ! dit l’Écumeur saisissant la main de Ludlow. Puis se confiant négligemment à une corde pendante, il descendit dans son esquif. Ludlow surveilla ses mouvements avec une vive défiance. Lorsqu’il fut assis dans le canot, l’Écumeur de mer devint presque invisible, et quand il glissa sans bruit sur les vagues, le jeune commandant ne fut plus disposé à censurer ceux qui l’avaient laissé approcher sans prévenir de son arrivée. En moins d’une minute l’objet indistinct se trouva confondu avec la surface de la mer.

Livré à lui-même, le jeune commandant de la Coquette réfléchit sérieusement à ce qui s’était passé. Les manières de l’Écumeur, le caractère de sa communication, sa probabilité, et les moyens par lesquels il avait obtenu ces connaissances, étaient d’accord pour confirmer sa véracité. Les exemples d’une semblable fidélité à leurs drapeaux, dans des marins dont la conduite était opposée aux intérêts de ces mêmes drapeaux, n’étaient pas extraordinaires. Leurs erreurs ressemblaient à celles des passions et des tentations, tandis que le retour momentané à de meilleures pensées ressemblait aux impulsions irrésistibles de la nature. Le conseil que le contrebandier avait donné au capitaine de laisser dormir son équipage avait été suivi. Vingt fois, pendant quelques minutes, notre jeune marin examina sa montre, afin de surveiller la marche du temps, puis il la remettait dans son gousset, déterminé à montrer plus de patience. Enfin il descendit sur le gaillard d’arrière, et s’approcha du seul homme qui fût debout. Le quart était commandé par un jeune garçon de seize ans dont le noviciat n’était pas encore fini, mais auquel, en l’absence de ses supérieurs, on avait confié ce devoir important. Il était debout, appuyé contre le cabestan ; une main soutenait sa tête, tandis que le coude était placé contre le tambour ; le corps était sans mouvement. Ludlow le regarda un instant, puis soulevant une lanterne allumée, il la passa devant son visage, et s’aperçut qu’il dormait ; sans troubler le repos du coupable, le capitaine replaça la lanterne, et avança. Sur le passe-avant, il vit un soldat de marine, le mousquet sur l’épaule, dans l’attitude de l’attention. En passant près de lui, Ludlow s’aperçut facilement que ses yeux s’ouvraient et se refermaient involontairement et qu’ils ignoraient ce qui se passait devant eux. Sur le perroquet du gaillard d’avant on voyait une figure courte et carrée qui se balançait sans aucun soutien, dont les deux bras étaient enveloppés d’une jaquette et dont la tête tournait doucement de l’ouest au sud comme si elle eut examiné l’Océan.

Montant légèrement sur l’échelle, Ludlow s’aperçut que c’était un vétéran qui avait le titre de capitaine du gaillard d’avant.

— Je suis content de trouver enfin deux yeux ouverts sur mon vaisseau, dit le capitaine. Vous êtes le seul éveillé de tout le quart.

— J’ai doublé le cap cinquante fois, Votre Honneur, répondit le vétéran, et le marin qui a fait ce voyage a rarement besoin d’un second appel du maître d’équipage. Les jeunes têtes ont de jeunes yeux, et le sommeil leur est presque aussi nécessaire que la nourriture après avoir manœuvré les palans de canons et les rides.

— Et qu’est-ce qui attire ton attention vers ce point de la mer ? Il n’y a rien de visible que les vagues.

— C’est la direction du vaisseau français, Monsieur. Votre Honneur n’entend-il rien ?

— Rien, répondit Ludlow après avoir écouté attentivement pendant quelques secondes ; rien, à moins que ce ne soit le bruit des vagues qui se brisent sur la côte.

— Cela peut être une idée, mais j’ai entendu sortir de là un bruit qui ressemblait à la chute d’un aviron sur le banc d’un canot, et il est assez naturel, Votre Honneur, de s’attendre à ce que les Français chercheront sur ces eaux tranquilles ce que nous sommes devenus. — Je viens de voir la lueur d’une lumière, ou mon nom n’est pas Bob Cleet !

Ludlow garda le silence ; une lueur était certainement visible au point où l’on savait que l’ennemi avait jeté l’ancre, et elle parut et disparut comme une lanterne mouvante. Enfin on la vit descendre lentement, et il sembla qu’elle s’était éteinte dans la mer.

— Cette lanterne est descendue dans un canot, capitaine Ludlow, quoique ce soit un marin d’eau douce qui l’a portée ! dit le positif marin du gaillard d’avant secouant la tête, et commençant à arpenter le pont avec l’air d’un homme qui n’a pas besoin de voir confirmer ses soupçons.

Ludlow retourna sur le gaillard d’arrière, pensif mais calme. Il passa au milieu de son équipage endormi sans éveiller un seul homme, et même sans toucher le jeune midshipman, toujours immobile. Enfin il entra dans sa cabine sans avoir prononcé une parole.

Le commandant de la Coquette ne fut absent que quelques minutes ; lorsqu’il reparut de nouveau sur le pont il y avait plus de décision dans ses manières.

— Il est temps d’appeler le quart, monsieur Reef, murmura-t-il à l’oreille de l’officier endormi sur le pont, sans laisser paraître qu’il se fût aperçu que le jeune homme ait oublié son devoir ; le sable est écoulé.

— Oui, oui, Monsieur ; portez-y la main, et retournez le sablier ! murmura le jeune homme. Une belle nuit, Monsieur, et un Océan bien tranquille. — Je pensais tout à l’heure à…

— À ton pays et à ta mère ! C’est notre habitude lorsque nous sommes jeunes. Maintenant nous avons autre chose pour occuper nos pensées. Qu’on fasse l’appel sur le gaillard d’arrière, Monsieur.

Lorsque le midshipman, à moitié endormi, quitta le capitaine pour obéir à ses ordres, ce dernier s’approcha du lieu où Trysail dormait toujours d’un sommeil inquiet. Il le toucha légèrement, et le contre-maître fut aussitôt sur pied. Le premier regard du vétéran se dirigea vers le haut du vaisseau, le second vers le ciel, et le troisième sur son capitaine.

— Je crains que tes blessures ne te fassent souffrir, et que l’air de la nuit n’ait ajouté à tes douleurs ! observa le capitaine parlant avec un air d’intérêt.

— On ne peut pas se fier à l’espar blessé comme à un morceau de bois sain, capitaine Ludlow ; mais comme je ne suis pas un fantassin dans une marche, les devoirs du vaisseau peuvent aller leur train, sans que j’aie besoin de monter à cheval.

— Je me réjouis de te voir l’esprit si gai, mon vieil ami ; car nous sommes menacés d’occupations sérieuses. Les Français sont dans leurs chaloupes, et nous les verrons bientôt paraître, ou les pronostics sont faux.

— Des chaloupes ! répéta le contre-maître. J’aimerais mieux que le vaisseau lui-même fût sous ses voiles avec une bonne brise ! La Coquette a le pied léger, et le côté vertical de ses voiles fasèye ; mais lorsque cela en vient aux chaloupes, un soldat de marine est aussi bon qu’un contre-maître.

— Nous devons prendre la fortune comme elle s’offre. — Voilà notre conseil ! — Il est composé de jeunes têtes, mais de cœurs qui feraient honneur à des cheveux blancs.

Ludlow joignit le petit groupe d’officiers qui était assemblé près du cabestan. Alors il leur expliqua en peu de mots la raison pour laquelle il les avait éveillés ! Lorsque chaque jeune officier eut compris ses ordres et la nature du nouveau danger qui menaçait le vaisseau, ils se séparèrent et commencèrent avec activité, mais en silence, les préparatifs nécessaires. Le bruit des pas sur le pont éveilla une douzaine des plus vieux marins, qui se joignirent aussitôt à leurs officiers.

Une demi-heure se passa comme un moment dans une telle occupation. Lorsque cette demi-heure fut écoulée, Ludlow pensa que son vaisseau était préparé. Les deux premiers canons avaient été rentrés, et le boulet en ayant été retiré, on les remplaça par une double charge de mitraille. Plusieurs porte-mousquetons, sorte d’arme en usage à cette époque, furent chargés et placés en situation de pouvoir enfiler le pont, tandis que la hune de misaine était amplement fournie d’armes et de munitions. Les mèches préparées, l’équipage fut de nouveau passé en revue par un appel particulier de chaque homme. Cinq minutes suffirent pour donner les ordres nécessaires, et voir si chaque poste était occupé. Lorsque ces dispositions furent terminées, tout bruit cessa sur le vaisseau, et le silence devint si général et si profond qu’on pouvait entendre distinctement les vagues se briser sur le sable des côtes. Ludlow était debout sur le gaillard d’avant, accompagné du maître. Là il examina le ciel et la mer avec la plus grande attention. Il ne faisait pas de vent, quoique accidentellement une bouffée d’air chaud vint de la terre, comme le premier effort de la brise de nuit. Les cieux étaient couverts de nuages, quoique quelques rares étoiles brillassent entre les masses de vapeur.

— Nous n’avons jamais eu de nuit semblable en Amérique ! dit le vétéran Trysail, secouant la tête d’un air de doute, et parlant à voix basse. Je suis un de ceux, capitaine Ludlow, qui pensent que la moitié de la vertu d’un vaisseau est perdue lorsque son ancre est jetée.

— Avec un faible équipage, il peut être plus avantageux pour nous que nos gens n’aient point de vergues à manœuvrer, ni de boulines à redresser. Tous nos soins peuvent être donnés à la défense.

— C’est comme si l’on disait qu’un épervier peut mieux combattre avec une aile rognée, parce qu’il n’a pas l’embarras de voler ! La nature d’un vaisseau est le mouvement, et le mérite d’un marin une manœuvre judicieuse et prompte ; mais à quoi sert-il de se plaindre, puisque cela ne lèvera ni une ancre, ni n’emplira une voile ! Quelle est votre opinion, capitaine Ludlow, sur l’autre vie et sur ces matières en général qu’on entend quelquefois, lorsque par hasard on prend le chemin de l’église ?

— Cette question est vaste comme l’Océan, mon brave ami, et une réponse convenable pourrait nous conduire à des matières plus abstraites qu’aucun problème de notre trigonométrie… N’est-ce pas là le bruit d’un aviron ?

— C’est un bruit des côtes. Ma foi ! je ne suis pas un très-grand navigateur parmi les détroits de la religion. Chaque nouvel argument est un banc de sable ou un récif qui m’oblige à virer de bord pour repartir de nouveau, sans cela j’aurais pu être évêque : quel homme au monde pourrait me dire le contraire ? C’est une triste nuit, capitaine Ludlow, et qui n’est pas trop prodigue d’étoiles. Je n’ai jamais vu d’expédition heureuse lorsqu’une lumière naturelle ne l’éclairait pas.

— Cela n’en vaut que moins pour ceux qui cherchent à nous attaquer. J’ai bien certainement entendu le bruit d’un aviron sur le bord d’un canot.

— Cela venait de la terre et avait un son qui annonçait la côte, reprit vivement le maître, qui tenait toujours ses yeux tournés vers le ciel. Ce monde dans lequel nous vivons, capitaine Ludlow, est bien extraordinaire ; mais celui dans lequel nous devons aller est plus étonnant encore. On assure que des mondes naviguent au-dessus de nos têtes comme un vaisseau sur une mer tranquille ; et il y a des gens qui croient que lorsque nous prenons congé de cette planète, nous nous embarquons simplement pour une autre, dans laquelle nous sommes rangés suivant le mérite de nos actions dans celle-ci ; ce qui est à peu près la même chose que d’être embarqué sur un nouveau vaisseau avec un certificat de service dans sa poche.

— La ressemblance est parfaite, dit Ludlow s’appuyant sur un apotureau, ou tête de certaines allonges servant à l’amarrage des manœuvres, afin d’entendre le plus petit son qui venait de l’Océan.

C’était simplement la respiration d’un marsouin. Elle était assez forte pour qu’on supposât que c’était celle d’une baleine. Les gros poissons ne sont pas rares sur les côtes de cette île, et les meilleurs harponneurs sont répandus çà et là dans ces sables jusque plus au nord.

— J’ai fait voile une fois avec un officier qui connaissait le nom de toutes les étoiles, et bien souvent j’ai passé des heures entières, pendant le quart de minuit, à écouter l’histoire de leur magnificence et de leur caractère. Son opinion était qu’il n’y avait qu’un navigateur pour tous les corsaires de l’air, météores, comètes ou planètes.

— Il n’y a pas de doute qu’il n’ait raison, y ayant été.

— Non, c’est plus que je n’ose assurer, quoique peu d’hommes aient été plus loin dans les hautes latitudes, des deux côtés de l’équateur. Je viens certainement d’entendre parler ; il y a une ligne sous cette étoile qui est là-bas.

— N’est-ce pas une poule d’eau ? — Non. Ah ! voilà le même objet sous le bâton de foc du tribord. C’est le Français qui arrive dans son orgueil, et il sera heureux celui qui vivra pour compter les blessés, et se vanter de ses actions.

Le contre-maître descendit du gaillard d’avant et passa au milieu de l’équipage, ayant tout oublié excepté le devoir du moment. Ludlow resta seul sur le gaillard d’avant. Il y eut sur le vaisseau un murmure qui ressemblait au souffle de la brise qui se lève, puis tout retomba dans un profond silence.

La Coquette était à l’ancre, l’avant tourné vers la pleine mer, et la poupe se trouvait nécessairement pointée vers la terre. La distance de cette dernière était de moins d’un mille, et la direction de la carène du bâtiment était causée par le lourd gonflement du fond de la mer, qui soulevait constamment les vagues sur le large banc de l’île. Les drisses étaient tournées vers la partie la plus sombre de la mer, et Ludlow se promenait sur le beaupré afin que rien ne se passât sans qu’il s’en aperçût entre lui et le point de l’Océan qu’il surveillait. Il n’y était pas depuis une minute lorsqu’il distingua une ligne d’objets sombres qui s’avançaient vers le vaisseau. Assuré de la position de son ennemi, il revint à bord et descendit parmi ses gens. Un instant après il se rendit de nouveau sur le gaillard d’avant, sur lequel il se promena lentement comme un homme qui jouit de la fraîcheur de la nuit.

À la distance d’environ cent brasses la ligne sombre de bateaux s’arrêta, et commença à changer l’ordre de sa marche. Dans ce moment la première bouffée de la brise de terre se fit sentir, et la poupe du vaisseau s’inclina gracieusement vers la pleine mer.

— Aidez l’artimon ! laissez tomber la voile de hune ! dit le jeune capitaine à voix basse, à ceux qui étaient au-dessous de lui.

La minute d’ensuite, on entendit le frappement de la voile qu’on venait de laisser aller. Le vaisseau reçut une secousse, et Ludlow continua à marcher en silence.

Une lumière s’élança au-delà de la barre verticale placée sous le chouquet de beaupré, la fumée roula le long de la mer, devancée par une masse destructive qui sifflait au-dessus de l’eau. Un bruit dans lequel le commandement était mêlé aux cris succéda à cette décharge. Puis on entendit les avirons fendre l’onde ne cherchant plus à se cacher. L’Océan fut éclairé, et trois ou quatre bateaux rendirent la fatale décharge que leur avait envoyée le vaisseau. Ludlow n’avait pas parlé. Toujours seul à son poste aussi exposé qu’élevé, il surveillait les effets des deux feux avec le calme d’un commandant. Le sourire qui se voyait sur ses lèvres comprimées, lorsque la confusion momentanée parmi les bateaux trahit le succès de son attaque, avait quelque chose de sauvage et d’exalté ; mais lorsqu’il entendit le craquement des planches au-dessous de lui et le sourd gémissement qui lui succéda, la colère anima ses yeux.

— Faites-vous entendre ! cria-t-il d’une voix claire et animée qui assurait ses gens de sa vigilance. Montrez-leur ce que c’est que le sommeil d’un Anglais, mes amis. Parlez-leur de la hune et des ponts !

On obéit promptement à cet ordre. Les arquebuses qui restaient furent déchargées ainsi que toute la mousqueterie et les gros mousquetons. Au même instant une foule de bateaux s’élancèrent sous le beaupré du vaisseau, puis on entendit les cris des matelots qui montaient à l’abordage.

Les minutes qui succédèrent furent remplies par la confusion et les efforts des combattants. Deux fois l’avant du beaupré du vaisseau fut rempli de groupes sombres d’hommes dont les visages n’étaient visibles qu’à la lueur des coups de pistolets, et qui furent repoussés autant de fois par la pique et la baïonnette. Une troisième tentative eut plus de succès, et le pont du gaillard d’avant retentit des pas des assaillants. Le combat ne fut que momentané, quoique plusieurs tombassent dans l’étroite arène qui fut bientôt couverte de sang. Le marin de Boulogne était un des premiers parmi ses compatriotes, et, dans cette circonstance désespérée, Ludlow et Trysail combattaient comme de simples matelots. Le nombre l’emporta, et il fut heureux pour le commandant de la Coquette que la chute d’un corps humain qui tomba sur lui, le fit reculer involontairement jusqu’au pont qui était dessous.

Se relevant avec promptitude, le jeune capitaine appela ses gens de la voix, et on lui répondit par un de ces cris guerriers que l’enthousiasme fait jeter aux marins, même entre les bras de la mort.

— Ralliez-vous sur le passe-avant et défiez-les ! cria-t-il d’une voix animée… Ralliez-vous sur le passe-avant, cœurs de chêne, répéta Trysail d’une voix prompte mais faible. L’équipage obéit, et Ludlow vit qu’il pouvait encore réunir une force capable de résistance.

Les deux partis s’arrêtèrent un moment. Le feu de la hune gênait les assaillants, et les Anglais hésitaient à avancer. Ils s’élancèrent enfin en même temps, et une terrible rencontre eut lieu au pied du mât d’avant. La foule augmentait sur les derrières des Français, et lorsqu’un d’entre eux tombait, un autre le remplaçait aussitôt. Les Anglais cédèrent, et Ludlow sortant avec peine de la mêlée, se retira sur le gaillard d’arrière.

— Lâchez pied ! mes amis, s’écria-t-il encore d’une voix calme mais assez forte pour être entendue au milieu des cris du combat. Dans les ailes, en bas. Entre les canons, en bas, à couvert !

Les Anglais disparurent comme par magie. Quelques-uns sautèrent sur les cordages, d’autres cherchèrent la protection des canons, et plusieurs se glissèrent sous les couvertures d’écoutilles. Dans ce moment Ludlow fit un effort désespéré. Aidé par le canonnier, il appliqua des mèches aux deux pierriers, qui avaient été disposés pour s’en servir en dernier ressort. Le pont fut enveloppé de fumée, et lorsque la vapeur s’éleva, l’avant du vaisseau était aussi solitaire que si jamais homme n’y eût marché ; tous ceux qui n’étaient pas tombés avaient disparu.

Un cri et un bruyant hourra ramena les Anglais, et Ludlow conduisit une charge sur le gaillard d’avant du grand perroquet. Quelques-uns des assaillants sortirent des endroits où ils étaient à couvert sur le pont, et l’action recommença. Des projectiles enflammés volaient au-dessus de la tête des combattants et tombaient parmi la foule par derrière. Ludlow vit le danger, et tâcha d’engager ses gens à reprendre les arquebuses dont une était encore chargée. Mais l’explosion d’une grenade sur les derrières fut suivie d’un choc qui menaça de défoncer le vaisseau. L’équipage alarmé et affaibli commençait à hésiter, et comme une nouvelle explosion de grenades fut suivie d’une attaque vigoureuse dans laquelle les assaillants présentèrent un corps de cinquante hommes qui s’élançaient de leurs bateaux, Ludlow se trouva obligé de suivre son équipage qui faisait retraite. La défense prit alors le caractère d’une résistance inutile, mais désespérée. Les clameurs des ennemis étaient de plus en plus bruyantes, et les assaillants réussirent à imposer silence au feu de la hune par une décharge continuelle de mousqueterie qui partait du beaupré et de la vergue de la voile de civadière.

Ces événements se passèrent plus vite qu’on ne pourrait les décrire. L’ennemi était en possession de tout l’avant du vaisseau jusqu’aux premières écoutilles ; mais le jeune Hopper s’étant jeté dans ces dernières avec six matelots, et aidé d’un confrère qui était placé dans le launch et qui était soutenu par quelques midshipmen, ils tinrent les assaillants à distance. Ludlow jeta un regard derrière lui, et résolut de vendre chèrement sa vie dans les cabines. Ce regard s’arrêta sur le sourire malin de la dame Vert-de-Mer dont le visage brilla au-dessus de la lisse du couronnement. Une douzaine de figures sombres sautèrent sur la poupe, et Ludlow entendit une voix dont toutes les paroles allèrent jusqu’à son cœur.

— Soutenez le choc ! fut le cri de ceux qui venaient au secours de l’équipage, et on leur répondit par le même cri. La mystérieuse image glissa le long du pont, et Ludlow reconnut les formes athlétiques de celui qui traversait les rangs pressés autour de lui. Il y eut peu de bruit dans cette attaque, si l’on en excepte les gémissements des blessés. Elle ne dura qu’un moment, mais ce moment ressembla au passage d’un tourbillon. Les Anglais connurent promptement qu’ils étaient secourus, et les assaillants reculèrent devant un ennemi inattendu. Ceux qui furent surpris sur le gaillard d’avant furent massacrés sans pitié, et ceux qui étaient au-dessus furent chassés de leur position comme le chaume est chassé par le vent. Les vivants et les morts tombèrent en même temps dans la mer, et en quelques minutes les ponts de la Coquette furent libres. Un ennemi solitaire hésitait encore sur le beaupré. Un corps actif et vigoureux s’élança le long de l’espar, et quoique le coup fût inaperçu, ses effets devinrent visibles lorsque la victime roula dans l’Océan.

On entendit ensuite les coups pressés des avirons, et avant que l’équipage de la Coquette eût eu le temps de s’assurer de son succès, le vide sombre de l’Océan avait englouti les bateaux dans son obscurité.


CHAPITRE XXXII.


Son visage, je me le rappelle fort bien ; cependant, lorsque je le vis, il était barbouillé, et aussi noir que Vulcain, de la fumée de la guerre.
Shakspeare. Comme vous voudrez.


Depuis le moment où la Coquette tira son premier coup de canon jusqu’à celui où les bateaux devinrent invisibles, il s’écoula juste vingt minutes. Moins de la moitié de ce temps avait été employée par les incidents que nous avons détaillés. Quelque courte qu’eût été cette scène, elle ne parut avoir duré qu’un instant aux acteurs. L’alarme était passée, le son des avirons avait cessé, et cependant les marins étaient à leur poste comme si l’attaque allait être renouvelée. Alors succédèrent ces sentiments personnels qui avaient été suspendus au milieu d’un si terrible combat. Les blessés commencèrent à sentir leurs souffrances et à être sensibles au danger de leur position, tandis que le petit nombre de ceux qui n’avaient aucune blessure prodiguaient leurs soins à leurs compagnons. Ludlow, comme il arrive souvent aux plus braves et aux plus exposés, avait échappé sans une égratignure, mais il jugeait aux figures vacillantes qui étaient autour de lui, et qui n’étaient plus soutenues par l’excitation du combat, que son triomphe avait été chèrement acheté.

— Envoyez-moi M. Trysail, dit-il d’un ton qui n’avait pas l’exaltation d’un vainqueur. La brise de terre se fait sentir, et nous allons essayer d’en profiter, et d’atteindre l’autre côté du cap avant que le jour ne nous envoie une seconde troupe de ces Français.

Ces paroles : — Monsieur Trysail, — le capitaine demande le contre-maître, passèrent de bouche en bouche, mais on n’y répondit pas. Un matelot avertit le jeune commandant que le chirurgien désirait sa présence. Une lumière brillante et un petit groupe au pied du mât d’avant étaient un signal auquel on ne pouvait se méprendre. Le vieux contre-maître était à l’agonie, et le chirurgien venait d’examiner ses blessures lorsque Ludlow se présenta.

— J’espère que les blessures ne sont pas sérieuses ? murmura précipitamment le jeune commandant à l’oreille du chirurgien, qui rassemblait froidement ses instruments afin d’aller trouver un sujet auquel il serait plus utile. — Ne négligez rien de ce que votre art peut vous suggérer.

— Le cas est désespéré, capitaine Ludlow, répondit le flegmatique chirurgien ; mais si vous avez du goût pour les opérations, il se présente un cas d’amputation magnifique sur un gabier de hune que j’ai envoyé en bas. Il s’en présente rarement un semblable dans toute l’existence d’un chirurgien !

— Allez, allez ! interrompit Ludlow en poussant l’homme de sang tandis qu’il parlait ; allez, allez où vos services sont nécessaires.

Le chirurgien jeta un regard autour de lui, et réprimanda son aide d’exposer à l’humidité la lame d’un instrument dont l’aspect était affreux.

— J’aurais voulu que la volonté du ciel eût fait tomber une partie de ces blessures sur de plus jeunes et de plus vigoureux, murmura le capitaine en se penchant vers le contre-maître à l’agonie. — Puis-je faire quelque chose pour calmer ton esprit, mon vieux et digne compagnon ? ajouta-t-il.

— J’ai eu des pressentiments depuis que nous avons eu affaire à des sorciers, répondit Trysail chez qui le râle de la mort étouffait à demi la voix. J’ai eu des pressentiments ; mais n’importe. Prenez soin du vaisseau… J’ai pensé à l’équipage… Vous aurez à couper… Ils ne pourront jamais soulever l’ancre… Le vent est au nord.

— Tout cela est ordonné. Ne te fatigue pas davantage l’esprit de la pensée du vaisseau. On en prendra soin, je te le promets. Parle-moi de ta femme et de ce que tu désires faire en Angleterre.

— Que Dieu bénisse mistress Trysail ! Elle aura une pension, et j’espère qu’elle sera heureuse ! Évitez le récif en passant devant Montauk… Et vous jetterez sans doute l’ancre encore lorsque la côte sera libre… Si votre conscience vous le permet, parlez du pauvre et vieux Ben Trysail dans vos dépêches.

La voix du contre-maître baissa par degré et devint inintelligible. Ludlow crut qu’il essayait encore de parler, et il se pencha davantage pour l’écouter.

— Je dis… que le grand foc et les deux étais d’arrière sont partis ; faites attention aux espars… car… car… Il y a quelquefois… des bouffées de vent bien fortes… la nuit… dans les Amériques !

À ces mots entrecoupés succéda le dernier soupir, puis le long silence de la mort. On transporta le corps sur la poupe, et Ludlow, le cœur triste, se donna tout entier aux devoirs que cet accident rendait plus impérieux encore.

Malgré la perte énorme qu’avait faite la Coquette et la faiblesse primitive de l’équipage, on déploya promptement les voiles, et le vaisseau vogua en silence comme s’il eût regretté ceux qui étaient morts sur son bord. Lorsque le bâtiment fut tout à fait en mouvement, le capitaine monta sur la poupe, afin d’avoir une vue plus étendue de l’horizon, et afin de réfléchir à ce qui lui restait à faire. Il trouva qu’il avait été prévenu par le contrebandier.

— Je dois mon vaisseau, dit-il, et je puis ajouter ma vie, puisque dans un tel tumulte l’existence de l’un tenait à celle de l’autre, je les dois, dis-je, à ton secours ! Sans toi, la reine Anne aurait perdu un croiseur, et le pavillon d’Angleterre une partie de sa gloire si bien acquise.

— Puisse ta royale maîtresse être aussi prompte à se rappeler ses amis dans des circonstances comme celles où je me trouve ! En vérité, il y avait peu de temps à perdre, et croyez que nous nous connaissons en danger. Si nous avons un peu tardé, c’est que nous avions à porter des canots pendant une certaine distance, car la terre sépare mon brigantin de la mer.

— Celui qui est venu si à propos et s’est conduit avec tant de bravoure n’a pas besoin de s’excuser.

— Capitaine Ludlow, sommes-nous amis ?

— Cela ne peut être autrement. Toute considération inférieure s’efface devant un tel service. Si vous avez l’intention de continuer votre commerce illégal sur cette côte, il faut que je cherche une autre station.

— Il n’en sera point ainsi. Restez pour faire honneur à notre pavillon et au pays qui vous a vu naître. J’ai décidé il y a longtemps que ce serait la dernière fois que la quille de la Sorcière des Eaux sillonnerait les mers d’Amérique. Avant de vous quitter, je voudrais avoir une entrevue avec le marchand. J’espère qu’il ne lui est arrivé aucun accident ?

— Il a montré l’impassibilité de son origine hollandaise ; pendant l’abordage, il nous a été aussi utile qu’il était calme.

— C’est bien, priez l’alderman de monter sur le pont, mon temps est limité, et j’ai beaucoup à dire…

L’Écumeur s’arrêta, car dans cet instant une lumière soudaine brilla sur l’Océan, le vaisseau et l’équipage. Les deux marins se regardèrent en silence, et reculèrent en même temps comme devant une attaque terrible et inattendue. Mais une lueur brillante qui s’élança d’une des écoutilles d’avant du vaisseau, expliqua ce nouveau malheur. Dans ce moment, le profond silence qu’on avait observé depuis que les voiles étaient déployées fut rompu, et l’on entendit de tous côtés ce cri effrayant : — au feu !

L’alarme qui venait de jeter l’effroi dans tous les cœurs se fit entendre dans les profondeurs du vaisseau. Les sons étouffés de la cale, le craquement des ponts, et les ordres précipités, se succédèrent avec la rapidité de l’éclair. Une douzaine de voix répétèrent ce mot, la grenade ! proclamant en même temps et le danger et la cause. Un instant auparavant, les voiles gonflées, les sombres espars et les faibles lignes des cordages ne pouvaient être vus qu’à la lueur incertaine des étoiles, et maintenant la masse entière du vaisseau, dans tous ses détails, n’était que plus visible par l’arrière-plan obscur sur lequel il se détachait. Le coup d’œil était effrayant et beau ; beau, car il montrait la symétrie des agrès et les contours gracieux du vaisseau, les groupes de marins ressemblant à des statues vues à la lumière des torches ; effrayant, puisque le sombre vide qui entourait ces malheureux proclamait toute l’horreur de leur sort.

Il y eut un moment d’éloquent silence, lorsque tous les spectateurs de cette scène contemplaient ce spectacle dans un muet effroi. Alors une voix s’éleva claire et distincte, au-dessus des mugissements sourds de ce torrent de feu qui se frayait un chemin par toutes les issues du vaisseau.

— Appelez tout le monde pour éteindre le feu ! Messieurs, à vos postes. Soyez calmes, mes amis, et silencieux !

Il y avait dans la voix du jeune commandant un sang-froid et une autorité qui l’emportèrent sur les sentiments impétueux des matelots de l’équipage. Accoutumés à l’obéissance et à l’ordre, chaque homme se mit à remplir le devoir différent qui lui était assigné. Dans cet instant, une figure gigantesque se montra près des écoutilles, elle leva la main, et la voix qu’elle fit entendre avait l’habitude de parler au milieu des tempêtes.

— Où sont les matelots de mon brigantin ? dit l’Écumeur ; venez ici, mes chiens de mer, mouillez les voiles légères, et suivez-moi.

Un groupe de marins graves et soumis se réunit autour de l’Écumeur, au son de cette voix si connue. Jetant un regard sur eux comme pour s’assurer de leur nombre et de leur bonne volonté, il sourit, et son regard annonçait la hardiesse, l’habitude de commander et une gaieté naturelle.

— Un pont ou deux ! ajouta-t-il, à quoi sert une planche de plus ou de moins dans une explosion ? Suivez-moi !

Le contrebandier et ses gens disparurent dans l’intérieur du vaisseau. Un intervalle rempli d’efforts désespérés succéda. Des couvertures, des voiles, tous les objets qui s’offraient et paraissaient devoir être utiles, furent mouillés et jetés sur les flammes. On apporta la pompe à incendie, et le vaisseau fut inondé d’eau. Mais l’espace limité et la chaleur jointe à la fumée rendaient impossible de pénétrer dans les parties du navire où l’embrasement avait le plus d’intensité. L’ardeur des matelots diminuait en même temps que leur espérance, et après une demi-heure d’efforts inutiles, Ludlow vit avec peine que son équipage commençait à céder à l’instinct irrésistible de la nature. La réapparition de l’Écumeur sur le tillac suivi de ses gens détruisit tout espoir, et tous les efforts cessèrent aussi subitement qu’ils avaient commencé.

— Pensez à vos blessés, murmura le contrebandier avec un calme qu’aucun danger ne pouvait troubler, nous sommes sur un volcan furieux.

— J’ai ordonné au canonnier de noyer la Sainte-Barbe.

— Il était trop tard. Le fond du vaisseau est une fournaise. Je l’ai entendu tomber dans les magasins de provisions, et il n’était au pouvoir d’aucun homme de donner des secours à ce malheureux. La grenade est tombée près de quelques combustibles, et, quelque pénible qu’il soit de se séparer d’un aussi joli vaisseau, Ludlow, il faut montrer dans ce moment que vous êtes un homme. Pensez à vos blessés, mes bateaux sont toujours suspendus à la poupe.

Ludlow, avec répugnance mais avec fermeté, donna l’ordre de porter les blessés dans les bateaux. C’était un devoir important et délicat. Le dernier mousse du vaisseau connaissait toute l’étendue du danger, et savait que l’explosion de la Sainte-Barbe pouvait précipiter tout l’équipage dans les flots. Le pont d’avant devenait trop chaud pour qu’on pût y rester, et il y avait des endroits sur les baux qui commençaient à céder.

Mais la poupe toujours au-dessus de l’incendie offrait un refuge momentané. Chacun s’y retira, tandis que les blessés furent descendus avec précaution dans les bateaux du contrebandier.

Ludlow était debout près d’une échelle et l’Écumeur à une autre, afin de s’assurer que chacun remplissait bravement son devoir dans un aussi affreux moment. Près d’eux on voyait Alida, Seadrift, l’alderman et les domestiques.

Avant que le devoir que réclamait l’humanité fût accompli, un siècle sembla s’écouler. Enfin on entendit ce cri : Ils sont tous descendus ! et il fut proféré de manière à montrer combien d’empire sur soi-même il avait fallu pour s’en acquitter.

— Maintenant, Alida, nous pouvons penser à toi ! dit Ludlow en se tournant vers la jeune fille silencieuse.

— Et vous ? dit-elle en hésitant à avancer.

— Mon devoir exige que je descende le dernier…

Une bruyante explosion dans le fond du vaisseau, et des masses de flammes s’échappant à travers une écoutille, interrompirent Ludlow. Quelques matelots se plongèrent dans la mer, d’autres se précipitèrent dans les bateaux ; tout ordre et toute subordination disparurent devant l’amour de la vie. En vain Ludlow supplia ses gens d’être calmes et d’attendre ceux qui étaient encore sur le pont. Ses paroles se perdirent au milieu des cris et des clameurs. Il sembla néanmoins pendant un instant que l’Écumeur des mers parviendrait à calmer cette confusion. Se jetant sur l’échelle, il se glissa sur l’avant d’un des bateaux, et, l’arrêtant par des cordes à l’aide d’un bras vigoureux, il résista à l’effort de tous les avirons et des bâtons à crochets, jurant que celui qui oserait quitter le vaisseau le paierait de sa vie. Si les deux équipages n’eussent pas été mêlés, l’autorité et l’air déterminé du contrebandier l’eussent emporté ; mais tandis que quelques-uns étaient disposés à obéir, d’autres s’écrièrent : — Qu’on jette le sorcier à la mer ! Les crochets étaient déjà dirigés contre sa poitrine, et les horreurs de cette scène effrayante allaient s’augmenter des violences d’une révolte, quand une seconde explosion doubla la force des matelots. D’un effort commun et désespéré ils vainquirent toute résistance. Suspendu à l’échelle, l’Écumeur furieux se vit arracher sa proie. Les bateaux s’éloignèrent. La malédiction qu’on entendit alors sous la poupe de la Coquette fut prononcée avec autant de force qu’elle était énergique, mais l’instant d’après l’Écumeur était sur le vaisseau, calme au milieu du groupe abandonné.

— L’explosion de quelques pistolets d’officiers a effrayé les misérables, dit-il gaiement. Mais toute espérance n’est pas encore perdue ! Ils sont arrêtés à quelque distance et peuvent encore revenir !

La vue des victimes abandonnées sur la poupe, et la conviction d’être moins exposés eux-mêmes, avaient en effet arrêté les fugitifs. Cependant l’égoïsme dominait, et tandis que la plupart regrettaient leurs dangers, il n’y eut que les jeunes midshipmen, qui n’étaient ni d’un âge, ni d’un rang à posséder quelque autorité, qui proposèrent de revenir. Il était évident que les périls augmentaient de minute en minute, et ne trouvant pas d’autre expédient, les braves jeunes gens encouragèrent les matelots à ramer vers la terre, afin de revenir aussitôt au secours du commandant et de ses amis. Les avirons frappèrent de nouveau les vagues, et les bateaux furent bientôt perdus dans l’obscurité.

Pendant que le feu ravageait l’intérieur du vaisseau, un autre élément avait contribué à ravir toute espérance aux victimes de l’incendie. Le vent de terre continuait à s’élever, et pendant le temps perdu en efforts inutiles, le vaisseau avançait rapidement. Le gouvernail avait été abandonné, et les voiles enlevées pour éviter les flammes ; le bâtiment avait été poussé presque sous le vent.

Les jeunes midshipmen n’avaient point fait attention à cette circonstance, ils étaient encore à plusieurs milles de cette côte qu’ils se croyaient sur le point d’atteindre, et les bateaux n’avaient pas été séparés du vaisseau depuis cinq minutes, que toute espérance de retour devint impossible. Ludlow avait songé de bonne heure à faire échouer le vaisseau, comme le meilleur moyen de sauver l’équipage, mais lorsqu’il connut mieux sa position, il vit l’inutilité de cette tentative.

Les marins ne pouvaient juger du progrès des flammes dans l’intérieur que par les accidents qui en résultaient. L’Écumeur jeta un regard autour de lui en regagnant la poupe, et parut examiner la force physique qui était encore à sa disposition. Il vit l’alderman, le fidèle François, deux de ses propres matelots et quatre des jeunes officiers de la Coquette ; c’était tout ce qui restait. Les six derniers, dans ce moment de désespoir, avaient refusé d’abandonner leurs officiers.

— Les flammes gagnent la chambre du conseil, murmura-t-il à l’oreille de Ludlow.

— Elles ne sont pas, je crois, plus loin que les appartements des midshipmen, sans cela nous entendrions de plus nombreuses détonations de pistolets.

— Sans doute, nous avons d’effrayants signaux pour nous faire connaître les progrès de l’incendie… Notre seule ressource est un radeau.

Les regards de Ludlow trahissaient qu’il désespérait de ce moyen, mais cachant cette crainte décourageante, il répondit gaiement par l’affirmative. Les ordres furent aussitôt donnés, et tout ce qui était à bord se prêta aussitôt de tout cœur à cette tâche. Le danger était assez imminent pour n’admettre aucun expédient ordinaire ou mal conçu, mais toute la promptitude de l’art, toute la grandeur de conception qui est le patrimoine du génie. Les distinctions de rang et d’autorité avaient cessé. Toute différence portait sur les qualités naturelles, l’intelligence et l’expérience. L’Écumeur de mer devenait naturellement le chef, et, quoique Ludlow ne perdit rien de l’intelligence prompte de sa profession, ce fut l’esprit de l’Écumeur qui commanda pendant cette nuit effrayante.

Les joues d’Alida avaient la pâleur de la mort, mais on voyait dans les yeux brillants de Seadrift l’expression d’un courage surnaturel.

Lorsque l’équipage abandonna l’espoir d’éteindre les flammes, on ferma toutes les écoutilles, afin de retarder autant que possible l’instant de la crise. Cependant de petites lueurs se montraient ça et là à travers les planches, et tout le pont avant le grand mât, se trouvait déjà dans l’état le plus critique. Plusieurs pièces importantes étaient tombées, mais la masse du bâtiment conservait toujours sa forme.

Les marins ne marchaient qu’avec précaution sur ces planches dangereuses, et si la chaleur étouffante l’eût permis, ils eussent détruit un plancher qui menaçait à chaque instant de les engloutir dans la fournaise qui était au-dessous.

La fumée cessa, et une lumière claire et brillante illumina le vaisseau jusqu’à la tête des mâts ; les soins et les efforts des marins avaient jusqu’alors sauvé les voiles et les mâts qui n’étaient pas encore touchés par les flammes, et comme les toiles gracieuses étaient toujours gonflées par la brise, elles conduisaient la carène enflammée à travers les flots.

On apercevait les figures de l’Écumeur et de ceux qui l’aidaient au milieu des drisses, et perchées sur les vergues. Vu à cette lumière avec son costume particulier et son air résolu, le contrebandier ressemblait à quelque dieu marin fantastique qui, se fiant à ses immortels privilèges, était venu pour jouer un rôle dans cette scène horrible, et disputer de témérité et d’adresse. Secondé par les matelots, il s’occupait à dépouiller les vergues de leurs voiles. La toile tombait sur le pont avec rapidité, et dans un court espace de temps le mât d’avant en entier resta nu jusqu’aux espars et aux agrès. Pendant ce temps, Ludlow, aidé de l’alderman et de François, n’était pas resté oisif. Passant en avant entre les cordages, les haubans tombèrent sous les coups de leurs petites haches. Le mât ne se soutenait plus que par la force du bois et le support d’un simple contre-étai.

— Descendez, s’écria Ludlow, tout est tombé excepté cet étai !

L’Écumeur sauta sur une corde, suivi de ceux qui étaient avec lui, et glissant en bas, il fut bientôt au milieu des hamacs. Un craquement suivit leur arrivée, et une explosion qui fit trembler le bâtiment enflammé jusque dans son centre sembla en annoncer l’entière destruction. L’Écumeur lui-même recula devant cet horrible fracas, mais lorsqu’il se trouva près de Seadrift et d’Alida il y avait autant de gaieté dans le son de sa voix que de résolution dans ses yeux.

— Le pont est tombé en avant, dit-il, et notre artillerie commence à faire entendre l’effrayant signal des canons ! que ce soit un signal d’espérance — le magasin du vaisseau est profond, et plusieurs cloisons de cuivre nous en séparent encore.

Néanmoins une seconde décharge de canons proclama les rapides progrès de l’incendie. Le feu se fraya une voie de l’intérieur du vaisseau, et le mât d’avant s’enflamma.

— Il faut mettre une fin à tout ceci ! dit Alida joignant ses mains et dans une terreur qu’elle ne pouvait plus réprimer ; sauvez-vous, s’il est possible, vous qui avez de la force et du courage, et laissez-nous à la merci de celui dont l’œil est ouvert sur tous les événements de ce monde.

— Allez, ajouta Seadrift dont le sexe ne pouvait être caché plus longtemps, le courage humain ne peut en faire davantage ; laissez-nous mourir !

Les regards qui répondirent à ces prières étaient mélancoliques, mais calmes. L’Écumeur saisit une corde, et la tenant toujours dans sa main il descendit sur le gaillard d’arrière auquel il confia son poids avec une grande prudence ; puis regardant au-dessus de lui il sourit d’une manière encourageante, et dit :

— Où se trouve encore un canon il n’y a pas de danger pour le poids d’un homme !

— C’est notre seule ressource, s’écria Ludlow en suivant son exemple ; venez ici, mes amis, tant que l’avant peut encore soutenir notre poids.

En un moment chacun fut sur le gaillard d’arrière, quoique l’excessive chaleur rendît impossible d’y rester un instant stationnaire ; il y avait de chaque côté un canon dont la bouche était tournée vers le mât d’avant, tremblant, mais toujours debout.

— Visez au taquet ! dit Ludlow à l’Écumeur, qui pointait un des canons tandis que lui-même était prêt à pointer l’autre.

— Attendez ! cria le contrebandier ; ajoutez-y des boulets, ce n’est qu’une chance entre un canon qui crève et un magasin enflammé !

De nouveaux boulets furent introduits dans chaque pièce, et alors, d’une main ferme, les braves marins appliquèrent à l’amorce les mèches enflammées. Les décharges furent simultanées, et pendant un instant des nuages de fumée semblèrent triompher de l’embrasement. On entendait distinctement le craquement du bois ; il fut suivi d’un grand bruit dans l’air, et enfin de la chute du mât d’avant avec son fardeau d’espars. Le mouvement du vaisseau fut aussitôt arrêté, et comme les lourds morceaux de bois étaient toujours attachés au beaupré par les étais d’avant, l’éperon vint au vent tandis que les voiles hautes qui restaient encore tremblèrent et frappèrent les unes contre les autres en tombant en arrière. Depuis le commencement de l’incendie, le vaisseau se trouva pour la première fois stationnaire. Les marins profitèrent de cette circonstance, et passant à travers une montagne de flammes le long des cloisons ils atteignirent le gaillard d’avant du grand perroquet, qui quoique brûlant était encore intact. L’Écumeur jeta un regard autour de lui, et saisissant Seadrift par la taille comme s’il n’eût été qu’un enfant, il le poussa en avant entre les cordages. Ludlow suivit avec Alida, et les autres les imitèrent de la manière qui leur sembla la plus commode. Tous atteignirent l’avant du vaisseau en sûreté, quoique Ludlow eût été chassé par les flammes dans les élingues d’avant, et de là presque dans la mer.

Les jeunes officiers étaient déjà sur les espars flottants, les séparant les uns des autres, coupant le poids inutile d’agrès, amenant les différentes parties du bois en lignes parallèles, et les liant les unes aux autres. Dans cet instant ces mouvements rapides furent précipités encore par un de ces signaux effrayants sortis de l’appartement des officiers, qui, annonçant le progrès des flammes, dénoncèrent leur proximité du volcan qui sommeillait encore. Les bateaux étaient partis depuis une heure, et cette heure n’avait paru qu’une minute aux victimes abandonnées sur le bâtiment. Depuis dix minutes l’embrasement avançait avec une nouvelle furie, et les flammes, qui pendant si longtemps avaient été cachées dans les profondeurs du vaisseau, s’élevaient en tourbillon au milieu des airs.

— Cette chaleur ne peut pas être supportée plus longtemps, dit Ludlow, il faut aller respirer sur notre radeau.

— Au radeau alors ! reprit la voix encourageante du contrebandier ; tenez ferme, mes amis, pour recevoir le précieux fardeau que nous allons vous envoyer.

Les marins obéirent ; Alida et ses compagnons furent descendus en sûreté dans l’endroit qui avait été préparé pour les recevoir. Le mât d’avant était tombé par-dessus les bords avec ses espars ; car avant que le feu commençât on avait fait les préparatifs nécessaires pour voguer à toutes voiles, afin d’échapper à l’ennemi. Les adroits et actifs marins avaient disposé heureusement tous les matériaux légers qu’ils avaient pu réunir et dont leur sort dépendait ; les vergues toujours croisées étaient heureusement tombées dans la mer, la surface vers le ciel. Les boute-hors et tous les légers espars avaient flotté près de la cime et étaient tombés en travers, atteignant depuis la plus basse jusqu’à la plus haute voile ; d’autres espars tombés en dehors avaient été coupés ; on les ajouta à la masse, et le tout fut assujetti avec promptitude et habileté. À la première alarme que causa l’incendie, quelques hommes de l’équipage s’étaient saisis d’objets qui pouvaient flotter, et les avaient placés à l’avant dans le lieu le plus éloigné de la Sainte-Barbe, espérant se sauver à la nage. La plupart de ces objets avaient été abandonnés lorsque les matelots furent rappelés au travail par les officiers. Plusieurs boîtes et coffres vides étaient parmi eux ; on avait assis les femmes sur les coffres, tandis que les boîtes servaient à garantir leurs pieds de l’eau. Comme l’arrangement des espars faisait plonger le principal mât jusque sous les vagues et que le radeau était assez petit pour n’avoir besoin d’aucun artifice dans sa mâture, l’extrémité en était presque submergée. Quoique le poids d’une tonne fût ajouté à la pesanteur spécifique du bois, ce dernier était d’une espèce si légère, et si exempt de ce qui pouvait être inutile à ceux qu’il portait, que les espars flottaient avec assez de légèreté pour la sûreté des fugitifs.

— Coupez les liens, dit Ludlow, frémissant involontairement au bruit de plusieurs explosions dans l’intérieur qui se succédaient rapidement et lançaient des fragments de bois brûlé dans les airs. Coupez les liens et poussez le radeau loin du bâtiment. Dieu sait si nous avons besoin de nous en éloigner !

— Ne coupez pas ! s’écria Seadrift dans un accès de désespoir, mon brave !… mon dévoué !…

— Est en sûreté… répondit d’une voix calme l’Écumeur paraissant dans les enfléchures des agrès d’avant, qui n’avaient point encore été touchées par le feu. Coupez tout ! je reste pour brasser la voile d’artimon plus en arrière.

Lorsque cette tâche fut remplie, pendant une minute la figure élégante du contrebandier fut suspendue sur le bord du vaisseau enflammé ; il regardait d’un air mélancolique cette masse brillante.

— Voilà la fin d’un beau bâtiment, dit-il assez haut pour être entendu de ceux qui étaient au-dessous de lui ; puis il s’élança et plongea dans les flots. Le dernier signal partait de la chambre placée au-dessus de la Sainte-Barbe, dit-il en sortant de l’eau et en secouant ses cheveux mouillés. Plût à Dieu que le vent soufflât, car nous avons besoin d’être à une plus grande distance !

La précaution que le contrebandier avait prise d’assujettir les voiles, n’était pas inutile. Le radeau n’avait aucun mouvement, mais comme les voiles de hune de la Coquette étaient toujours en arrière, le bâtiment ne trouvant plus d’entraves commença à se séparer lentement des espars flottants, quoique les mâts chancelants et à demi brûlés menaçassent à chaque instant de crouler.

Jamais instants ne parurent aussi longs que ceux qui suivirent.

L’Écumeur et Ludlow surveillaient en silence les mouvements du vaisseau. Peu à peu il recula, et au bout de dix minutes les marins, dont l’anxiété avait augmenté en même temps que leurs efforts devenaient moins nécessaires, commencèrent à respirer plus librement. Ils étaient encore bien près du dangereux bâtiment, mais ils ne couraient plus d’aussi grands risques d’être engloutis au moment de l’explosion. Les flammes commençaient à monter, et le ciel paraissait tout en feu, tandis que les voiles brûlaient agitées par la brise.

La poupe du vaisseau était encore entière, et le corps du contre-maître était toujours assis contre le mât de misaine. Le visage sévère du vieux marin se faisait voir distinctement à la lueur de l’incendie. Ludlow le contemplait d’un air triste, et pendant un instant il cessa de penser à son vaisseau ; sa mémoire lui rappelait les scènes de sa première jeunesse, et les plaisirs de sa profession auxquels son ancien compagnon avait si largement participé. Le bruit d’un canon dont la flamme lui effleura presque le visage, et le sifflement d’un boulet qui passa par-dessus le radeau, n’eurent pas le pouvoir de l’arracher à sa rêverie.

— Appuyez-vous ferme sur les coffres, dit l’Écumeur, faisant signe à ses compagnons de se placer de manière à servir de soutien aux plus faibles, tandis qu’il se plaçait lui-même de manière à jeter tout son poids contre son siège. Appuyez-vous ferme, et soyez prêts !

Ludlow se conforma à cette demande, quoique ses yeux changeassent à peine de direction. Il vit la flamme s’élever au-dessus d’une caisse et pensa que c’était le monument funéraire du jeune Dumont dont il enviait presque le sort. Puis ses regards se tournèrent de nouveau sur le visage morne de Trysail. Il semblait par instants que le cadavre parlait, et l’illusion devint si forte que le jeune commandant se pencha plus d’une fois en avant pour écouter. Cette illusion durait encore lorsque le corps de Trysail se leva les bras tendus vers le ciel. L’atmosphère était remplie d’un torrent de flammes, tandis que l’Océan et les cieux brillaient d’une lueur rougeâtre.

Malgré les précautions de l’Écumeur, le coffre fut dérangé de sa place, et ceux qui le soutenaient furent presque précipités dans les flots. Une détonation en même temps sourde et bruyante sembla sortir du fond de la mer, et s’entendit jusqu’aux caps éloignés de la Delaware. Le corps de Trysail s’éleva de plus de cinquante brasses au-dessus de la mer, et dans le centre du torrent de flammes, puis décrivant une courbe retomba près du radeau, et s’engloutit sous les flots à la portée du bras du capitaine. Un canon fut précipité dans la mer, et annonça la force effrayante de l’explosion. Une énorme vergue tomba en travers du radeau, balayant devant elle les quatre jeunes officiers de Ludlow comme s’ils eussent été des grains de sable. Pour augmenter l’horreur de l’explosion du royal croiseur, un des canons déchargea dans le vide ses projectiles destructeurs.

Les espars enflammés, les fragments de voiles, les cordages brisés, le boulet, tout s’engloutit en même temps. On entendit ensuite le bouillonnement de l’onde, tandis que l’Océan dévorait les restes d’un croiseur qui avait été longtemps la gloire des mers d’Amérique. La masse de feu disparut, et une obscurité semblable à celle qui succède à un brillant éclair, tomba sur les eaux.



CHAPITRE XXXIII.


Ayez la bonté de lire.
Shakspeare. Cymbeline.


Le danger est passé ! dit l’Écumeur de mer en abandonnant l’attitude fatigante qu’il avait prise pour soutenir la caisse, et marchant le long d’un mât, vers l’endroit d’où avaient disparu les quatre jeunes officiers de Ludlow. Il est passé ! ajouta-t-il, et ceux qui viennent d’être appelés pour rendre leur compte ont trouvé la mort au milieu d’une scène dont un marin seul peut être témoin, tandis que ceux qui ont été sauvés ont besoin d’autant d’adresse que de courage. Capitaine Ludlow, je ne désespère pas encore, car voyez ! la dame du brigantin a toujours un sourire pour ses serviteurs !

Ludlow, qui avait suivi le téméraire contrebandier jusqu’à l’endroit où l’espar était tombé, jeta un regard dans la direction que son compagnon lui indiquait du bras ; à environ cent pas, il vit l’image de la dame Vert-de-Mer bercée sur les flots agités, et tournée vers le radeau avec une expression malicieuse et sauvage. Cet emblème de leur maîtresse avait été apporté par les contrebandiers lorsqu’ils montèrent sur la poupe de la Coquette, et le bâton sur lequel la lanterne était hissée avait été enfoncé dans le marche-pied d’une vergue avant qu’ils se joignissent aux combattants. Pendant l’incendie cet objet avait plus d’une fois attiré les regards de Ludlow, et maintenant il flottait tranquillement près de lui, d’une manière à ébranler à demi son mépris pour les superstitions des matelots. Tandis qu’il hésitait à répondre à la remarque de son compagnon, ce dernier plongea dans la mer et nagea vers la lanterne allumée. Il fut bientôt de retour sur le radeau, rapportant l’emblème de son brigantin. Il n’y a pas d’homme dont la raison soit tellement inébranlable qu’il puisse être entièrement exempt de ces impulsions secrètes qui nous portent à croire à une influence cachée de la bonne ou de la mauvaise fortune. La voix du contrebandier était plus joyeuse et ses pas plus assurés lorsque, traversant le radeau, il enfonça le bâton armé d’un fer dans la bordure de la hune de la Coquette qui flottait à côté.

— Courage ! cria-t-il gaiement. Tant que cette lumière brillera, mon étoile ne s’éteindra pas ! Courage, dame de la terre, car voilà une dame des eaux qui sourit avec ses serviteurs ! Nous sommes sur un frêle bâtiment, il est vrai ; mais un mauvais voilier a souvent un heureux passage… Parle, brave maître Seadrift ; ta gaieté et ton énergie doivent renaître devant un si heureux présage !

Mais le chef de si nombreuses mystifications, instrument de la plupart des artifices de la Sorcière des Eaux, n’avait pas un courage égal à la légèreté de l’Écumeur. Il inclina la tête vers la silencieuse Alida, et ne répondit pas. Le contrebandier regarda un instant ce groupe avec un air d’intérêt, puis, touchant le bras de Ludlow, il marcha avec lui le long des espars, afin de pouvoir avoir ensemble un entretien sans causer à leurs compagnons une alarme inutile.

Quoique le danger si horrible de l’explosion fût passé, la situation de ceux qui y avaient échappé n’était pas beaucoup plus heureuse que celle de ceux qui avaient été engloutis. Les cieux montraient de rares étoiles lorsque les nuages se séparaient, et quand l’impression du premier contraste fut évanouie, il resta assez de lumière pour donner à cette scène une tristesse imposante.

On a dit que le mât d’avant de la Coquette était tombé par dessus le bord avec tout le bagage qui l’entourait. Les voiles, avec les portions d’agrès qui pouvaient aider à les soutenir, avaient été coupées avec précipitation ; et après leur chute, jusqu’au moment de l’explosion, les matelots s’étaient occupés à assurer la plate-forme du radeau ou à les dépouiller des débris de cordes pesantes, qui, inutiles comme liens, ajoutaient seulement au poids de la masse. Tous les débris voguaient sur les vagues avec les vergues en travers et à leur place, à peu près comme les espars étaient tombés ; les immenses boute-hors avaient été désarmés, et étaient placés autour de la hune, de manière à ce que leur extrémité s’appuyât sur la plus basse des vergues de hune, et formât le fondement de la plate-forme. Les plus petits boute-hors, avec les coffres et les caisses, étaient la seule séparation entre le groupe placé au centre du radeau et les profondeurs de l’Océan. La partie supérieure du bord extérieur des hunes s’élevait à quelques pieds au-dessus de l’eau, et formait une protection importante contre la brise de la nuit et le roulis continuel des vagues. Les femmes étaient assises, et on les avait averties de ne point appuyer leurs pieds contre le frêle appui des boute-hors ; l’alderman prenait soin d’elles avec bonté. François s’était soumis à être attaché à la hune par un des marins du brigantin, tandis que le second, tout ce qui restait de l’équipage, secondé par l’emblème lumineux des contrebandiers, s’occupait à assujettir la hune au radeau.

— Nous ne serions pas en position de faire une longue et active croisière, capitaine Ludlow, dit l’Écumeur lorsqu’ils furent tous deux hors de la portée de la voix. J’ai vogué sur mer avec tous les temps et sur tous les bâtiments possibles ; mais voici la plus hardie de mes expériences sur les ondes ; j’espère que ce ne sera pas la dernière.

— Nous ne pouvons nous dissimuler les dangers effrayants que nous courons, répondit Ludlow, quoique nous puissions désirer que ce soit un secret pour quelques-uns de ceux qui sont avec nous.

— C’est en effet une mer un peu déserte pour y naviguer en radeau ! Si nous étions dans les mers étroites qui séparent les Îles-Britanniques du continent, ou même dans la baie de Biscaye, on pourrait espérer que quelque vaisseau marchand, ou quelque croiseur, se trouverait sur notre passage ; mais nous n’avons d’autre chance ici que la frégate française ou le brigantin.

— L’ennemi a sans doute vu et entendu l’explosion ; et comme la terre est si proche, il doit croire que nous nous sommes sauvés dans les bateaux. Notre chance de rencontrer les Français est diminuée par l’accident du feu, et ils n’ont plus aucun motif apparent de rester sur la côte.

— Et vos jeunes officiers, abandonneront-ils leur capitaine sans venir à son secours ?

— Je n’ai aucune espérance de ce côté-là. Le vaisseau a couru quelques milles pendant qu’il était enflammé, et avant que le jour revienne, ces espars et la marée nous auront conduits bien loin en pleine mer.

— Il est vrai que j’ai navigué sous de meilleurs augures, répondit l’Écumeur. À quelle distance à peu près sommes-nous de la terre, et de quel côté est-elle ?

— Elle est au nord, et nous allons rapidement à l’est et au sud. Avant le jour, nous serons en face de Montauk, sinon au-delà ; nous devons être déjà à quelques lieues au large.

— Cela n’est pas ce que j’avais imaginé ; mais il y a l’espérance du retour de la marée ?

— La marée nous ramènera en effet vers le nord. — Mais que pensez-vous des cieux ?

— Ils n’ont rien de favorable, quoique leur aspect ne soit pas désespérant. La brise de mer reviendra avec le soleil.

— Et avec elle reviendra l’agitation des vagues ! Combien de temps ces espars mal assujettis tiendront-ils ensemble, lorsqu’ils seront ébranlés par le roulis ? et ceux qui sont avec nous pourront-ils supporter l’humidité de la mer sans être soutenus par aucun aliment ?

— Vous peignez avec de sombres couleurs, capitaine Ludlow, dit le contrebandier en respirant péniblement malgré toute sa résolution. Mon expérience me dit que vous avez raison, quoique je désirasse pouvoir vous contredire. Cependant je crois que nous aurons une nuit tranquille,

— Pour un vaisseau et même pour une chaloupe, mais dangereuse pour un radeau comme celui-ci. Vous voyez déjà que le mât de hune se renverse à chaque roulis ; et à mesure que le bois penche, notre sécurité diminue.

— Vous ne nous flattez pas, capitaine : vous êtes un marin et un homme ; je n’essaierai pas de badiner avec vos connaissances. Je veux bien convenir entre nous que le danger est imminent, et que notre seule espérance dépend de la bonne fortune de mon brigantin.

— Ceux qui le montent croiront-ils de leur devoir de quitter leur ancrage pour venir à la recherche d’un radeau dont ils ignorent l’existence ?

— J’ai confiance dans la vigilance de celle qui porte un manteau vert de mer ! Vous pouvez m’accuser de folie ou même de quelque chose de pis dans un semblable moment ; mais moi qui ai couru tant de boulines, protégé par elle, j’ai confiance dans sa fortune. Certainement vous ne seriez pas marin, capitaine Ludlow, si vous n’aviez une secrète confiance dans quelque être inconnu et puissant.

— Ma confiance est placée dans celui qui est en effet tout-puissant, mais qui est visible dans ses œuvres. S’il nous oublie, le désespoir seul nous reste !

— C’est bien ; mais ce n’est pas là l’être dont je voulais parler. Croyez-moi, en dépit d’une éducation qui nous enseigne ce que vous venez de nous dire, et d’une raison qui nous parle souvent assez clairement pour faire taire la folie, il y a en moi une secrète confiance dans le hasard qui prend naissance dans une vie d’activité et de dangers, et qui, si elle n’est pas bonne à autre chose, m’empêche du moins de me livrer au désespoir. Le présage de la lumière et le sourire de ma maîtresse ranimeraient mon courage en dépit de mille philosophes.

— Vous êtes heureux d’obtenir des consolations à si bon marché, reprit le jeune capitaine, qui mettait une certaine espérance dans la confiance de son compagnon, espérance qu’il aurait hésité à reconnaître.

— Je vois qu’il nous reste peu de chose à faire pour aider notre fortune, excepté de nous débarrasser de tout poids inutile et de rendre le radeau plus solide en y ajoutant de nouveaux liens.

L’Écumeur acquiesça à cette proposition, et, après s’être consultés un moment sur ce travail, il rejoignit le groupe réuni près de la hune, afin de le faire exécuter. Comme l’équipage du radeau était réduit aux deux matelots du brigantin, Ludlow et son compagnon furent obligés de se mettre à l’ouvrage avec eux.

Bien des agrès inutiles qui ajoutaient à la pression sans aider à la légèreté du radeau furent coupés, et tous les boute-hors en fer, arrachés des vergues, descendirent rapidement au fond de l’Océan. Par ce moyen le radeau fut débarrassé d’un grand poids, flotta avec plus d’aisance et n’eut que plus de force pour soutenir ceux qui lui avaient confié leur existence. L’Écumeur, accompagné de ses deux matelots dociles et silencieux, s’aventura le long des espars à demi submergés jusqu’à l’extrémité des mâts chancelants, et après les avoir maniés avec la dextérité d’hommes habitués aux machines compliquées d’un vaisseau, même dans les temps les plus sombres, ils vinrent à bout de débarrasser les deux petits mâts avec leurs vergues respectives, et de les assujettir à la masse des débris, ou à la partie qui entourait la hune ; là les bâtons furent croisés de manière à ajouter une grande force à la plate-forme du radeau.

Il y avait quelque espérance et quelque sécurité dans le résultat de ce travail. L’alderman et François y aidèrent eux-mêmes autant que leurs connaissances et leurs forces le leur permirent. Mais lorsque ces changements furent accomplis et qu’on eut ajouté de nouveaux liens pour tenir à leur place le mât de hune et les plus grandes vergues, Ludlow en rejoignant le groupe convenait tacitement qu’il ne restait plus rien à faire pour éviter les hasards d’un élément capricieux.

Pendant les heures occupées à ce devoir important, Alida et sa compagne adressaient à Dieu de ferventes prières. Avec la foi qu’ont les femmes dans cet être divin qui peut seul les protéger, et avec ce courage moral que montre souvent le sexe le plus faible dans les moments de danger, elles avaient su réprimer leurs terreurs, et avaient cherché leur soutien dans un pouvoir supérieur à celui des hommes. Ludlow reçut donc la récompense de ses peines par le son de la voix d’Alida, qui le remerciait de tout ce qu’il avait fait.

— Le reste dépend de la Providence, ajouta la jeune fille ; tout ce que ces habiles et hardis marins pouvaient entreprendre a été entrepris, et tout ce que des femmes peuvent faire en de pareilles circonstances a été fait en votre faveur !

— Vous avez pensé à moi dans vos prières, Alida ! C’est une intercession dont les plus forts ont besoin, et dont les sots seuls se moquent.

— Et vous, Eudora, avez-vous invoqué dans vos prières celui qui apaise la fureur des flots ? dit une voix mâle près de Seadrift.

— Oui.

— C’est bien ; il y a des instants où l’adresse et l’expérience peuvent être inutiles, et d’autres où tout doit être laissé à celui dont le bras est plus fort que les éléments.

De telles paroles, proférées par un homme dont le caractère était aussi bien apprécié que celui de l’Écumeur de mer, ne devaient pas devenir le jouet des vents. Ludlow lui-même porta un triste regard sur les cieux, comme si ces mots eussent été un avis secret sur l’extrême danger dont ils étaient environnés. Personne ne répondit, et un long silence succéda pendant lequel les plus fatigués sommeillèrent en dépit de leur effrayante situation.

La nuit se passa dans cette affreuse anxiété. On parla peu, et pendant des heures entières les personnes qui composaient le groupe placé au centre du radeau changèrent à peine la position de leurs membres fatigués. Aux premières lueurs du jour toutes les facultés s’éveillèrent, et chacun essaya de deviner ce qu’il y avait à espérer ou à craindre.

La surface de l’Océan était toujours paisible, quoique le gonflement des vagues annonçait suffisamment que le radeau avait vogué loin de la terre. Ce fait devint certain lorsque la lumière qui parut à l’est se répandit peu à peu sur tout l’horizon. Rien ne fut d’abord visible qu’une sombre nappe d’eau ; mais un cri de joie de Seadrift, dont les sens étaient depuis longtemps habitués à l’Océan, attira tous les yeux dans la direction opposée à celle du soleil levant, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant que tous ceux qui se trouvaient sur le radeau découvrissent des voiles dont la lumière du matin éclairait la blancheur.

— C’est la frégate française, dit le contrebandier. Elle est charitablement à la recherche du naufrage de son ennemi.

— Cela est probable, car notre sort ne peut être un mystère pour lui, répondit Ludlow. Malheureusement nous avions couru à quelque distance de l’ancrage avant que l’incendie se déclarât. En vérité, ceux à qui nous vendions il y a peu de temps si chèrement notre vie, remplissent un devoir d’humanité.

— Ah ! voilà plus loin la frégate brisée, sous le vent à plusieurs lieues. Le brillant oiseau a été trop tristement dépouillé de son plumage pour voler si près du vent ! Telle est la destinée de l’homme, il use de son pouvoir pour détruire les moyens qui sont les plus nécessaires à sa sûreté.

— Et que pensez-vous de nos espérances ? demanda Alida cherchant dans les yeux de Ludlow quel devait être leur sort. L’étranger manœuvre-t-il dans une direction favorable à nos désirs ?

Ludlow et l’Écumeur ne répondirent pas ; tous deux ils regardaient la frégate avec la plus grande attention, et à mesure que les objets devenaient plus distincts, tous deux répondirent par une impulsion commune que le vaisseau se dirigeait directement vers eux. Cette déclaration excita une espérance générale, et la négresse elle-même, n’étant plus retenue par la peur, exprima sa joie par les plus bruyantes acclamations.

Chacun fit de nouveaux efforts. On détacha un léger boute-hors du radeau, et l’on suspendit à son extrémité des mouchoirs blancs qui flottèrent bientôt, agités par la brise, à une distance d’environ vingt pieds au-dessus de l’eau. Lorsque cette précaution fut prise, on fut obligé d’en attendre le résultat avec patience. Les minutes succédaient aux minutes, et à chaque instant la forme et les proportions du vaisseau devenaient plus distinctes, jusqu’à ce que les marins déclarassent qu’ils pouvaient distinguer des hommes sur les vergues. Un canon eût aisément envoyé son boulet jusque sur le radeau, et cependant aucun signe ne trahissait qu’il fût aperçu.

— Je n’aime pas sa manière de manœuvrer ! observa l’Écumeur, il embarde largement comme s’il était disposé à abandonner sa recherche. Que Dieu lui permette de continuer sa course dix minutes de plus !

— N’avons-nous aucun moyen de nous faire entendre ? demanda l’alderman ; il me semble qu’un homme vigoureux pourrait envoyer le son de sa voix à cette distance, surtout lorsque sa vie en dépend.

Les plus expérimentés secouèrent la tête, mais le bourgeois, sans se décourager, éleva la voix avec une force qui était augmentée par l’imminence du péril. Les matelots se joignirent à lui, et Ludlow lui-même lui prêta son secours jusqu’à ce qu’ils s’aperçussent à leurs voix enrouées de l’inutilité de leurs efforts. Il y avait évidemment sur le vaisseau français des gabiers qui parcouraient l’Océan de leurs regards, mais ils ne montraient aucun signal.

Le vaisseau continuait à approcher, et le radeau était à moins d’un demi-mille de son avant. Mais tout à coup il se détourna du vent, montra ses flancs, et trahit par sa position qu’il abandonnait toute recherche. Au moment où Ludlow s’aperçut que la frégate s’éloignait, il s’écria :

— Élevez la voix tous ensemble, c’est notre dernière chance !

Tout le groupe éleva la voix en même temps, à l’exception de l’Écumeur. Il était appuyé contre le mât de hune, les bras croisés sur la poitrine, écoutant avec un sourire mélancolique les vains efforts de ses compagnons.

— C’est bien tenté, dit le calme et extraordinaire marin lorsque le bruit eut cessé, et, s’avançant le long du radeau, il fit signe de faire silence ; mais vous n’avez pas réussi. Le bruit des vagues et celui des ordres que reçoit l’équipage eussent empêché un son plus fort encore d’être entendu. Je ne veux donner aucune espérance, mais voilà réellement l’instant d’un dernier effort.

Il plaça sa main devant sa bouche, et dédaignant les paroles il poussa un cri si clair, si puissant et si plein, qu’il semblait impossible que l’équipage du vaisseau ne l’entendît pas.

Il répéta trois fois cette expérience, quoiqu’il fût évident que ses efforts devenaient de plus en plus faibles.

— Ils entendent ! s’écria Alida, il y a un mouvement dans les voiles !

— C’est la brise qui fraîchit, répondit Ludlow d’une voix triste ; chaque moment les éloigne davantage !

Cette cruelle vérité fut bientôt trop apparente pour être contredite, et pendant une demi-heure le groupe contempla le vaisseau avec douleur. Dans ce moment la frégate fit entendre un coup de canon, étendit de nouvelles voiles sur ses larges boute-hors, et se plaça devant le vent pour aller rejoindre sa compagne, dont les voiles hautes effleuraient déjà la surface des vagues sur le bord du sud. Ce changement éteignit tout espoir de secours de la part du croiseur ennemi.

Peut-être, dans toutes les situations de la vie, il est nécessaire que l’espérance soit d’abord affaiblie par le désappointement, avant que la légèreté de l’esprit humain lui permette de descendre jusqu’au niveau de la mauvaise fortune. Jusqu’à ce qu’un effort trompé lui montre la difficulté de la tentative, celui qui est tombé peut espérer de se relever encore, et c’est seulement lorsqu’un effort a été fait avec des moyens affaiblis que nous sentons la valeur d’avantages dont jusqu’alors nous avions joui sans les estimer à leur juste valeur. Jusqu’au moment où la poupe de la frégate française passa du côté opposé au radeau, ceux qui étaient sur ce dernier n’avaient point encore senti toute l’horreur de leur situation. L’espérance était revenue avec le retour du jour, car tandis que les ombres de la nuit couvraient l’Océan, leur position avait ressemblé à celle d’un homme qui essaie de percer l’obscurité de l’avenir, afin d’obtenir un présage de meilleure fortune. Avec la lumière la frégate éloignée avait paru. À mesure que le jour avançait, le vaisseau s’était approché, puis avait abandonné sa recherche, puis avait disparu sans espoir de retour.

Les plus braves parmi ceux qui composaient le groupe commençaient à se décourager en songeant au sort affreux qui les menaçait et qui semblait inévitable.

— Voilà un mauvais augure ! murmura Ludlow en dirigeant l’œil de son compagnon sur les sombres nageoires de trois ou quatre requins qui paraissaient au-dessus de la surface de l’eau, et si près d’eux, que leur situation sur les bas espars par-dessus lesquels l’eau passait et repassait à chaque gonflement des vagues rendait ce voisinage doublement dangereux. — L’instinct de ces animaux détruit toutes nos espérances.

— Les marins croient en effet que ces animaux ont un instinct secret qui les dirige vers leur proie, répondit l’Écumeur ; mais la fortune peut être plus forte qu’eux. Rogerson, ajouta-t-il en appelant un de ses matelots, tes poches sont toujours pleines de tout l’attirail d’un pêcheur. As-tu sur toi une ligne et un harpon pour les animaux voraces ? La question se réduit à ce point que la plus simple philosophie est la plus sage. Manger ou être mangé, voilà cette question ; la plupart des hommes se décideront en faveur du premier point.

Rogerson présenta un harpon d’une grosseur suffisante, et au lieu de ligne il s’empara d’un petit cordage qui pendait encore à un des mâts. Un morceau de peau arraché à un des espars servit d’amorce, et l’appât fut jeté. Une faim extrême semblait augmenter la voracité de ces animaux. Un d’entre eux se jeta sur la proie imaginaire avec la rapidité de l’éclair. Le choc fut si subit et si violent que l’infortuné marin fut entraîné du plancher glissant où reposaient ses pieds jusque dans la mer. Cette scène se passa avec une promptitude effrayante. On n’entendit qu’un cri d’horreur lorsque le dernier regard de la victime s’arrêta sur le groupe. Le corps mutilé flotta pendant un instant, les vagues furent rougies de son sang, et l’on vit une expression d’angoisse et de terreur imprimée sur le visage de sa victime ; le moment d’ensuite, il était devenu la pâture des monstres de la mer ! Tout s’effaça, excepté la teinte rougeâtre sur la surface de l’océan. Les monstres rassasiés disparurent, mais le point sombre resta près du radeau immobile, comme pour prémunir ceux qui le montaient contre un sort aussi affreux.

— Quelle horrible vue ! dit Ludlow.

— Une voile ! s’écria l’Écumeur dont la voix, se faisant entendre dans ce moment d’horreur, ressemblait à un son descendu des cieux. — Mon brave brigantin !

— Que Dieu permette qu’il ait plus de succès que ceux qui viennent de nous quitter !

— Que Dieu le permette en effet ! Si cette espérance nous manque, il ne nous en restera plus. Peu de vaisseaux passent ici, et nous avons la preuve suffisante que notre mât de perroquet n’est pas assez haut pour attirer les regards.

Tous les yeux se tournèrent vers le nuage blanc qui était visible à l’horizon, et que l’Écumeur proclamait avec confiance être la Sorcière des Eaux. Un marin seul pouvait avoir cette certitude, car vu à la hauteur du radeau on ne pouvait guère en distinguer que l’extrémité des voiles. La direction n’était pas non plus favorable, le vaisseau était sous le vent, mais Ludlow et le contrebandier assurèrent l’un et l’autre à leurs compagnons que le bâtiment essayait d’aller contre le veut.

Les deux heures qui succédèrent parurent aussi longues que deux jours de torture. Tant de choses dépendaient de la variété des événements, que chaque circonstance était notée par les marins avec une angoisse inexprimable. Un calme plat aurait forcé le vaisseau à rester stationnaire, et le brigantin ainsi que le radeau eussent été abandonnés à la merci des courants incertains de l’océan ; un changement de vent pouvait occasionner un changement de direction et rendre une rencontre impossible ; une brise plus violente pouvait causer la destruction du radeau, même avant que le secours arrivât. Pour ajouter à tous ces hasards on pouvait supposer que les matelots du brigantin, connaissant le sort de la corvette, pouvaient croire accompli le malheur de ceux qui l’avaient quittée.

Cependant la fortune semblait favorable, car la brise, quoique calme, était légère, et l’intention du brigantin de passer près d’eux était si évidente, que l’espérance qu’il était à leur recherche vint ranimer tous les cœurs.

À l’expiration de l’espace de temps que nous avons indiqué, le brigantin passa le radeau sous le vent et si près, que tous les plus petits objets dans ses agrès devinrent distincts.

— Ces fidèles matelots nous cherchent, s’écria le contrebandier avec une vive émotion. Ce sont des gens qui parcourraient plutôt toute la côte que de nous abandonner !

— Ils nous passent, levez le signal, — il pourra attirer leurs regards.

Le petit pavillon fut déployé, et après quelques instants d’anxiété les malheureux éprouvèrent la douleur de voir le rapide bâtiment passer et glisser assez loin en avant pour ne leur laisser aucune espérance de retour. Le cœur de l’Écumeur lui-même parut brisé par ce désappointement :

— Je ne crains rien pour moi-même, dit-il avec mélancolie ; qu’importe dans quelle mer ou dans quel voyage un marin trouve son humide tombeau ! mais pour toi, ma jeune et gaie Eudora, j’aurais désiré un autre sort. — Ah ! — le brigantin vire de bord, — la Dame Vert de Mer a un instinct pour ses enfants, après tout !

Le brigantin était immobile. Dix ou quinze minutes plus tard il revint vers le radeau.

— S’il nous passe maintenant, toute espérance est perdue sans retour, dit l’Écumeur, en faisant signe à ses compagnons de garder le silence. Puis appliquant sa main à sa bouche, il s’écria comme si le désespoir lui prêtait les poumons d’un géant :

— Ohé ! oh ! la Sorcière des Eaux ! — Ohé !

Ce dernier mot sortit de ses lèvres avec le bruit aigu que ce cri particulier est calculé pour produire. On eût dit que le petit bâtiment reconnaissait la voix de son commandant, car sa course changea légèrement, comme si le vaisseau eût été doué de vie et de facultés intelligentes.

— Ohé ! la Sorcière des Eaux ! Ohé ! répéta l’Écumeur, avec un effort plus puissant.

— Hilloa ! Cette réponse vint faiblement sur la brise, et la direction du brigantin changea de nouveau.

La Sorcière des Eaux ! la Sorcière des Eaux ! Ohé ! cria pour la troisième fois le contrebandier, avec une force surnaturelle. Après avoir proféré ce cri, il tomba en arrière épuisé par ses efforts.

Ces mots retentissaient encore dans les oreilles des malheureux compagnons de l’Écumeur, lorsqu’un cri bruyant traversa les airs. Un moment après on vit les étroits avants du brigantin se diriger vers le petit signal blanc qui jouait au-dessus des vagues. Il ne se passa qu’un moment avant que le beau bâtiment fût à cinquante pieds du radeau, mais ce moment fut rempli d’autant d’espérance que de crainte. En moins de cinq minutes les espars de la Coquette voguaient sur l’immense Océan, solitaires et abandonnés.

Les premières sensations de l’Écumeur lorsque ses pieds touchèrent le pont de son brigantin furent sans doute celles d’une profonde gratitude. Il garda le silence, car il paraissait trop oppressé pour parler ; marchant le long du pont il leva les yeux et posa sa main avec force sur le cabestan d’une manière en même temps affectueuse et convulsive, puis il sourit à son équipage attentif et obéissant, parlant avec autant d’autorité que de joie.

— Déchargez les voiles de hune, brassez et bordez les voiles ; que tout soit aussi plat que les bords ; mes amis, assujettissez la Dame et voguons vers les côtes !



CHAPITRE XXXIV.


Je vous prie, monsieur, étiez-vous présent à ce récit ?
Shakspeare. Conte d’hiver.


Le matin suivant, les fenêtres ouvertes du Lust-in-Rust annonçaient la présence du maître ; il y avait un air de mélancolie, et cependant de bonheur, sur le visage de ceux qui se promenaient dans les environs des bâtiments, comme si quelque événement heureux avait été accompagné de quelque grave et triste circonstance. Les nègres paraissaient jouir de leur goût pour tout ce qui est extraordinaire, un des résultats de l’ignorance, tandis que ceux d’une race plus fortunée ressemblaient à des hommes qui conservent le souvenir de maux récemment passés.

Une entrevue eut lieu dans l’appartement particulier du bourgeois, elle se passa entre l’alderman et le contrebandier, et l’on pouvait lire dans les regards de l’un et de l’autre qu’il était question d’une affaire aussi intéressante que sérieuse. Cependant un observateur habitué à deviner l’expression du visage aurait pu voir que le second allait entamer un sujet qui touchait à ses plus chers sentiments, et que l’autre n’était occupé que des intérêts de son commerce.

— Mes minutes sont comptées, dit le marin s’avançant jusqu’au centre de l’appartement, et regardant son compagnon en face. Ce que j’ai à dire doit être dit brièvement ; le passage ne peut être franchi qu’au moment de la marée, et je demande à votre prudence si je dois rester jusqu’à ce que les nouvelles de ce qui nous est arrivé en mer soient connues dans la province.

— C’est parler avec la discrétion d’un corsaire ! Cette réserve perpétuera notre amitié, qui n’a point été affaiblie par l’activité que vous avez montrée dans notre incommode voyage sur les vergues et sur les mâts du défunt croiseur de la reine Anne. Je ne souhaite certainement aucun mal aux officiers à son service, mais c’est bien dommage que vous ne soyez pas prêt, maintenant que la côte est nettoyée, avec une bonne et lourde cargaison ! La dernière était simplement une affaire de tiroirs secrets et de riches dentelles, précieuses en elles-mêmes et profitables par l’échange, mais la colonie a bien besoin de certains articles qui ne peuvent être débarqués qu’à loisir.

— Je viens pour d’autres affaires. Il y a eu entre nous des transactions que vous comprenez fort peu, alderman van Beverout ?

— Vous parlez d’une petite erreur dans le dernier envoi. Tout s’est expliqué dans un nouvel examen, et votre exactitude est aussi bien établie que celle de la banque d’Angleterre.

— Établie ou non, que ceux qui en doutent cessent tout commerce avec moi. Je n’ai pas d’autre devise que confiance, d’autre règle que la justice.

— C’est ce que je voulais dire, mon ami, je n’ai pas le moindre soupçon. Mais l’exactitude est l’âme du commerce, comme les profits en sont le but. Des comptes clairs et une balance raisonnable sont le ciment le plus solide des intimités dans les affaires. Un peu de franchise dans un commerce secret ressemble à l’équité dans les cours ; elle rétablit la justice que la loi avait détruite. Que me veux-tu ?

— Il y a bien des années, alderman van Beverout, que commença ce commerce secret entre vous et mon prédécesseur, celui que vous avez cru mon père, mais qui ne méritait ce titre que par la protection qu’il a donnée au fils orphelin d’un ami.

— Cette dernière circonstance est nouvelle pour moi, répondit le bourgeois en inclinant la tête. Cela peut expliquer certaines légèretés qui n’ont pas été sans me causer quelques embarras. Voilà vingt-cinq ans au mois d’août prochain, et douze ont été sous tes auspices. Je ne prétends pas dire que les entreprises furent moins heureuses de ton temps. Les profits ont été tolérables. Je deviens vieux, et je pense qu’il est temps de renoncer à tous les hasards de la vie. Deux ou trois, ou tout au plus quatre voyages heureux termineront toute affaire entre nous.

— Cela arrivera plus tôt. Je suppose que l’histoire de mon prédécesseur n’était point un secret pour vous. La manière dont il fut chassé de la marine des Stuarts parce qu’il s’opposait à leur tyrannie, son arrivée avec sa fille unique dans les colonies, et sa résolution de faire le commerce libre pour se procurer des moyens d’existence, sont des choses dont nous avons souvent parlé ensemble.

— Hem ! — J’ai une bonne mémoire pour les affaires, maître Écumeur, mais je suis aussi ignorant qu’un lord de fraîche date l’est de sa généalogie, de tous les événements passés. J’oserais dire, néanmoins, que tout cela eut lieu comme vous venez de le dire.

— Vous savez que lorsque mon protecteur quitta la terre ferme il emmena tout ce qu’il possédait avec lui.

— Il emmena un bon et rapide schooner avec une cargaison de tabac choisi, bien lesté avec des pierres des côtes. Ce n’était point un admirateur de dames Vert-de-Mer, ni d’élégants brigantins. Souvent les croiseurs royaux prirent le digne marchand pour un industrieux pêcheur !

— Il avait ses goûts, et j’ai les miens. Mais vous oubliez une partie de la cargaison qu’il emporta, et qui n’était pas ce qu’il avait de moins précieux.

— Peut-être un ballot de fourrures de martre, car cet article commençait alors à être apprécié dans le commerce.

— C’était sa fille, aussi belle qu’affectionnée.

L’alderman fit un mouvement involontaire, qui cacha en partie son visage à son compagnon.

— Il avait en effet une fille belle, et dont le cœur était dévoué, répondit l’alderman d’une voix basse et embarrassée. Elle mourut, à ce que vous m’avez dit, maître Écumeur, dans les mers d’Italie. Je n’ai jamais vu le père après la dernière visite de la fille sur cette côte.

— Elle mourut au milieu des îles de la Méditerranée. Mais le vide qu’elle laissa dans tous les cœurs de ceux qui la connurent fut rempli avec le temps par… sa fille.

L’alderman tressaillit, et, se levant, il regarda l’Écumeur avec anxiété, en répétant lentement ce mot :

— Sa fille.

— Oui, je viens de le dire. — Eudora est l’enfant de cette femme infortunée. — Ai-je besoin de dire qui est son père ?

Le bourgeois fit entendre un gémissement ; et, couvrant son visage de ses mains, il retomba sur sa chaise en tremblant d’une manière convulsive.

— Quelle preuve puis-je avoir de ce que tu avances ? dit-il enfin. Eudora est ta sœur !

La réponse du contrebandier fut accompagnée d’un sourire mélancolique.

— Vous avez été trompé, dit-il ; excepté le brigantin, je ne tiens à rien sur la terre. Lorsque mon brave père tomba à côté de celui qui protégea ma jeunesse, je n’eus plus aucun parent. J’aimais mon protecteur comme un père, et il m’appelait son fils, tandis qu’Eudora passait et vos yeux pour le fruit d’un second mariage. Mais voilà des preuves suffisantes de sa naissance.

L’alderman prit un papier que son compagnon lui présenta, et ses yeux le parcoururent. C’était une lettre qui lui était adressée par la mère d’Eudora, écrite après la naissance de cette dernière, et empreinte de toute l’affection d’une femme. L’amour du jeune marchand et de la fille de son correspondant secret avait été moins coupable que ne le sont ordinairement ces sortes de liaisons.

La difficulté de leur situation et l’embarras de présenter dans le monde une femme dont l’existence était inconnue à ses amis, ainsi que l’effroi que causait le père malheureux mais conservant toute sa fierté, avaient pu seuls empêcher un mariage légal. Les simples coutumes des colonies furent facilement suivies, et on aurait pu demander si elles n’avaient pas été assez scrupuleusement accomplies pour rendre l’enfant légitime. Lorsque l’alderman van Beverout lut la lettre de celle qu’il avait jadis si tendrement aimée, et dont la perte avait été pour lui un malheur irréparable, puisque son caractère aurait pu céder à sa douce influence, ses mains tremblèrent et tout son corps trahissait la violence de son émotion. Les paroles de la mourante étaient touchantes et exemptes de reproches, elles accordaient un pardon solennel. Elle apprenait à Myndert la naissance de son enfant. Mais la mourante laissait à son propre père la disposition de sa fille, la recommandant cependant à l’amour de Myndert, si jamais la Providence la confiait à ses soins. Les dernières lignes contenaient un adieu dans lequel les affections de ce monde offraient un triste contraste avec les espérances d’une autre vie.

— Pourquoi ce secret m’a-t-il été si longtemps caché ? demanda le marchand ému. Pourquoi, homme léger, m’as-tu exposé à montrer la fragilité de la nature devant mon propre enfant ?

Le sourire du contrebandier se remplit de fierté et d’amertume.

— Monsieur van Beverout, dit-il, nos voyages sont de longue durée. Notre commerce est l’affaire de toute notre vie, notre monde la Sorcière des Eaux. Comme nous avons fort peu des intérêts de la terre, notre philosophie est au-dessus de ces faiblesses. La naissance d’Eudora vous fut cachée par la volonté de son grand-père. Il agit peut-être par ressentiment, peut-être par fierté ; si c’est par affection, la jeune fille peut justifier cet accès de tendresse.

— Et Eudora sait-elle depuis longtemps la vérité ?

— Elle ne l’a apprise que récemment. Depuis la mort de notre ami commun, la jeune fille a été livrée à mes conseils et à ma protection. Il y a maintenant un an qu’elle apprit qu’elle n’était point ma sœur. Jusque-là, elle supposait comme vous que nous descendions du même père. La nécessité m’a forcé depuis quelque temps à la garder souvent sur le brigantin.

— C’est une conséquence méritée de ma faute, murmura l’alderman, je suis puni de ma faiblesse par la honte de mon enfant.

Le contrebandier avança d’un pas, son maintien était plein de dignité, mais ses yeux brillaient du ressentiment d’un homme offensé.

— Alderman van Beverout, dit-il d’une voix sévère, vous recevez votre fille de mes mains aussi pure que l’était sa mère lorsque l’auteur de ses jours fut forcé par la nécessité de l’amener sous votre toit. Nous autres contrebandiers nous avons nos opinions sur le bien et le mal, et ma gratitude non moins que mes principes m’enseignait que la petite-fille de mon bienfaiteur devait attendre de moi la protection et non l’offense. Quand j’aurais été en effet le frère d’Eudora, mon langage et ma conduite n’eussent pas été plus purs qu’ils ne l’ont été depuis l’instant où elle fut confiée à mes soins.

— Je vous en remercie du fond de mon âme, dit le bourgeois avec vivacité. La jeune fille sera reconnue, et, avec la dot que je puis lui donner, elle peut espérer un honorable mariage.

— Tu peux la donner à ton favori le patron, répondit l’Écumeur d’un ton calme mais triste. Elle est plus que digne de tout ce qu’il peut lui apporter. Le jeune homme consent à ce mariage, car il n’ignore ni son sexe ni son histoire. J’ai cru que cela était dû à Eudora dès l’instant où la fortune plaça ce jeune homme en mon pouvoir.

— Tu es trop honnête pour ce monde méchant, maître Écumeur ! Laisse-moi voir ce couple charmant, que je lui donne ma bénédiction !

Le contrebandier se détourna lentement, et, ouvrant la porte, il fit signe à quelques personnes d’entrer. Alida parut aussitôt conduisant Seadrift revêtu des habits de son sexe. Quoique le bourgeois eût souvent vu la sœur supposée de l’Écumeur sous des habits de femme, elle ne lui avait jamais paru aussi belle que dans ce moment. Ses faux favoris avaient été enlevés, et l’on voyait en entier des joues sur lesquelles brillait une fraîcheur que le soleil semblait avoir augmentée au lieu de l’avoir ternie. Les boucles de cheveux bruns et touffus qui étaient répandues en désordre autour de son cou, pour ajouter un trait de plus à la mascarade, entonnaient ses tempes et laissaient voir une physionomie gaie, maligne, quoique par moment on y découvrît de la sensibilité et de la réflexion. On voit rarement ensemble deux femmes aussi belles que celles qui vinrent se mettre aux genoux du marchand. Dans le cœur de l’alderman l’affection de l’oncle parut combattre un instant avec le nouveau sentiment qui s’emparait de lui, mais la nature parlait trop puissamment à son âme pour qu’il pût méconnaître sa voix. Appelant son enfant avec force, l’alderman pencha sa tête sur l’épaule de sa fille, et pleura. Il eût été difficile de suivre les émotions du contrebandier pendant qu’il contemplait cette scène. La méfiance, le malaise, et enfin la mélancolie se montrèrent dans ses regards. Ce dernier sentiment semblait prévaloir lorsqu’il quitta l’appartement, comme s’il eût réfléchi qu’un étranger n’avait pas le droit d’être témoin de cette scène de famille.

Deux heures plus tard, les principaux personnages de cet ouvrage étaient rassemblés sur les bords du Cove, à l’ombre d’un chêne qui semblait aussi vieux que le continent. Le brigantin était en vue, et montrait quelques voiles ; il allait et venait sur le petit bassin, ressemblant par l’aisance et la grâce de ses mouvements à quelque beau cygne se jouant sur les ondes et n’ayant d’autre guide que son instinct. Un bateau venait de toucher la terre, et l’Écumeur de mer se tenait auprès, étendant une main pour aider le jeune Zéphire à descendre.

— Nous autres sujets des éléments, nous sommes esclaves de la superstition, dit-il lorsque le pied léger de l’enfant toucha la terre. C’est la conséquence d’une existence qui présente sans cesse des dangers supérieurs à nos pouvoirs. Pendant bien des années, j’ai cru que quelque grand bien ou quelque grand mal accompagnerait la visite de cet enfant à terre. Voilà la première fois que son pied touche la terre ferme. J’attends l’accomplissement de l’augure !

— Il sera heureux, répondit Ludlow. Alida et Eudora l’instruiront des habitudes de cette simple et heureuse contrée, et je suis persuadé qu’il fera honneur à leurs leçons.

— Je crains que l’enfant ne regrette celles de la dame Vert-de-Mer. Capitaine Ludlow, il y a encore un devoir à remplir que je ne dois pas négliger, quoique vous ne soyez peut-être pas disposé à croire à la délicatesse de mes sentiments. J’ai entendu dire que la belle Barberie avait accepté votre main ?

— Tel est mon bonheur.

— En ne demandant aucune explication du passé, Monsieur, vous avez montré une noble confiance qui mérite d’être récompensée. Lorsque je vins sur cette côte, c’était avec l’intention d’établir les droits d’Eudora à la protection et à la fortune de son père. Si je me défiais de l’influence qu’une personne aussi belle et aussi spirituelle que la belle Barberie pouvait exercer sur son oncle, vous vous rappellerez que c’était avant que l’expérience m’eût appris à estimer en elle quelque chose de plus que sa beauté. Elle fut enlevée dans son pavillon par mes agents et transportée comme captive dans le brigantin.

— Je l’avais crue instruite de l’histoire de sa cousine, et consentant à l’aider dans quelque plan romanesque qui devait rendre Eudora à ses amis.

— Vous rendiez justice à son désintéressement. Pour me faire pardonner ma hardiesse, et comme le plus sûr moyen d’apaiser ses alarmes, je l’instruisis des faits relatifs à sa cousine. Eudora apprit alors pour la première fois le secret de son existence. L’évidence était irrésistible, et nous trouvâmes une amie généreuse et dévouée, là où nous avions craint une rivale.

— Je savais qu’Alida était la générosité même, s’écria Ludlow en portant à ses lèvres la main de la jeune fille qui rougissait. La perte de la fortune est un gain, puisqu’elle sert à montrer son véritable caractère.

— Chut ! — chut ! interrompit l’alderman, il est inutile de proclamer une perte, de quelque genre que ce soit. Il faut se soumettre à ce que la justice exige ; mais à quoi sert de proclamer par toute la colonie si l’on donne beaucoup ou peu en mariage à une jeune fille !

— La perte de fortune sera pleinement compensée, dit le contrebandier. Ces sacs contiennent de l’or. La dot de ma pupille est prête aussitôt qu’elle aura fait son choix.

— Succès et prudence ! s’écria le bourgeois ; c’est une prévoyance très-recommandable, maître Écumeur, et quelle que soit l’opinion des juges de l’échiquier sur ta ponctualité et ton crédit, je réponds, moi, qu’il y a des gens qui en ont moins à la banque d’Angleterre elle-même ! Cet argent appartient sans doute légalement à la jeune fille, par l’héritage de son grand-père ?

— Oui.

— Je saisis ce moment pour parler avec franchise sur un sujet qui me touche le cœur, et qui peut être dévoilé sous d’aussi favorables auspices. J’ai entendu dire, monsieur van Staats, qu’après avoir examiné vos sentiments envers un vieil ami, vous pensiez qu’une alliance qui le touche de plus près que celle qui était convenue pouvait vous conduire au bonheur ?

— J’avoue que la froideur de la belle Barberie a détruit mon amour, répondit le patron de Kinderhook, qui n’en disait jamais plus à la fois que l’occasion ne l’exigeait.

— Et j’ai entendu dire encore qu’une intimité de quinze jours a fixé vos affections sur ma fille, dont la beauté est héréditaire, et dont la fortune ne paraît pas devoir être diminuée par cet acte de justice de la part de ce brave et honnête marin.

— Être admis dans votre famille, monsieur van Beverout, me laisserait peu de chose à désirer dans cette vie.

— Et quant à l’autre monde, je n’ai jamais entendu dire qu’un patron de Kinderhook nous ait quitté sans avoir l’espérance d’y être bien reçu. Cela est tout simple, puisque peu de familles dans la colonie ont fait plus qu’eux pour le soutien de la religion. Ils ont donné généreusement aux deux églises hollandaises dans le Manhattan ; ils ont bâti de leur argent trois jolies petites églises sur leur manoir, ayant chacune son clocher flamand et une girouette très-convenable ; outre cela, ils ont fait un don considérable pour le vénérable monument d’Albany. — Eudora, mon enfant, ce gentilhomme est mon ami particulier, et comme tel, je le recommande à tes bonnes grâces. Vous n’êtes pas absolument étrangers l’un à l’autre ; mais afin que vous ayez l’occasion de vous connaître mieux, vous resterez ici ensemble pendant un mois, afin de vous décider sans trouble et sans distraction. Il est inutile d’en dire davantage pour le présent, car j’ai pour habitude de laisser toutes les affaires de cette importance à la décision de la Providence.

La jeune fille à qui ces dernières phrases étaient adressées rougit et pâlit alternativement, et son visage expressif changeait de nuance comme un nuage d’Italie ; elle continua à garder le silence.

— Vous venez heureusement de lever le rideau cachant un mystère qui ne me donne plus d’inquiétude, interrompit Ludlow, en s’adressant à l’Écumeur ; pouvez-vous faire davantage et me dire d’où vient cette lettre ?

Les yeux noirs d’Eudora brillèrent soudain. Elle regarda l’Écumeur de mer et sourit.

— C’est un de ces artifices féminins qui fut pratiqué sur mon bâtiment, répondit l’Écumeur ; nous pensions qu’un jeune commandant d’un croiseur royal serait moins apte à surveiller nos mouvements lorsque son esprit serait occupé à découvrir un tel correspondant.

— Et ce tour a été joué plus d’une fois ?

— Je l’avoue. — Mais je ne puis attendre plus longtemps ; dans quelques minutes la marée changera, et le passage deviendra impraticable. Eudora, — nous devons décider sur le sort de cet enfant. Retournera-t-il sur l’Océan ? ou consumera-t-il sa vie dans les hasards qui sont le partage d’un habitant de la terre ?

— Qui est cet enfant ? demanda gravement l’alderman.

— Un enfant qui nous est cher à tous les deux, répondit le contrebandier ; son père était mon plus sincère ami, et sa mère a veillé longtemps sur l’enfance d’Eudora. Jusqu’à ce moment nous lui avons consacré nos soins ; il doit maintenant choisir entre nous deux.

— Il ne me quittera pas ! interrompit brusquement Eudora alarmée, — tu es mon fils adoptif, et personne ne peut guider ton jeune esprit comme moi. Tu as besoin de la tendresse d’une femme, Zéphire, et tu ne voudras pas me quitter ?

— Que l’enfant soit lui-même l’arbitre de son sort. Je suis crédule en ce qui tient à la destinée, c’est du moins une croyance heureuse pour la contrebande.

— Alors laissez-le parler. Veux-tu rester ici au milieu de ces champs, de ces prairies riantes pour courir au milieu de ces fleurs, ou veux-tu retourner sur l’Océan où tout est nu et uniforme ?

Le jeune enfant tâcha de lire dans les yeux inquiets d’Eudora, puis il arrêta ses regards indécis sur les traits calmes de l’Écumeur.

— Nous pouvons mettre en mer, dit-il, et lorsque nous reviendrons de nouveau nous t’apporterons des choses bien curieuses, Eudora !

— Mais c’est peut-être la dernière occasion de connaître la terre de tes ancêtres ; souviens-toi combien l’Océan est terrible dans sa fureur, et combien le brigantin a été de fois en danger de faire naufrage !

— Oh ! c’est là une faiblesse de femme ! j’ai été sur la vergue de cacatois pendant les tempêtes, et je n’ai jamais pensé qu’il y eût alors du danger.

— Tu as l’ignorance et la confiance d’un jeune garçon ! Mais ceux qui sont plus âgés savent que la vie d’un marin est une vie de dangers sans cesse renaissants ; tu as été parmi les îles dans l’ouragan et tu as vu le pouvoir des éléments.

— J’étais dans l’ouragan ainsi que le brigantin, et cependant vous voyez comme ses agrès sont élégants ; on dirait qu’il ne lui est jamais rien arrivé.

— Et vous nous avez vus hier flottant en pleine mer, tandis que des espars mal assujettis nous empêchaient d’aller au fond de l’Océan.

— Les espars flottèrent et vous ne fûtes pas noyés, sans cela j’aurais cruellement pleuré, Eudora.

— Mais tu iras dans l’intérieur du pays et tu connaîtras davantage ses beautés, — ses rivières et ses montagnes, — ses cavernes et ses bois. Ici tout change, tandis que l’eau est toujours la même.

— En vérité, Eudora, vous vous méprenez étrangement. Ici tout est Amérique. Cette montagne, c’est l’Amérique ; cette terre là-bas au-delà de la baie, c’est l’Amérique ; et l’ancrage d’hier c’était l’Amérique. Lorsque nous abandonnerons la côte, la première terre que nous verrons sera l’Angleterre, ou la Hollande, ou l’Afrique ; et, avec un bon vent, nous pourrons voir deux ou trois pays différents en un jour.

— Et dans ces pays, enfant léger, ton existence sera exposée à mille dangers.

— Adieu, Eudora, dit le jeune garçon en avançant les lèvres pour donner et recevoir le baiser d’adieu.

— Eudora, adieu, ajouta une voix mâle et mélancolique. Je ne puis m’arrêter plus longtemps, car mes gens montrent des symptômes d’impatience. Si ce voyage est le dernier que je fais sur cette côte, tu n’oublieras pas ceux dont tu as partagé si longtemps la bonne et la mauvaise fortune !

— Pas encore, — pas encore, vous ne nous quitterez pas ainsi ; laissez-moi cet enfant. Indépendamment du chagrin que j’éprouve, laissez-moi quelque souvenir du passé !

— Mon heure est arrivée, la brise fraîchit, et je joue avec elle. Il conviendra mieux pour ton bonheur que personne ne connaisse l’histoire du brigantin, et quelques heures seulement attireront ici cent curieux de la ville.

— Que m’importe leur opinion ? Tu ne peux pas, tu ne voudrais pas me quitter si tôt !

— Je resterais avec joie, Eudora ; mais la demeure d’un marin est son vaisseau. Trop de temps précieux a déjà été perdu. — Encore une fois, adieu !

Les yeux noirs de la jeune fille regardèrent autour d’elle avec égarement. Ce regard semblait dire adieu à toutes les jouissances de la terre ferme.

— Où allez-vous ? demanda-t-elle d’une voix étouffée ; pour quel pays mettez-vous à la voile, et quand reviendrez-vous ?

— Je suis la fortune. Mon retour peut être éloigné ; peut-être ne reviendrai-je jamais. — Adieu encore, Eudora. — Soyez heureuse avec les amis que la Providence vous a donnés !

Les yeux de la jeune fille de la mer montrèrent un nouvel égarement. Elle saisit la main que lui offrait le contrebandier et la serra avec force dans les siennes, sans presque savoir ce qu’elle faisait. Puis, abandonnant cette main, elle ouvrit ses bras et les jeta convulsivement autour du cou du marin, qui semblait toujours calme et sans émotion.

— Nous partirons ensemble ! — Je suis à toi, à toi seulement ! s’écria-t-elle.

— Tu ne sais ce que tu dis, Eudora, répondit l’Écumeur en se contenant à peine ; tu as un père, — des amis, — un mari.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! s’écria la jeune fille en agitant un de ses bras d’un air sauvage vers Alida et le patron qui s’avançaient comme pour la sauver d’un précipice, — à toi, — à toi seulement !

Le contrebandier se débarrassa des bras d’Eudora ; avec la force d’un géant il la souleva d’une main tandis qu’il essayait d’apaiser la tempête que les passions excitaient dans son propre cœur.

— Réfléchis un moment, dit-il, tu voudrais suivre un proscrit, un homme poursuivi, condamné ?

— À toi — à toi seulement !

— Avec un vaisseau pour demeure, un océan orageux pour monde ?

— Le monde que tu habites est le mien ! — ta demeure est la mienne — et je veux que tes dangers n’appartiennent aussi !

Le cri qui s’échappa de la poitrine de l’Écumeur de mer fut rempli d’exaltation et de fierté.

— Tu es à moi en effet, s’écria-t-il. Devant un lien comme celui-ci, que deviennent les droits d’un tel père ! — Bourgeois, adieu ! — j’agirai plus honnêtement avec ta fille que tu n’as agi avec celle de mon bienfaiteur !

Eudora fut soulevée de terre comme si elle avait eu la légèreté d’une plume, et en dépit d’un mouvement soudain et impétueux de Ludlow et du patron, elle fut portée dans le bateau. En un instant la barque fut à flot, et le jeune enfant agita son bonnet de matelot en signe de triomphe. Le brigantin, comme s’il eût été sensible à ce qui s’était passé, tourna sur lui-même, et, avant que les spectateurs eussent eu le temps de revenir de leur confusion et de leur surprise, le bateau était suspendu aux palans. On vit l’Écumeur sur la poupe, un bras passé autour de la taille d’Eudora, saluant de la main le groupe immobile qui était resté sur le rivage, tandis que la jeune fille de l’Océan, se rendant à peine compte de ce qui s’était passé, envoyait de loin ses adieux à Alida et à son père. Le vaisseau glissa à travers le passage, puis roula bientôt au milieu des vagues. Présentés au vent du sud, les espars éloignés se courbèrent sous sa force, et les progrès du rapide bâtiment devinrent de plus en plus sensibles par la blanche écume de son sillage.

Le jour commençait à baisser avant que Alida et Ludlow pussent se décider à quitter la pelouse du Lust-in-Rust. Pendant la première heure, on aperçut la sombre carène du brigantin soutenant un nuage de voiles ; puis les parties les plus basses s’évanouirent peu à peu, et enfin les voiles les unes après les autres, et il n’y eut plus rien de visible qu’une ligne d’une blancheur éblouissante. Elle se montra une minute, et les vagues l’effacèrent à jamais.

Le mariage d’Alida et de Ludlow fut accompagné d’une teinte de mélancolie. La sensibilité de l’une, et une sympathie que l’autre éprouvait pour tout ce qui avait rapport à sa profession, avaient excité en eux un grand intérêt pour ceux qui venaient de les quitter.

Des années s’écoulèrent, et pendant les mois où la villa était habitée, bien des regards inquiets étaient jetés sur l’Océan. Chaque matin, au commencement de l’été, Alida se mettait à la fenêtre de son pavillon, dans l’espoir de voir le brigantin à l’ancre dans le Cove. Mais ce fut toujours en vain. Il ne revint jamais, et bien que l’alderman chagrin et désappointé fit prendre de secrètes informations sur toute la côte de l’Amérique, il n’entendit jamais parler du célèbre Écumeur de mer, ni de son incomparable Sorcière des Eaux.


fin de l’écumeur de mer.
  1. Les quakers.
  2. Portes basses. C’est ainsi qu’on appelle encore aujourd’hui l’entrée des maisons.
  3. Expression de Shakespeare.
  4. La ville ayant été hollandaise dans l’origine, plusieurs des usages de cette nation s’y conservent encore, et ces hauts stoops existent dans la plupart des habitations. Les rues sont plus ou moins bordées d’arbres, et presque toutes les maisons qui ne sont pas en pierres sont peintes.
  5. Le langage auquel on fait allusion ici porte dans l’ouvrage le nom de hollandais, et d’ordinaire est considéré en Amérique comme tel ; mais des observations faites sur les lieux ont convaincu l’auteur que ce dialecte appartient en réalité aux Flamands.
  6. Officier qui était chargé de fouetter les nègres, lorsque l’esclavage existait à New-York.
  7. Les fêtes de Pâques, temps de grandes réjouissances parmi les nègres de New-York.
  8. La répétition des mêmes lettres (allitération), dans ces diverses épithètes, explique le jeu de mots, qui est plus de l’esprit de la langue anglaise que de la nôtre.
  9. Lord Cornbury, ce gouverneur de New-York connu pour le relâchement de ses mœurs, était le petit-fils du fameux comte de Clarendon, et un cousin germain de la reine Anne.
  10. Ancre surjalée, dont la patte est entourée par une partie du câble.
  11. A storm cue.
  12. Le point de l’horizon d’où souffle le vent.
  13. Repos et dignité.
  14. Nous saisissons cette occasion d’apprendre au lecteur que, dans le texte, M. François parle toujours un langage mêlé de français et d’un mauvais anglais, dont la prononciation fautive est figurée par l’auteur. Nous avons conservé, autant que possible, le français tel que l’a écrit M. Cooper.
  15. Allusion à l’ode de Collens sur les passions.
  16. Co est l’abréviation du mot company. M. James and C°, M. James et Ce.
  17. Avant la révolution, la colonie ne frappait que de la monnaie de cuivre. La proximité des Indes occidentales, et les relations commerciales avec le continent du sud, jetaient dans la circulation un grand nombre de monnaies étrangères, surtout de pièces espagnoles.
  18. Allusion intraduisible à un des mots de la citation (ripe) dans son sens littéral.
  19. Le Falstaff de Shakespeare.
  20. La cour de l’échiquier.
  21. Houache ou remous qui se forme derrière un vaisseau qui a du sillage.
  22. Midshipman, aspirant de marine.
  23. Ce qui maintient un vaisseau droit, soit sur un chantier, soit sur un lieu d’échouage.
  24. Look-outs et Land-marks.
  25. Alpa et Apes : jeu de mots intraduisible, et peu à regretter.
  26. Sorte de chaloupe dont on se sert dans la Méditerranée.
  27. Cette exacte description a sans doute été tracée par M. Cooper lors de son séjour à Naples au commencement de 1850.
  28. C’est-à-dire, en style classique, de faire naître l’âge d’or du commerce.
  29. Un chasseur.
  30. Niveleurs : c’est ainsi qu’on appelait un parti factieux et républicain de l’armée de Cromwell, qui demandait l’égalité dans le gouvernement.
  31. Oiseau du cap de Bonne-Espérance.
  32. Une chose dont il n’existe pas de définition.
  33. Partie du vaisseau où l’on place les hamacs des malades, etc.
  34. L’allusion sera aisément comprise par tous ceux à qui l’histoire de Paris est familière. À l’époque où nous reporte ce roman, tous les duels avaient lieu sous les remparts.