L’Écumeur de mer/Chapitre 33

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 392-404).

CHAPITRE XXXIII.


Ayez la bonté de lire.
Shakspeare. Cymbeline.


Le danger est passé ! dit l’Écumeur de mer en abandonnant l’attitude fatigante qu’il avait prise pour soutenir la caisse, et marchant le long d’un mât, vers l’endroit d’où avaient disparu les quatre jeunes officiers de Ludlow. Il est passé ! ajouta-t-il, et ceux qui viennent d’être appelés pour rendre leur compte ont trouvé la mort au milieu d’une scène dont un marin seul peut être témoin, tandis que ceux qui ont été sauvés ont besoin d’autant d’adresse que de courage. Capitaine Ludlow, je ne désespère pas encore, car voyez ! la dame du brigantin a toujours un sourire pour ses serviteurs !

Ludlow, qui avait suivi le téméraire contrebandier jusqu’à l’endroit où l’espar était tombé, jeta un regard dans la direction que son compagnon lui indiquait du bras ; à environ cent pas, il vit l’image de la dame Vert-de-Mer bercée sur les flots agités, et tournée vers le radeau avec une expression malicieuse et sauvage. Cet emblème de leur maîtresse avait été apporté par les contrebandiers lorsqu’ils montèrent sur la poupe de la Coquette, et le bâton sur lequel la lanterne était hissée avait été enfoncé dans le marche-pied d’une vergue avant qu’ils se joignissent aux combattants. Pendant l’incendie cet objet avait plus d’une fois attiré les regards de Ludlow, et maintenant il flottait tranquillement près de lui, d’une manière à ébranler à demi son mépris pour les superstitions des matelots. Tandis qu’il hésitait à répondre à la remarque de son compagnon, ce dernier plongea dans la mer et nagea vers la lanterne allumée. Il fut bientôt de retour sur le radeau, rapportant l’emblème de son brigantin. Il n’y a pas d’homme dont la raison soit tellement inébranlable qu’il puisse être entièrement exempt de ces impulsions secrètes qui nous portent à croire à une influence cachée de la bonne ou de la mauvaise fortune. La voix du contrebandier était plus joyeuse et ses pas plus assurés lorsque, traversant le radeau, il enfonça le bâton armé d’un fer dans la bordure de la hune de la Coquette qui flottait à côté.

— Courage ! cria-t-il gaiement. Tant que cette lumière brillera, mon étoile ne s’éteindra pas ! Courage, dame de la terre, car voilà une dame des eaux qui sourit avec ses serviteurs ! Nous sommes sur un frêle bâtiment, il est vrai ; mais un mauvais voilier a souvent un heureux passage… Parle, brave maître Seadrift ; ta gaieté et ton énergie doivent renaître devant un si heureux présage !

Mais le chef de si nombreuses mystifications, instrument de la plupart des artifices de la Sorcière des Eaux, n’avait pas un courage égal à la légèreté de l’Écumeur. Il inclina la tête vers la silencieuse Alida, et ne répondit pas. Le contrebandier regarda un instant ce groupe avec un air d’intérêt, puis, touchant le bras de Ludlow, il marcha avec lui le long des espars, afin de pouvoir avoir ensemble un entretien sans causer à leurs compagnons une alarme inutile.

Quoique le danger si horrible de l’explosion fût passé, la situation de ceux qui y avaient échappé n’était pas beaucoup plus heureuse que celle de ceux qui avaient été engloutis. Les cieux montraient de rares étoiles lorsque les nuages se séparaient, et quand l’impression du premier contraste fut évanouie, il resta assez de lumière pour donner à cette scène une tristesse imposante.

On a dit que le mât d’avant de la Coquette était tombé par dessus le bord avec tout le bagage qui l’entourait. Les voiles, avec les portions d’agrès qui pouvaient aider à les soutenir, avaient été coupées avec précipitation ; et après leur chute, jusqu’au moment de l’explosion, les matelots s’étaient occupés à assurer la plate-forme du radeau ou à les dépouiller des débris de cordes pesantes, qui, inutiles comme liens, ajoutaient seulement au poids de la masse. Tous les débris voguaient sur les vagues avec les vergues en travers et à leur place, à peu près comme les espars étaient tombés ; les immenses boute-hors avaient été désarmés, et étaient placés autour de la hune, de manière à ce que leur extrémité s’appuyât sur la plus basse des vergues de hune, et formât le fondement de la plate-forme. Les plus petits boute-hors, avec les coffres et les caisses, étaient la seule séparation entre le groupe placé au centre du radeau et les profondeurs de l’Océan. La partie supérieure du bord extérieur des hunes s’élevait à quelques pieds au-dessus de l’eau, et formait une protection importante contre la brise de la nuit et le roulis continuel des vagues. Les femmes étaient assises, et on les avait averties de ne point appuyer leurs pieds contre le frêle appui des boute-hors ; l’alderman prenait soin d’elles avec bonté. François s’était soumis à être attaché à la hune par un des marins du brigantin, tandis que le second, tout ce qui restait de l’équipage, secondé par l’emblème lumineux des contrebandiers, s’occupait à assujettir la hune au radeau.

— Nous ne serions pas en position de faire une longue et active croisière, capitaine Ludlow, dit l’Écumeur lorsqu’ils furent tous deux hors de la portée de la voix. J’ai vogué sur mer avec tous les temps et sur tous les bâtiments possibles ; mais voici la plus hardie de mes expériences sur les ondes ; j’espère que ce ne sera pas la dernière.

— Nous ne pouvons nous dissimuler les dangers effrayants que nous courons, répondit Ludlow, quoique nous puissions désirer que ce soit un secret pour quelques-uns de ceux qui sont avec nous.

— C’est en effet une mer un peu déserte pour y naviguer en radeau ! Si nous étions dans les mers étroites qui séparent les Îles-Britanniques du continent, ou même dans la baie de Biscaye, on pourrait espérer que quelque vaisseau marchand, ou quelque croiseur, se trouverait sur notre passage ; mais nous n’avons d’autre chance ici que la frégate française ou le brigantin.

— L’ennemi a sans doute vu et entendu l’explosion ; et comme la terre est si proche, il doit croire que nous nous sommes sauvés dans les bateaux. Notre chance de rencontrer les Français est diminuée par l’accident du feu, et ils n’ont plus aucun motif apparent de rester sur la côte.

— Et vos jeunes officiers, abandonneront-ils leur capitaine sans venir à son secours ?

— Je n’ai aucune espérance de ce côté-là. Le vaisseau a couru quelques milles pendant qu’il était enflammé, et avant que le jour revienne, ces espars et la marée nous auront conduits bien loin en pleine mer.

— Il est vrai que j’ai navigué sous de meilleurs augures, répondit l’Écumeur. À quelle distance à peu près sommes-nous de la terre, et de quel côté est-elle ?

— Elle est au nord, et nous allons rapidement à l’est et au sud. Avant le jour, nous serons en face de Montauk, sinon au-delà ; nous devons être déjà à quelques lieues au large.

— Cela n’est pas ce que j’avais imaginé ; mais il y a l’espérance du retour de la marée ?

— La marée nous ramènera en effet vers le nord. — Mais que pensez-vous des cieux ?

— Ils n’ont rien de favorable, quoique leur aspect ne soit pas désespérant. La brise de mer reviendra avec le soleil.

— Et avec elle reviendra l’agitation des vagues ! Combien de temps ces espars mal assujettis tiendront-ils ensemble, lorsqu’ils seront ébranlés par le roulis ? et ceux qui sont avec nous pourront-ils supporter l’humidité de la mer sans être soutenus par aucun aliment ?

— Vous peignez avec de sombres couleurs, capitaine Ludlow, dit le contrebandier en respirant péniblement malgré toute sa résolution. Mon expérience me dit que vous avez raison, quoique je désirasse pouvoir vous contredire. Cependant je crois que nous aurons une nuit tranquille,

— Pour un vaisseau et même pour une chaloupe, mais dangereuse pour un radeau comme celui-ci. Vous voyez déjà que le mât de hune se renverse à chaque roulis ; et à mesure que le bois penche, notre sécurité diminue.

— Vous ne nous flattez pas, capitaine : vous êtes un marin et un homme ; je n’essaierai pas de badiner avec vos connaissances. Je veux bien convenir entre nous que le danger est imminent, et que notre seule espérance dépend de la bonne fortune de mon brigantin.

— Ceux qui le montent croiront-ils de leur devoir de quitter leur ancrage pour venir à la recherche d’un radeau dont ils ignorent l’existence ?

— J’ai confiance dans la vigilance de celle qui porte un manteau vert de mer ! Vous pouvez m’accuser de folie ou même de quelque chose de pis dans un semblable moment ; mais moi qui ai couru tant de boulines, protégé par elle, j’ai confiance dans sa fortune. Certainement vous ne seriez pas marin, capitaine Ludlow, si vous n’aviez une secrète confiance dans quelque être inconnu et puissant.

— Ma confiance est placée dans celui qui est en effet tout-puissant, mais qui est visible dans ses œuvres. S’il nous oublie, le désespoir seul nous reste !

— C’est bien ; mais ce n’est pas là l’être dont je voulais parler. Croyez-moi, en dépit d’une éducation qui nous enseigne ce que vous venez de nous dire, et d’une raison qui nous parle souvent assez clairement pour faire taire la folie, il y a en moi une secrète confiance dans le hasard qui prend naissance dans une vie d’activité et de dangers, et qui, si elle n’est pas bonne à autre chose, m’empêche du moins de me livrer au désespoir. Le présage de la lumière et le sourire de ma maîtresse ranimeraient mon courage en dépit de mille philosophes.

— Vous êtes heureux d’obtenir des consolations à si bon marché, reprit le jeune capitaine, qui mettait une certaine espérance dans la confiance de son compagnon, espérance qu’il aurait hésité à reconnaître.

— Je vois qu’il nous reste peu de chose à faire pour aider notre fortune, excepté de nous débarrasser de tout poids inutile et de rendre le radeau plus solide en y ajoutant de nouveaux liens.

L’Écumeur acquiesça à cette proposition, et, après s’être consultés un moment sur ce travail, il rejoignit le groupe réuni près de la hune, afin de le faire exécuter. Comme l’équipage du radeau était réduit aux deux matelots du brigantin, Ludlow et son compagnon furent obligés de se mettre à l’ouvrage avec eux.

Bien des agrès inutiles qui ajoutaient à la pression sans aider à la légèreté du radeau furent coupés, et tous les boute-hors en fer, arrachés des vergues, descendirent rapidement au fond de l’Océan. Par ce moyen le radeau fut débarrassé d’un grand poids, flotta avec plus d’aisance et n’eut que plus de force pour soutenir ceux qui lui avaient confié leur existence. L’Écumeur, accompagné de ses deux matelots dociles et silencieux, s’aventura le long des espars à demi submergés jusqu’à l’extrémité des mâts chancelants, et après les avoir maniés avec la dextérité d’hommes habitués aux machines compliquées d’un vaisseau, même dans les temps les plus sombres, ils vinrent à bout de débarrasser les deux petits mâts avec leurs vergues respectives, et de les assujettir à la masse des débris, ou à la partie qui entourait la hune ; là les bâtons furent croisés de manière à ajouter une grande force à la plate-forme du radeau.

Il y avait quelque espérance et quelque sécurité dans le résultat de ce travail. L’alderman et François y aidèrent eux-mêmes autant que leurs connaissances et leurs forces le leur permirent. Mais lorsque ces changements furent accomplis et qu’on eut ajouté de nouveaux liens pour tenir à leur place le mât de hune et les plus grandes vergues, Ludlow en rejoignant le groupe convenait tacitement qu’il ne restait plus rien à faire pour éviter les hasards d’un élément capricieux.

Pendant les heures occupées à ce devoir important, Alida et sa compagne adressaient à Dieu de ferventes prières. Avec la foi qu’ont les femmes dans cet être divin qui peut seul les protéger, et avec ce courage moral que montre souvent le sexe le plus faible dans les moments de danger, elles avaient su réprimer leurs terreurs, et avaient cherché leur soutien dans un pouvoir supérieur à celui des hommes. Ludlow reçut donc la récompense de ses peines par le son de la voix d’Alida, qui le remerciait de tout ce qu’il avait fait.

— Le reste dépend de la Providence, ajouta la jeune fille ; tout ce que ces habiles et hardis marins pouvaient entreprendre a été entrepris, et tout ce que des femmes peuvent faire en de pareilles circonstances a été fait en votre faveur !

— Vous avez pensé à moi dans vos prières, Alida ! C’est une intercession dont les plus forts ont besoin, et dont les sots seuls se moquent.

— Et vous, Eudora, avez-vous invoqué dans vos prières celui qui apaise la fureur des flots ? dit une voix mâle près de Seadrift.

— Oui.

— C’est bien ; il y a des instants où l’adresse et l’expérience peuvent être inutiles, et d’autres où tout doit être laissé à celui dont le bras est plus fort que les éléments.

De telles paroles, proférées par un homme dont le caractère était aussi bien apprécié que celui de l’Écumeur de mer, ne devaient pas devenir le jouet des vents. Ludlow lui-même porta un triste regard sur les cieux, comme si ces mots eussent été un avis secret sur l’extrême danger dont ils étaient environnés. Personne ne répondit, et un long silence succéda pendant lequel les plus fatigués sommeillèrent en dépit de leur effrayante situation.

La nuit se passa dans cette affreuse anxiété. On parla peu, et pendant des heures entières les personnes qui composaient le groupe placé au centre du radeau changèrent à peine la position de leurs membres fatigués. Aux premières lueurs du jour toutes les facultés s’éveillèrent, et chacun essaya de deviner ce qu’il y avait à espérer ou à craindre.

La surface de l’Océan était toujours paisible, quoique le gonflement des vagues annonçait suffisamment que le radeau avait vogué loin de la terre. Ce fait devint certain lorsque la lumière qui parut à l’est se répandit peu à peu sur tout l’horizon. Rien ne fut d’abord visible qu’une sombre nappe d’eau ; mais un cri de joie de Seadrift, dont les sens étaient depuis longtemps habitués à l’Océan, attira tous les yeux dans la direction opposée à celle du soleil levant, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant que tous ceux qui se trouvaient sur le radeau découvrissent des voiles dont la lumière du matin éclairait la blancheur.

— C’est la frégate française, dit le contrebandier. Elle est charitablement à la recherche du naufrage de son ennemi.

— Cela est probable, car notre sort ne peut être un mystère pour lui, répondit Ludlow. Malheureusement nous avions couru à quelque distance de l’ancrage avant que l’incendie se déclarât. En vérité, ceux à qui nous vendions il y a peu de temps si chèrement notre vie, remplissent un devoir d’humanité.

— Ah ! voilà plus loin la frégate brisée, sous le vent à plusieurs lieues. Le brillant oiseau a été trop tristement dépouillé de son plumage pour voler si près du vent ! Telle est la destinée de l’homme, il use de son pouvoir pour détruire les moyens qui sont les plus nécessaires à sa sûreté.

— Et que pensez-vous de nos espérances ? demanda Alida cherchant dans les yeux de Ludlow quel devait être leur sort. L’étranger manœuvre-t-il dans une direction favorable à nos désirs ?

Ludlow et l’Écumeur ne répondirent pas ; tous deux ils regardaient la frégate avec la plus grande attention, et à mesure que les objets devenaient plus distincts, tous deux répondirent par une impulsion commune que le vaisseau se dirigeait directement vers eux. Cette déclaration excita une espérance générale, et la négresse elle-même, n’étant plus retenue par la peur, exprima sa joie par les plus bruyantes acclamations.

Chacun fit de nouveaux efforts. On détacha un léger boute-hors du radeau, et l’on suspendit à son extrémité des mouchoirs blancs qui flottèrent bientôt, agités par la brise, à une distance d’environ vingt pieds au-dessus de l’eau. Lorsque cette précaution fut prise, on fut obligé d’en attendre le résultat avec patience. Les minutes succédaient aux minutes, et à chaque instant la forme et les proportions du vaisseau devenaient plus distinctes, jusqu’à ce que les marins déclarassent qu’ils pouvaient distinguer des hommes sur les vergues. Un canon eût aisément envoyé son boulet jusque sur le radeau, et cependant aucun signe ne trahissait qu’il fût aperçu.

— Je n’aime pas sa manière de manœuvrer ! observa l’Écumeur, il embarde largement comme s’il était disposé à abandonner sa recherche. Que Dieu lui permette de continuer sa course dix minutes de plus !

— N’avons-nous aucun moyen de nous faire entendre ? demanda l’alderman ; il me semble qu’un homme vigoureux pourrait envoyer le son de sa voix à cette distance, surtout lorsque sa vie en dépend.

Les plus expérimentés secouèrent la tête, mais le bourgeois, sans se décourager, éleva la voix avec une force qui était augmentée par l’imminence du péril. Les matelots se joignirent à lui, et Ludlow lui-même lui prêta son secours jusqu’à ce qu’ils s’aperçussent à leurs voix enrouées de l’inutilité de leurs efforts. Il y avait évidemment sur le vaisseau français des gabiers qui parcouraient l’Océan de leurs regards, mais ils ne montraient aucun signal.

Le vaisseau continuait à approcher, et le radeau était à moins d’un demi-mille de son avant. Mais tout à coup il se détourna du vent, montra ses flancs, et trahit par sa position qu’il abandonnait toute recherche. Au moment où Ludlow s’aperçut que la frégate s’éloignait, il s’écria :

— Élevez la voix tous ensemble, c’est notre dernière chance !

Tout le groupe éleva la voix en même temps, à l’exception de l’Écumeur. Il était appuyé contre le mât de hune, les bras croisés sur la poitrine, écoutant avec un sourire mélancolique les vains efforts de ses compagnons.

— C’est bien tenté, dit le calme et extraordinaire marin lorsque le bruit eut cessé, et, s’avançant le long du radeau, il fit signe de faire silence ; mais vous n’avez pas réussi. Le bruit des vagues et celui des ordres que reçoit l’équipage eussent empêché un son plus fort encore d’être entendu. Je ne veux donner aucune espérance, mais voilà réellement l’instant d’un dernier effort.

Il plaça sa main devant sa bouche, et dédaignant les paroles il poussa un cri si clair, si puissant et si plein, qu’il semblait impossible que l’équipage du vaisseau ne l’entendît pas.

Il répéta trois fois cette expérience, quoiqu’il fût évident que ses efforts devenaient de plus en plus faibles.

— Ils entendent ! s’écria Alida, il y a un mouvement dans les voiles !

— C’est la brise qui fraîchit, répondit Ludlow d’une voix triste ; chaque moment les éloigne davantage !

Cette cruelle vérité fut bientôt trop apparente pour être contredite, et pendant une demi-heure le groupe contempla le vaisseau avec douleur. Dans ce moment la frégate fit entendre un coup de canon, étendit de nouvelles voiles sur ses larges boute-hors, et se plaça devant le vent pour aller rejoindre sa compagne, dont les voiles hautes effleuraient déjà la surface des vagues sur le bord du sud. Ce changement éteignit tout espoir de secours de la part du croiseur ennemi.

Peut-être, dans toutes les situations de la vie, il est nécessaire que l’espérance soit d’abord affaiblie par le désappointement, avant que la légèreté de l’esprit humain lui permette de descendre jusqu’au niveau de la mauvaise fortune. Jusqu’à ce qu’un effort trompé lui montre la difficulté de la tentative, celui qui est tombé peut espérer de se relever encore, et c’est seulement lorsqu’un effort a été fait avec des moyens affaiblis que nous sentons la valeur d’avantages dont jusqu’alors nous avions joui sans les estimer à leur juste valeur. Jusqu’au moment où la poupe de la frégate française passa du côté opposé au radeau, ceux qui étaient sur ce dernier n’avaient point encore senti toute l’horreur de leur situation. L’espérance était revenue avec le retour du jour, car tandis que les ombres de la nuit couvraient l’Océan, leur position avait ressemblé à celle d’un homme qui essaie de percer l’obscurité de l’avenir, afin d’obtenir un présage de meilleure fortune. Avec la lumière la frégate éloignée avait paru. À mesure que le jour avançait, le vaisseau s’était approché, puis avait abandonné sa recherche, puis avait disparu sans espoir de retour.

Les plus braves parmi ceux qui composaient le groupe commençaient à se décourager en songeant au sort affreux qui les menaçait et qui semblait inévitable.

— Voilà un mauvais augure ! murmura Ludlow en dirigeant l’œil de son compagnon sur les sombres nageoires de trois ou quatre requins qui paraissaient au-dessus de la surface de l’eau, et si près d’eux, que leur situation sur les bas espars par-dessus lesquels l’eau passait et repassait à chaque gonflement des vagues rendait ce voisinage doublement dangereux. — L’instinct de ces animaux détruit toutes nos espérances.

— Les marins croient en effet que ces animaux ont un instinct secret qui les dirige vers leur proie, répondit l’Écumeur ; mais la fortune peut être plus forte qu’eux. Rogerson, ajouta-t-il en appelant un de ses matelots, tes poches sont toujours pleines de tout l’attirail d’un pêcheur. As-tu sur toi une ligne et un harpon pour les animaux voraces ? La question se réduit à ce point que la plus simple philosophie est la plus sage. Manger ou être mangé, voilà cette question ; la plupart des hommes se décideront en faveur du premier point.

Rogerson présenta un harpon d’une grosseur suffisante, et au lieu de ligne il s’empara d’un petit cordage qui pendait encore à un des mâts. Un morceau de peau arraché à un des espars servit d’amorce, et l’appât fut jeté. Une faim extrême semblait augmenter la voracité de ces animaux. Un d’entre eux se jeta sur la proie imaginaire avec la rapidité de l’éclair. Le choc fut si subit et si violent que l’infortuné marin fut entraîné du plancher glissant où reposaient ses pieds jusque dans la mer. Cette scène se passa avec une promptitude effrayante. On n’entendit qu’un cri d’horreur lorsque le dernier regard de la victime s’arrêta sur le groupe. Le corps mutilé flotta pendant un instant, les vagues furent rougies de son sang, et l’on vit une expression d’angoisse et de terreur imprimée sur le visage de sa victime ; le moment d’ensuite, il était devenu la pâture des monstres de la mer ! Tout s’effaça, excepté la teinte rougeâtre sur la surface de l’océan. Les monstres rassasiés disparurent, mais le point sombre resta près du radeau immobile, comme pour prémunir ceux qui le montaient contre un sort aussi affreux.

— Quelle horrible vue ! dit Ludlow.

— Une voile ! s’écria l’Écumeur dont la voix, se faisant entendre dans ce moment d’horreur, ressemblait à un son descendu des cieux. — Mon brave brigantin !

— Que Dieu permette qu’il ait plus de succès que ceux qui viennent de nous quitter !

— Que Dieu le permette en effet ! Si cette espérance nous manque, il ne nous en restera plus. Peu de vaisseaux passent ici, et nous avons la preuve suffisante que notre mât de perroquet n’est pas assez haut pour attirer les regards.

Tous les yeux se tournèrent vers le nuage blanc qui était visible à l’horizon, et que l’Écumeur proclamait avec confiance être la Sorcière des Eaux. Un marin seul pouvait avoir cette certitude, car vu à la hauteur du radeau on ne pouvait guère en distinguer que l’extrémité des voiles. La direction n’était pas non plus favorable, le vaisseau était sous le vent, mais Ludlow et le contrebandier assurèrent l’un et l’autre à leurs compagnons que le bâtiment essayait d’aller contre le veut.

Les deux heures qui succédèrent parurent aussi longues que deux jours de torture. Tant de choses dépendaient de la variété des événements, que chaque circonstance était notée par les marins avec une angoisse inexprimable. Un calme plat aurait forcé le vaisseau à rester stationnaire, et le brigantin ainsi que le radeau eussent été abandonnés à la merci des courants incertains de l’océan ; un changement de vent pouvait occasionner un changement de direction et rendre une rencontre impossible ; une brise plus violente pouvait causer la destruction du radeau, même avant que le secours arrivât. Pour ajouter à tous ces hasards on pouvait supposer que les matelots du brigantin, connaissant le sort de la corvette, pouvaient croire accompli le malheur de ceux qui l’avaient quittée.

Cependant la fortune semblait favorable, car la brise, quoique calme, était légère, et l’intention du brigantin de passer près d’eux était si évidente, que l’espérance qu’il était à leur recherche vint ranimer tous les cœurs.

À l’expiration de l’espace de temps que nous avons indiqué, le brigantin passa le radeau sous le vent et si près, que tous les plus petits objets dans ses agrès devinrent distincts.

— Ces fidèles matelots nous cherchent, s’écria le contrebandier avec une vive émotion. Ce sont des gens qui parcourraient plutôt toute la côte que de nous abandonner !

— Ils nous passent, levez le signal, — il pourra attirer leurs regards.

Le petit pavillon fut déployé, et après quelques instants d’anxiété les malheureux éprouvèrent la douleur de voir le rapide bâtiment passer et glisser assez loin en avant pour ne leur laisser aucune espérance de retour. Le cœur de l’Écumeur lui-même parut brisé par ce désappointement :

— Je ne crains rien pour moi-même, dit-il avec mélancolie ; qu’importe dans quelle mer ou dans quel voyage un marin trouve son humide tombeau ! mais pour toi, ma jeune et gaie Eudora, j’aurais désiré un autre sort. — Ah ! — le brigantin vire de bord, — la Dame Vert de Mer a un instinct pour ses enfants, après tout !

Le brigantin était immobile. Dix ou quinze minutes plus tard il revint vers le radeau.

— S’il nous passe maintenant, toute espérance est perdue sans retour, dit l’Écumeur, en faisant signe à ses compagnons de garder le silence. Puis appliquant sa main à sa bouche, il s’écria comme si le désespoir lui prêtait les poumons d’un géant :

— Ohé ! oh ! la Sorcière des Eaux ! — Ohé !

Ce dernier mot sortit de ses lèvres avec le bruit aigu que ce cri particulier est calculé pour produire. On eût dit que le petit bâtiment reconnaissait la voix de son commandant, car sa course changea légèrement, comme si le vaisseau eût été doué de vie et de facultés intelligentes.

— Ohé ! la Sorcière des Eaux ! Ohé ! répéta l’Écumeur, avec un effort plus puissant.

— Hilloa ! Cette réponse vint faiblement sur la brise, et la direction du brigantin changea de nouveau.

La Sorcière des Eaux ! la Sorcière des Eaux ! Ohé ! cria pour la troisième fois le contrebandier, avec une force surnaturelle. Après avoir proféré ce cri, il tomba en arrière épuisé par ses efforts.

Ces mots retentissaient encore dans les oreilles des malheureux compagnons de l’Écumeur, lorsqu’un cri bruyant traversa les airs. Un moment après on vit les étroits avants du brigantin se diriger vers le petit signal blanc qui jouait au-dessus des vagues. Il ne se passa qu’un moment avant que le beau bâtiment fût à cinquante pieds du radeau, mais ce moment fut rempli d’autant d’espérance que de crainte. En moins de cinq minutes les espars de la Coquette voguaient sur l’immense Océan, solitaires et abandonnés.

Les premières sensations de l’Écumeur lorsque ses pieds touchèrent le pont de son brigantin furent sans doute celles d’une profonde gratitude. Il garda le silence, car il paraissait trop oppressé pour parler ; marchant le long du pont il leva les yeux et posa sa main avec force sur le cabestan d’une manière en même temps affectueuse et convulsive, puis il sourit à son équipage attentif et obéissant, parlant avec autant d’autorité que de joie.

— Déchargez les voiles de hune, brassez et bordez les voiles ; que tout soit aussi plat que les bords ; mes amis, assujettissez la Dame et voguons vers les côtes !