L’Écumeur de mer/Chapitre 21

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 234-245).

CHAPITRE XXI.


Je suis parti, Monsieur,
Et bientôt, Monsieur,
Vous me reverrez encore.
Le Clown. La Soirée des Rois.


Quoique cela soit contraire à l’évidence apparente, il est de vérité certaine que le cours de la plupart des coups de vent vient de dessous le vent. Les effets d’une tempête seront sentis pendant des heures à un point qui semble près de son terme, avant qu’ils ne soient aperçus à un autre qui paraît être plus près de leur source. L’expérience a aussi prouvé qu’une tempête est plus destructive au lieu ou près du lieu où elle commença, qu’à celui où elle semble venir. Les coups de vent de l’est, qui visitent si souvent les côtes de la république, exercent leurs ravages dans les baies de la Pensylvanie et de la Virginie, ou les détroits des Carolines, des heures entières avant que leur existence ne soit connue dans les États plus à l’est ; et le même vent qui est une tempête à Hatteras, n’est qu’une brise près de Penobscot. Il n’y a cependant pas beaucoup de mystères dans cet apparent phénomène. Le vide qui s’est formé dans l’air et qui est la cause de tous les vents, doit être rempli d’abord des parties les plus proches de l’atmosphère, et, comme chaque région contribue à produire l’équilibre, il faut en retour qu’elles obtiennent un nouveau renfort de celles qui sont au-delà. Si une quantité d’eau donnée pouvait être subitement pompée de la mer, l’espace vide serait aussitôt rempli par un torrent provenant du fluide le plus proche, dont le niveau serait rétabli successivement par des torrents qui arriveraient avec une rapidité de moins en moins violente. Si cette abstraction était faite à quelques lieues en mer, ou près de la terre, le flux serait plus rapide du lieu où le fluide aurait la plus grande force, et le courant le suivrait.

Mais tandis qu’il existe une affinité si intime entre les deux fluides, le travail des vents, moins visible à l’œil, est par conséquent moins à la portée de l’intelligence humaine que celui de l’autre élément. Ce dernier est fréquemment sujet à l’influence directe et manifeste du premier, tandis que les effets produits par l’Océan sur l’air sont cachés à notre intelligence par leur caractère subtil. On trouve aussi, il est vrai, des courants vagues et erratiques dans les eaux de l’Océan, mais leur origine est facilement expliquée par l’action des vents, tandis que nous sommes souvent indécis sur les causes qui donnent naissance aux brises. Ainsi, le marin, même lorsqu’il est victime des flots courroucés étudie les cieux comme la source connue d’où provient le danger, et tandis qu’il combat au milieu du choc des éléments pour conserver l’équilibre de la machine délicate et audacieuse qu’il gouverne, il sait que l’objet qui présente l’apparence la plus visible et la plus formidable du danger n’est que l’instrument d’une agence invisible et puissante qui soulève les eaux devant sa course.

C’est relativement à cette différence de pouvoir, et au mystère qui enveloppe le travail de l’atmosphère, que les matelots de tous les siècles ont conçu des croyances superstitieuses. Il y a toujours plus ou moins des résultats de l’ignorance dans la manière dont ils envisagent les changements de cet élément capricieux. Les marins de nos jours ne sont pas entièrement exempts de cette faiblesse. Le mousse étourdi est réprimandé lorsqu’il fait entendre ses chants quand le vent siffle, et l’officier manifeste quelquefois un sentiment de malaise, lorsque dans de semblables moments il est témoin de quelques violations des opinions adoptées dans son état. Il se trouve dans la position de celui qui a été bercé par des légendes surnaturelles, que l’instruction condamne, et qui, lorsqu’il se trouve placé dans des circonstances propres à éveiller ses souvenirs, est obligé d’appeler la raison à son secours pour apaiser une émotion dont il désapprouve la cause.

Lorsque Trysail dirigea l’attention de son jeune commandant vers le ciel, il était guidé plutôt par l’intelligence d’un marin expérimenté que par une de ces superstitions auxquelles nous venons de faire allusion. Un nuage avait subitement paru sur l’eau, et de longues parcelles de vapeurs s’en détachaient de manière à lui donner ce que les marins appellent une apparence de vent.

— Nous en aurons plus que nous n’en avons besoin avec ces voiles, dit le contre-maître, lorsqu’il eut, ainsi que son capitaine, étudié cette espèce de brouillard. Ce vent est l’ennemi mortel des voiles hautes, il n’aime à voir que des mâts nus dans son voisinage.

— Je crois que sa présence va forcer le brigantin à raccourcir ses voiles, répondit le capitaine. Nous tiendrons sur un cordage jusqu’au dernier moment, et cela lui sera impossible, ou la rafale l’atteindra trop subitement pour un vaisseau où l’on a si peu de bras.

— C’est l’avantage d’un croiseur, et cependant le coquin n’a pas l’apparence de vouloir baisser une seule voile.

— Nous allons faire attention à nos propres espars, dit Ludlow en se tournant vers le lieutenant de quart. Appelez les matelots, Monsieur, et disposez tout pour ce nuage qui s’approche.

Après cet ordre, on entendit la voix enrouée du maître de l’équipage, faisant précéder l’effort de ses poumons par un son aigre, et donnant son signal au-dessus des écoutilles du vaisseau. Le cri, Tout le monde sur le pont pour raccourcir les voiles ! amena bientôt les matelots de toutes les profondeurs du vaisseau sur le pont supérieur. Chaque matelot expérimenté prit sa place en silence ; et lorsque les cordages furent retirés, et les préparatifs nécessaires terminés, tous attendirent silencieusement les sons qu’allait faire entendre le premier lieutenant, à l’aide de son porte-voix.

La supériorité des manœuvres qu’un vaisseau de guerre possède sur un vaisseau marchand provient de différentes causes. La première est la construction de la carène, qui est, dans l’un, calculée autant que les règles de l’architecture navale le permettent, dans le double but de la rapidité et de la légèreté ; tandis que, dans l’autre, le désir du gain induit à sacrifier cet objet important, afin que le vaisseau puisse contenir plus de marchandises. Vient ensuite la différence dans la manière dont ils sont gréés ; les agrès étant plus carrés et plus hauts dans un vaisseau de guerre que dans un vaisseau marchand, parce que l’équipage plus nombreux du premier peut manœuvrer des espars et des voiles beaucoup plus lourdes que celles dont on se sert dans le dernier. On peut encore parler de la promptitude avec laquelle un croiseur ploie et déploie ses voiles, puisqu’un vaisseau manœuvré par cent ou deux cents hommes peut profiter en sûreté de la brise jusqu’au dernier moment, tandis qu’un autre qui n’a qu’une douzaine de matelots à sa disposition perd souvent des heures d’un vent favorable à cause de la faiblesse de l’équipage. Cette explication suffira pour faire comprendre au lecteur qui n’est point initié aux mystères de la marine, la raison pour laquelle Ludlow avait espéré que la rafale qui s’approchait favoriserait ses desseins sur le brigantin.

Pour nous exprimer dans un langage nautique, la Coquette tint bon sur un cordage jusqu’à la fin. De larges bandes de vapeurs tourbillonnaient dans l’air, à une proximité effrayante des voiles hautes et légères, et l’écume de la mer venait si près du vaisseau qu’elle effaçait son sillage, lorsque Ludlow, qui avait surveillé les progrès du vent avec un calme parfait, fit signe à son subordonné que l’instant convenable était arrivé.

— À bas les voiles ! cria le lieutenant. — Cet ordre suffit à des officiers et à un équipage qui connaissaient leur devoir.

Le lieutenant n’eut pas plus tôt proféré ces paroles, que le mugissement des vagues fut couvert par le battement des voiles. Les amures, les voiles, les vergues tombèrent ensemble, et, en moins d’une minute, le croiseur montra des espars nus, des cordages détendus où l’on avait vu naguère un nuage de voiles d’un blanc de neige. Toutes les bonnettes furent ramenées ensemble et les voiles hautes furent ferlées aux huniers. Ces dernières étaient encore déployées, et le vaisseau reçut la petite tempête sur leur large surface. Le noble bâtiment soutint bravement le choc, mais comme le vent venait sur sa poupe, sa force avait moins d’influence sur sa carène, que dans l’occasion que nous avons déjà décrite. Le danger n’existait que pour ses espars, et ils furent sauvés par la vigilance du capitaine, non moins prudent qu’audacieux.

Ludlow ne fut pas plus tôt certain que le croiseur sentait la force du vent (et il acquit cette assurance en peu d’instants), qu’il tourna ses regards impatients sur le brigantin. À la grande surprise de tous ceux qui étaient témoins de sa témérité, la Sorcière des Eaux montrait encore toutes ses voiles légères. Quelle que fût la rapidité avec laquelle ce vaisseau fendait l’onde, elle était encore surpassée par celle du vent. Les traces de la rafale étaient déjà visibles sur les vagues, entre les deux bâtiments, et cependant le brigantin ne semblait pas s’apercevoir de son approche. Son commandant avait évidemment étudié ses effets sur la Coquette, et il attendait le choc avec le calme d’un marin habitué à mettre sa confiance dans ses propres ressources, et qui calculait la force avec laquelle il avait à combattre.

— S’il tient une minute de plus, dit Trysail, il en aura plus qu’il n’en pourra supporter, et toutes ses voiles s’envoleront comme de la fumée de la bouche d’un canon. Ah ! voilà ses bonnettes qui se baissent. La grande voile les suit. Oh ! oh ! le perroquet volant, les voiles de perroquet et les huniers sur le chouquet ! Les coquins sont aussi lestes que des filous dans une foule !

L’honnête contre-maître a suffisamment décrit les précautions prises par le brigantin. Rien n’était ferlé ; mais comme toutes les voiles étaient déchargées ou baissées, la rafale ne pouvait étendre sa furie que sur peu de choses. Les surfaces diminuées des voiles protégeaient les espars, tandis que les voiles étaient sauvées à l’aide des cordages. Après quelques moments de repos, une demi-douzaine de matelots s’occupèrent à mettre en sûreté les voiles hautes et légères.

Mais quoique la hardiesse avec laquelle l’Écumeur de mer porta des voiles jusqu’au dernier moment fût justifiée par le résultat, cependant les effets du vent qui augmentait, et le gonflement des voiles, devinrent plus sensibles. Tandis que le brigantin petit et bas naviguait péniblement, la Coquette fendait l’onde avec légèreté, et par conséquent avec moins de résistance de la part des vagues. Vingt minutes, pendant lesquelles la force du vent fut presque toujours la même, amenèrent le croiseur assez près de l’objet de sa poursuite pour lui permettre de distinguer la plupart des petits objets qui étaient visibles au-dessus de ses cordages élevés.

— Soufflez, vents, et enflez vos joues ! dit Ludlow, excité par cette apparence de succès, je ne vous demande qu’une demi-heure, puis changez suivant votre caprice !

— Soufflez, bon diable, et vous aurez le cuisinier ! murmure Trysail, en citant un auteur bien différent. Une autre bouffée nous permettra de le héler.

— La rafale nous quitte ! interrompit le capitaine, qu’on couvre le vaisseau de voiles, monsieur Luff, depuis le haut jusqu’en bas ! Le sifflet du maître d’équipage fut entendu de nouveau aux écoutilles, et l’ordre : Tout le monde aux voiles ! appela les matelots à leur poste. Les voiles furent déployées avec une rapidité qui égalait presque celle avec laquelle elles avaient été descendues, et la violence de la brise avait à peine quitté le vaisseau, avant que des volumes compliqués de toiles fussent étendus pour saisir ce qui en restait. D’un autre côté le brigantin, plus hardi encore que le croiseur, n’attendit pas la fin du coup de vent, mais, profitant de l’avertissement qui lui était donné par le croiseur, il commença à hisser ses vergues tandis que la mer était encore blanche d’écume.

— Le coquin a la vue bonne et s’aperçoit que nous sommes débarrassés du coup de vent, dit Trysail, et il attend son tour. Nous gagnons peu sur lui malgré le nombre de nos bras.

Le fait était trop vrai pour être contesté, car le brigantin voguait à pleines voiles avant que le vaisseau eût profité d’une manière sensible de la supériorité de ses forces physiques. Ce fut en ce moment, lorsque la Coquette eût pu posséder quelque avantage, que le vent tomba tout à coup. La rafale venait de produire ses derniers efforts, et une heure après que les deux vaisseaux eurent déployé leurs voiles, la toile frappait contre les mâts de manière à porter en sens contraire, une force aussi grande que celle qu’elle recevait. La mer tombait rapidement, et avant la fin du dernier quart, l’Océan n’était agité que par ces longs gonflements qui le laissent rarement dans un parfait repos. Pendant quelque temps de légers courants d’air jouèrent autour du vaisseau, mais toujours avec assez de force pour le pousser doucement à travers les vagues, puis l’équilibre de l’élément sembla se rétablir et il y eut un calme total. Pendant la demi-heure que dura le vent capricieux, le brigantin avait gagné sur le croiseur, mais non pas assez pour le mettre hors de la portée de ses canons.

— Déchargez les basses voiles, dit Ludlow lorsqu’il y eut senti le dernier souffle du vent, et quittant le canon près duquel il était resté, il ajouta : Mettez les chaloupes à la mer, monsieur Luff, et armez leurs équipages.

Le jeune commandant donna cet ordre, qui expliquait assez ses projets, d’une voix calme mais triste. L’expression de son visage était pensive, et il avait l’air d’un homme qui cède à un devoir impérieux et désagréable. Lorsqu’il eut parlé, il fit signe à l’alderman et au patron de le suivre, et entra dans sa cabine.

— Il n’y a pas d’autre alternative, dit Ludlow en posant sur une table la lunette dont il s’était servi si souvent dans la matinée, et en se jetant sur une chaise ; le corsaire doit être pris à tout hasard, et voilà une occasion favorable de le prendre par l’abordage. Vingt minutes nous amèneront près de lui, et cinq de plus le mettront dans notre possession ; mais…

— Vous pensez que l’Écumeur n’est point homme à recevoir une pareille visite en vous souhaitant la bienvenue, comme une vieille femme ? observa Myndert avec énergie.

— Je me tromperais sur le caractère de cet homme s’il rendait paisiblement un aussi beau bâtiment. Mais le devoir commande à un marin, alderman van Beverout, et quoique j’en redoute les conséquences, il faut obéir.

— Je vous comprends, Monsieur ; le capitaine Ludlow a deux maîtresses, la reine Anne et la fille du vieux Étienne de Barberie. Il les craint toutes les deux : lorsque les dettes surpassent les moyens de paiement, il semblerait prudent d’offrir de s’arranger, et dans ce cas, on peut dire que Sa Majesté et ma nièce jouent le rôle de créanciers.

— Vous vous méprenez sur ce que je veux dire, Monsieur, répondit Ludlow avec fierté. Il n’y a aucune capitulation entre un fidèle officier et son devoir, et je ne reconnais qu’une maîtresse sur mon vaisseau. Mais on ne peut se fier aux matelots dans un moment de succès et surtout lorsque leurs passions sont excitées par la résistance… Alderman van Beverout, voulez-vous accompagner l’équipage et servir de médiateur ?

— Piques et grenades ! ai-je une tournure convenable pour escalader les flancs d’un contrebandier avec une épée dans les dents ? Si vous voulez me mettre dans la plus petite et la plus paisible de vos chaloupes, avec deux enfants que je puisse gouverner avec l’autorité d’un magistrat, et rester ici avec vos trois voiles de hune baissées, ayant un pavillon de paix à chaque mât, je consens à porter la branche d’olivier au brigantin ; mais pas un mot de menace. Si ce qu’on dit est vrai, votre Écumeur de mer ne les aime pas, et le ciel me préserve de froisser les habitudes de personne ! Je veux bien aller en avant comme la colombe, capitaine Ludlow, mais je ne remuerai pas un pied pour jouer le rôle d’un Goliath.

— Et vous refusez également de prévenir les hostilités ? dit Ludlow en se tournant vers le patron de Kinderhook.

— Je suis le sujet de la reine, et prêt à me soumettre aux lois, répondit tranquillement Oloff van Staats.

— Patron ! s’écria l’inquiet Myndert, vous ne savez pas ce que vous dites. S’il était question d’une invasion de Mohawks ou des habitants du Canada, le cas serait différent ; mais il ne s’agit ici que d’une bagatelle relative à une petite balance dans le revenu de la couronne, et qui regarde simplement les commis de la douane et autres chats sauvages de cette espèce. Si les membres du parlement mettent les tentations devant nos yeux, que le péché en retombe sur leur tête. La nature humaine est faible, et les vanités de notre système sont autant de raisons de violer les lois injustes. Je vous dis donc qu’il vaut mieux rester en paix à bord de ce vaisseau, où notre réputation sera aussi en sûreté que nos os, et confier notre sort à la Providence.

— Je suis le sujet de la reine, et prêt à soutenir sa dignité, répéta Oloff d’une voix ferme.

— Je me fie à vous, Monsieur, dit Ludlow en prenant son rival sous le bras et le conduisant à la chambre du conseil.

La conférence fut promptement terminée, et bientôt après un midshipman vint avertir que les chaloupes étaient prêtes. Le contre-maître fut ensuite appelé dans la cabine, et admis dans l’appartement particulier de son commandant. Ludlow se rendit alors sur le pont, où il fit les dispositions définitives pour l’attaque. Le vaisseau fut confié aux soins de M. Luff, avec l’injonction de profiter de toute brise pour s’approcher autant que possible du brigantin. Trysail fut placé dans une chaloupe pour commander un équipage nombreux. Van Staats de Kinderhook fut mis dans une yole conduite par ses rameurs ordinaires, et Ludlow se jeta dans sa propre chaloupe, qui ne portait que son équipage particulier, quoique les armes contenues dans la chambre prouvassent qu’elle était préparée au combat. Le launch[1], nom de la chaloupe où se trouvait Trysail, étant le premier prêt, et celui dont les mouvements étaient le plus lourds, quitta le premier les flancs de la Coquette. Le contre-maître se dirigea directement vers le brigantin immobile. Ludlow fit un plus grand circuit, probablement dans l’intention de faire diversion, d’attirer l’attention de l’équipage du contrebandier, et dans le dessein d’atteindre le point de l’attaque au même moment que la chaloupe qui contenait sa principale force. La yole dévia aussi de la ligne droite, inclinant autant d’un côté que la chaloupe de Ludlow divergeait de l’autre. De cette manière, les matelots ramèrent en silence pendant vingt minutes, les mouvements du launch qui était pesamment chargé étant lents et difficiles. Enfin, un signal partit de la chaloupe du capitaine ; les matelots cessèrent de ramer et se préparèrent au combat. Le launch était à portée de pistolet du brigantin, et directement sous son ban. La yole avait gagné l’avant, où van Staats de Kinderhook étudiait la maligne expression de l’image avec un intérêt qui semblait augmenter dans ce moment important, et Ludlow, du côté opposé du launch, examinait l’état du brigantin à l’aide de sa lunette. Trysail profita de ce moment de repos pour s’adresser aux matelots qu’il commandait.

— Voilà une expédition en chaloupe, dit l’exact contre-maître, faite sur une mer peu agitée, avec peu, et l’on pourrait même dire point de vent, dans le mois de juin, et sur les côtes de l’Amérique du nord. Vous n’êtes pas assez novices pour supposer que le launch a été mis à la mer, et que deux des plus vieux, pour ne pas dire des meilleurs marins du gaillard derrière d’un vaisseau de Sa Majesté, se sont placés dans des chaloupes avec l’intention d’aller seulement demander le nom et le caractère du brigantin qui est en vue. Le plus petit des jeunes midshipmen aurait pu remplir ce devoir aussi bien que le capitaine ou moi-même. Ceux qui sont le mieux informés croient que le bâtiment étranger qui a l’impudence de se placer tranquillement à la portée des canons d’un croiseur royal, sans montrer ses couleurs, n’est ni plus ni moins que le fameux Écumeur de mer, un homme contre les talents maritimes duquel je ne puis rien dire, mais qui ne jouit pas d’une réputation fort honnête relativement aux revenus de la reine. Il n’y a pas de doute que vous n’ayez entendu raconter quelques-uns des exploits extraordinaires de ce corsaire, dont plusieurs pourraient faire supposer que le coquin à quelques intelligences secrètes avec des gens qui ont moins de religion qu’on ne doit en supposer à un évêque. Mais qu’est-ce que cela fait ? vous êtes de courageux Anglais qui savez ce que l’on doit à l’Église et à l’État, et que Dieu me damne si vous êtes assez enfants pour vous laisser effrayer par un peu de sorcellerie ! (Joyeux applaudissements.) Ce langage intelligible et raisonnable m’assure que vous comprenez ce sujet. Je ne ferai qu’ajouter que le capitaine Ludlow désire qu’on ne tienne aucun propos indécent ; qu’on ne se livre à aucune cruauté sur l’équipage, si ce n’est les coups de sabre qu’il sera nécessaire de donner. Dans cette circonstance vous prendrez exemple sur moi, qui, ayant plus d’expérience que la plupart d’entre vous, dois mieux savoir ce qu’il faut s’abstenir de faire. Tirez en braves, tandis que les contrebandiers se défendront ; mais rappelez-vous qu’il faut être miséricordieux à l’heure de la victoire ! Vous n’entrerez sous aucun prétexte dans les cabines : sur cet article mes ordres sont précis, et je jetterai à la mer celui qui osera les transgresser, ni plus ni moins qu’un Français mort. Maintenant que nous nous comprenons parfaitement les uns les autres, et que nous connaissons notre devoir, il ne nous reste plus qu’à le remplir. Je ne vous ai rien dit de l’argent de prise (applaudissements), parce que vous êtes des gens qui aimez mieux la reine et son honneur que les profits (applaudissements) ; mais ce que je puis promettre en sureté, c’est qu’on fera la division ordinaire (applaudissements), et comme il n’y a aucun doute que les coquins n’aient fait un commerce avantageux, la somme totale ne sera probablement pas une bagatelle. (Trois salves d’applaudissements.)

Le bruit d’un coup de pistolet parti de la chaloupe du capitaine, et qui fut suivi d’un coup de canon du croiseur, dont le boulet siffla entre les mâts de la Sorcière des Eaux, fut le signal d’avoir recours aux moyens ordinaires d’abordage. Le contre-maître, d’une voix calme et forte, donna l’ordre de faire force de rames. Dans le même instant on vit avancer la chaloupe et la yole vers l’objet de leur commune attaque, et avec une rapidité qui promettait une prompte issue.

Malgré les préparatifs de la Coquette, au moment où la brise tomba, on n’avait aperçu aucun matelot sur le pont du brigantin. Le délicat bâtiment se balançait sur les vagues, mais personne ne semblait diriger ses mouvements, ni veiller à sa sûreté. Les voiles continuaient à pendre telles qu’elles avaient été laissées par la brise, et la coque flottait au gré des vagues. Cette tranquillité profonde ne fut pas troublée par l’approche des chaloupes, et si l’homme audacieux qui commandait à bord du contrebandier avait quelques projets de résistance, ils étaient entièrement cachés aux regards attentifs de Ludlow. Les cris et le bruit des avirons sur l’eau, lorsque les chaloupes s’approchèrent, ne produisirent pas le moindre changement sur le pont du brigantin, quoique le commandant de la Coquette vît ses voiles d’avant changer lentement de direction. Incertain du motif de ce mouvement, il se leva de son siège, et agita son chapeau en l’air afin de redoubler les efforts des rameurs. La chaloupe s’était approchée à environ cent pieds des flancs du brigantin, lorsque tous les plis de ses voiles commencèrent à s’enfler ; puis les espars, les voiles, les agrès s’inclinèrent vers la chaloupe comme pour un gracieux adieu, et alors la carène légère s’élança par son avant, laissant le bateau naviguer sur l’espace vide qu’elle venait de quitter.

Un second examen fut inutile pour assurer Ludlow de l’inefficacité d’une nouvelle poursuite, puisque la mer était déjà agitée par la brise, qui était venue pour le contrebandier dans un moment si important. Il fit signe à Trysail d’abandonner le brigantin, et tous les deux arrêtèrent leurs regards désappointés sur l’écume blanchâtre produite par le sillage du fugitif.

Mais tandis que le brigantin laissait les bateaux commandés par le capitaine et le contre-maître derrière lui, il suivit nécessairement la route qui devait le mettre en contact avec la yole. Pendant quelques moments l’équipage de ce bateau pensa que c’était sa propre rapidité qui l’amenait si promptement près de l’objet de sa poursuite, et lorsque le midshipman qui le dirigeait s’aperçut de son erreur, il n’eut que le temps nécessaire pour empêcher le léger brigantin de passer par dessus la petite barque. Il donna à la yole une secousse, et ordonna à ses gens de s’éloigner à force de rames, Oloff Van Staats, s’était placé à l’avant du bateau, armé d’un couteau de chasse, et trop préoccupé de l’attaque pour fuir un danger qui était à peine évident pour un homme sans expérience de la mer. Lorsque le brigantin glissa près de la barque, il vit ses basses préceintes se pencher vers l’eau, et faisant un puissant effort, il s’élança dans leur sein en poussant une espèce de cri de guerre en hollandais ; Au même instant il jeta son immense personne par-dessus les bastions et disparut sur le pont du contrebandier.

Lorsque Ludlow eut ordonné à ses chaloupes de se réunir dans le lieu que le contrebandier avait naguère occupé, il vit que cette expédition inutile n’avait eu d’autres résultats que la disparition involontaire du patron de Kinderhook.



  1. Sorte de chaloupe dont on se sert dans la Méditerranée.