L’Écrin du rubis

Au Cabinet du Livre [Jean Fort] (p. Couv.-243).


Je mets, Nicole, ces extravagances libertines à vos pieds où tant de fois je me suis alangui dans l’extase de mon rêve à l’ombre tiède et parfumée de votre robe.

J. G.


Ceci n’est que pour vous et moi. Je veux enclore dans ces pages les images séduisantes du péché dont je me suis fait un état continu de délectation morose. Cette molle rêverie sur les objets et les figures de l’amour, quand elle s’accompagne d’une discipline de la chair, est la forme délicate et raffinée du désir. Les théologiens l’entendaient expressément de la complaisance à subir des pensées voluptueuses sans effort pour les repousser, ou à les évoquer et en savourer les délices sans l’intention de l’acte.

Nous goûtons les joies de la délectation d’images dès les premiers éveils de l’émotion sexuelle lorsqu’elle est encore ignorante des voies de la nature ou que suffisamment renseignée, elle trouve un frein dans les principes sévères de l’éducation, les craintes de la confession, ou la honte anticipée du scandale.

Fillettes encore innocentes, nous lui avons dû la douceur de ces sollicitations d’abord vagues et sans objet précis qui nous faisaient rechercher la solitude d’un bosquet, le demi-jour d’une pièce isolée, la trace d’un parfum, le frôlement d’une jupe, la caresse d’un attouchement furtif. Jeunes filles sages, mais déjà ardentes, c’est elle qui, le soir, peuple notre lit des visions lascives surprises au spectacle de la vie, glisse auprès de nous les fantômes de nos curiosités indiscrètes, nous enlace avec la tendresse d’une amie, nous endort sous les effluves surets de nos aisselles moites. C’est elle qui, plus tard, devant nos yeux fermés, soulève la robe dont les balancements nous ont émue, découvre une jambe par-delà sa jarretière, sollicite notre main au toucher d’une peau dissimulée sous la mousse d’une dentelle, nous agenouille devant le tabernacle des félicités, dans l’obscurité des voiles empreints de l’haleine de la rose mystique. Elle est la voix, au fond des garde-robes, des étreintes lassées dans les jupes endormies ; l’arôme subtil exhalé des tiroirs d’un chiffonnier

D’où jaillit toute vive une âme qui revient :

la senteur chaude d’une alcôve au réveil dans la pénombre de ses rideaux de soie et dans le fouillis des coquetteries secrètes traînant à l’abandon. Elle fut jadis le délicieux frou-frou d’une robe qui passait en ses nuées de volants ; la somptuosité des enveloppements où se cachait le mystère ; le troublant émoi des ombres bruissantes sous les cercles d’un juponnage d’écumes irisées. C’était une échappée sur l’intimité de fastueux dessous exhaussant nos ferveurs le long d’une échelle de mystiques blancheurs ou d’éclatantes diaprures ; c’était la rêverie sur le thème de haute dentelle ou de riche broderie d’un pantalon découvert par un geste imprudent ; l’extase aux pieds de l’idole sous la voûte enchantée des pudeurs de la parure. C’était le dessin d’une croupe saillante sculptée dans le glacis d’une robe de velours tendue sur un corset emprisonnant la taille dans son armure de daim ou de satin. C’était l’attrait fascinant d’une jambe en son arachnéen réseau de Chantilly, élevant notre adoration jusqu’au reposoir de ses élégances privées. C’étaient les paradis de délices entr’ouverts à l’imagination, par l’évasement d’une robe qui gardait ses secrets, ou par une main frôleuse clandestinement égarée dans le tiède nid des voluptés, la fiévreuse attente d’un retroussé qui refermerait sur nous le remous de ses vagues écumantes et nous engloutirait dans un abîme de félicités.

Cette lasciveté n’est d’ordinaire que l’état passager d’une obsession charnelle dont la Femme, avant de connaître l’homme, se libère le plus souvent en glissant au péché de mollesse que les théologiens définissent « la frication solitaire ou réciproque ». Mais chez les natures rêveuses et sensuelles autant que difficiles sur le plaisir et que l’expérience qu’elles en ont a déçues au regard de ce qu’elles en imaginaient, la délectation morose devient la forme habituelle d’un érotisme dérivé peu à peu de son véritable objet vers ce qui n’en est que la figuration ou le symbole. C’est une disposition à jouir moins des réalités de la possession qu’à subir l’hallucinant mirage du monde de séductions dont la Femme s’environne pour mettre en valeur son corps.

Notre amour s’en ramène ainsi à une espèce de dévotion pour tout ce que le luxe et la Mode ont inventé afin qu’elle nous fût irrésistible, pour tous ces riens qui sont cependant l’esprit de la beauté. Car ces robes, ces chemises, ces pantalons, ces jupes dont notre chair s’est fait un nid douillet tout imprégné des fragrances de nos recoins capiteux, ces voiles encore tout chauds d’une pâmoison, tout chiffonnés d’une étreinte, ou tout palpitants d’un désir ou d’un égarement, quelle volupté à nous saisir d’eux par tous nos sens, à surprendre leurs confidences, à franchir le seuil de leur intimité, à nous couler en eux comme on se glisse dans le lit d’une belle endormie, et à nous y abolir dans la substitution mystique de notre corps au corps d’une autre, dans le sentiment d’une fusion où tend vainement l’acte d’amour !

Si beau, en effet, que soit le nu, si parfaites ses lignes et sa carnation, si délectables l’harmonie de ses parties, l’alanguissement de ses poses, la souplesse féline de ses flexions, il n’a pas l’ensorcellement de ce mundus muliebris dont Baudelaire, avec tous les gourmets de l’amour, eut le cerveau hanté. On le voit bien à l’éloquence du peu qu’il en dit à propos de Constantin Guys, le peintre des modernités du Second Empire, et à la fièvre de quelques notes de ses Journaux intimes, qui, pour informes qu’elles soient, attestent une préoccupation sensuelle tournée vers le décor extérieur de la Femme.

Ce n’est pas lui qui eût pris à son compte cette sottise de la femme de chambre de Mme du Barry, que « rien n’habille aussi bien que le nu ». Tandis qu’il célébrait « la haute spiritualité de la toilette », et considérait la parure comme le signe de noblesse de l’âme humaine, il ne voyait que dépravation dans le goût pour la simple nature où s’était abaissé un Louis XV contre qui sa maîtresse assurait, quand bon lui plaisait, le repos de sa nuit, en pimentant sa beauté de tous les artifices du maquillage. Il était, lui aussi, Baudelaire, de ces hyperextasiés de la Femme, comme les nomme M. Octave Uzanne, pour qui la volupté réside moins dans la chair que dans l’attrait des élégances féminines. En pleine force virile il se faisait gloire « d’être arrivé depuis longtemps à l’époque climatérique du troisième degré où la beauté elle-même ne suffit plus si elle n’est assaisonnée par le parfum, la parure, etc. » Il s’appliquait ce mot : « Plus l’homme cultive les arts, moins il b.... La brute seule b.... bien ».

C’est son tempérament qu’il caractérisait quand il parlait de « cette androgynéité faite de délicatesse d’épiderme et de distinction d’accent, sans laquelle le génie le plus âpre reste, relativement à la perfection dans l’art, un être incomplet ». Baigné depuis son enfance « dans la molle atmosphère de la Femme, dans l’odeur de ses mains, de son sein, de ses genoux, de sa chevelure, de ses vêtements amples et flottants », y trouvant des délices où l’image de sa mère, jeune et charmante, fut associée si vivement à la cause de son émoi sensuel qu’il garda d’elle, sa vie durant, comme le suppose M. Camille Mauclair, la blessure d’une passion coupable, il leur dut ce goût précoce du monde féminin, mundi muliebris, de tout cet appareil ondoyant, scintillant et parfumé. Ce penchant était à ses yeux la marque des esprits supérieurs.

De l’Idole stupide que nous sommes, selon ses termes, mais éblouissante et enchanteresse, il prisait peu l’instrument de la grossière félicité à quoi nous ravale le commun des mortels, il raffolait de « cette harmonie générale » que nous réalisons non seulement en notre allure et nos mouvements, mais aussi dans « les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées d’étoffes dont cette Idole s’enveloppe ».

Quelle chaleur d’accent dans ce qu’il en dit : « Quel poète, écrit-il, oserait, dans la peinture du plaisir causé par l’apparition d’une beauté, séparer la Femme de son costume ? Quel est l’homme qui n’a pas joui de la manière la plus désintéressée d’une toilette savamment composée et n’en a pas emporté une image inséparable de la beauté de celle à qui elle appartenait, faisant ainsi des deux, de la Femme et de la robe, une totalité indivisible ? » Le nu lui était d’une placidité froide, qui ne l’émotionnait pas autrement qu’une statue de marbre dans un musée. Il éveillait en lui l’admiration esthétique, mais glaçait son désir. De même que selon Pascal, « l’âme du plaisir est dans la recherche du plaisir », pour Baudelaire, c’est dans la soif du mystère de sa parure, que réside notre ardente concupiscence de la Femme. Le mundus muliebris lui devint le paradis de sa volupté. Il y promenait la fièvre haletante de son instinct maîtrisé par une discipline qui le bridait dans ses fins naturelles. Si la chair était son vœu inavoué, il en savourait la réalisation dans la seule accointance subtile de tous ses sens avec les voiles, les aguiches vestimentaires, le décor magique où cette chair avait déposé son reflet, sa caresse, sa chaleur, ou qui étaient comme la spiritualité de ses lignes. La précocité de cette expérience, la délectation qu’il y prenait, et qui s’accroissait des progrès de ses sens dans l’analyse de leurs impressions, lui firent ainsi une réalité vivante de ce qui n’était qu’un monde de fictions.

Quand il avait assisté au déshabiller de la femme qu’il désirait, joui de toutes les approches du mystère, sous les cercles d’ombre où se cueille le fruit défendu, j’imagine qu’il n’en souhaitait plus rien que de la rhabiller. Contemplation lui valait possession. Telles notes de lui comme celle-ci : « Un chapitre sur la toilette. Moralité de la toilette ; les bonheurs de la toilette », disent assez, avec ce qu’il a écrit des enchantements de la Mode et de l’art du maquillage, qu’il ne devait demander aux femmes que l’excitation cérébrale d’une évocation sensible. La possession rompt le charme pour qui ne goûte dans le désir charnel qu’une forme de l’intellectualité, une appétence de l’imagination, la curiosité de ce qui se dérobe et se cache. C’est vraisemblablement l’explication de l’aventure du poète des Fleurs du Mal, avec la belle Apollonie Sabatier. Après l’avoir couvée du plus violent désir pendant cinq ou six ans, dévêtue du regard tant de fois quand il venait la voir avenue Frochot, ses baisers se glacèrent sur sa bouche dès la seconde nuit qu’elle lui accorda.

Dépouillée de ses voiles la Femme cesse aussitôt d’être le mystère qu’elle a été pour nous jusque-là. Elle redevient une femme pareille à toutes les autres ; elle perd son style et son cachet personnels. La femme nue est un caprice qu’il ne faut s’offrir que rarement, en laissant à sa porte toute envie de retour : en cette minute du don de sa nudité par quoi Ève croit nous avoir enchaîné pour toujours, elle a épuisé souvent à tout jamais le sortilège de sa séduction. Elle ne le tient que du mundus muliebris : c’est lui qui est la diversité, l’esprit, le style, et pour tout dire, l’attrait de la Femme. Son champ est immense, et s’étend jusqu’où le vent du caprice perpétuellement changeant diffuse le parfum d’Ève, jusqu’où l’imagination porte avec soi le nostalgique rêve de sa beauté. C’est tout le décor de sa vie, de sa chambre à son salon, de son cabinet de toilette à son boudoir, dont chaque meuble évoque une de ses poses, un de ses gestes, un de ses abandons, une de ses rêveries, dans le demi-jour des rideaux tirés, dans le silence encore chargé de son haleine, de ses moites alanguissements, et du langoureux murmure de sa traîne sur la mule de Cendrillon.

Domaine de l’illusion, paradis des joies artificielles et pourtant si profondes, il n’a d’autres limites que celles de l’art suprême de la volupté, la Mode. Il va du premier voile dont la Femme couvre son rubis jusqu’aux pervers maléfices des enveloppements de sa robe. Chemise, corset, pantalon, jupon, bas, jarretière et chaussure, dans la variété infinie de leurs formes, le chatoiement des tissus, la gamme chantante des couleurs et des blancs de neige, les mousses écumeuses des dentelles et les vapeurs plus opaques de la broderie, tous ces riens, fanfreluches, frivolités et rubans, chauds de leur étreinte de la chair, ou reposés de ses baisers, dans le calme odorant de l’armoire, surpris ou devinés quand ils babillent ou butinent sous les profondeurs de la jupe, ou quand encore marbrés des frissons charnels ils gardent le secret des pudeurs virginales ou déflorées, tous ces riens sont le poème où la Femme disperse chaque jour la perpétuelle floraison de son âme.

Mundus muliebris, monde des chastes, des voluptueuses et des perverses intimités de la Femme, mundus muliebris, âme, reflet, et apparence mystique de son corps, divin mirage de la beauté, illusion parmi les illusions, toi seule ne déçois pas les souhaits si divers et mobiles de l’âpre désir !

Comment toutes ces étoffes, tous ces voiles légers et diaphanes, ces velours plombants, ces satins lumineux, ces soies, ces linons, ces batistes ajourées ou garnies de dentelles, comment tout cela a-t-il pu s’éveiller en quelque sorte à la vie sensuelle, prendre pour nous figure de choses vivantes, de formes frémissantes, de chairs parfumées ! Quelle fée de sa baguette magique a pu animer à nos yeux ces plis, ces retroussis, ces drapés et ces falbalas, leur conférer la puissance enchanteresse de la chair, et, de simulacres trompeurs de l’objet de notre désir, faire mieux que cet objet lui-même le paradis de notre volupté ! Comment toutes ces choses inertes sont-elles devenues plus éloquentes que le corps, plus troublantes que le troublant mystère de ses ombres et de ses replis cachés ? Volupté des voluptés, quel prestige a fait d’elles l’illusion souveraine qui meut tous nos caprices, justifie toutes nos folies ?

C’est de ce monde, que les sensuels se font cette délectation morose sur laquelle ils concentrent la force d’un désir discipliné. J’entends par là la résistance qu’ils savent apporter à l’aiguillon d’un instinct aveugle et brutal, la préférence qu’ils donnent à un état continu de rêverie voluptueuse de qualité choisie, sur la syncope décevante d’où l’âme se réveille « pâle, taciturne et pleine du regret de la mort », ainsi que l’éprouvait Colette dans les bras de Chéri.

On a donné un nom savant à cet état de douce langueur qui procède ainsi des seuls jeux de l’imagination : on l’appelle le coït psychique. Il nous arrive, en effet, que dans un relâchement momentané de notre discipline, la volupté s’égare au cours de ses délices jusqu’au délire où elle s’anéantit ; il peut se faire aussi que sous l’action trop vive de la continuité des images et sous l’effet prolongé des privautés de nos sens avec elles, l’extase nous saisisse ; et peut-être touchons-nous à l’extrême corruption quand une extériorisation puissante de nos sensations, équivalente à un dédoublement de notre personne, nous abîme dans l’illusion de n’être que le témoin de notre plaisir et de goûter en une autre le troublant mystère de notre être.

Cependant, ce doit être le propre de la délectation morose de ne pas rechercher pour fin une ivresse qui n’égale pas le charme qu’elle rompt. L’appétition charnelle est son dissolvant. Son vrai caractère est de demeurer un état permanent de l’extase différée. Elle comporte une maîtrise de notre concupiscence jusqu’à lui ravir le plaisir après lui en avoir permis toutes les espérances.

Car jouissance et volupté ne sont point termes synonymes : la volupté étant un état d’âme durable, qui résulte d’une création continue de l’imagination ; la jouissance, la sensation éphémère où s’évanouit le mirage de cette création.

Et même, chère Line, quand il m’arrive de céder à des sollicitations plus pressantes que le regret anticipé que j’en ai, c’est encore en m’isolant si fortement de moi-même et en ordonnant autour de moi un tel concours d’images, que mon plaisir ne sort point de l’essence d’une délectation morose dont une autre que ma personne me serait le sujet. Et dans ces moments je reste si maîtresse de l’instinct, que je puis le brider dans sa course et lui arracher presque au bout la victoire après l’avoir éperonné jusqu’au sang.

Un des spirituels écrivains de La Vie Parisienne, — ce journal qui, né à l’orée de ce qu’on a appelé les huit années de la grande corruption, constitue le plus édifiant monument où la sensualité moderne ait enregistré ses fastes, — notait, en ce temps où triomphait le style des flamboyants dessous :

« Vous êtes si blasés qu’il faut à votre désir toutes les épices des îles : le poivre des yeux peints et des lèvres fardées, le piment des robes savamment indécentes, le gingembre des corsages provocants, la girofle des démarches prometteuses et lascives, la muscade des riches jupons troussés à la moindre pluie plus haut que le mollet, la cannelle des jupes relevées d’un coup brusque, laissant entrevoir comme dans un éclair les dentelles des pantalons, et, vêtues de soie, les jambes élégantes, ces colonnes du temple. Le simple appareil de la jeune beauté vous laisse sans enthousiasme. À quoi bon découvrir à vos yeux un corps aux lignes harmonieuses ? Vous êtes plus sensibles au balancement des hanches qu’à leur courbe pure. Un corps médiocre présenté avec art vous jette dans l’extase. Les jupes vous ont amorcés, le dessous vous semble toujours morceau de roi. Vous folâtrez avec Nana, tandis que la seule vue de Vénus vous interloque. »

L’abandon progressif d’un des charmes les plus victorieux de la Femme n’est pas ce que je déplore le moins des changements intervenus depuis dans nos mœurs. Et je priserais davantage la mode actuelle si elle eût su approprier à son style l’éblouissante parure des dessous qui fut, un demi-siècle durant, l’objet de notre plus grande coquetterie. Enchâssée dans une triple ou quadruple gaîne de satin, de soie, ou de batiste, jamais la Femme ne fut plus suavement femme qu’alors. Un art byzantin d’une psychologie subtile s’était évertué avec bonheur à faire d’elle une maîtresse d’illusion, en accumulant autour de son corps, contre les entreprises du désir et du regard, d’impénétrables nuées. Jamais Ève ne fut un tel sujet de tentation et de perdition que dans ces années où, sous une luxueuse surcharge de drapés, de sous-jupes, de jupons, de volants et de rubans, sa chair plus dissimulée à l’œil était d’autant plus sensible à l’esprit.

C’est dans ses dessous qu’une patricienne de l’élégance proclamait la noblesse de son goût. Ils étaient les armes parlantes de sa distinction. Elle savait la valeur suggestive de chacune des pièces de son déshabillé. Elle les multipliait pour épaissir autour de son corps le mystère de sa fleur sexuelle et exaspérer la concupiscence par l’obstacle à sa cueillaison. Qui n’a pas savouré le spectacle d’une jeune personne procédant avec la gravité d’un desservant de culte à tous les actes de l’idole se dépouillant de sa châsse splendide, ignore les plus chastes délices qu’il puisse jamais attendre de la Femme. « Tous les mystères des idoles antiques, écrit M. Octave Uzanne avec une ferveur énamourée, ne présentaient assurément pas dans leur symbole la troublante poésie des rites qui accompagnent le dévêtement de nos élégantes divinités à l’heure des apothéoses du désir, quand un à un tombent, légers comme de l’écume, les voiles qui froufroutaient autour d’elles ».

Tout cet amoncellement de clartés et d’ombres dont la vêtait l’épaisseur de précieux tissus, donnait à la Femme, le caractère de quelque transcendance mystique.

Souvenir regretté, quel plaisir valait le don successif que l’aimée nous faisait d’elle, à mesure qu’elle découvrait à nos regards chacune des pièces de cette lingerie quintessenciée qui, par le sens symbolique de leur coupe et par les privautés qu’elles avaient eues avec sa chair, retenaient dans leurs plis la vivante image de son corps.

Ce n’était pas cette offre brutale de la robe de maintenant qui ne laisse plus un secret à deviner de celle qui la porte, et nous amène, dès la première rencontre, presqu’au point mort du désir. Le fruit est prêt à tomber dans nos mains sans que nous ayons vu s’effeuiller la fleur. L’amour brûle ici toutes les étapes les plus charmantes. Il commence par où il devrait finir. Il ne perd plus son temps aux délicieuses bagatelles de la porte.

Étrange fascination que cette obscurité chaude dont nos mains n’écartent qu’en tremblant les voiles légers ! La volupté de l’ombre sous les jupes, je la pressentis d’instinct, dès mon enfance. J’avais à peine sept ou huit ans qu’un soir, dans le salon d’un hôtel de Vals, j’eus la polissonnerie d’aller m’allonger sur le dos aux pieds d’une jeune femme de qui j’avais reçu quelques marques d’amitié. Sans défiance des desseins d’une fillette, elle me donna sous ses jambes la troublante vision de ce fouillis de jupons blancs dont à cette époque se ballonnait la robe. Bien que n’ayant pas une conscience nette de mon plaisir, je m’attardai à percer des yeux ces vagues de volants brodés et festonnés, apprêtés à l’empois qui, de la cheville où descendaient la sous-jupe et le jupon jusqu’au genou volanté de la haute Irlande du pantalon, baignaient les jambes de leurs ondes molles.

Mais ce n’est qu’à quelque temps de là que je connus, d’une fille en service chez des voisins, la première initiation au mystère de la robe. Ce souvenir m’est frais comme d’hier, tant l’impression fut vive. Je la vois toujours cette belle fille, grande, très brune, élancée dans sa modeste toilette de jaconas pervenche, qui lui moulait le buste et la taille, postée, par une chaude après-midi de dimanche, — quaerens quem devoret — sur le seuil de sa porte. Je jouais sur le trottoir à quelques pas d’elle. Quelle image folle lui traversa soudain la tête ? Elle me fit signe d’approcher, m’enveloppa de la douce pression de son bras demi-nu, et sans mot, sans bruit referma sur nous la lourde porte. Serrée contre elle dans la tiédeur de sa hanche, elle m’entraîna à travers deux ou trois pièces où les volets clos filtraient un éclairage assourdi qui ajoutait au trouble de la vague prémonition que j’avais de quelque chose de défendu. Elle poussa un tambour de molesquine cloutée, et nous nous trouvâmes dans un petit boudoir tendu de cachemire bleu où flottait dans le silence du demi-jour je ne sais quelle complicité de mon émoi. Que se passa-t-il alors ? Je revois que nous tombons assises sur un canapé et que tout en feignant de jouer pour donner le change à mon innocence, elle me prend sur ses genoux, m’enserre de ses bras dont l’aisselle me renvoie à travers l’étoffe légère une odeur qui me surprend agréablement et avive, dans le charme étrange de notre solitude, le sentiment que j’ai d’une chose qu’il ne faudra pas dire. Je ne sais pas au juste pourquoi, mais je m’y abandonne de toute ma curiosité d’enfant sensuelle. Cora baise mes cheveux bouclés, ses mains se crispent sur mes mollets ; tandis que je me grise de sa moiteur à l’échancrure de sa manche, je sens sous moi un rythme lent de ses hanches. Subitement elle se lève ; et puis sans que je m’en rende compte, me voici tout-à-coup sous ses jupes. Est-ce moi qui me suis ouvert ce chemin sous la poussée d’un instinct dont je n’ai pas encore conscience ? A-t-elle voulu, à l’approche du plaisir, y mêler le frisson de frôlements innocents et, sous couleur de quelque jeu dont elle veut m’amuser, soulevé jusqu’à sa taille sa robe et englouti sous elle ma frêle personne ? J’étais accolée à sa chair. Comme la plupart des femmes du midi à la belle saison, elle était sans pantalon, et je m’étais glissée sous sa chemise. Je ne saurais après tant d’années analyser mes impressions de ce moment, bien que l’image m’en soit restée très nette. Je sais que mes mains se promenèrent avec ravissement sur cette peau tiède que je me rappelle d’un grain un peu rugueux, mais de consistance ferme, et que je fis le tour des deux magnifiques piliers de mon agréable prison, m’attardant surtout aux rotondités charnues des joues rebondies du fessier dont le sillon incurvé conduisit mes doigts timides jusqu’à la mousse d’un tapis odorant.

Dois-je à cette première leçon qui, bornée à des attouchements naïfs, me fit un tout indivisible de la chair de la Femme et de l’enveloppe sous laquelle elle venait de m’être révélée, cette disposition à n’apprécier le nu que dans la mystique de ses voiles, à ne goûter l’amour qu’à travers les obstacles de sa défense, et d’un mot, à mettre ma délectation de la Femme dans la stylisation qu’elle reçoit de la Mode ? Nul ne saurait dire, en effet, de quel pli nous marque une émotion profondément ressentie dans notre jeunesse et ce que lui doit plus tard une de nos inclinations les plus vives. Parce que cette première initiation ne fut pas comprise de mes sens, le plaisir qu’en dehors de tout désir sexuel j’y goûtai et dont mes jeux d’enfant appliqués à en retrouver l’occasion me firent bientôt une source de délices, aiguilla vers la délectation d’images les forces que la nature destinait à d’autres fins. La vocation de ma sensualité se trouva déterminée dès cette première rencontre où mon imagination, ayant pris le pas sur l’instinct, me donna de la jouissance charnelle un sentiment auquel celui-ci était resté entièrement étranger. Avant que la caresse de la Femme ne m’eût été révélée, avant même que la nature n’eût égaré sur moi en des lascivetés vénielles, les élans de son réveil, mon imagination s’était fait de la volupté, de ses conditions, de son domaine et de ses fins toute une discipline si arrêtée déjà que l’expérience amoureuse n’en put rien modifier.

Car, je n’ai, en réalité, aimé de l’amour que le mystère qu’en ont fait nos mœurs, le secret dont il s’enveloppe aux yeux du monde, ce qu’il a de privé et de défendu, tout l’attirail d’élégances où il se manifeste et se dissimule à la fois, tous les artifices dont il se rehausse et se pimente. Je l’ai toujours poursuivi moins dans le plaisir physique, qui est généralement l’objet de sa recherche, que dans les joies cérébrales que je tire de la magie de ce mundus muliebris dont les évocations si diverses sont le philtre même de la volupté.

Ma mère avait compté parmi les grandes élégantes des dernières années du siècle. Veuve à vingt-cinq ans et très recherchée pour sa beauté et aussi pour sa fortune, elle puisa dans l’adoration que je lui connus de son corps, quand je fus d’âge à observer, des raisons suffisantes pour ne pas aliéner une seconde fois son indépendance. Elle se retint de toutes galanteries avec les hommes qui papillonnaient en essaim autour d’elle, et réserva la pureté de ses lignes et la fraîcheur nacrée de sa chair pour les enchantements de Leucate. Une fois grande, j’en fus bien souvent le témoin indiscret, mais peu gênant. Car sans afficher avec éclat la prédilection où elle avait trouvé le bonheur de sa vie, elle n’en faisait point mystère dans l’intérieur de son home. Je dirai presque qu’elle mettait une espèce de coquetterie à la laisser deviner et peut-être quelque vice à s’y laisser surprendre. Sa passion ne lui paraissait point, en effet, une de ces coupables faiblesses dont on ne déguste les joies qu’avec les remords d’une chose réprouvée. Elle y voyait la preuve d’un goût plus délicat, d’un sens plus élevé de la beauté, et s’y livrait avec toutes les justifications tirées d’une culture raffinée et d’exemples célèbres qui lui confirmaient, par la qualité morale des pécheresses, la vérité de son esthétique de l’amour. Si bien que tout en ayant à mon égard les retenues nécessaires, elle n’enferma point mon éducation dans les préjugés d’immodestie ou d’indécence qui s’attachent aux soins du corps et à l’éveil des premières curiosités. Elle m’éleva au contraire dans un constant souci de la perfection corporelle, me faisant, du spectacle de son admirable beauté, de sa toilette si minutieusement étudiée et du luxe de sa parure intime, une leçon de tous les jours.

Tous mes souvenirs de ce temps, où la liberté était laissée à ma curiosité, où les spectacles qu’était pour moi le rituel compliqué de la toilette de ma mère et surtout ceux dont je jouissais par surprise, multipliaient les enseignements de la volupté ; tous ces souvenirs ne me répètent que troublantes visions de coins de chair tapis dans des nids de dentelles, que fouillis de fine batiste en cascades de plissés, de ruchés ou de volants floconneux, qu’éclairs de blancheur ambrée sillonnant les profondeurs estompées d’un retroussé à mi-jambe de quelque traîne de satin ou de velours. Tous, dans la diversité de l’émotion propre à chacun se fondent en une seule vision du corps de la Femme deviné, dévoilé, souhaité à travers les accessoires de sa parure, et peu à peu confondu avec eux, dans le trouble désir d’elle, jusqu’au point d’une substitution complète du décor de sa personne à sa personne elle-même.

La robe me devint ainsi une hantise accompagnée de reviviscences tactiles et olfactives si présentes et précises que j’y goûtais le charme de la réalité. Des sensations confuses, des appétitions vagues, des pressentiments incohérents me faisaient une douceur exquise de la solitude des chambres où flottaient les sensuelles exhalaisons des robes appendues. Quel émoi à m’enfouir sous leurs orbes parfumés, pour y surprendre les formes évanouies, à pétrir la neige des frou-frous, à humer l’acide relent où s’étaient marquées les aisselles ! Mes jeux avec mes amies n’étaient que prétexte à jouir du frôlement de leurs jupes, de la tiédeur dont leur séant avait frappé l’étoffe, d’une échappée de vue à travers leurs dessous. Quelquefois, au cours d’une partie de cache-cache, entraînant une de mes partenaires dans un réduit obscur, je m’enhardissais, accroupie à ses pieds, à aventurer une main sous sa robe, me délectant au toucher des broderies de son jupon et de son pantalon. Quand la circonstance y était bien propice, redoublant de prudence et me tapissant sur mes pattes dans la posture la plus raccourcie, ma camarade debout et me tournant le dos, je passais tout doucement ma tête sous ses jupes ; alors là, le visage à deux doigts de son petit derrière enveloppé dans l’échancrure polissonne du pantalon, j’éprouvais une joie singulière à me griser de la tiédeur ambrée dégagée par le corps et de l’odeur de linge frais à laquelle se mêlait un fumet sauvagin.

Tous mes sens entraient à la fois en exercice : c’était la possession en esprit, secrète et d’autant plus savourée, que le plaisir en était dérobé et sans partage. S’il y a dans cet égoïsme qui est le propre de la délectation morose et, je le crois aussi, la tonalité la plus relevée du plaisir, une aggravation de libertinage, j’ai bien souvent mérité les verges. Mais comment me défendrais-je d’un péché qui me met en compagnie de la spirituelle et aristocratique Amazone de R. de G…, la douce, la pieuse choéphore de Renée Vivien ? Ne s’est-elle pas demandé, un jour qu’elle avait penché sa jolie tête sur le miroir de Narcisse : « Joie partagée : joie augmentée ou joie diminuée ? » S’il me fallait choisir la main suave qui dût me châtier, avec quelle joie je lui abandonnerais mon corps ferme et blanc pour qu’il fût le mannequin de sa volupté, automate soumis à sa discrétion, présente pour elle seule, absente pour moi, n’ayant de la vie que la chaleur et l’odeur de ma chair, ombre sans regard et sans conscience, passive à son désir, étrangère aux scènes qu’ordonnerait sa fantaisie ! J’exaucerais dans le servage de ma personne à son caprice, le vœu qui traverse comme un frisson le volume de ses Pensées, celui de l’extase sans témoin où ainsi qu’elle l’écrit, la Femme « est à la fois son autel, son encens et sa divinité ».

Car la volupté est dans tout ce qui prépare, prolonge et soutient le désir, et elle n’est parfaite que solitaire, quand elle tire tous ses aliments du rêve et des jeux de l’imagination, sur des délectations recherchées que nous donnent des sens subtils, évocateurs d’images et pour tout dire, presque intellectuels.

J’en avais le pressentiment alors que j’ignorais encore tout de notre sexe. Je fus longtemps à croire que le propre de celui-ci c’étaient une longue chevelure, la grâce du visage, une peau fine et nacrée, un timbre de voix très doux, des membres grêles et la robe. Certes, quand une fillette que protégeait seulement un pantalon fendu, s’asseyait devant moi sur ses talons, la fleur purpurine qui entr’ouvrait son calice dans l’écartement des jambes impubères, aurait pu m’instruire des vocations de la nature. Mais je n’avais d’yeux que pour ce qui lui servait de cadre.

Ce petit chiffon de percale volanté de festons brodés ou d’une dentelle de fil cousue au point d’épine, m’était comme le symbole matériel de l’attrait qui retenait mon regard captif. Mon trouble à la vue de cette enveloppe blanche, quand la vivacité de nos jeux relevait un pan des jupes, me tenait lieu de ce que j’aurais pu attendre d’un instinct plus avisé.

Je me souviens qu’un jour, une de mes petites amies pour qui j’avais une plus vive inclination, une Juive du nom d’Isabelle, piquante déjà, avec ses beaux yeux noirs, cernés d’une ombre mate, me montra dans un accroupissement innocent, les promesses que la nature préparait à son adolescence. Oui, je la vois encore, saignante de son incarnat, entre les sombres sillons de l’aîne, la mince échancrure de ses lèvres mystiques semblable à la balafre d’une grenade. Mais j’avais si complètement confondu jusque-là le pantalon avec ce que je me représentais être le lieu du péché, que je n’eus d’attention qu’à l’entrebâillement des deux gaînes de linon sur la chair des cuisses. Ce qui me retenait dans un émoi que je ne saurais dire, ce n’était pas cette ligne de carmin tracée en saillie d’une mousse légère ; c’était dans le clair-obscur des jupes relevées jusqu’aux genoux, dans l’évasement des jambes sous l’étoffe tendue qui les enserrait à partir de la jarretière et bâillait sous leur effort, cette chose si gracieusement modelée et pleine, si mystérieusement placée avec son sillon plongeant dans je ne savais quelle obscurité tentatrice, tellement bien gardée contre l’indiscrétion et dont les obstinées fragrances éveillent les premières curiosités sensuelles de l’enfant.

Je ne saurais dire quelle part ont eue au prestige de la Femme l’art qui l’a déifiée et les mœurs qui ont veillé sur sa vertu et l’ont enveloppée d’un réseau de pudeurs et d’adulations. Mais je suis bien certaine que l’admirable poème d’incantation morbide que nous sommes, — attraits des yeux, joie qui passe, fleur de toutes les saisons, sourire et parfum de la vie, ivresse ensorcelante, — tient toute sa magie de la robe. La robe n’est pas seulement le chatoyant coloris qui pointille nos rues de mille notes claires, fraîches et embaumées comme autant de fleurs animées et mouvantes ; ce n’est pas ce continuel miracle de jeunesse et de séduction, cette création quotidienne de la beauté ; elle est mieux encore que le sourire adorable qui traîne sa caresse devant nos pas et illumine le décor maussade de la vie ; elle est la souveraine illusion dans un monde dont la science a dissipé les nuées où se cachaient les dieux.

« Par la nudité, écrit Mme Lucie Delarue-Mardrus, qui est bien une des âmes les plus délicatement sensuelles de l’époque, par la nudité disparaîtrait le mystère, et le mystère c’est toute la Femme ».

« Plus elle cache, emmitoufle, assourdit, pour ainsi dire sa beauté, note également M. Octave Uzanne, plus la Femme, créature d’enfer qui fait rêver de paradis, est ensorcelante dans la diabolicité de ses grâces ». Nulle plume mieux que la sienne dans Parisiennes de ce temps, n’a évoqué les Édens que nous ouvre l’art incomparablement exquis, subtil, adorable de la robe avec ses dessous vaporeux et olympiens. Il en parle en raffiné qui savoure dans les apprêts de la beauté les attentes du désir, comme moi-même, hier encore, Annie, quand j’étais à vos genoux, nos cigarettes achevant de mêler leurs spirales bleuâtres aux évanescences du crépuscule. Lentement et d’une main qui en dégustait la caresse, un à un vous détachiez les voiles fastueux qui vous gardaient jalousement et libériez à nos regards où s’entrebaisaient déjà nos âmes, la grâce exquise de votre nudité.

La robe de faille rose s’écroula en rond sur le tapis avec un bruissement de feuilles sèches et du bout de son cothurne de satin perle fendant la nuée des dessous, votre jambe gaînée d’un reflet d’opâle la balança sur le lit dans une traînée d’ambre gris. Le jupon de mousseline de soie en un doux glissement s’affaissa à son tour sur ses grands volants de Valenciennes, ruchés de crêpe rose, mettant à découvert le galbe affriolant du mollet sous la couvaison du jupon court de foulard de Chine où des sachets distillaient à travers des choux de rubans, leur arôme de tubéreuse. Une pirouette mutine sur vos hauts talons, et vous voici, livrant à ma ferveur agenouillée l’enchantement de votre corps juvénile dans la ravissante figuration de sa dernière armure. Encorbellée sur la cambrure de votre corset de satin blanc éventaillé d’argent, votre gorge dissimulait son fruit velouté sous le fin réseau d’une chemise de Malines dont le nœud de ruban qui la retenait à l’épaule évoquait les folies du baiser dans le diabolique recoin de l’aisselle. Vos jambes déliées et pleines évasaient l’amphore de vos hanches sous des bouillons d’amoureuse dentelle, où, vos cuisses enserrées dans une culotte de page Louis XIII, mon regard éperdu cherchait à travers la fermeture bien close l’estompe triangulée du bosquet de Cypris. Un frisson lumineux courait sur l’orient perlé de vos bas, et leurs baguettes d’argent pointées, comme une flèche de Cupidon, vers les volants enrubannés qui cerclaient les genoux, indiquaient à ma main l’escalier dérobé de vos trésors. Puis ce fut le bruit sec du lacet qu’on dénoue, le craquement du corset qu’on dégrafe ; d’une légère inflexion le bras fit glisser l’épaulette de la chemise, et avec elle le pantalon de fine batiste dissipa discrètement sa buée diaphane.

Alors toute nue, les bras croisés sur la nuque, les seins pointant leurs boutons au-dessous de la mousse d’or pâle du gousset, vous avez dit : « Est-ce bien ainsi ? »

Et sur le lit qui reçut nos enlacements, couvant sous mes jupes votre nudité blanche comme un clair de lune, je trouvai dans l’obstacle de mes propres voiles à étreindre contre ma chair votre chair frémissante, la volupté de vous aimer dans le mirage d’où vous veniez d’éclore.

Le déshabillage est la stance lascive entre toutes du magnifique poème érotique qu’est la Femme. Ce poème, c’est la Mode qui l’écrit chaque jour. Son esthétique tend à une déformation sublime de la nature, suivant le mot de Baudelaire, par le moyen d’une stylisation des lignes corporelles et d’une combinaison de formes, de couleurs et de tissus. Le caractère de chaque mode réside dans le degré de déformation qu’elle impose à la silhouette féminine. Ses artifices visent, pour répondre à la mobilité du désir, à donner sans cesse le change à nos sensations tactiles et visuelles. La Mode n’est ainsi qu’un habile et séduisant mensonge fait à nos sens. Elle nous incite à transférer les qualités d’un objet sensible à un décor qui n’est uni à lui que par un rapport d’idées, à opérer une substitution de celui-ci à celui-là, telle qu’on en jouisse comme d’une réalité. C’est ainsi que la robe ou telle chose de son écrin intime qui n’ont de commun avec la Femme que d’être sa parure se substituent peu à peu dans notre imagination à la Femme elle-même, et prennent la valeur de toutes ses qualités extrinsèques. Dans la jouissance que nous tirons de cette illusion, la véritable cause émotionnelle, le corps, disparaît sous ce qui n’est que son lointain symbole, une représentation à peine figurée.

« C’est en cachant sa nudité, observe M. Octave Uzanne, en dissimulant ses appas, en accentuant le mystère de ses beautés désormais secrètes, avec le mensonge, la déformation et la falsification des lignes de ses vêtements, que la Femme nous apparaît telle une sphinge protéiforme posant à ses Œdipes adorateurs l’énigme de son corps problématique, indevinable et d’autant plus tentateur sous les falbalas paradoxaux de la Mode. »

Car l’amour n’est qu’une insatiable curiosité dont la robe est l’éternelle aguiche. Et c’était une femme bien aveuglée sur la puissance de ses charmes que cette odalisque du Khédive qui, questionnée sur sa toilette d’apparat, répondait : « Quand je m’habille, je laisse tomber ma jupe et je retire mon peigne ». Il y a longtemps que la volupté ne serait qu’une fleur fanée, et tarie la source du désir, si les filles d’Ève s’étaient complues dans la simple parure de leur mère.

Hélas ! la Mode d’à-présent menace de nous y ramener sous la poussée d’un débridement des mœurs qui n’est plus le libertinage musqué et à huis-clos d’autrefois, et par la folle vogue du sport à qui nous devons cette affreuse aberration du nudisme. N’ai-je pas lu qu’une des plus jolies vedettes du Cinéma, Dolly R....., a le goût assez perverti pour ne se vêtir chez elle que de sa peau, le jour comme la nuit, ne faisant d’exception à cette règle que pour s’envelopper d’un grand châle de Chine quand elle reçoit. Je n’ignore pas quelle sensualité un peu brutale est au fond de cette fantaisie qui se réclame d’un retour à la nature. J’avoue que je m’y suis moi-même abandonnée tout un été, non point par amour du nu, mais pour expérimenter la perversité d’une provocation où je bravais dans les désirs de mes amies et des femmes de mon service la tentation que j’étais à moi-même. J’y apportais à la fois une grâce naturelle, une bravade des préjugés et une audace de ton qui, dès le premier jour, en imposèrent jusqu’à changer en approbation la stupéfaction d’un tel scandale. J’avais le soin de rehausser ma beauté d’un collier de perles à plusieurs rangs, d’anneaux massifs au poignet et à l’avant-bras, et quelquefois d’une ceinture d’or dont un pendentif orné d’un gros rubis balançait son symbole où la nature a placé son plus précieux joyau. Un sentiment très complexe m’animait dans cette fantaisie. Je n’y recherchais pas l’excitation directe tirée du spectacle de ma nudité, mais un émoi de qualité plus quintessenciée. C’était de me savoir avec indifférence et sans intention, l’objet du trouble que ma tenue répandait autour de moi. C’était, en une espèce d’abstraction de moi-même, de jouir du piquant contraste que faisait sur le décor de la vie courante, l’érotisme du marbre parfait de mon corps où la richesse de souliers à talons sertis de pierreries, et les bas des plus suaves nuances, à broderies ou applications de dentelles, maintenus par des bracelets d’or, mettaient le rehaut d’une corruption Régence.

Tout un été, traînant avec nonchalance sous les ondes molles d’une lumière adoucie par les grands rideaux, les grâces voluptueuses de mon nu, je savourai dans le reflet des prunelles où j’allumais un feu dont me gardait une stricte chasteté, l’irritante image des jouissances secrètes qui montaient vers moi.

C’est une subtilité vicieuse analogue à celle, dont en un de ses livres de la collection des Orties blanches nous fait confession Sadie Blakeyes, de certaine Miss qui, à se faire flageller, goûtait surtout l’émoi de savoir les beaux yeux de sa partenaire posés là où sa chair était la plus secrète, de se trouver devant elle, de lui faire, en quelque sorte, l’offre de toute sa fierté, le don de toute sa personne, et de jouir de la danse impudique de sa croupe à travers la volupté de celle qui la fessait.

Mais pour en revenir à miss Dolly qui a certainement des imitatrices, y a-t-il rien qui ôte l’appétit aux délicats comme de leur tenir table ouverte toute la journée ? Et de quels plaisirs ne se privent-elles pas elles-mêmes celles qui ignorent les douceurs de faire à huis clos la toilette du sanctuaire ?

Que vous êtes dans le vrai, chère Elsa, quand me contant les jolis babillages de vos chemises et de vos pantalons, vous m’écrivez : « Je m’habille minutieusement. J’aime les coquets dessous, soignés et coûteux, les ajourements de dentelles subtilement caressants, la transparence suggestive des tissus, l’orgie des volants et des plissés qui nous font un fouillis inextricable où notre pudeur joue à cache-cache avec le désir qui nous cherche et s’y perd. Les délicates parures de lingerie, la finesse d’un bas de soie ténu comme une aile de guêpe, ménagent à mon épiderme des sensations dont je ne saurais dire la suavité. C’est bon de se sentir baignée pour leurs seules délices, dans les amoureuses fluidités de nos voiles secrets. Vous rappelez-vous ces vers du poète :

.....Elle noyait
Sa nudité voluptueusement
Dans les baisers du satin et du linge.

Je m’enfièvre de cette joie quand je suis seule, toute seule. Alors j’ose beaucoup, j’invente des arrangements spirituels, tout à fait charmants. C’est très innocent, trop innocent même, parce que vous n’êtes pas là, mais c’est très doux. Je me sens très désirable et il m’en monte au cerveau cette même griserie que je ressens dans le parfum de vos robes. »

Car détrompez-vous de croire que la Femme mette dans le soin de sa personne une coquetterie qui ne vise qu’à la séduction des hommes. Il n’est plus fervent amoureux d’Ève qu’elle-même. Sauf les cas où elle ne songe qu’à l’intérêt d’un succès, elle ne sert que sa volupté dans tous les artifices de son élégance vestimentaire. Quand elle va au rendez-vous son plaisir commence dès les apprêts de sa toilette, avec le choix attentionné de tous les accessoires de sa mise, avec toutes les intentions dont les charge sa pensée tandis qu’elle s’en revêt devant la glace.

C’est pour elle comme une espèce d’office divin que de se préparer pour le sacrifice dont son corps va être l’autel. La volupté qu’elle y prend procède moins du pressentiment de sa propre jouissance que de ce que son imagination lui représente sa personne comme le symbole du mystère qui va s’accomplir et dont la parure de l’Idole est le premier rite. Elle n’est point livrée au hasard ; tout en a été choisi si je puis dire, selon le ton émotionnel du jour. Le linge de dessous, les bas, la chaussure, la robe en harmonie parfaite entre eux, sont dans un juste accord aussi avec le cadre où se commettra la faute délicieuse et la nature de l’office qui sera dit.

Mais c’est toujours à sa propre séduction que vise la Femme, c’est à s’éprendre de soi à travers cette image stylisée, surgie de sa parure à laquelle elle s’identifie et qui lui donne l’âcre volupté, même dans les embrassements avec l’homme, de s’aimer en une autre ou d’aimer une autre en elle. Tout le mystère de Narcisse, tout le secret de l’adoration que la Femme a de son corps, ne sont que le mystère et le secret d’une illusion qui nous abstrait de nous-même et nous offre dans la séduction d’une image projetée hors de nous et comme étrangère à nous, l’Idole impersonnelle, chimérique, mais combien vivante, prête dans sa passivité à tous les caprices de notre imagination sensuelle.

C’est dans le mirage de mes premiers atours d’élégance dont on avait marqué mes seize ans, que je connus le premier vertige de la chair. Ni le développement de mes seins, ni le duvet qui avait peu à peu, de son estompe légère, satiné ma nature n’avaient encore attiré mon attention. Je me revois ce jour-là me repaissant devant la glace, du tableau lascif de ma petite personne nonchalamment assise dans une bergère, porte close, rideaux baissés, dégustant à petits traits, dans le silence d’un jour adouci et de la solitude, toute l’impudicité de ma robe relevée. Elle mettait à découvert sous le bouillonnement des volants brodés de ma sous-jupe, mes jambes droites et fines dans leur gaîne étirée de soie noire, d’où à mi-cuisse émergeait du liséré mauve la chair laiteuse pour s’enfouir dans la pénombre de mon pantalon à triple passe de Valenciennes.

La chaleur me monta au visage ; je ne sais quel besoin d’étreinte crispa mes doigts sur les profondeurs de l’écume qui moussait autour de mes genoux, balança mes reins d’un mouvement convulsif, et raidit mes jambes enlacées dont la pression me fut infiniment douce à l’endroit où l’échancrure du mignon pantalon mettait à nu la friction de la chair contre la chair. Cette nuit-là, pour la première fois, le sommeil me prit dans la pose de la Vénus de Florence.

Baignant avec indolence
Dans un manchon ses doigts menus.

L’éveil de ma sensualité qui avait devancé de beaucoup mon développement physique ne s’était pas accompagné des exigences d’un instinct déjà sûr de sa voie. Je ne soupçonnais encore rien des buts de la nature et de l’extase par laquelle elle nous conduit à ses fins. Mais les premières manifestations du désir qui, un dimanche de Pâques, avaient rivé mon émoi dans nos jeux de fillettes sur cette chose affolante de blancs dessous brodés et bien repassés, encadrant dans l’ovale allongé d’une fente la ligne ombrée d’un derrière accroupi, avaient, de ce jour, fixé pour longtemps mon appétition sensuelle. L’effet m’en fut si foudroyant que je mesurai à l’étendue de mon trouble, moins la gravité de mon péché que l’importance du mystère que je venais de percer. L’impression indicible que me fit cette voie secrète dans les blancheurs du linge associa aux vagues prémonitions de l’instinct encore en sommeil, l’image qui devait à jamais l’émouvoir de préférence à toute autre. L’expérience répétée du ravissement que me donnait la figuration seule des parties cachées, borna alors ma recherche de sensations plus aiguës. Tous les accessoires des dessous, ce bas noir prolongeant la tige d’une bottine bien cambrée, cette jarretière avec sa tache vive dans la pénombre des jupes qui encerclaient d’un fond de broderies dont les festons traînaient à terre le dessin d’une croupe ramassée sur ses jambes, ce pantalon surtout… mais quel émoi à ce mot et à ce souvenir ! Les pantalons ! J’avais eu de bonne heure pour eux une prédilection sensuelle obscure où se marquait déjà la disposition de mon esprit à ramener à l’imagination la source de la volupté. Avant que je n’eusse lié à leur forme l’idée de leur contenu, j’éprouvais je ne sais quelle excitation à les regarder, à les toucher, à passer ma main dans leur fourreau, à friser entre mes doigts le grain de la broderie ou le relief de la dentelle, et mes joues s’empourpraient à l’interrogation de mon regard arrêté sur l’entaille de leur coupe. Chaste d’abord, elle s’était peu à peu teintée du sentiment que notre confesseur appelait l’immodestie. En nous mettant en garde avec une vivacité excessive d’images contre les entraînements de la délectation morose et l’obscénité des pensées, il avait attiré mon attention sur les délices du péché dont il nous faisait une abomination. Ce soir-là, en me déshabillant, et le lendemain à ma toilette du matin, une glace m’éclaira sur le sens des sévères admonitions qui avaient mis le trouble dans mon âme.

Par delà leur grâce ingénue, je démêlai l’impureté qui s’attachait à chacun de mes gestes. Assise au bord du lit, la chemise de nuit retroussée au genou, je regardais mes doigts dérouler avec prestesse mes bas de fil d’Écosse le long de ma jambe pointée en avant, tendre avec soin le réseau de leurs mailles pour qu’il n’y eût pas un pli, que la couture fût bien droite. La chemise de nuit glissa de mes épaules et pour la première fois je la laissai s’écrouler à mes pieds alors que j’avais encore les bras en l’air pour passer celle de jour. Je m’étais vue nue bien souvent, mais je ne m’étais jamais regardée. Et ce me fut une émotion étrange que la révélation de ma nudité avec ce rehaut outrageant de mes bas montés si haut et de cette tache moussue à l’intersection des jambes jointes évasant depuis le ruban de la jarretière leur renflement d’amphore. Les reins cambrés, les petites pommes de mes seins saillantes, les fesses creusant leur fossette dans la tension de mes bras élevés au-dessus de la tête pour faire descendre le fourreau de linon, je captai au passage, mêlé à la moiteur acidulée des poils follets du gousset, le subtil relent ammoniacal dont le sexe avait marbré la chemise.

Sur le dossier d’une chaise, mon pantalon avec son ouverture chiffonnée et maculée m’évoquait l’indécence et l’infirmité des parties basses de notre nature. Vides et flasques, ses jambes brodées figuraient par la pointe de leur large ouverture le sillon de couleur d’ambre que je sentais à nu sous mes jupes quand je croisais les cuisses. Je le passai avec lenteur pour savourer dans le miroir la volupté que je découvrais tout à coup en chacune des flexions de ma jambe. Par quelle association d’idées ma sensualité se trouvait-elle émue tandis que je remontais à la taille ce vêtement discret, que j’en faisais courir la coulisse sur son cordonnet et que d’une main alternée je rabattais soigneusement à l’intérieur, par devant et par derrière, les pans de la chemise ? Pourquoi m’attardai-je avec complaisance à toutes ces minuties ? Je me plaçai sous tous les angles pour juger de l’effet de la mince culotte qui s’animait à mes yeux de toutes les tentations vagues que mon imagination liait à ce qui était pour elle le péché. Je me livrai à tous les mouvements de jambes et de torse pour en tendre et distendre l’étoffe, en faire remonter ou descendre le volant, couvrir ou découvrir un segment de chair, voir bâiller la fente et puis occuper mes doigts à l’obturer en glissant de nouveau la chemise entre les plissures d’entre-jambes. Chaussée d’une fine bottine, les bas bien tirés sous le festonnage d’une broderie froncée au genou par le nœud d’un ruban, la taille étroitement ceinturée par le corset, conquise à cette figuration ravissante de la forme charnelle, j’en cherchai dans les plis et les replis, dans les froncés, les sillons, les retroussis et les sinuosités, j’en cherchai, dis-je, l’âme ardente comme le désir confus qui me brûlait en ce moment.

Le parfum de mon printemps sexuel me remonte ainsi par bouffées sous la forme d’images si fortement gravées en moi que leur retour s’accompagne de toutes les sensations du premier moment.

Je me vois un dimanche d’été cachée dans un coin de bosquet avec une de mes amies, aussi naïve qu’elle était jolie. Elle n’avait qu’une quinzaine d’années, mais la précocité avait développé en elle des formes savoureuses. Appartenant à la grande bourgeoisie, élevée par une mère soucieuse d’une élégance de très bon aloi, elle était tenue avec cette coquetterie propre aux gens de naissance qui s’applique encore plus aux détails cachés de la toilette qu’à ses dehors. Nous étions un petit groupe à jouer à cachette et toutes deux nous avions couru au fond du parc. Nous nous étions glissées sous une frondaison de noyers et de tilleuls, entre de hauts massifs de buis où je savais que nous serions en sécurité pendant un bon moment. Marguerite était restée debout, faisant le guet à travers les branches. Moi je m’étais assise sur l’herbe, tout contre elle, mon visage effleurant le bord de sa robe de crêpe blanc. Mes yeux si proches de ses mollets se donnaient le régal tactile du bas de fil exactement tendu sur le renflement adorable de leur ligne et je sentais une agréable tiédeur descendre de l’évasement des jupes. Enhardie par l’attention que mon amie apportait à son rôle, je m’allongeai tout à fait derrière elle et me rapprochant encore de ses jambes que je touchais presque de mes lèvres ardentes, j’engageai ma tête sous le cercle de sa robe. Je ne saurais dire l’éblouissement dont je fus prise au premier choc visuel des blancheurs qui m’apparurent. Ma sensation fut si forte que, persuadée que Marguerite aussi en avait éprouvé l’effet, je me redressai précipitamment dans la crainte d’un affront. Mais Marguerite n’avait pas bougé, tout entière à son guet. Alors rassurée et me relevant cette fois-ci sur les genoux, je pénétrai plus avant sous la robe. Comme si elle eût voulu m’en rendre le jeu plus facile, Marguerite à cet instant l’épaule à un arbre et penchant son buste pour mieux se dissimuler, fit saillir sa cambrure et s’ouvrir davantage en arrière le rond de ses jupes. Mon regard à présent fouillait avec une avidité qui accélérait les battements de mon cœur tous les recoins du ciel où j’étais enfermée. Mon désir se roulait dans la blancheur frais odorante d’un jupon empesé orné d’une grande broderie ajourée, plissée au petit fer, et promenait son antenne le long d’un pantalon enserrant le genou d’un volant de plombante Irlande sous laquelle transparaissait le satin azur d’une jarretière ruchée. Rendue plus audacieuse par l’ivresse qui me gagnait, je m’avançai un peu plus ; puis relevant avec la précaution d’une chatte robe et jupe que je laissai retomber sur mes épaules, j’enfouis mon visage jusqu’à mi-hauteur des cuisses de ma belle amie. Un geste maladroit de mon côté, un mouvement inattendu de Marguerite, et j’étais perdue. Mais elle était si occupée et d’ailleurs si naïve, qu’elle ne sentit pas ma présence sous elle ni le souffle dont je devais la brûler. Là, ce fut pour moi l’extase, car je me haussai jusqu’à cette ouverture soigneusement coulissée, dont les plis sont si évocateurs par l’image qu’ils emportent de la chair qui s’est écrasée sur eux et par l’haleine qu’ils nous rendent de ses senteurs capiteuses. Donnant à Marguerite le change d’un trébuchement qui me faisait me retenir à elle, je tirai au-dehors le pan de sa chemise et mis à nu le ravin creusé entre les deux rondeurs rosées de son derrière. Cette vision ne fut que le temps d’un éclair. Mais qu’éprouvai-je quand, dans le mouvement de Marguerite fléchissant sur ses jambes pour s’effacer plus complètement derrière la haie de buis, son mignon fessier vint, dans l’écartement du pantalon, se poser sur mes lèvres !

N’est-ce pas le moment de fixer ici votre souvenir, ma douce Alice, vous qui fûtes pour moi le mannequin à la fois passif et animé sur qui je goûtai, dans une joie sans partage, et chaudes alors de leur vie même, les impressions sensuelles que j’allais si souvent éveiller de leur léthargie dans les garde-robes et les armoires ?

Que de jeux n’imaginai-je pas avec vous, qui, sous les prétextes les plus divers, me livraient toute l’intimité de vos dessous ! L’ignorance où vous étiez de mes desseins dans ce que je vous suggérais ou vous commandais, votre absence de tout soupçon à l’égard des indiscrétions de ma main ou de mes yeux, délivraient ma curiosité de la gêne d’un témoin. J’étais comme seule, ordonnant mon plaisir à ma convenance, le dégustant à petits coups, au gré de mes habiletés et déjà avec le sentiment de ce que l’égoïsme y ajoute de saveur.

Élancée, souple et charmante, déjà très jeune fille, les épaules d’un blanc d’ivoire et veinées de bleu, un teint d’eau de lis, les lèvres rouges comme du sang sur des dents de nacre, l’œil d’un azur foncé dans un cerne mauve qu’avivait le reflet d’or d’une abondante chevelure ramenée au bas du front, gracile dans ses attaches, mais bien en chair, la jambe faunesque avec ses talons Louis XV, c’est sur elle que je pus surprendre les secrets d’une robe dans son juponnage en mouvement. Ce fut tantôt dans la fièvre d’un envol épanouissant les volants comme les pétales d’une splendide corolle, tantôt dans les diverses flexions de ses membres ouvrant ou fermant sur l’inconnu l’étreinte de blancheurs d’alcôve, tantôt dans les languides enveloppements du repos, sous les voiles chargés d’haleine douce. J’arrachai ainsi à l’ingénuité d’Alice qui était toute à l’intérêt de ce dont je lui donnais le change de mes poursuites, les suaves délices du péché morose. C’était une rêverie passionnée tendue vers la pénétration de je ne sais quel sens mystique des choses incluses dans l’orbe de sa robe. Complaisamment et avec toute son innocence, Alice m’en accorda l’extase silencieuse. Sur elle, je pris possession en un attouchement par tous mes sens, de ce que mon imagination me représentait comme le mystère interdit. J’en saisis l’émoi d’abord dans la sollicitation éperdue de deux mollets d’un modelé achevé sous la tension d’un réseau noir de fil d’Écosse dont ma main brûla de connaître la finesse. Elle se posa légère comme une plume.

— Et vous les portez haut, petite coquette ?

Tendant sa jambe en avant elle saisit le bas de sa robe pour me montrer. Un genou à terre, je suivis le mouvement qui fit remonter l’épaisseur des jupes jusqu’à découvrir la dentelle de point de Bruges d’un pantalon de batiste dont le double volant se drapait sur le côté dans un flot de rubans.

— Vous voyez, me dit-elle, d’un air candide, c’est à peine à la hauteur de ce petit volant.

Et avec timidité elle souleva la fine étoffe qui cascadait d’un demi-pan sur le liseré du bas.

— Mademoiselle, fis-je d’un ton grondeur, vous mériteriez la fessée. Vos jarretières sont trop lâches. Voyez tous ces plis à vos bas ; donnez que je répare ce désordre.

Et négligeant le geste de défense qu’elle esquissait, je glissai mes mains sous ses jupes. J’eus une impression de tiédeur délicieuse quand Alice eut laissé retomber, dans un réflexe de pudeur, le coin de sa robe qu’elle avait relevé. Je sentis sur mes poignets la pression douce des cercles d’étoffes dont je violais la garde, et fermant les yeux pour mieux jouir de l’ivresse de ce contact, j’emprisonnai avec amour mes doigts entre le chaud velouté de la cuisse et les mailles soyeuses. D’une lente caresse je tendis le bas dans toute sa longueur et resserrai sur lui le coulant d’une jarretière de velours nacarat.

— Tournez-vous, lui dis-je alors, tandis que je m’accroupissais sur les talons ; que je voie si c’est bien ainsi.

Et j’inclinai ma tête sous la sphère d’ombre de ses jupons qui, dans la demi-volte de son corps, balayèrent mon visage d’un souffle subtil mêlé à un tourbillon de blancheurs immaculées.

Je trouvais d’autres prétextes, allongée à terre sur quelques carreaux de soie, pour me faire un ciel du dôme de ses voiles. Sa complaisance se pliait à toutes mes audaces. Je lui disais que j’étais son sultan, elle, ma favorite, et je lui ordonnais de danser pour la seule joie de mes yeux. Elle tenait son rôle à merveille. La tête coiffée d’un madras de soie, un fichu ancien enroulé à sa taille, ses deux bras potelés noués sur le cou, elle se mettait à tournoyer autour de moi avec la grâce la plus lascive et un mol balancement des hanches. Rien ne m’égalait la griserie de ce spectacle que la pudeur confiante d’Alice donnait à ma volupté. Qui n’a joui du décor et de la stylisation de la Femme dans son image renversée ignore un des plus délicats enchantements. L’élégante corruption du temps de la Du Barry et des lupercales du Parc aux Cerfs avait connu cette jouissance dans ce que le péché de Narcisse a de plus égoïste et de plus raffiné. Nous en avons pour garant certain petit tabouret de pied, dit à l’indiscret, qu’on peut voir au Musée Carnavalet. D’aspect innocent, comme les Chérubins de l’époque, avec son dessus de moquette, un ressort mû par la pression d’un pied de marquise agacée d’une pensée polissonne, réservait la surprise d’une glace dissimulée où se miraient les trésors tapis sous les cerceaux d’un panier. Je ne sais rien de plus piquant que cette effronterie dans l’exaltation de l’adoration personnelle. J’en acquis l’intuition en jouant d’abord le rôle du miroir sous les pas de mon amie. Hélas ! que n’avons-nous une langue adéquate à nos sensations pour les fixer sur le papier comme d’un coup de crayon ! Ah ! Gerda Wegener, avec quelle subtilité sensuelle vous avez rendu en une exquise page de La Vie Parisienne, en ce Songe d’une Nuit de Carnaval, ou dans cette autre des Jeux de l’Escarpolette, l’ascension du désir vers la féerie des lingeries enrubannées dont Alice, en tournant, secouait sur mon front le frais parfum !

Comme votre Pierrot assis au pied de l’escalier où vos deux sylphides chevauchent la rampe et le lutinent des ensorcelantes promesses de la chair sous le dôme de leurs falbalas, ainsi montait mon rêve vers la sphère des béatitudes. Alice, dans le rythme de sa danse, en étendait et reployait tour à tour sur moi la transparente vision. Sur l’axe conjugué de ses jambes bottées à mi-mollets de chevreau mordoré, virevoltait une robe de velours havane dont la plombante ampleur, ramassée en plis balancés, ou distendue de toute son aune par delà les cuisses, élargissait ou étreignait au-dessus de ma tête un fouillis de blancheurs animées, un remous épais de festons brodés et de dentelles, et leurs orbes concentriques s’ouvraient et se refermaient alternativement sur les profondeurs d’un cône d’ombre dans des entrebâillements soudains de lingerie. Son talon cambrant le mollet, elle allait et venait autour de moi, effleurant mon visage de sa botte tendue dont je captais au passage le bruissement et le léger arôme de cuir de Russie. Haletante d’émoi, je suivais le jeu secret de toutes ces choses qui sont sous la robe et qu’animaient les mouvements du corps. Ces pièces de lingerie qui parlaient si vivement à mon imagination couchées dans l’armoire ou traînant à l’abandon, que tant de fois j’avais interrogées dans l’énigme de leur attrait, elles me faisaient à présent la confidence de leur vie clandestine. J’étais au cœur du mystère, et la vision que j’en avais d’en bas me le livrait avec toute la magie de la figuration symbolique.

Des hauteurs obscures de la taille je les voyais descendre en masses plissées mouvantes le long de deux colonnes effilées sur lesquelles tanguait en une lascive cadence la proéminence des globes charnus. Le fond coulissé d’un pantalon de fine batiste en accusait et dissimulait tour à tour la rondeur, plaquant son tissu quand le jeu de la danse projetait le buste d’Alice en avant et creusait ses lombes, se distendant tout à coup comme un ballon dégonflé quand elle se remettait sur son axe et, en une virevolte pleine de souplesse, oscillant sur sa hanche, rejetait son torse en arrière. Alors dans cette pose qui, de ses talons aux tresses de ses cheveux arquait son corps en demi cercle, les deux volants de broderies anglaises qu’un large trou-trou engrelé de satin blanc coulissait au genou, déplacés de leur aplomb par la saillie du ventre, frayaient à mon regard brûlant, le long de la cuisse, un double cheminement de délices vers l’inconnu de cette affolante conjonction pubienne dont l’échancrure close du pantalon irritait mon désir.

J’aurais voulu m’abstraire dans Alice ou l’abolir en moi, la boire de mes yeux, de ma bouche et de mes doigts ou, engloutie dans les ondes serpentines de sa robe à godets, n’être plus moi-même que le frisson des linges sur sa peau et l’âme de ces enveloppes mystiques dans la garde sacrée qui leur était dévolue.

— Ô Médora, lui dis-je, fais-moi de tes jupes un ombrage à mes rêves ; je ne suis plus que le tapis avide du pied qui le foule, le miroir qui te renvoie l’image du mystère.

Alors Alice enjamba ma tête et s’immobilisant dans la plastique d’une pose dont elle trouvait d’instinct l’harmonie, évasa de ses mains ses jupes ombellifères et enferma ma vision sous le ciel de leurs blanches volutes. Sous le chevauchement du portique de chair qu’élevaient au-dessus de moi, modelées dans leur gaîne soyeuse, ses jambes graciles, je connus l’ivresse de l’ascension de tous mes sens à travers les engrelures de ruban, les entre-deux de filet, les volants festonnés et tuyautés, jusqu’à l’ogive étroite que sous un double juponnage de surah rose et de batiste, le pantalon dessinait de la nervure de ses plis chiffonnés. C’est là, à l’intersection des lignes iliaques qui portaient l’entablement du bassin, c’est là à ce carrefour où se faisait la croisée des lieux du péché, que je rivais mes yeux sur le sillon tracé par la fente diabolique.

Mue à cet instant par je ne sais quelle divination soudaine du bonheur qui me tenait sous toi, et qu’accusait le silence où se prolongeait mon extase dans l’enivrement des discrètes haleines de tes voiles, Alice, blonde amie, t’éveillant au mystère des chastes voluptés qui, depuis et tant de fois, ont mêlé nos jeunes imaginations dans les mêmes délires, je te vis passer de l’innocence de ce que tu n’avais cru qu’un jeu au trouble qui t’associait à ma jouissance. Car le viol délicieux de mes yeux fait à l’intimité de tes dessous venait de te révéler les fins sensuelles de notre secrète parure. Un monde d’images qui, à ton insu, s’étaient depuis longtemps associées aux naïves curiosités de ta toilette de chaque jour, s’éclairait soudain pour toi à la flamme de mon désir dont tu te sentais brûlée à travers le pudique rempart de tes jupes et de ce pantalon ensorcelant. Tu me les as confessées depuis ces indiscrétions surprises par ton regard dans la glace en t’habillant, ta confusion à trouver un charme singulier en certains de tes gestes, ta complaisance à t’y attarder parfois dans ta chambre bien close, le combat de ta pudeur rougissante et d’une séduction étrange devant la brèche béante de ton inexpressible, la tentation d’y porter une main timide, ou ton émoi furtif quand tes doigts frôleurs en ouvraient le judas à tes fesses roses, et ces effleurements exquis que tu n’osais t’avouer, lorsqu’alanguie en ta bergère, tu sentais sous tes jambes croisées la soie de tes bas crisser contre ta chair, et le frou-frou de tes jupons t’envelopper de tendresses que leur rendait ta bouche le soir en les quittant !

En cette minute qui marquait la première surprise de tes sens, ces sollicitations vagues et jusque-là craintives s’évoquèrent à ton esprit comme les fleurs délicates du péché que je t’entraînais à cueillir. Le subtil arôme qu’elles répandaient dans la pièce que le crépuscule tombant emplissait peu à peu d’une ombre complice, unit dans le même vertige ton âme à la mienne et enchaîna ton corps à mon désir dans le partage d’une volupté d’images où s’éveillaient nos deux instincts. Tantôt foulant d’un pied mignon ma poitrine, tantôt une de tes jambes hardiment pointée en angle obtus sur l’autre, sous la cascade de tes jupes ; tantôt tes cuisses fléchies en équerre sur tes genoux, dans un écartement des voiles, tantôt encore dans la flexion de ton buste sur l’assise de ta croupe bridée par le linon, ton imagination te livra aux délices des entrebâillements polissons dont les mille jeux où tu t’évertuais, précisaient maintenant pour toi les langueurs confuses où ta psyché, à ton déshabiller, t’avait parfois surprise.

Nos cœurs battant d’un même souhait d’étreinte dont notre chasteté ignorait les moyens, doucement tu t’es agenouillée sur moi, nos robes emmêlées, posant sur mes lèvres ce que j’offrais aux tiennes.

Tandis que je polis en cet instant mes ongles, pourquoi donc subitement, Nelly, surgissez-vous des limbes du passé ? Par quel lien votre souvenir est-il lié à la toilette de ma main et quel reflet de mes sensations ou de mes pensées a soudain évoqué votre image ?… Oui, je me rappelle, Nelly, et je ne veux pas compter sur mes doigts, car il y a bien de cela vingt ans : vous en aviez seize et moi quinze. J’étais l’hôte de vos parents au bord de la mer. Ah ! certes si je me souviens ! Si bien que je crois sentir encore la pression de votre main emprisonnant ma main droite qui se débattait un peu devant le sacrifice que vous demandiez de ce qui était son orgueil.

C’était un soir dans votre chambre où nos deux lits se côtoyaient sous le baldaquin d’une indienne à fleurettes qui répandait son odeur fraîche. Nous étions à l’âge où tout est frisson, caresse, curiosité et un peu plus. Je suivais derrière vous dans la glace, les mouvements de vos bras relevés pour tordre votre chevelure au ton nuancé du miel, dont un ambre plus flavescent tachait le creux de votre aisselle. Votre épaule était nue sous le nœud du ruban qui retenait votre chemise brodée d’un feston ; un corset de coutil à fleurs brochées arrondissait vos hanches encore menues sous un pantalon de linon dont le volant plissé enserrait le genou de son engrelure. qui faisait chou sur le côté. J’étais très émue… Je me mis à la fenêtre où vous vîntes me rejoindre, silencieuse et toute nue sur le piédestal fuselé de vos bas noirs rubanés de mauve, hiératique sous la coulée de vif argent dont le rayon lunaire vous faisait un manteau… Votre bras s’enroula à ma taille flexible, et, per arnica silentia lunae, votre voix égrena sur ma bouche captive les tendresses suaves du poème de Verlaine :

Et toutes deux, avec des langueurs d’asphodèles,
Savouraient à longs traits l’émotion profonde
Du soir…

Puis, ayant tiré le rideau, vous m’avez fait asseoir à la toilette et pris la main dans votre main fiévreuse. Vos yeux allaient de mon regard inquiet à l’un de mes doigts dont le bel ongle lancéolé semblait, sous votre palper, offusquer vos obscurs desseins.

— Il faut ! avez vous dit en prenant vos ciseaux.

Nous étions assises face à face, mes genoux dans les vôtres. Vous étiez grave, Moi, je riais, car je croyais comprendre… Derrière nous, le vent de la mer faisait fluer mollement les longs rideaux de l’alcôve que ma pensée peuplait de doux pressentiments.

Mon ongle perdit sa pointe acérée, et s’arrondit sous votre lime au jugé de votre expérience précoce…

Oui, je me souviens, Nelly. Car sous la lueur de la veilleuse et dans les ombres de notre courtine, cette nuit-là, le murmure lointain des flots ne berça pas notre sommeil…

S’il est malaisé d’expliquer les erreurs d’un instinct qui préfère le mirage à la réalité, le voile qui cache à ce qui est caché, la représentation d’une forme à la forme elle-même, et d’une manière générale la stylisation à la vérité et à la nature, c’est un fait avéré que la robe et ses dessous ont un pouvoir de suggestion et un attrait à quoi rien ne résiste.

Et quand j’entends Mme Dash affirmer que les prêches libertaires de George Sand sont pour un bon quart dans les folies des femmes de son temps, je réponds que les élégantes perversités de la Mode sont pour les trois quarts dans les folies des hommes de tous les siècles. Je n’ai pas à dire ce qu’il en est pour nous qui leur devons les enchantements de Lesbos et les alanguissements de Narcisse. Certaines, même, subissent les effets de cette corruption charmante qu’est la toilette jusque dans la faible mesure où le costume masculin peut les provoquer. On sait le succès que leurs éclatants uniformes ont toujours valu aux officiers, et pour ma part je me rappelle le mot un peu trivial d’une femme à son amant que j’entendis une nuit à travers une cloison de chambre d’hôtel : « Garde ton caleçon, cela m’excite ! »

Quel délicieux florilège on composerait de toutes les dévotions de l’homme pour les atours féminins et qui, de siècle en siècle, s’élèvent vers l’ineffable Idole comme la supplication d’un désir ivre de souhaits que la nature lui refuse. Car il est bien évident que toutes les recherches sensuelles dont on a voulu faire des aberrations coupables ont leur cause unique dans la disproportion du désir « plus mobile que la lumière et plus vagabond que le vent », selon les termes de George Sand, et des faibles moyens que la nature a dévolus à sa satisfaction. Le prétendu tourment d’infini qui emplit de ses cris tous les temps, les rêveries alanguies ou passionnées du xviiie siècle, la mélancolie ardente de l’époque romantique, ne me semblent procéder, sous la stylisation littéraire qui leur a donné figure d’une inquiétude de l’âme devant le grand problème de notre destinée, que de la déception profonde d’un instinct qui ne trouve ici-bas rien à sa mesure, et s’est appliqué éternellement à se créer un monde d’illusions et de chimères. Quelle chose, en effet, plus pâle que l’acte d’amour au regard des voluptés âcres, aiguës, profondes et prolongées à l’infini dont rêve l’imagination, selon « un idéal de fautes surhumaines, comme dit Huysmans, de péchés que l’on voudrait neufs. »

Je ne veux pas remonter aux origines du costume ni rechercher comment à ses fins utilitaires s’est peu à peu mêlé, puis substitué l’élément sensuel de la parure. Mais ce serait une piquante histoire à écrire que celle de l’évolution du vêtement féminin dans ses rapports avec la sensualité.

Ce n’est pas de ces cinquante dernières années où le souffle d’un art audacieux de la stylisation a fait lever autour de la Femme la plus luxuriante floraison de frivolités, que, sous la robe, chante pour l’homme la voix de la Sirène. L’antiquité la plus reculée a connu, elle aussi, les ajustements secrets de la Femme, qui ne procédaient pas du seul besoin de se couvrir, mais du sentiment de ce qu’apportent de stimulant au désir les enveloppements de voiles, la finesse et l’éclat de leurs tissus, la tache inattendue d’un détail piquant. Elle a pratiqué tous les artifices des corrections faites à la nature pour relever ses imperfections, accroître son attrait, appeler tous les sens aux félicités de la possession, étendre, en un mot, le champ de la volupté par les moyens d’un scintillant mirage qui, à la vision directe et totale d’un nu monotone et jamais sans défaut, substitue une évocation lointaine et partielle où s’en avive la valeur.

Avec les procédés des fards les plus savants pour styliser la beauté du visage, avec les bains parfumés et ces macérations prolongées du corps dans des essences aromatiques, comme on le rapporte d’Esther avant qu’elle ne fût mise dans le lit d’Assuérus, les Anciens n’ont pas ignoré ce qu’ajoute à la recherche amoureuse la ceinture qui tient et moule les seins et cambre la taille, ni la molle bottine qui gante le pied, ni le cothurne qui élance et grandit sous une démarche nonchalante, ni l’art du drapé et du retroussé qui cache, dessine et découvre tour à tour une jambe dont la nudité enjolivée d’entrelacs de la cheville au gras du mollet, s’éclipse tout à coup dans la gaîne d’un caleçon fendu sous le flou d’une tunique de lin et la pourpre ou l’hyacinthe d’une traînante bassara.

La jarretière, cet infiniment rien dans la parure féminine, mais qui, ainsi que le sonnet, vaut mieux qu’un long poème, n’en voyons-nous pas les dames de condition de l’époque gallo-romaine, en armorier déjà leurs cuisses ? Elles les ornaient d’un luxe de camées et de pierres de couleur qui proclame suffisamment, avant même l’usage des bas-de-chausse, mais en même temps que le petit pantalon dont elles étaient protégées, que ce n’est pas de nous que date la fine corruption des élégances par lesquelles nous avons suppléé aux insuffisances de la nature.

L’effet sur le désir en est irrésistible. Voyez dans l’Arétin le trouble dont est saisi ce petit coquebin à la vue du caleçon bleu et des mules de velours noir que sous sa vertugadin relevée lui découvre astucieusement une Livia quelconque en se baissant devant lui pour ramasser son gant. Voyez à la Cour de la reine de Navarre ou de Catherine de Médicis le souci qu’ont les dames de leurs chausses bien tirées sur la jambe parce qu’elles savent quel appoint de lasciveté à les avoir tendues comme la peau d’un tambourin. Leurs grèves ainsi bien accommodées, la jarretière ou l’aiguillette à ferrets d’or proprement nouée, que d’habiletés pour en faire parade sous leurs jupes jusqu’à laisser apercevoir les beaux caleçons de toile d’or ou d’argent mignonnement faits où elles enfermaient leur cas.

On nous cite un ancien roi de France longtemps féru d’amour pour une belle inconnue sur la foi d’un gant perdu par elle au cours d’un bal masqué et précieusement gardé par lui. Faut-il s’étonner alors de ce gentilhomme dont parle Brantôme, s’éprenant subitement d’une honneste dame qui fit mine, un jour, dans un parc de perdre sa jarretière, s’arrête, hausse sa jambe, se met à tirer sa chausse et rhabille soigneusement le galant ruban dont est paré son genou.

Franchir de la main ou du regard le seuil de cet inconnu qu’est le monde de la robe, pénétrer dans la région interdite dont elle est la limite, en violer les beautés confiantes en leur nid de dentelles, repaître son désir des senteurs chaudes des voiles énamourés, ce fut affaire où la sensualité trouva toujours sa plus chère délectation. Il n’est astuces ni ruses qu’elle n’ait employées à la servir. Indépendamment des occasions qu’offrait le retroussé qui fut mieux qu’une mode, un art où excellait la Parisienne, indépendamment des accidents fortuits qui vous faisaient le témoin d’une femme réparant quelque désordre de sa toilette de dessous, ou accroupie par besoin de nature, liberté dont ne se privaient pas les grandes et honnestes dames d’autrefois, toutes ces roueries, les mêmes depuis que la parure est devenue le piment du désir, n’ont jamais tourné qu’à s’assurer la vue de la Femme surprise par en bas. C’est le plat des gourmets.

L’auteur des Dames Galantes et ses amis de la Cour en raffolaient. Quelques contes qu’il nous fait témoignent que dans les fêtes et cérémonies le spectacle pour eux se donnait surtout au-dessus de leurs têtes, par les joints des ais de l’estrade où les femmes avaient pris place. Là, cachés sous les gradins, ils avaient loisir de passer la revue des beautés en réputation, de violenter du regard les charmes qui se réservaient à d’autres et d’en jouir dans les atours de leur intimité la plus secrète. Pressées et comme fondues l’une dans l’autre, les larges vertugadins de magnifique brocart élevaient au-dessus d’eux, sur les fûts jumellés de colonnes vivantes, la voûte d’un paradis de promesses orgiaques, tapies dans la richesse des caleçons.

Mais ce que les hommes ignorent, c’est que nous nous faisons une perversité des plus délectables de nous savoir ainsi, à leur insu, fouillées par leurs regards, ou sous l’apparence de la plus complète indifférence, de jouir du désir que nous allumons en eux. Une de mes amies me confessait qu’elle n’avait pas de plus grand plaisir que de se prêter à toutes les circonstances qui, sans qu’elle parût y prendre garde, mettaient ses flirts en position de surprendre ses charmes les mieux dissimulés. C’est le cas de bien des femmes à leur toilette qui tirent plaisir du trouble respectueux de la soubrette qui les pomponne et les habille ; c’était celui de Mademoiselle, la cousine germaine de Louis XIV, qui baillait à ses pages quelques louis pour aller se satisfaire après les avoir complaisamment induits en tentation violente de son corps dont ils avaient, une heure et plus durant, fait la parure minutieuse et vu de leurs yeux s’étaler les beautés les plus secrètes sous le masque d’une indifférence où la Princesse abritait de délicieux frissons. Ce fut enfin le cas de cette grande dame, avec combien d’autres, qui, ayant eu recours à son valet pour lui tirer convenablement ses bas lui demandait s’il n’entrait pas pour cela en rut et concupiscence. Brantôme ajoute qu’elle dit même le mot tout cru.

Ces articles de notre intime parure portent en eux tant de volupté, il y a de si doux frémissements à leur toucher, une telle séduction dans leurs lignes, l’association d’idées s’est si fortement nouée entre eux et l’objet du désir, ils sont en un mot si femmes eux-mêmes, aux yeux d’une imagination vive et pour des sens subtils, que bien des hommes de goûts délicats et efféminés ont succombé à leur sortilège dans des rêveries, quelquefois même des égarements dont rien ne leur égalait la délectation. Sans cesser d’appartenir à leur sexe, sans perdre le respect qu’ils se doivent, sans être d’aucune manière ni dans l’intention, ni dans le fait, des invertis, ils cèdent à l’envoûtement de ce mundus muliebris jusqu’à en ressentir les joies sur leur personne même. Ce n’est point corruption, mais disposition à jouir de l’illusion plus que de la réalité.

De bonne heure et par l’effet d’une discipline qu’ils ont su imposer d’autant plus facilement à l’impulsion sexuelle qu’ils sont plus raffinés sur le plaisir, ils ont recherché la félicité érotique dans une délectation d’images qui procède de l’étroite liaison que leurs premiers émois charnels ont établie entre le corps de la Femme et ce monde de frivolités, de rubans, de dentelles et de voiles dont celle-ci fait le rempart de sa vertu et le champ de bataille de sa défaite. Leur amour de la Femme est l’adoration du mystère dont ce monde l’enveloppe. On sait la fascination qu’il exerça sur Charles Baudelaire. Verlaine n’y fut pas moins conquis dans sa débauche et ce n’est pas la pièce la moins suggestive de ses Œuvres Libres que celle de ce rêve qu’il fait au bal, où couché sur le parquet, cent ballons de jupes gaies tournoyant sur sa tête, encanaillent son désir « de bottines bien cambrées »,

De bas blancs sur quels mollets fermes,
Si rieurs et si bandatifs,
Avec en haut, sans fins ni termes,
Ce train d’appâts en pendentifs ».

Les hommes les plus pondérés même n’y résistent pas. Alphonse Karr qui se donna souvent l’air d’un parangon de vertu a succombé lui aussi devant les maléfices de la toilette. « Toute femme, dit-il, peut inspirer des désirs plus ou moins ardents grâce aux obstacles, à une certaine résistance, au mystère des vêtements ». Les attributs de la féminité exerçaient sur Richard Wagner un tel charme qu’il ne pouvait pas toucher sans émotion les effets que ses sœurs se confectionnaient à la maison.

N’est-ce pas Marie Wolstonecraft qui déclare que « le dévouement et l’amour peuvent s’attacher autant aux vêtements qu’à la personne ? » Un fabliau du xiiie siècle n’en faisait-il pas foi déjà en nous contant l’aventure de cette femme mariée qui, à la veille d’un tournoi, envoie une de ses chemises à son amant pour qu’il s’en couvre comme d’un talisman ? Et un autre de ces naïfs récits d’autrefois ne nous montre-t-il pas la maîtresse du châtelain de Coucy parti pour la Croisade, trompant la longue attente de ses ardeurs avec la chemise de son chevalier ? Que de jarretières, de gants, et de rubans dans les tiroirs des amoureux ! Dongan, l’amant de miss Price, avait empli toute une cassette des gages d’amour qu’il tenait d’elle et parmi ces faveurs, à des mèches de ses cheveux se mêlaient des épis de ses floraisons plus discrètes. Combien de gentilshommes de l’expédition de l’île de Ré, qui avaient enrubanné leur virilité d’un galon dont tout le prix venait de l’usage secret qu’en avait fait au préalable leur maîtresse ! Qui ne sait qu’Henri III s’éprit de Marie de Clèves sous l’effet de l’odeur dont en dansant elle avait imprégné sa chemise qu’il avait pu lui dérober après le bal ? Les galants soupirants des dames galantes ne les priaient-ils pas de porter plusieurs jours leurs bas de soie avant qu’ils ne les missent eux-mêmes, et un amoureux de Messaline n’avait-il pas toujours sur soi, comme relique d’elle, un de ses escarpins dont elle lui avait marqué sa faveur ? Quelle évocation troublante est pour chacun le pantalon d’une élégante égaré à portée de la main, une jarretière encore mâchée de l’étau du jarret, l’odeur d’un gant ou d’un corsage, la grâce d’un geste qui découvre et cache à la fois ! Quel n’était pas l’attrait du balancement d’une jupe, ou son envol au temps des flamboyants dessous, lorsque la Femme, ainsi que les déesses de l’Olympe, se faisait un rempart des enveloppements de nuées floconneuses, une pudeur des blanches écumes qui la caressaient de leurs frissons ! Comment s’étonner alors que des hommes plus avides d’illusions que d’autres, s’oublient à goûter sur eux cette ivresse lente et prolongée qui se dégage de tous les accessoires de notre costume ? L’abbé de Choisy, le chevalier d’Éon de Baumont, Savalette de Lange qui passèrent leur vie sous les accoutrements féminins, eurent des émules. La Vie Parisienne signalait en 1900 un acteur américain spécialisé dans les rôles de femme qui, chaque année, venait faire la remonte de sa garde-robe rue de la Paix. Le jour des essayages, sa soubrette arrivait avec une valise renfermant bas de soie, souliers de satin, chemise et pantalon ajourés d’entre-deux, corset de satin, jupon de mousseline de soie volantée de Valenciennes, et il s’en attifait avec le naturel dont se marque une habitude quotidienne. Il y a deux ans, la Cour des divorces de Londres n’a-t-elle pas retenti des doléances de Mrs John Huys Russell contre son mari dont la garde-robe féminine rivalisait de splendeurs avec la sienne ?

Ce ne sont pas seulement les imaginations modernes qui exigent de la délicatesse et du mystère en amour. Et l’Hermite de la Chaussée d’Antin n’est pas le premier qui a pu dire que « chaque forme que la Femme découvre, chaque voile qu’elle retranche est une faveur qu’elle supprime ». C’est un aphorisme aussi vieux que la civilisation, qu’une femme n’a qu’à perdre à se laisser déshabiller ; ce qu’on n’a pas vu d’elle vaut toujours mieux que ce dont on se souvient. Bien certainement Adam trouva à Ève des charmes inconnus quand elle se fut tressé une ceinture de feuilles de vigne dont les dents étaient suffisamment évidées pour faire valoir ce qu’elles avaient l’intention de masquer.

Car tout est là dans la volupté. On l’oublie trop aujourd’hui que le linge, cet écrin du rubis qui en fait valoir la beauté, est rendu à la quasi simplicité des maillots dont les Merveilleuses du Directoire lassèrent bien vite notre besoin d’illusion. L’esthétique présente de la parure féminine tient dans ce joli mot de M. Louis Verneuil : « Rien du tout sur pas grand’chose. » C’est l’ère de la « grande peau », le torse nu dans un décolletage qui, devant et derrière, livre tout jusqu’à la ceinture. Quelle erreur, et quelle profanation des beautés du corps ! De quel esprit charmant et avec quel sens de la volupté l’a souligné M. Gérard de Beauregard dans son Manuel de la Femme supérieure. « Ce qui fait le charme d’un nu, écrit-il, c’est qu’il soit limité, c’est la conviction où se trouve le spectateur que le peu qu’il voit suppose des merveilles toutes voisines, si adorables, si excitantes qu’on n’ose les présenter à ses yeux éblouis ». Et prônant le décolletage à la Vierge comme le cadre le plus seyant d’une belle gorge, il ajoute : « À peine distingue-t-on l’origine de la gorge, et pourtant on la devine, on la sent blottie, craintive, palpitante. Les premiers contreforts de la rose colline, visibles à l’œil, sont prolongés par la pensée qui dessine, à sa fantaisie, des sommets triomphants. Savez-vous rien de plus joli que ces coins d’épaule entièrement dégagés émergeant de la vaporeuse berthe de dentelle ? Dans ces deux mamelons satinés, pareils à des seins où n’auraient pas encore germé les boutons d’incarnat, il y a le plus perfide et le plus excitant des nus ».

Et le bras, lui aussi, à faire trop parade de sa nudité, n’a-t-il pas perdu peu à peu, à notre regard blasé, l’attrait suggestif de son aisselle et de la grassouillette incurvation de ses lignes à l’intérieur du coude, quand, tantôt modelé dans une gaîne étroite de satin ou de soie qui en accusait les renflements charnus, tantôt livrant avec modestie l’ivoire de sa chair ou son duvet de pêche sous les arabesques d’une dentelle, tantôt jouant avec notre curiosité dans l’ampleur d’une manche qui affinait l’attache de la main, il participait, tout comme la jambe si prostituée aujourd’hui, à ce mystère qu’était alors pour l’amant la découverte d’un corps de Femme ?

Dans le même esprit que M. de Beauregard, Mme Gabrielle Reval, opposant l’une à l’autre la philosophie de deux grands couturiers, accordait sa préférence à Doucet sur Faquin. « Car Doucet, disait-elle, est l’homme qui prépare les défaillances. Ses vêtements voilent, enveloppent et se nouent, les liens de ses corsages et de ses déshabillés sont les armes heureuses des coquettes. Paquin, lui, n’a pas le temps d’éveiller un lent désir, il va droit au viol. Ses femmes sont nues jusqu’à la taille. Doucet sait mieux le prix des bagatelles en amour. »

Quelle plume aura jamais un don assez souverain pour dire toute leur saveur ? Ne vous hâtez pas quand vous déshabillez votre maîtresse. Prolongez ces instants trop rares où elle vous abandonne sa parure. Dégustez lentement le toucher de ces tissus précieux qui font une gaîne si douce à sa chair ; chiffonnez-les d’une main qui a la sensibilité des yeux et se délecte au grain de l’étoffe, au relief ou au dessein de la broderie, aux plis dont la tiède pression de la peau a marqué les endroits les plus cachés de la batiste. Gardez-vous de triompher trop vite d’une résistance dont vous évaluerez le prix au désenchantement qui suivra sa défaite. Derrière elle se cache la déception du mirage évanoui. Quand une à une les pièces de la défense auront capitulé entre vos mains fébriles, quand jupes et pantalon vous auront donné libre accès dans la place, que restera-t-il, hélas ! de tout ce que vous vous étiez promis ? Croyez-moi, attardez-vous au siège et gardez-vous d’un assaut brutal !

C’est une vérité trop négligée d’elles que bien des lassitudes se changeraient en ardeurs si les femmes apportaient à garder leurs amants la moitié seulement du souci qu’elles ont eu de leur élégance et de leur coquetterie pour les conquérir. Jadis tout était mis en œuvre par elles pour faire de leur personne une tentation irrésistible. Ce n’est point seulement ce qu’on en voit qu’elles assuraient le mieux pour leur défaite, c’est ce qu’elles en cachaient. Elles savaient le pouvoir magique de la variété dans le costume, car la variété de la forme et de la couleur fait chaque fois de la Femme un être différent. Elles savaient le désir changeant et prompt à se blaser, et s’appliquaient, au printemps de leur liaison, à le tenir en haleine par une succession de mirages lui diversifiant son objet. Et, si sûres qu’elles fussent encore de leur vertu, cette application se portait avec plus de subtilité peut-être sur leurs ajustements secrets, tant elles étaient instruites, par ce qu’elles en avaient éprouvé elles-mêmes, de ce qu’il y a d’appât sensuel dans les derniers voiles. Alors même qu’elles étaient encore résolues à en défendre les approches, elles apportaient au choix de leurs dessous une attention plus méticuleuse qu’à celui de leur robe.

« On reconnaît presqu’à coup sûr, qu’une femme a un amant à l’inspection de ses dessous », notait très judicieusement celle qui a écrit ce Carnet d’une Femme dont M. Pierre de Lano a assuré la publication. « Mariée et fidèle la Femme n’a qu’un relatif souci de sa mise intime, de son luxe invisible. » Mais a-t-elle commis le péché, ou y songe-t-elle, « tout l’incite alors à se parer intimement comme dans l’extériorité de sa personne. Préoccupée d’être agréable aux regards de celui qu’elle aime, elle a des attentions délicieuses pour lui rendre plus engageante la route du désir ou du baiser ». Le corollaire de cette vérité de fait, ajoutait cette mondaine, c’est que « le plus ou le moins de durée d’une liaison dépend du plus ou du moins de diversité, du plus ou du moins de science que la Femme apporte dans ses dessous. »

C’est ce qui faisait dire à Brantôme « qu’il n’y a que le coup en robe ». Car il avait au plus haut point, lui aussi, le goût des riches parures que la reine de Navarre avait, sur la mode de l’Espagne et de l’Italie, introduites à sa Cour ; et la séduction d’une Femme assurée des plus magnifiques atours lui était plus irrésistible que désaccoutrée et couchée nue, même avec le rehaut de draps de taffetas noir bien tendus et sur le lit le plus enrichi de broderies que l’on pût voir. Sa convoitise et jouissance redoublaient, dit-il, à la posséder ainsi couverte et richement parée, encore qu’il ne vît que le seul visage de tout le reste du corps. Il prisait, en outre, dans le coup en robe ce qu’il a d’un peu brutal et de cavalier. Car l’amour suit le code des mœurs, et Brantôme était d’un temps où, pour un gentilhomme, l’amour était un point d’honneur qu’il réglait sur-le-champ, l’épée à la main. Il y éprouvait une sorte de délectation de la violence, analogue à la joie du pillage d’une ville prise d’assaut. C’était le plaisir « de braver, fouler, presser et gourmander, abattre et porter par terre les draps d’or, les toiles d’argent, les clinquants, les étoffes de soie avec des perles et des pierreries ». C’était en quelque manière la volupté du massacre et du viol dont l’ardeur, semblable à l’ivresse de troupes au carnage, s’excitait, faute de sang, à mettre en pièces tous les obstacles.

Le seigneur de Bourdeilles et ses amis prirent contentement quelquefois à ces jeux un peu sadiques, comme le jour où avec M. de Nemours, M. de Chartres, le Comte de La Roche, et d’autres égrillards, s’étant rendus chez des filles, et s’étant amusés par-dessous un tréteau à les regarder pisser, M. de Randon encloua d’un fiçon sur le plancher où l’une d’elles était accroupie très bas, ses landilles qu’elle avait fort longues et qui s’essertèrent en quatre lorsqu’elle se releva sous l’aiguillon de la piqûre.

On pense qu’habitués à ces amusettes, ces messieurs ne devaient pas apporter de grands ménagements dans le coup en robe. Nous nous piquerions aujourd’hui de plus de formes, au risque même de décevoir les espérances d’un plaisir plus aigu qu’une femme aurait mises dans les apprêts de sa défense. C’est ainsi que la Marquise de Caraman ne pardonna jamais à Elim Metscherzky la sotte timidité qui le retint de pourfendre ou de baisser le pantalon sans couture dont elle s’était protégée le jour d’un premier rendez-vous avec lui. Sa rancune ne pouvait avoir pour cause l’offense d’avoir été refusée, car les intentions de Metschersky qui la comblait d’envois de camélias parlaient assez clairement ; elle tenait à la déception de sa volupté. S’il n’y avait pas eu une intention vicieuse dans son choix d’un pantalon clos quand elle était décidée à se livrer, elle eût interprété la retraite de son amant comme une marque de son respect pour elle. Il s’en fût gardé en présence d’un pantalon bâillant où il eût deviné un consentement tacite. Mais cette jolie femme très poussée dans les excentricités de la Mode et qui fut une des premières à fumer la cigarette dans les salons, était moins une chercheuse d’esprit, pour bas-bleu qu’on l’ait dite, que de sensations rares. Elle était de celles qui n’abandonnent rien au hasard dans leurs rencontres galantes, qui, de la chemise à la chaussure, ont calculé à l’avance tous les effets psychologiques des diverses parties de leur toilette et jugé sur leur propre émotion sensuelle devant la glace de ce qu’il en sera dans les bras de leur amant. En mettant un pantalon fermé, Mme de Caraman pensait à la fois à procurer à Elim l’occasion de lui faire violence et à se préparer un plaisir de gourmet, savourant à l’avance rien qu’à se voir ainsi engaînée d’une manière bien close depuis la cheville, les délices épicées de la résistance.

La Mode d’à présent n’a pas altéré l’attrait sensuel que la robe porte en soi. Il s’est déplacé, avec l’ascension de la jupe jusqu’au genou, mais il est resté ce qu’il était du temps de la mode longue, l’irrésistible séduction qui enchaîne notre regard à un cercle d’ombre ouvrant une échappée sur l’inconnu.

Cependant cette robe dont le bord est à portée de la main, et si légère et si floue qu’on vous la peut remonter par surprise, provoque aux plus osées licences. Que de fois à Londres aux heures d’affluence du métro n’ai-je senti un corps qui m’accolait timidement par derrière, une jambe qui s’engrenait dans les miennes ? Si je ne bronchais pas, une main s’aventurait le long de ma cuisse en pressions douces sur ma robe, montait jusqu’à mes fesses d’un glissement menu sur leur coupe médiane, mettait à profit tous les cahots de la voiture pour des attouchements plus marqués. Encouragée par ma passivité, quelquefois même par un réflexe qui donnait suffisamment à entendre au galant quand, du coin de l’œil je l’avais jugé de bon ton, la main se glissait au bas de ma jupe et trois doigts experts à froncer les étoffes la soulevaient jusqu’au point qui leur ouvrait le passage par-dessous. Certains apportaient à cette manœuvre une dextérité qui ne m’en laissait rien soupçonner ; et je pouvais croire l’entreprise interrompue quand un suspect frissonnement de la dentelle de mon jupon sur la soie de mes bas m’indiquait qu’elle était en pleine voie. On s’attaquait aux secondes défenses. De plus habiles encore, mais peut-être moins voluptueux, enlevaient d’un seul coup le double rempart en pinçant plus profondément dans l’épaisseur de la robe. Alors, — et c’est ici que je mesurais la sensualité de mes gens, — l’indiscrète main si elle était celle d’un passionné des dessous, avec la délicatesse d’un doigté réceptif comme une antenne, parvenait jusqu’au pantalon, en parcourait avec la légèreté d’une aile d’insecte les contours gracieux ou pimpants, s’emparait du volant, en pressurait amoureusement la dentelle ou la broderie, et se coulant plus en arrière, d’un glissement à fleur de tissu parmi les plis éventaillés d’entre-jambes, s’immobilisait en une palpation voluptueuse là où béait jadis l’ensorcelante ouverture.

La polissonnerie de ce manège, le piment de ce qu’il avait à la fois de secret et de public, la perversité de mon attitude de complice et de victime, ce qu’il y avait de troublant à jouir d’un plaisir qu’on croyait prendre à mon insu, tout cela joint au sentiment d’être violée dans le privé de mon élégance, me faisait goûter une étrange saveur à ces audaces. Je ne les tolérais pas d’un rut grossier qui s’égarait sans ménagement sur ma chair par la gaîne de ma culotte. Mais j’étais sans défense contre qui s’attardait avec délice sur tous les détails d’une toilette à laquelle j’avais moi-même attaché toutes les intentions libertines par le choix que j’en avais fait, et calculée en vue d’une prise plus sensible à la main.

Ces jours-là où j’avais prémédité de me faire faire violence, je passais une robe plus longue s’accommodant avec des dessous plus fournis que ces pauvres chemises-culottes de la dernière mode, qui, si ouvragées qu’elles soient, sont réduites au rôle de cache-sexe. Par dessus une chemise largement bordée de dentelle, je mettais un pantalon de grande coquetterie, tantôt étroit, tantôt juponné et à plis très fins, arrêté à un demi pan du genou, et d’une variété infinie de décoration : points de Paris incrustés, riche guirlande de broderie à la main sur fils tirés et Valenciennes, bouillonnés de tulle et neige de dentelle, engrelure brodée et volant de Malines, jours tunisiens, grecque, bande d’œillets, entre-deux de cent façons, et choux de rubans chiffonnés sur le côté. Désireuse de faire à la main qui s’aventurerait dans l’obscurité de mes voiles un chemin varié de sensations tactiles semé des plus doux reposoirs, je n’avais garde de substituer à la jarretelle une aiguillette de satin à bouts d’or qui nouait le bas au corset, ni d’oublier de me parer d’une jarretière à flots de ruban ou coulissée de dentelle.

Certain jour que je supputais la chance d’une audace qui, affolée par toutes les sollicitations de ma parure, ne s’arrêterait pas à mi-chemin, j’en préparai la tentation en passant un pantalon ouvert. Assez étroit de jambe pour que la main ne s’égarât pas sur les côtés, c’était un de ces ravissants pantalons Chérubin dont plusieurs rangs d’entre-deux formaient une haute manchette de broderie froncée à petits plis au-dessus du genou par un nœud de satin. Toute la défense de ma pudeur était confiée à une chemise de fine batiste qui descendait assez bas pour clore l’ouverture de mon inexpressible. Sur une combinaison de crêpe de soie, j’avais une robe de satin émeraude, taillée en forme, les hanches étroitement moulées. J’étais charmante. Sur le quai j’avais été dévisagée par une très jolie brune mise avec une grande recherche d’élégance. Je n’avais eu que le temps d’être frappée du feu de son regard. Le train arrivait. Je montai. Elle me suivit et la poussée de la foule, bien que nous fussions en première, nous accula dans l’encoignure d’une des portières opposées à l’entrée. Accoudée à la barre de cuivre de la banquette, je tournais le dos à mon inconnue. Coincée elle-même entre moi et la paroi de la voiture, elle l’avait beau pour l’entreprise à laquelle j’avais eu tout de suite le pressentiment qu’elle était résolue. L’attaque ne se fit pas attendre. Le convoi démarrait à peine de la station, que ma jolie brune m’accolant chaudement, tandis que sa tête se penchait amoureusement sur mon épaule, avait déjà sa main sous mes jupes.

Bien qu’elle eût les frôlements d’une gourmande des dessous, elle en usa avec l’intention évidente de ne pas me faire un larcin de son plaisir, mais bien au contraire de m’en rendre complice. Dès qu’elle fut dans la place, elle s’y comporta de manière à ne me le point laisser ignorer. Elle avait conscience que le regard dont elle m’avait enveloppée sur le quai m’avait soumise à son désir et que je ne lui résisterais pas. Après maintes privautés attardées aux fanfreluches de ma parure sa main aspirant dans ses lentes caresses à travers la fine batiste toute la chaleur de mon corps, se porta sur l’ouverture de mon pantalon.

Un léger tremblement me fut la preuve de l’émoi que l’impudicité de cette fente libertine ajoutait pour mon inconnue au délire de son imagination. Elle en écarta les côtés, souleva le pan de dentelle qui volantait ma chemise et coula avec volupté ses doigts entre la double échancrure, Un frisson délicieux me parcourut de la tête aux pieds. Autour de nous tassés, suffocants, tenaillés d’un même désir dans le contact des corps, le froissement des jupes et la mêlée des effluves, les voyageurs nous faisaient un écran. D’ailleurs, tout entière par l’imagination encore plus que par les sens au libertinage auquel je me prêtais, je ne songeais point à la honte d’une surprise. Au fil des stations la voiture ne désemplissait pas et rassurée sur ce point, mes yeux dans le trouble de mon plaisir sous la pression doucement mouvante d’un corps contre le mien, ne percevaient que l’image dont j’eusse volontiers demandé la confidence à ma glace. Les piquants détails en tourbillonnaient devant moi : nos jambes emmêlées, mes dentelles frémissantes, mes rubans malaxés avec frénésie, les broderies de ma culotte au pillage sous des mains folles de luxure. Je crus défaillir. Semblables à des ventouses, les doigts qui m’anéantirent sous l’impression d’une succion de lèvres, devaient boire la volupté qu’ils donnaient. Je montai de la vie à l’extase dans une ascension de délices fulgurantes comme je n’en ai plus connu. La tête me tournait. Je m’abandonnai sur la barre d’appui, presque ivre de mon plaisir, et des senteurs d’ambre gris piqué d’un âpre relent d’aisselle moite dont m’enveloppait mon inconnue.

Apaisée, calme et subitement figée dans une correction distante et glaciale, elle descendit à la première station sans me dire un mot. En rentrant chez moi, je m’aperçus que la mystérieuse personne, après avoir saccagé ma culotte en avait emporté le ruban cramoisi qui étoilait la neige de sa guipure au-dessus du genou.

C’est pour le seul plaisir du retroussage que je me suis donné quelquefois le luxe d’une scène de flagellation. Et c’est à cette même curiosité qui me mettait à l’affût du déshabiller de ma mère, que je dus d’être initiée à une bizarre recherche de sensations qu’en certaines réunions, des femmes qui s’en rendent entre elles le service réciproque, trouvent dans une pratique passionnée des bouillons pointus. Cette scène surprise par moi derrière une tenture dissimulant une porte condamnée, me causa une émotion sans pareille.

Obéissant à une consigne dont elle avait l’habitude, Albine, une accorte soubrette attachée au service de la toilette de ma mère, commença par tirer les rideaux pour plonger la chambre dans un émouvant clair-obscur. Puis elle se mit en devoir de dévêtir sa maîtresse. Avec toute la délicatesse de main d’une fille experte, elle fit lentement glisser la robe princesse de velours gris argent qui moulait la rondeur de seins parfaits et épousait sans un pli le voluptueux modelé d’une taille de guêpe dont la cambrure s’évasait sur les hanches et sur la ferme saillie de la croupe en une ligne d’une grâce infinie. Sur sa traîne alourdie d’une bande de zibeline, la robe, dans le doux bruissement de sa double jupe de soie, s’écroula en mille plis aux pieds de ma mère qui, d’un mouvement gracieux enjamba la galante dépouille. Sa gorge nue jusqu’à la magnifique Valenciennes d’une chemise ouverte en cœur et retenue par l’épaulette d’un ruban rose qui serpentait dans l’engrelure des entre-deux, ma mère m’apparut dans le coquet déshabillé d’un corset de daim blanc rehaussé de fines Malines, et d’un jupon de faille perle à triple volant de dentelles qui balançait ses remous au-dessus de l’étroite cheville s’élançant d’un cothurne de satin gris.

Tandis que ma mère, dans le cortège de son image multipliée par les glaces, venait paresseusement s’étendre sur sa chaise longue, Albine avec la précision rituelle du desservant d’un culte, était allée tirer d’un placard dissimulé dans un panneau, un coffret oblong d’ébène où reposait l’instrument nécessaire à l’office de ce jour. C’était un clysopompe d’argent massif de la plus grande fantaisie, œuvre d’un de nos meilleurs orfèvres parisiens, enrichi, dans un entrelacs de fleurs de pavots, d’une piquante scène sculptée en ronde bosse représentant un faune qui, d’un priape monstrueusement long, administrait un clystère à une nymphe à genoux sur un tapis de fourrure gravé du monogramme de ma mère.

La servante déroula le caoutchouc de soie verte, assujettit à son extrémité une fine canule d’ivoire, qu’elle avait sortie d’un autre petit écrin capitonné de velours noir, remplit le cylindre d’une eau tiède où elle jeta un filet d’essence de rose. Tout cela fut fait sans mot dire ; et je ne sais ce que le silence qui enveloppait tous les actes de cet office y ajoutait de mystère.

Comme tout était prêt pour le sacrifice, ma mère se mit alors sur son séant, puis faisant un demi tour sur elle-même, inclina son buste sur une pile de coussins, sa jambe gauche ployée sous elle, la droite hors du sopha, dans la station debout.

Albine s’approcha et d’une main soigneuse souleva jusqu’aux reins le jupon de soie découvrant à mes yeux la splendeur boréale d’une croupe dont la cambrure tendait un pantalon de la plus fine batiste. Cachée comme je l’étais, pour ce spectacle, le jeu des glaces m’en renvoyait, sous les angles les plus divers, l’image troublante centuplée. Le temps n’en a point affaibli l’impression, et dans ce moment je revis si complètement cette scène que j’en ai les mêmes battements qui, alors, me semblaient emplir le silence de la pièce.

Mon regard s’était rivé sur la ligne médiane du laiteux hémisphère dont mon ignorance faisait le siège du péché. Pendant qu’Albine étalait avec minutie entre les jambes écartées une serviette, je suivais les méandres que dessinait autour de ses formes le merveilleux « inexpressible » dont ma mère était culottée. Quel mot charmant, car comment rendre la grâce mutine et tout à la fois l’étrange symbole de la coupe de cette fine enveloppe qui détient le plus intime secret de la Femme, garde ou livre sa pudeur, couve jalousement entre ses coutures le plus beau fruit de la création, caresse les vallonnements profonds de sa chair, s’entre-baise avec elle dans une accolade sans fin, s’abreuve du parfum de sa fleur et conserve dans les replis de son tissu arachnéen le frisson de ses désirs et de ses abandons !

C’était, ce jour-là, un pantalon coulissé de forme droite dépassant à peine le genou de ses deux volants superposés de haute Valenciennes piqués au-dessous d’une engrelure brodée où serpentait un large ruban de satin rose qui, faisant jarretière au bas de la cuisse, venait se nouer en un flot dans le ruché de la dentelle. De cette voluptueuse manchette dont la transparence s’argentait du coloris du bas, descendait comme le pistil d’une corolle renversée, la ligne délicate d’un mollet chantourné à ravir dans le dégradé lumineux d’une soie gris de perle.

Mais la soubrette, après avoir lubrifié le bec d’ivoire d’une huile parfumée, s’était agenouillée entre les jambes de ma mère et, avec une lenteur graduée sur son plaisir, elle avait fait glisser sur leur coulisse les fronces du pantalon. La délicate batiste, tendue en ramures d’éventail le long de cette divine ligne de la conjonction des cuisses étira ses sillons si pleins de polissonnes réticences sur le dernier voile du sanctuaire. La Valenciennes volantant le tour de la chemise fut rabattue sur les reins, et dans l’ovale entrebâillé de la gaîne, apparut un double croissant de chair lunaire perdu parmi les blanches vapeurs du galant retroussé.

Ô poésie des tissus, qui dira le secret de votre ensorcelante magie ? Féerie des voiles, quelles fées vous ont donc tissés et de quels fils est votre trame, pour détenir ainsi dans le mirage de vos ombres et de vos lumières, l’attrait suprême de notre désir ! Hélas ! la langue est impuissante à traduire des sensations aussi subtiles que celles qui tiennent à une griserie d’images, cette stylisation dont la robe et la lingerie relèvent l’éclat de notre beauté, et cet érotisme propre à une simple figuration de formes. Que n’ai-je le crayon évocateur et lascif dont une Gerda Wegener, un Kitchener, un Hérouard, un Brunelleschi, un Georges Barbier, un Martin, un Léonec, un Vallée, un Fabiano, ont animé l’élégante sensualité des transparents dessous et l’affolante ivresse des cercles d’ombre d’une jupe ! Comment rendre sensible à la lecture la provocation irrésistible qui me venait de ce fourreau de batiste dont je me disais que ma mère s’était parée avec amour, après l’avoir avec une préméditation polissonne choisi de cette forme peut-être plus piquante dans sa coupe et plus diabolique dans son échancrure qui offrait à mon regard pâmé le sillon longitudinal dont mes lèvres avaient naguère savouré la fraîcheur sous la robe d’Alice.

Arrêtée dans une extase égale à la mienne, Albine, de sa main gauche restée libre, ouvrit d’une lente pression sur les bords la raie sombre et satinée, et, débusquant l’orifice mignon, inclina sur lui sa tête garçonnière.

À ce geste, ma mère n’eut pas un mot ; mais je vis sa croupe accuser sa saillie dans un mouvement d’offrande amoureuse ; une flamme aviva ses yeux qui s’immobilisèrent sur les reflets complaisants de son image. Avec précaution la canule avait franchi les stries de la porte étroite et pénétré peu à peu en un doux glissement jusqu’à la garde. Trois minutes qui me parurent encore plus lourdes de silence que les autres, épuisèrent le temps de la tiède irrigation, dont ma mère accueillit la première ondée par une petite contorsion de ses hanches qui aida le liquide à se frayer sa voie. Elle eut encore quelques soupirs étouffés qui semblaient moins l’indice d’une douleur que de quelque agréable sensation de chatouillement qui imprima une légère oscillation à ses fesses. Et le piston du clysopompe ayant achevé sa course, le bec d’ivoire fut retiré ; l’officieuse soubrette épongea délicatement, poudra, rabattit la chemise, referma le pantalon, fit retomber la jupe, et remit sa maîtresse sur le dos.

Ce fut aussi Albine qui, l’instant d’après, l’installa sur une cuvette à dossier, mais après lui avoir cette fois descendu son inexpressible sur les cuisses. J’en compris la raison quand, dans un bruyant remous d’eau, j’entendis ma mère se répandre en petits cris amusés sous l’action de la douche chaude qui fouettait son opulent derrière. Puis elle se releva, et s’abandonnant aux soins minutieux de la servante, le jupon remonté à la taille, le pantalon enroulé à la cheville, superbe d’impudeur, elle lui livra par dessus le magnifique portique de ses cuisses d’albâtre, la splendeur de ses fesses et l’ivoire poli de son ventre que veloutait une tâche d’or blême.

Cette leçon ne fut pas sans profit pour moi, et je voulus connaître le singulier plaisir dont j’avais été le témoin. Je ne pouvais m’en faire un cas de conscience puisque l’exemple m’en venait de ma mère. Dans ma pensée, je ne faisais qu’anticiper sur des jeux permis et ma faute m’en parut très allégée.

J’entraînai ma petite Alice à la partager ; et je l’y trouvai d’autant mieux disposée qu’elle n’était pas sans ressentir, ainsi qu’elle me le dit, un trouble agréable à se laisser déculotter par sa bonne quand il lui fallait prendre médecine. Il n’était pas de dimanche où profitant de notre journée de sortie, nous ne prissions ce divertissement dans quelque pièce isolée de ma maison ou de la sienne, au gré des visites que se faisaient nos mères très liées ensemble. Heureuses et pressées de se retrouver sans des témoins gênants pour leurs tendresses, elles se libéraient de notre présence en nous disant d’aller jouer. Des après-midi entières nous échappions ainsi à toute surveillance et retirées en sécurité, nous nous abandonnions sous couleur de jeux très innocents je ne dirai pas aux vices de notre âge, mais aux égarements d’un instinct qui balbutie encore.

Ce ne furent d’abord que des enfantillages. J’étais le docteur ou l’infirmière, Alice était la malade et j’ordonnais un lavement que j’administrais sur-le-champ. C’était le thème rituel qui ne variait guère. En réalité cela se bornait au simulacre. Mais dans l’innocence encore de notre pensée et des intentions que nous apportions à cet amusement que le précoce instinct de notre fonction maternelle généralise si tôt chez les petites filles, de quelle émotion ne me sentais-je pas saisie déjà, quand, Alice étant couchée sur le ventre, je relevais sa robe, puis sa jupe de dessous, et que je découvrais son pantalon fendu sur cette partie du corps dont les enfants ont tout de suite tant de curiosité ! Mon bonheur, tout à fait étranger au sentiment de mal faire, me figeait sur place. J’écartais en tremblant le léger rideau tendu sur le mystère et je m’absorbais dans la contemplation des deux joues fraîches et rosées que partageait un trait d’ombre où se glissait mon doigt fureteur. Ce fut ainsi les premières fois. Alice poussait un petit cri sous une sensation d’égratignure, et dans un silence qui correspondait au temps de l’irrigation, nous demeurions, elle à quatre pattes, le postérieur cabré, moi attentive à mon office, me délectant de l’image que j’avais sous les yeux. Puis je dégageais mon ongle de l’étroit anneau de chair qui avait marqué sa chaude pression d’une fragrance étrangement agréable à mon odorat, et je rabattais les jupes.

Un jour nous nous avisâmes d’un simulacre plus exact. Et puis, dans une circonstance où nous avions été laissées seules à la maison, nous poussâmes notre jeu jusqu’au lavement lui-même et je m’y appliquai avec tous les soins que j’avais vu Albine prendre dans cette opération sur ma mère. Mon plaisir était tout entier dans la jouissance de mes yeux et de ma main à retrousser mon amie. J’étais en haleine de savoir ce qu’il y avait sous la robe, de baigner mes bras dans l’air chaud qu’elle encerclait ; déjà je me complaisais au palper des étoffes ; la différence de leur trame variait mon plaisir sensuel, et plus elle était épaisse et moelleuse plus il était vif. Il se doublait à la saison d’hiver de la superposition des jupons dont on garantissait alors nos frileuses personnes. Quelle volupté c’était pour moi de plonger mes mains sous ces épaisseurs ouatées, de les malaxer, puis de les relever l’une après l’autre sur les reins ! Au délice de mes impressions tactiles s’associait celui que je prenais à cette odeur neutre dont la chaleur du corps imprégnait ces dessous. Mes narines frémissantes et subtiles y distinguaient une gamme de tonalités olfactives selon la nature des tissus. Nul ne me semblait rendre avec plus de vigueur le bouquet de la chair comme cette soyeuse flanelle dont on nous faisait des jupons et des pantalons pour les grands froids. Sa trame spongieuse absorbe l’arôme charnel et en distille sous la chaude couvaison une essence dont j’ai cherché souvent à cette source l’aphrodisiaque griserie. Les ai-je assez baisées et respirées, les culottes de finette blanche de ma petite Alice, avant de les ouvrir ou de les rabattre pour donner satisfaction à ses fesses encore impubères qui appelaient la douce griffure de mon ongle élimé ?

À mon tour je m’abandonnais quelquefois avec elle à la passivité de cet amusement dont elle se montrait friande ; mais ce n’est que beaucoup plus tard que j’en ressentis la singularité plaisante sous la main de celle qui m’apprit les rites de Leucate.

Arabelle était une jeune veuve appartenant à la meilleure société de New-York. Grande, souple comme une liane, la taille un peu haute qui accentuait sa démarche de félin, elle offrait à l’admiration sous le casque d’une chevelure du pur blond florentin, le plus ravissant visage d’ange que j’aie jamais rencontré. Elle avait au plus haut point le culte de ses dessous et son linge était une véritable folie. Elle y consacrait chaque année une fortune. Elle en changeait autant de fois que de robe, car elle s’était fait une règle d’une harmonie impeccable de chacune avec ses accessoires. Les grands couturiers qui avaient la faveur d’habiller ce corps rival de celui d’Aphrodite lui livraient, en même temps que les nouveaux modèles qu’ils confiaient à sa grâce souveraine pour en assurer le succès, tout l’appareil de juponnage et de lingerie dont ceux-ci s’accompagnaient. Comme elle ne portait jamais deux jours la même parure de chemise et de pantalon, on lui en confectionnait une variété de style assorti pour chacune de ses toilettes. Mais, tandis qu’elle se débarrassait de ses robes quand elles avaient cessé de lui plaire, elle avait de sa chair une passion si jalouse, qu’elle eût cru la profaner en jetant au commerce des revendeuses les voiles magnifiques qui avaient caressé quelques heures ses plus secrètes beautés. Car, pour ce qui est de la valeur des splendides dentelles dont tout son linge était fait, ses revenus lui permettaient de n’en avoir plus de souci que des autres merveilles dont elle épuisait en quelques jours l’enchantement d’être parée. Seulement, ces parures de grand prix, elle les aimait comme un reflet d’elle-même, comme le symbole de ses formes, comme la châsse précieuse qui avait enfermé un instant le mystère amoureux de son corps.

Soigneusement rangées dans de petites commodes Louis XVI, elles lui rappelaient toute l’histoire de son cœur, toutes les passions qui l’avaient agitée, toutes les faiblesses auxquelles elle avait succombé. Au lieu d’en consigner le souvenir en quelqu’un de ces petits livres de maroquin à fermoir que possède toute jeune femme, elle notait sur un bristol qui restait joint à la parure, le désir, le frisson, ou le délire dont celle-ci gardait le secret.

J’en reçus la confidence un jour que devenues amantes, nous étions lasses des étreintes où nos jeunes corps s’étaient noués par dessus nos riches toilettes, à travers les voiles intimes les plus recherchés dont nous avions l’une pour l’autre, prémédité de rehausser l’hommage réciproque de nos deux voluptés.

Arabelle m’ayant proposé un tour au Bois, s’était mise en devoir de se dévêtir de la tête aux pieds pour assortir, à son ordinaire, ses dessous au coquet tailleur émeraude choisi par elle pour cette promenade. Je l’avais suivie dans sa chambre. Devinant mon souhait et congédiant sa soubrette, elle s’était abandonnée à mes soins dans un long baiser, et je me donnai l’exquis régal de voir sortir de mes mains officieuses le marbre éclatant de sa nudité, tandis que chantait à mon oreille la délicieuse mélodie de ces vers de Renée Vivien :

Sous ta robe qui glisse en un frôlement d’aile,
Je devine ton corps, les lis ardents des seins,
L’or blême de l’aisselle,
Les flancs doux et fleuris, les jambes d’immortelles,
Le velouté du ventre et la rondeur des reins.

Dans le poudroiement de lumière de cette belle journée, le grand lit Louis XVI rechampi de blanc nous offrait sur sa courte-pointe de satin d’or et de guipure, le repos discret de son haut baldaquin de tentures de brocart sous des enveloppements de Malines. Nous nous y abîmâmes dans une douce félicité où nos sens s’aiguisaient sur la vision qu’une glace de Venise nous renvoyait de notre embrassement dont je puis dire, reprenant un mot de Lanoue, qu’il n’était pas coupable puisque de la terre nous avions monté jusques au ciel.

Sur le ravissement de sa chair étonnée mes lèvres tremblantes dispersèrent un essaim de baisers. Sous l’aiguillon de ce qu’ajoutait pour notre imagination le pervers contraste de sa rayonnante nudité offerte au divin sacrifice avec le retroussé de mes élégances cachées dont la vague chatoyante la couvrait à demi de ses écumes diaprées, « nos mignons doigts roses », récitant le poème d’Edmond Haraucourt :

.........nos mignons doigts roses
Allaient, couraient, venaient, faisaient de courtes poses
Comme des papillons voltigeant sur des fleurs.

Quand nous eûmes saoulé nos désirs, le frou-frou de mes jupes chiffonnées par la lutte, d’une petite tape de ma main répara son désordre et Arabelle se leva.

Au pied du lit gisaient, tels les pétales d’une rose blanche effeuillée, les précieuses pièces de sa corolle de batiste et de soie qu’avec mille tendresses j’avais détachées une à une, après m’être longuement oubliée dans leur parfum. Passive comme une icône sacrée devant la prière dévotieuse du fidèle, elle avait ouvert au silence de mon oraison amoureuse les stations de l’extase dans la sphère de ses voiles.

De la pointe de sa mule de satin rose, elle ramassa le pantalon béant sur l’écroulement de ses volants de vieil Alençon. Délicieusement impudique ainsi nue, avec ses bas fleur de pêcher, brodés sur le côté d’une guirlande de roses noires, et retenus par une jarretière de Chantilly à fermoir d’améthyste, elle se dirigea d’un balancement voluptueux de ses hanches vers son petit bureau Louis XVI, prit un carton de bristol et écrivit :

« 12 juin 19....

« Ô forme séduisante de l’étau satiné de mes cuisses, garde-moi le souvenir de la belle jeune fille qui, sur les bords de ta conque posant ses mains tremblantes, a plongé son visage extasié dans les profondeurs de ma chair la plus secrète ; garde-moi l’image de nos calices échangeant leur parfum par la porte que tu ouvrais à la rencontre de leurs corolles. »


Et dans un angle de la carte, elle inscrivit mon nom. Le lendemain, comme on tourne les pages d’un album de souvenirs, nous nous penchâmes toutes deux sur l’évocation embaumée de ses amours et de ses folies. Tirant de leurs tiroirs quelques-unes de ses plus élégantes parures où s’étaient enclos les frissons des plus étranges voluptés, Arabelle se complut à en revivre avec moi, à travers le désir dont je l’enveloppais, toutes les circonstances qu’avait fixées pour chacune le petit papillon qui s’y trouvait piqué par une faveur. Véritable don Juane, ses vingt-cinq ans comptaient autant de conquêtes qu’en avait fait le beau Lauzun dans le cours de sa vie. Des fragiles batistes, des chatoyants pongés de soie, des satins les plus lumineux où les précieuses dentelles mariaient la grâce de leurs dessins à la diversité piquante de la coupe, surgissaient pour elle les visages aimés qui avaient incliné leur ravissement sur le fouillis de ses jupes, qui lentement ensuite à travers l’obstacle de ses voiles, parcourant de baisers sa peau frémissante, étaient venus expirer sur sa bouche, dans le froissement des jupons et des robes retroussées, les chairs fondues depuis la jarretière par dessous les volants chavirés du pantalon, les sexes s’entre-pénétrant dans l’écartement de son ouverture.

Toutes les splendeurs de son linge défilèrent sous mes yeux avec leur légende amoureuse. Arabelle achevait entre deux baisers les confidences de chacune de ses parures. Quelques-unes portaient la trace de la passion des étreintes dans la lacération de leurs dentelles ; toutes gardaient dans la mâchure de l’ourlet du pantalon, dans quelques macules, dans le chiffonnage des volants l’empreinte odorante des cuisses qui s’y étaient trémoussées sous la houle du plaisir. Le capiteux bouquet des essences les plus fines et les plus pénétrantes dégagé de cet amoncellement de voiles de toutes nuances qui détenaient le mystère d’une forme corporelle et contaient les préméditations sensuelles qui y étaient attachées, les luxures qui s’y étaient assouvies me plongea dans une ivresse folle. Je me laissai choir sur ce fouillis voluptueux, cherchant des mains, de la bouche et des yeux l’insaisissable image des jouissances qui y avaient crié leur délire.

Je ne sais combien de temps se prolongea ma pâmoison, le visage dans le remous des blanches écumes de dentelles, insinué dans les gaînes béantes comme autant de cuisses ouvertes au plaisir, humant, mordillant et muguetant les lisières où les profondeurs suaves du péché avaient mis leur arôme. Arabelle lentement avait glissé à mes pieds, au bas du lit sur lequel j’étais à moitié ployée, et s’engouffrant sous mes jupes, ses brûlantes caresses m’anéantirent dans une écrasante félicité. Quand je revins à moi, sa belle tête d’ange mêlait ses boucles fauves à ma toison d’ébène, sous le baldaquin de mes jupes que de ses bras elle exhaussait au-dessus d’elle.

Le chapelet de mes délectations moroses dont j’égrène dans ces pages les dizains, conduit mon souvenir fervent d’Arabelle à une fort jolie Viennoise que j’ai connue au cours d’une saison à Baden, quelques années avant la guerre. C’était une blonde cendrée dont le visage avait toute la fraîcheur de coloris d’un pastel de l’école anglaise du xviiie siècle, et le corps menu, mais de proportion parfaite, toute la grâce maniérée et fragile d’un petit Saxe.

Je fus bien vite l’objet de sa recherche, et je reçus d’elle des avances qui ne me trompèrent pas sur la nature de ses sentiments pour moi. Mon accueil ne déçut pas son attente ; mais j’y mis cependant une réserve qui ne donna que plus de saveur à tous ses artifices pour me séduire et m’amener à ses fins. Je rusais avec ses intentions dont je feignais d’ignorer la langue, et tout en pimentant son plaisir du trouble et de la surprise que je simulais devant ses hardiesses j’avais l’illusion de goûter l’émoi des premiers entraînements au péché.

Ah ! qu’elle connaissait bien les sentiers détournés de la séduction ! Comme elle savait s’y prendre pour me jeter au visage les effluves musqués de ses jupes, sous le couvert de gamineries impudentes ou d’un laisser-aller charmant ! Qu’elle savait bien, assise en face de moi, sur un siège bas, me déployer son juponnage de dentelles où la chair de ses cuisses par-delà l’étranglement d’un bas de soie blanc prolongeait son ivoire sous les entre-deux d’une culotte de Valenciennes. Ah ! le remuement lascif de son petit pied emprisonné dans sa botte de daim, quand une jambe en croix sur l’autre, Sybil, la robe remontée jusqu’aux genoux laissait bâiller l’écrin de son bijou ! Que de prétextes pour accroupir devant moi son derrière sur ses hauts souliers et me donner la tentation de son pantalon tendu à craquer sur une ligne d’ombre incurvée de l’avant à l’arrière dessinant la fermeture médiane de la gaîne qui moulait ses fesses potelées !

Je ne lui connaissais pas d’amant, et elle ne s’était pas fait accompagner de son mari, qui était attaché à une légation de Paris. Mais elle était inséparable d’un cercle de jeunes femmes dont, un jour qu’elle avait avancé un peu plus ses affaires avec moi, elle me donna à entendre qu’un péché mignon les enfermait parfois ensemble dans l’appartement de l’une d’elles. Cette confidence pleine de réticences égara au premier moment ma pensée sur des scènes de flagellation pour lesquelles je n’ai aucun goût. Je sus plus tard, quand Sybil eut assuré ma défaite, que la distraction de ces dames se haussait au ton de ces galantes estampes de Fragonard, de Baudoin, de Lavreince, ou de Schall qui, sous l’innocente légende de l’Amant indiscret, du Contretemps, du Curieux ou de la Servante officieuse ont érotisé d’une touche si délicate la vulgaire nécessité d’un remède dont nos aïeules faisaient le secret d’un teint de lis et de rose.

Les hasards d’une villégiature dans le Midi l’avaient mise en relation avec un groupe de charmantes émancipées qui demandaient à l’instrument de Molière un plaisir dont leur imagination ne trouvait pas l’analogue dans les autres figures de Vénus. Idolâtres de la jambe et de la croupe qui sont, certes, les parties divines du corps de la Femme, elles ne se réunissaient que pour s’en donner le spectacle réciproque et repaître leurs sens affinés de la sveltesse ou de la splendeur de ces formes souveraines dans tout l’attrait des toilettes les plus recherchées et des parures de lingerie du goût le plus pervers. Si elles pratiquaient dans leurs jeux la fessée, ce n’était que pour varier les prétextes du retroussage qui était, en somme, leur unique délectation, pour toutes les jouissances de vue, d’odorat et de toucher qu’il réservait à leur curiosité passionnée. Mais elles ne se flagellaient qu’avec des roses sans épines, et elles se seraient imputé à crime la moindre éraflure sur la chair liliale de ces belles joues couleur d’aurore que la nature n’a destinées qu’au baiser.

Un matin j’entrai chez elle tandis qu’elle était à sa toilette en train de se faire coiffer. Un déshabillé de crêpe d’Orient, drapé amplement à la grecque et entr’ouvert avec négligence sur une chemise de gaze de soie blanche à jabot de Malines, l’enveloppait de la vibration lumineuse de son coloris de ciel de Bengale. Je m’étais assise en arrière d’elle, et tout en causant, nos regards se rencontraient dans la glace de la coiffeuse qui me renvoyait l’image souriante et fraîche de mon amie et les baisers qu’elle arrondissait discrètement à mon intention sur ses lèvres.

Je ne sais comment, d’un mouvement qu’elle fit, sa robe de chambre mit tout d’un coup à nu sa poitrine qui m’apparut dans la splendeur jumelle de ses deux seins fleuris d’une pointe d’incarnat sur un cerne mauve. Je ne pus maîtriser le réflexe de la vive commotion que me donna par tout mon être la vue inattendue de cette gorge d’une éclatante blancheur dont les globes petits, mais fermes et d’une rondeur régulière et pleine, harmonisaient si parfaitement leur profil avec la ligne souple de la nuque et l’attache menue de l’épaule.

Sybil qui me guettait et dont je croisai à cet instant le regard, m’apprit d’un malicieux sourire glissé entre ses longs cils et plein de la fierté que lui causait l’hommage de mon émoi, que rien ne lui en avait échappé.

Bravant la confusion que j’en avais, et pendant que la soubrette donnait aux ondulations le dernier coup de peigne, j’attachai mes yeux, avec la force d’un baiser qui mord, sur cette chair juvénile et laiteuse que sollicitait le désir. J’en lisais le frémissement passionné dans la langueur qui subitement avait voilé l’éclat du regard de Sybil.

Quelques minutes après nous étions seules. À peine debout, d’un léger effacement de ses épaules, chemise et robe glissant le long de son corps, vinrent s’arrondir sur le tapis, à ses pieds, comme une corbeille d’œillets blancs et de pervenches autour d’une statue d’Aphrodite.

Un jour elle s’enhardit à des attouchements. Elle était assise à mes pieds ; ma robe arrêtée aux genoux laissait dépasser sous elle une lourde dentelle d’Irlande qui se relevait en sabot sur le côté par un chou de ruban mauve. La tête couchée sur ma cuisse, Sybil affriolait son regard du mince bracelet de chair que dégageait par-delà la jarretière l’évasement du coquet volant. L’odorant effluve de linge échauffé qui descendait de l’orbe de la robe, troubla ses sens. Tout en déposant un baiser prolongé dans l’amoureux coin de la jonction de la cuisse et de la jambe, elle s’empara de mon mollet avec une infinie douceur et l’enveloppa sous le mouvement ascendant de ses doigts d’un réseau de frôlements tactiles dont une immédiate contraction musculaire lui indiqua l’effet sur la sensibilité de sa petite amie.

Une de mes mains se crispa dans les ondulations de sa chevelure, en même temps qu’un réflexe de ma pudeur menacée resserrait mes jambes dans un geste de défense. Elle n’y vit qu’un encouragement à sa hardiesse ; elle se mit alors à peloter la chair qui se raidissait sous sa gaîne de soie, allant et venant de la cheville au jarret, dans une délectation folle de ce renflement savoureux qu’accusait l’extrême délié de mes attaches. Puis soulevant de son front le bord de la jupe entre les genoux qui sous la pression brûlante de sa caresse lui étaient complaisants, elle put suivre le long de l’étau capitonné où sa tête était prise le cheminement amoureux qui, par le fourreau du pantalon, conduisit sa main avide jusqu’à l’orée du vallon sacré.

Avec quelle curiosité passionnée d’un voyage de découverte elle en parcourut les étapes depuis le moment où elle eut franchi la délicate collerette de ma culotte !

— Oh ! que faites-vous ? lui dis-je à mi-voix, quand je sentis qu’après s’être attardée à en chiffonner la dentelle, à papillonner en baisers pressés sur le jour des entre-deux, elle s’engageait par le côté taillé en sabot sur le satin de ma chair !

S’abreuvant de la chaleur de mon corps, sa main avait, en effet, passé l’ourlet de mon bas de tulle.

— Sybil, Sybil, que faites-vous ? répétai-je d’une voix plus doucement émue encore.

Un frisson l’avait secouée tout entière au premier contact de ses doigts effilés avec le duvet de ma peau. Leurs papilles frémissantes parcoururent mon épiderme avec des effleurements de barbes de plume. Les yeux clos, la tête renversée en arrière sur le fauteuil, à demi-pâmée déjà, rougissante de mon plaisir et voulant m’en dissimuler la première honte, je rabattis sur son visage dans un suprême effort de ma pudeur délicieusement outragée, ma robe qu’elle avait peu à peu inconsidérément soulevée.

Mais, dans le même instant, cédant aux forces de la nature, je lui abandonnai les dernières approches de la béante échancrure au fond de laquelle un rehaut de carmin assombri marquait dans un ovale de crêpelure noire la ligne médiane d’un oméga de chair ivoirine.

Agenouillée maintenant entre mes jambes que j’avais nouées sur les siennes, son minois enseveli sous mes jupes opaques, ses bras passés dans mon pantalon, elle restait en extase devant la fleur mystique, ses doigts s’ébattant dans la soie de ma toison.

Alors me sentant sans résistance à son caprice, elle me retourna de trois quarts sur ma bergère, la tête collée à l’oreillette, les reins creusés, la jambe gauche en retrait sous la droite, dans la saillie de ma croupe qui tendait, ainsi pelotonnée sur moi-même, l’étroit fourreau d’une robe de linon blanc à haute bande d’incrustation de Venise sur un fond liberty. Elle me troussa non sans peine, et je n’y mis aucune complaisance que celle d’un mouvement imperceptible pour dégager le fond de ma jupe, car je voulais jusqu’au bout me retrancher dans une passivité qui me donnait le ragoût d’une douce violence. Mais de fait, je n’avais aucun soupçon de ce que me réservait Sybil, et j’en étais fort en haleine, tandis qu’elle remontait avec soin ma robe et son fourreau de soie jusqu’à la ceinture de mon pantalon. Elle en dénoua le lacet, le rabattit par derrière sur le jarret, souleva le volant de dentelle de la chemise, et se mit à picoter de baisers les joues fraîches ainsi à nu.

À cet instant et sans que j’aie jamais su comment tout cela avait été préparé, je vis entrer une accorte femme de chambre portant enveloppé dans une serviette l’instrument d’étain cher à Molière.

Confuse d’être surprise en cet état, je fis mine de me rebeller contre le traitement inattendu qui m’était destiné.

— « Amie, me souffla Sybil d’une haleine brûlante, c’est une faiblesse dont j’ai voulu me donner, ne fût-ce qu’une fois, la joie sous vos yeux. Le refuserez-vous aux sentiments que vous m’inspirez ?

Et avant que je n’eusse le temps de répondre ni de me ressaisir elle avait pirouetté sur le talon de ses mules, et le buste ployé en avant sur un tabouret où ses bras prenaient appui, elle présentait à la seringue, une paire de fesses qui ne démentaient pas la perfection plastique du reste, avec « leur ravin d’ambre rose un peu sombre, » ainsi que dit Verlaine.

L’impudicité du geste me troubla plus encore que la beauté de cette croupe dont la profonde coupure prolongeant la souple ondulation du sillon dorsal se partageait en deux plis d’estompe à l’attache cruciale sous une flambée d’or fauve.

Je ne pus me retenir d’y porter la main, et sans avoir à me lever, c’est moi qui, du pouce et de l’index, livrai passage à la canule que je vis lentement disparaître dans le mystérieux pertuis.

Quand l’opération fut terminée, je ne me refusai pas à en subir à mon tour, l’épreuve ; mais j’y mis cependant quelques manières et de petits airs craintifs et effarouchés pour piquer davantage au jeu mon amie et la petite soubrette qui non plus ne s’ennuyait pas. Je pris plaisir à leurs privautés qui se donnaient l’apparence de contraintes pour avoir raison de moi. Elles me mirent debout, me retournèrent, et je me trouvai entravée par mon pantalon qui, déjà délacé, avait coulé sur mes pieds. Pendant que Nanette remplissait la seringue, Sybil s’étant assise à ma place, me saisit par la taille, et me fit basculer à plat ventre en travers de ses genoux. Reprenant la galante besogne où elle l’avait laissée quand elle avait fait entrer sa femme de chambre, elle retroussa mes vêtements, et à cul nu elle me fessa de petites claques qui m’échauffèrent bien vite le sang. Je m’acquittai de retour en lui donnant à se délicater, comme dit Brantôme, des torsions lascives de « mon flanc plus glissant que la vague écumière ». Dans sa dernière tape, l’ivoire de sa main s’immobilisa sur la raie polissonne, et en même temps qu’une légère pression de deux doigts experts, je sentis la piqûre adoucie d’un aiguillon pénétrer lentement mon être, suivie d’une effusion dont l’agréable chaleur baigna mes entrailles.

Lorsque ce fut fini, Nanette se retira, et Sybil câlinement m’assit sur elle, ma tête sur son épaule, la sienne abaissée sur ma bouche. Son doigt fuselé dont mon œil mi-clos suivait sur les reflets mouvants de sa bague d’émeraude l’application solitaire, taquinait d’un ongle taillé très court la molle paresse d’un chat noir frileusement blotti sur elle.

Je l’ai payée de réciprocité. Dans les cadres les plus divers qu’elle se donnait pour scène, sous les élégances les plus raffinées dont elle pimentait l’offre de sa personne, j’ai vu Sybil livrer à l’irrigateur le sillon ambré de sa cambrure fessière dans toute la variété des abandons de la pudeur. Dans la pénombre des rideaux presque clos enveloppant tous les actes du rituel d’un plus épais silence, je l’ai vue sous le bruissement d’une robe de faille s’étendre de dos en travers de son lit, présenter l’évasement des profondeurs obscures de son linge princier sur le fond écumant de ses jupons de dentelles.

Je l’ai vue à l’heure mourante d’un beau jour d’été, debout, légèrement courbée sur le dossier d’une bergère, prise d’un fol caprice au retour des courses, encore chapeautée et gantée, la taille enserrée d’un corselet à panier de satin jonquille, soulever elle-même d’une main impatiente les triples volants d’une robe en point de Venise. Sous une combinaison de vieux Flandre, l’adorable modelé de ses fesses tendait à la canule l’empiècement d’un pantalon-jupon volanté d’un Argentan xviiie dont les mille plis moelleux s’épanouissaient en blanche floraison jusqu’au cercle d’or de la jarretière.

Baignée des ondes roses d’une lampe de chevet, je l’ai vue, ainsi qu’une chatte au soleil, nonchalamment allongée sur le flanc, dans l’excitant désordre d’un tea-gown de satin Nattier à longue traîne de Cluny ouvert jusqu’à la ceinture, étalant sur le brocart d’un jupon de dessous, la charmante impertinence d’une étroite culotte de soie bouclée au genou à la manière des petits-maîtres, et dont je rabattis sur les cuisses gaînées de Chantilly les deux pans qui s’ouvraient sur les côtés par une échelle de ruban vieux bleu.

Sous le ruissellement lumineux des girandoles de cristal, je l’ai vue une fois dans toute la grâce de sa nudité, svelte, élancée, la croupe cambrée sur ses jambes divinement fuselées, les seins pointant la rigidité de leur fraise, la peau d’un blanc lilial. Une de ses amies les plus intimes, — une jeune fille de la société anglaise mêlée depuis à un retentissant divorce, — remplissait ce soir-là, le rôle de l’officiante. Lentement elle se mit à la déshabiller avec une telle tendresse, une application si dévotieuse de ses mains, que ce me fut une nouvelle révélation du sortilège que la Femme enferme dans sa toilette. Tout ce qu’il y a de voluptueux dans l’attirail de notre beauté, ces émois profonds qui me saisissaient au frôlement d’une jupe et aux attouchements, ce plaisir confus que je prenais aux soins de ma mise, à la caresse des tissus sur ma peau et à l’odeur dont ils s’imprégnaient, la délectation où s’alanguissait ma rêverie au souvenir des larcins de ma curiosité sous l’envol ou le retroussis d’une robe, tout cela s’éclaira d’une plus vive lumière. Cette scène fortifia la vocation sensuelle de ma nature pour les enivrements du Mundus muliebris. De ce moment je compris que semblable au poème qui tire tout son charme de l’éclat dont se pare l’idée, la Femme devait le mystère qui nous prosterne devant elle, aux voiles d’illusion que nous tissons autour de ses formes et que le désir n’est que l’appel de ce prodigieux mirage, la volupté sa possession mystique par tous nos sens.

La jambe ensorcelante, cette jambe fine, longue, et nerveuse qu’a stylisée la Mode d’aujourd’hui, non pas la jambe de la statuaire classique, puissante et massive, engorgée près du pied, descendant en ligne presque droite du jarret au talon, mais la jambe au mollet fortement accusé par le délié de la cheville, la jambe que Gleyre bafoue comme jambe à bottines et de trottoir, la jambe exempte de chasteté, telle que celle de la Chloé du Bain de Prud’hon, aussi délicieuse qu’indécente, en un mot la jambe des corruptions raffinées, celle qui porte en elle toute la lubricité du corps, elle est depuis la robe courte la Femme tout entière.

Esprit, beauté, élégance, c’est en elle qu’elle se résume : ce sont ses armes.

La robe courte nous en a fait une volupté de tous les instants. Nous en avons le régal dans la rue, dans le monde et surtout dans l’intimité quand le ciel nous favorise d’une maîtresse qui est à elle-même sa propre volupté, qui sait s’extérioriser de son moi, et jouir de sa beauté comme d’un spectacle dont elle ne serait que le témoin ; en un mot, une de ces femmes qui ont cultivé en elles la sensualité d’imagination et placent leur plaisir dans la stylisation de leur corps, dans la mise en scène et le décor de leur volupté, dans une symbolique des gestes, des attitudes et des apprêts de leurs charmes, pour tout dire, dans les jouissances des évocations de la rêverie sensuelle sur leur propre personne.

Car la jambe c’est tout le tempérament de la Femme. C’est en elle que s’inscrit la noblesse de son sang, que se marque sa race, que se décèle son caractère, que se trahit sa sensualité. Restif prétendait deviner le visage d’une femme à sa tournure et à son pied. Un véritable amateur de jambes sait discerner les qualités morales propres à chacune et reconnaître par elles les femmes qu’il a vues, comme un gourmet sait dire le cru du vin qu’il boit. Le mot de Clésinger à George Sand : « Je ferai votre cul en ronde bosse, et tout Paris le reconnaîtra, » n’est pas moins vrai pour la jambe.

On ne peut dire que le pouvoir extraordinairement érotique qui est en elle tienne à ce que les mœurs l’ont si longtemps tenue cachée aux regards. Si sa magie n’eût eu sa raison que dans le secret qu’en faisait la robe longue, elle eût épuisé ses effets depuis que la Mode l’a découverte jusqu’au genou. Or son attrait est demeuré vainqueur de tous les autres. Qu’il ne soit pas émoussé un peu d’être prostitué ainsi au grand jour avec tant de complaisance, je ne le soutiendrais pas et je regrette le beau temps qui ne nous en distillait l’agrément qu’à petites gorgées.

Alors la jambe dans l’enfouissement où elle se blottissait, frileuse, câline, cachottière, gamine ou lubrique, était pour notre imagination, un monde de sensations qui s’ouvrait à son entreprise. C’était la région inconnue où chantait la Sirène. Elle hantait notre esprit comme je ne sais quel Éden merveilleux, dont l’idée seule nous jetait dans l’émoi du néophyte au seuil du temple, où l’ombre cache le mystère des mystères. Celui de l’amour et du désir était là, tapi dans des cercles concentriques de blancheurs et de ténèbres, dans des superpositions de voiles, des épaisseurs de tissus ou lourdes ou diaphanes, des enveloppements procédant d’une espèce de mystique, de sensualité spirituelle qui aurait attaché à chacune de ces pièces la valeur d’un symbole ou un sens rituel.

Mais la jambe est la perfection du corps : le plus beau sein, le bras le mieux modelé, la chute du dos la plus savoureuse, n’approchent pas de l’amoureuse vertu d’une jambe sans défaut.

Ainsi que le notait Brantôme qui en avait une extrême convoitise « il y gist plus de lasciveté qu’on ne pense ». Et l’on connaît les charmantes pages qu’elle lui a inspirées où il se complaît à savourer l’attrait d’une jambe couverte et « bien chaussée d’une chausse de soye de couleur ou de fillet blanc, bien tirée et tendue, puis attachée avec une belle jarretière ou avec esguillette », et qu’il juge plus « tentative » que la jambe nue, la mieux faite au tour de la perfection, si blanche et bien polie qu’elle soit et montrée dans un beau lit.

C’est sur la jambe que la nature paraît s’être complue à exercer toutes ses fantaisies ; aucune autre partie du corps n’offre la diversité de ses lignes, le piquant des courbes qu’elle dessine, dont les renflements ou les brisures ménagent de si jolies coins. Il n’en est pas de plus mobile et qui ait une telle éloquence de mouvements, tant de grâces, tant d’expression, une telle magie d’évocations en chacune de ses flexions. Il n’en est pas enfin de plus étroitement associée à l’acte d’amour dont elle est le chemin et dont elle tient la porte.

La jambe a toutes les sortes d’esprit. Comme elle est d’ordinaire fort habillée, son langage s’accompagne toujours de quelque pointe de mystère. Il pique la curiosité et donne à deviner, il s’enveloppe d’intentions et de réticences, il coquette, il suggère, il provoque de cent façons diverses. Il a tous les tons, il comporte toutes les images selon que la jambe triomphe de notre désir sous les jupes, ou s’abandonne à lui dans les jeux de la magnifique nudité. Exception faite du visage, c’est par la jambe que la Femme se distingue d’une autre. Elle souligne l’expression de son caractère. L’air noble, majestueux, polisson, langoureux, passionné, indifférent, tous les instincts de la Femme se lisent dans sa démarche autant que sur sa figure. On peut dire que c’est elle qui a inspiré et guidé toute l’évolution de la Mode.

La jambe, c’est le port de la Femme, et le port c’est toute la ligne, l’allure et l’esprit de la Femme. Et ce serait plus vrai que pour le pied de dire que quand on a vu la jambe, le reste se devine.

La Mode créatrice d’illusions, la Mode correctrice géniale de la Nature, la Mode stylisation des formes corporelles n’a jamais fait dans son infinie diversité, que varier le cadre qui devait mettre en valeur la jambe et la croupe son couronnement. Celle-ci a éveillé plus de caprices que le visage, et se mettre aux pieds d’une Femme est une métaphore qui, — expression de respect ou d’admiration aujourd’hui, — bien certainement a son origine dans l’agenouillement érotique où pousse l’irrésistible beauté de ces colonnes du Temple.

Si la beauté de la figure fait des amoureux, la jambe fait des dévots. On peut prétendre à juste titre qu’elle est le pôle attractif de la sensualité.

Certes les délicats qui ont connu le bel air de la robe longue regrettent-ils ce qu’elle ajoutait encore à sa parure et à son effet sur nous.

La splendide lingerie dont nous marquions alors l’orgueil de notre élégance et qui, par son extrême richesse faisait avec le chic très simple de nos toilettes de ville un contraste d’autant plus séduisant qu’il était inattendu, les merveilles de dentelles dont s’étageaient les deux ou trois jupons parfumés que nous revêtions par dessus notre pantalon, constituaient à la jambe un décor digne de sa royale nature. L’infinie variété de ces atours dans leur coupe, leurs couleurs, leur tissu diversifiait à l’infini l’esprit, l’allure, le style de ces colonnes jumelées qui portent toutes les promesses du désir.

Le champ si vaste enfermé dans la robe longue, la multiplicité des formes dont elle-même était susceptible, depuis la crinoline la plus extravagante jusqu’à la jupe entravée, en passant par toute la série des dégradations savantes du panier, de la robe princesse, de la robe cloche, ou de la robe collante, permettaient, dans l’orbe de leur chatoyant mirage, d’enclore tout un monde de splendeurs qui n’est plus aujourd’hui que le souvenir d’un Olympe évanoui.

Tout ce qu’il réservait d’enchantement à l’imagination, ceux-là seuls qui, à cette époque, se sont mis aux genoux de la Femme, qui l’ont suivie dans la rue, qui l’ont surprise en train de rajuster sa jarretière ou de se déchausser, qui l’ont vue descendre d’un mail-coach, ou escalader une impériale d’omnibus, ramasser ses jupes pour courir, se retrousser pour gravir les marches d’un escalier, qui ont assisté à sa toilette, qui l’ont déshabillée, ceux-là enfin qui, admis à ses faveurs, se donnant l’ineffable volupté du coup en robe, se sont roulés avec elle dans les ondes de son linge éblouissant, se sont abîmés sous son étreinte dans le mystère de ses voiles, sous ses flots déchaînés de dentelles et de rubans, ont possédé sa chair palpitante à travers tout ce qui en faisait le secret, ceux-là peuvent aller rendre grâce aux dieux.

S’il y a dans la jambe tant d’aveux, on comprend que la Mode l’ait, pendant des siècles, protégée contre l’indiscrétion des regards. Et ce n’est qu’une confirmation de plus de tout le privé dont elle est l’expression, que des peuples voluptueux aient fait du membre inférieur le siège de la pudeur, tels les Chinois, dont les femmes ont le pied expert aux caresses manuelles, ou les Espagnols chez qui ce fut longtemps une loi de l’honneur que même le pied fût exactement caché sous la robe.

Et ce n’est point un paradoxe, mais bien plutôt l’effet d’un juste sentiment de la volupté que le pays qui pratique les danses les plus lascives soit aussi celui qui s’est montré chatouilleux en amour au point de faire de la jambe un secret d’alcôve. De cette rigueur qui faisait répondre par la Cour de Philippe IV à un fabricant désireux de faire hommage à la reine Elisabeth des plus beaux bas sortis de ses métiers : « La Reine n’a pas de jambes » ; de cette rigueur qui interdisait à des courtisans fortuitement témoins des beautés callipyges d’une reine désarçonnée, de se porter à son secours — tant il est vrai que pour l’imagination, posséder la jambe, c’est posséder la Femme, — de ce code de la jalousie procède sans doute le soin si méticuleux que les Espagnoles, réputées déjà pour avoir le plus joli pied du monde, apportent à attifer, pomponner et enrubanner leurs jambes.

D’une coquetterie commune à la Femme où l’entraîne la vertu lascive de cette partie du corps, elles se font une jouissance d’autant plus vive que les mœurs, par leurs prescriptions, ont étendu un plus grand mystère sur un attrait déjà irrésistible par lui-même. Il n’est peut-être pas de pays où, plus qu’en Espagne, la sensualité ait prodigué les falbalas autour de la jambe, fait chanter les frou-frous des volants écumeux, ménagé les ombres et les lueurs de la cheville au genou dans un fouillis de grands et de petits jupons, de balayeuse et de traîne emmêlant leurs vagues épaisses et profondes aux nuages olympiens d’un pantalon échelonné de six ou sept rangs de dentelles du jarret à la ceinture.

Il n’est pas comme l’Espagnole pour avoir pratiqué la science des dessous et attaché de valeur aux mille détails qui en composent l’effet. Elle y a porté ce goût de la surcharge et du flamboyant propre au Midi, qui, s’il n’est pas toujours de bon aloi, trouvait, en cette matière, aux yeux de l’imagination, mieux qu’une excuse par tout ce que cet excès lui ménageait d’inattendu.

Et comme la décence et la correction mondaine proscrivaient le retroussé, on peut dire que c’est pour elle-même, señora ou gitane, pour la joie de ses sens qu’elle enfermait ainsi dans la châsse splendide des plus riches tissus, cette partie de ces charmes dont les mœurs lui faisaient l’objet d’une concupiscence encore plus ardente par ce qu’elles mettaient de pudeur à les cacher, ou de honte à les découvrir. Si bien que pour l’Espagnole, le péché de luxure s’étendait de son pudendum jusqu’au bout de son pied.

Symbole de l’abandon charnel, sa jambe s’offrait à son plaisir avec toutes les vertus érogènes qu’elle tenait d’une observation qui, mise en éveil de bonne heure par les défenses de la morale, avait associé le charme naturellement troublant de ce membre, la grâce provocante de ses flexions et le langage évocateur de ses mouvements à des sensations d’attouchement, à des froissements de chair contre chair, à des contacts délicats du linge, au frisson d’un volant sur la peau, bref à toutes les images enivrantes des appétitions de l’instinct. L’interdit dont la jambe était l’objet lui en soulignait les beautés conquérantes ; et de ce qu’on attachait à sa montre la signification d’une faveur après laquelle la Femme n’avait plus rien à refuser, l’Espagnole se faisait une volupté continue du luxe dont elle la parait et de toute cette superposition d’enveloppements féeriques qui ouvraient à son regard et à sa main un monde d’illusions sans cesse renouvelées par les créations de l’élégance.

J’ai eu là-dessus des confidences de Madrilènes du grand monde. Mises en confiance par le spectacle que je leur ménageais parfois d’un scandaleux retroussé sur des merveilles de lingerie, elle m’avouaient qu’il n’était plus vives délices pour elles que de s’abstraire devant leur psyché dans le vertige sensuel que leur donnait l’écrin somptueux où elles couchaient le rubis que la nature a enchâssé au chaton de nos cuisses. Rien ne leur égalait l’ivresse qu’elles éprouvaient à jouir d’elles-mêmes dans les métamorphoses de leurs dessous. Elles les confondaient tellement dans leur pensée avec l’attrait charnel, que l’une d’elles me confessait que le mot seul lui était une sensation délicieuse. Comme Restif pour un joli pied falbalisé, elle se pâmait au toucher d’une pièce de lingerie. Je l’ai surprise chez moi, excitant son imagination sur les fragrances d’une culotte que je venais de quitter et mâchant dans son délire l’Irlande qui en volantait le poignet sous la large soutache d’un ruban de soie bouton d’or. On eût illustré d’après elle cette page de Monsieur Nicolas dont le geste de cette belle brune, qui répondait au nom de Conchita, me révélait tout l’accent : « Un jour, me trouvant dans l’endroit où cette femme modeste, — il s’agit de Mme Fournier, la céleste Colette dont Restif fut si passionnément épris, — où cette femme modeste faisait serrer le linge qu’elle quittait, je saisis avidement ce qui avait touché ses charmes, portant une bouche altérée de volupté sur son tour de gorge, sur ce que j’imaginais vela secretiora penetralium avec un emportement qu’on ne peut exprimer[ws 1]. »

Conchita, je l’ai eue à mes pieds, silencieuse et jouissante devant le déploiement en éventail d’une robe de crêpe de Chine dont l’ampleur s’évasait sous moi en une avalanche de Valenciennes, mes jambes gainées de soie rose à médaillons de Chantilly, croisées avec préméditation par delà le velours noir d’une jarretière à boucle de diamant, le devant de la jupe audacieusement relevé sur le genou, découvrant, à l’arrière des plans successifs de mes échelons de dentelles, la béante collerette d’un pantalon de satin, où la ligne médiane de mon sexe inclinait tout au fond son ombre par-dessous ma cuisse chevauchante.

Elle a eu de nombreux amants, encore plus de maîtresses ; mais elle n’en a pas compté de plus fidèles à ses charmes, ni de plus passionnément aimés qu’elle-même. Elle m’en donnait cette raison par où nos deux natures se montraient bien semblables, qu’elle n’avait jamais rencontré que des appétits déchaînés, pressés de se mettre à table, trop indifférents à l’apparat du couvert et à la magnificence des cristaux où l’ivresse leur était servie.

La sculpturale perfection de ses formes, le marbre éblouissant de sa chair sous la flamme incandescente de ses grands yeux noirs, exaspéraient à ce point le désir que la possession avait toujours fait d’elle, même avec les femmes à qui elle s’était livrée, la joie d’un rut glouton qui la déshabillait sans ménagement, la jetait nue sur le lit, la tordait à crier sous ses morsures, et ne lui laissait cependant, dans la prostration d’une sensation aiguë comme une douleur physique, que le regret de ses enivrements solitaires.

Il ne faut pas les entendre de ce désordre de la nymphomanie, où suivant l’expression du poète :

…tant de doigts blancs, d’un effort solitaire,
Grattent l’écorce du plaisir.

Loin d’y débrider le tumulte des sens en des excès qui n’ont plus rien de commun avec la volupté, elle n’y recherchait, au contraire, que les jouissances de l’imagination dans une délectation où elle était à elle-même l’objet de ces molles rêveries qui nous retiennent dans les cercles mystiques des frivolités de la Femme. Il n’y avait plus rien de charnel dans son plaisir où elle ne touchait à l’extase que par la seule force des images sur ses sens.

Elle n’en trouvait point d’égale dans le bonheur partagé. Tout ce que nous nous en promettons à l’avance, ces enchantements sans fin, ces lascivetés des sens, ces délices inouïes, tout cela se dissipait comme au réveil la brume d’un rêve, dès qu’elle était en possession d’en goûter l’ivresse dans la communion de la chair.

C’est que la longue habitude du plaisir de mollesse auquel elle avait glissé sur les alliciances de la délectation morose, ce plaisir que la crainte du péché lui avait fait longtemps goûter derrière l’écran de la robe, avait substitué chez Conchita, à la cause directe de l’émoi sensuel, tout l’ensemble des impressions dont l’enveloppe de ses élégances accompagnait sous sa main et sous ses yeux le sentiment de sa félicité. Une expérience répétée lui avait si étroitement associé dans une même perception son plaisir à la parure qui semblait en être la complice, et au langage mimique de ses membres à travers leurs voiles, qu’elle en était venue à ne se faire une volupté que du décor et des figures de Vénus.

Elle ne voyait plus dans le corps que l’accessoire du plaisir. Ce dont il se drape et à travers quoi le cherche le désir, tous les artifices par lesquels le génie de la Mode en stylise les lignes ; cet appareil de splendeurs d’étoffes et de couleurs où il s’enferme comme dans une châsse inviolable et sacrée, lui étaient une réalité plus vivante que le nu dans tout le rayonnement d’une beauté parfaite.

Elle n’eût pas démenti Barbey d’Aurevilly, qui pensait que « la parure est une arme si victorieuse que, comme le prêtre avant de ceindre l’étole, la Femme ne devrait s’en investir qu’après l’avoir sacrée de son baiser. »

On ne peut concevoir plus mystique idée du plaisir sensuel que celui que Conchita prenait ainsi à cette espèce d’office sacré dont elle avait fait les instants de son habillement et de son dévêtement. Il ne demandait plus rien à l’échange des baisers et tout aux seules évocations que lui était des figures de l’amour le symbolisme des formes, des couleurs et des parfums de son écrin de frivolités.

Elle eût souhaité des partenaires dont la sensualité eût été, comme la sienne, dégagée de l’appétit brutal de la nature, et qui eussent prêté une passivité complaisante aux ardeurs de son imagination. Ce n’est pas elle qui eût découragé chez un amant en extase le respect passionné qui avait valu à Guy de Chabanon ce mot d’une maîtresse plus soucieuse qu’elle de réalités : « Mon ami, un procédé semblable inspire aux femmes plus d’estime que de reconnaissance ! »

Elle n’eût désiré d’hommages que de cette sorte, ceux d’une félicité d’imagination empruntant, comme la sienne, tous ses éléments aux circonstances extérieures du plaisir, à la vertu suggestive des idées liées aux impressions des sens, et à la figuration des jeux et des attitudes dans l’imprécision symbolique de ses voiles odorants.

Ce Chabanon dont elle avait lu le Tableau de certaines circonstances de ma Vie, lui semblait le type même de ce témoin passif qu’elle eût recherché pour mirer dans ses extases sans partage l’émoi égoïste dont elle était à soi-même l’objet. C’est lui qui, un jour que l’amoureux désir le tenait dans les lascivetés du péché de mollesse auprès de sa Lucinde et sous les baisers qu’elle lui prodiguait pour l’arracher à son extatique langueur, l’écartait de sa main gauche en lui disant tendrement : « Laissez-moi un instant tranquille, vos caresses me distraient de mon plaisir ! »

— « Emporte avec toi mon image, m’écrivait Conchita, il y a quelque temps ; je la livre à tes désirs autant que ma personne. Sois sûre que je partagerai tout le bonheur qu’elle te fera goûter… Que je sache seulement l’instant où ton plaisir sera porté à son comble. »

Toute la volupté de ma belle amie n’était ainsi faite que du frisson des images et des curiosités d’un mystère dont elle était poursuivie avec d’autant plus de violence qu’elle resserrait davantage autour de sa chasteté une rigueur qui affamait ses sens, mais dont elle tirait les délicieux tourments d’une satisfaction sans cesse différée et d’un état continu de délectation morose.

Celle-ci lui tenait lieu de tout. Elle aimait du péché ce qui en était l’atmosphère, le simulacre, l’évocation. Je l’ai eue éperdue sous moi, abreuvant ses lèvres de l’écume de ma traîne où se noyait son visage, lui foulant son sein nu de ma petite bottine de chevreau glacé, ou faisant tourbillonner sur elle les ondes épaisses de mes échelles de volants. Elle s’est pâmée des heures entières sous l’encensoir de mes jupes dont elle épiait les judas qui s’ouvraient sur ma peau, alors que couchée sur le tapis elle vivait ce souhait de Henri Heine :

Le front dit : Si j’étais le coussin préféré
Où repose son pied, la chère bien-aimée,
Radieux, je tiendrais ma plainte renfermée
Sous les trépignements de ce pied adoré.

Il n’était pas de complaisance qui lui fût de moi plus sensible que de lui laisser porter tout un jour la chemise et le pantalon qu’au lendemain d’une de mes rencontres amoureuses, elle retrouvait tout fripés au pied de mon lit. Sa chair s’y délectait sur la trace des étreintes fourbues que lui représentait son imagination, car, je lui avais confié que la jouissance de ma nudité dont j’étais très fière, était une faveur à moi seule réservée, et que jamais personne n’avait cueilli la pâmoison de mes sens que dans l’appareil des intimités qui m’en faisaient savourer le mystère.

Toute une saison de Carnaval passée ensemble à Venise, elle voulut me servir de femme de chambre, pour se repaître à son aise des délices de la suggestion érotique dont je lui étais l’occasion dans les divers moments de ma vie d’élégante. Elle m’habillait et me déshabillait, procédait à tous les soins de ma toilette : au lever elle me douchait, faisait les ongles de mes pieds, avivait de rose la fraise de mes seins et d’indigo les petites veines de la gorge. Elle me donnait les secrètes ablutions avec une dextérité qui m’en faisait une extrême douceur. Elle brossait et peignait ma brune toison, poudrait d’iris les chairs en contact, crayonnait de parfums divers fossettes et vallons, nattait mes opulents cheveux, et terminait par la main dont l’attouchement l’émouvait au suprême degré par tout ce que lui contaient, de leur air innocent, ces doigts fuselés, artisans des extases, ce médius d’un ongle arrondi au service des languides viduités, cette paume d’une peau si fine et souple qui sous sa manchette de dentelle, avait saisi et éprouvé la flèche de Cupidon.

J’étais ainsi pour Conchita l’instrument passif des jouissances que la subtilité de ses ardeurs tirait du seul exercice de son imagination. Pas une fois, elle n’en voulut rompre le charme en des privautés plus substantielles. Elle laissait à la nature le soin de débrider, sous un excès de force des images, la tension d’un état dont elle n’était plus maîtresse. Il m’arriva d’être témoin de ses défaillances subites, longtemps contenues, et je lui en pressais l’effet par le spectacle qu’elle avait de l’égarement où je succombais moi-même aussitôt que je voyais le regard de mon amie se révulser et ses jambes s’étirer et s’amollir dans leur étroit enlacement.

D’autres fois, emportée par le jeu de la comédie où elle se complaisait avec moi, et qu’à la longue, j’avais prise au sérieux, je trouvais un ragoût singulier à la faire spectatrice d’impudeurs que je lui imposais avec cette distante indifférence de jadis pour les gens de service, ainsi qu’on voit la Vénus de Titien, toute nue sous le baldaquin de son lit de repos, dans la lumière tamisée d’un bel après-midi, goûtant les doux exercices de sa main nonchalante avec une sérénité fort peu soucieuse de la présence de ses deux femmes de charge.

J’affectais d’aiguillonner en elle des concupiscences que le respect que lui commandait son rôle et la distance où la tenait le sentiment du mien, l’obligeaient à dévorer en silence. J’affichais à son égard la cruauté et le mépris de la grande Mademoiselle pour ses pages qu’elle jubilait de mettre en rut ; et comme cette honnête dame de Brantôme, prête à déroger avec son valet, je souffletai vivement Conchita un jour, qu’achevant ma toilette que j’avais voulue des plus raffinées dans ses dessous, son respect m’avait donné à croire que ma vue ne la mettait point en tentation.

Une nuit je la châtiai avec violence d’une témérité qui ne me trouvait pas dans les mêmes dispositions qui lui avaient valu ce soufflet. On sait quel piège est la chambre de la Femme pour les âmes sensuelles chez qui les odeurs sont si puissamment évocatrices de souvenirs, de formes corporelles et de voluptés. Comme Gœthe, qui, amoureux de Mme de Stein, emportait d’elle dans ses voyages un corsage où la traînée de l’aisselle éveillait leurs meilleures heures, Jean-Jacques fouettait ses désirs des senteurs du cabinet de toilette, et Casanova eût donné le ciel pour ce qu’a d’intime, de parfumé et d’ensorcelant la chambre à coucher d’une belle. Conchita en eût fait ses délices de Capoue. Ce lieu où s’accomplit le mystère et qu’une mère sévère avait interdit à ses curiosités qui trahissaient une précoce propension à la mollesse, l’avait toujours harcelée de ses fantômes séduisants, du silence feutré de ses tapis, du secret de ses plombantes tentures, où,

Plein d’odeurs le lit défait s’ouvrait dans l’ombre.

Elle y avait d’indicibles émois à se baigner dans cette atmosphère capiteuse d’essences musquées et d’âcres effluves corporels.

À pas de loup, ombre dans un maillot noir, elle s’était introduite dans la pièce, puis se mettant à genoux dans la ruelle du lit, de ses mains gantées également de soie noire, elle avait avec mille précautions débordé la couverture et lentement glissé sa tête sous le drap. Si doucement qu’elle eût fait, je m’étais réveillée, mais je ne bougeai pas. Couchée sur le côté, je tournais le dos à sa lubrique entreprise. Après s’être immobilisée un instant pour laisser à mon sommeil le temps de se faire à la sensation de sa présence, elle rentra ses bras à leur tour et relevée sur ses jambes coula son visage jusqu’à l’endroit que j’occupais. Alors dégageant peu à peu ma chemise de sous moi, elle la remonta sur les reins et mit à nu mon derrière dont une investigation féline de ses doigts lui éclaira la diabolique pose où il s’offrait à elle, une jambe allongée et l’autre par-dessus en chien de fusil. Avidement sa face se pencha sur la brêche close de ma chair que martelait de son feu son souffle précipité. Parcourant d’un odorat exercé qui lui valait les sensations du toucher et de la vue, le vertigineux abîme du plaisir,

Fesses, traîne adorée de l’impudeur,
Fesses et leur ravin d’ambre rose un peu sombre,

elle s’y grisa longuement des fragrances du péché. Anéantie par l’ivresse sa bouche s’égara en un imprudent baiser au plus caché de ma personne. Je fis mine alors de me réveiller en sursaut, et avant qu’elle n’ait pu s’échapper, j’avais emprisonné son cou dans l’étau de mes cuisses avec la rage où j’étais de son offense et du plaisir qu’elle m’avait volé.

— « Pareille impudence d’une fille de service ! » m’écriai-je en la saisissant par les cheveux. J’avais rallumé ; je sautai hors du lit, je la ployai sur un tabouret, pris ma fine cravache d’amazone et lacérant son maillot entre les jambes, à cul nu je la cinglai avec vigueur. Sous les premières morsures, l’extase dont elle était proche quand je l’avais interrompue agita ses flancs en des remuements qui ne pouvaient m’abuser. Je voulus la lui arracher comme un larcin fait à mon détriment ; et redoublant de force, par une dernière volée qui la laissa presque évanouie, je lui ravis dans un cri de douleur la cuisante jouissance où se tortillait sa croupe magnifique.

Ma rigueur ne fut pas de durée. Mais cette correction qui sortait de mes habitudes, avait eu pour effet d’affermir Conchita dans le sentiment d’un rôle qui n’avait été d’abord qu’une comédie. Je fus dupe à mon tour de la servitude où je la vis encline, jusqu’à ne la traiter enfin qu’en machine à plaisirs dont je manœuvrais à ma guise les commandes. Elle s’enferma dans le silence et l’automatisme de sa fonction, hors des heures où la vie mondaine nous rétablissait dans les rapports réciproques de la parité sociale et de l’amitié. Le jour et la nuit, elle était mon instrument inerte et avili des lascivetés évoquées de ces livres qu’on tient d’une main tandis que de l’autre nous nous faisons un doigt de cour, comme disait plaisamment Duclos.

Le Carnaval de Venise qui me permit d’en varier l’émoi à travers les mille fantaisies du travesti, me fit un enchantement inoubliable de la perversité du plaisir égoïste. Jamais le péché de mollesse ne m’entraîna en de telles extases. Jamais, comme dans la fièvre érotique de ces huit semaines de bals masqués, de redoutes et de veglioni, où je me jetai à corps perdu, mon imagination sensuelle ne se roula dans de plus âpres félicités. Ce fut pour moi, chaque nuit, à travers la saturnale des danses, la folle mêlée des corps en des relents de champagne et de wisky, la griserie capiteuse d’essences de tubéreuse et de syringa surchauffées par la moiteur des chairs, le fouet terrible des goussets d’échalotte ou de valériane ammoniacée qu’on suit à la trace, piqués d’ambre gris chez les blondes, d’acide prussique chez les brunes, la privauté obstinée des accointances de cuisses et de fesses allumées par le choc impétueux des ruts, l’anonymat du loup de dentelle couvrant toutes les audaces et masquant le ravissement des pudeurs outragées ; ce fut une course éperdue, hurlante de mon désir inclinant tous mes sens sous les splendeurs du ruissellement des dentelles le long des jambes et les froissements des moires et des satins dans le tourbillon des jupes frémissantes.

Ainsi que le papillon qui se pose ou l’abeille qui butine j’allais de fleur en fleur, dans ce magnifique parterre où toutes les espèces mariaient sous le soleil des lustres de cristal, leurs scintillantes corolles. Je passais des plus royales aux plus humbles, d’une Impéria enroulée dans la pourpre de la majesté romaine, d’une Pompadour perdue dans les draperies de son panier de brocart, ou d’une Merveilleuse dessinant sa nudité sous la transparence d’une tunique grecque fendue sur un maillot chair, à la jupe espiègle de Colombine ruchée de rose sur son bas noir, à la culotte polissonne d’un Chérubin insexué, ou au domino couvrant de son incognito l’amplitude d’un juponnage froufroutant. De l’une à l’autre, ma main voltigeait, s’ouvrait à travers les corolles rosacées des passages clandestins, se posait au bord des tendres calices, se délicatait au velouté des pétales qui en couronnaient l’entrée, pendant qu’effleurant de mes lèvres une épaule d’un laiteux d’opale, je buvais l’arôme vertigineux de son aisselle ombrée.

La cohue rendait mes attouchements téméraires. Me faufilant aux endroits où la foule engorgée formait galerie autour des sarabandes et des cortèges, la tête chavirée par le fumet des émanations corporelles suant le bestial désir, j’entreprenais avec effronterie le viol des jupes les mieux défendues. Les premiers effleurements de mes caresses par-dessous les jupons autour des jarretières ou des rubans nouant le bas au corset, m’éclairaient sur les dispositions dont elles étaient accueillies. Une main d’homme en eût offusqué quelques-unes. La mienne rencontrait peu de cruelles. Certaines affectaient de ne s’apercevoir de rien, mais trahissaient leur attente par un réflexe qui creusait leurs lombes et accentuait la cambrure de leur arrière-train. D’autres tournaient vers moi deux yeux qui, sous le velours noir, flambaient comme des escarboucles. Quelques-unes plus agréablement surprises encore, venaient à la rencontre de ma main pour lui frayer sa route à travers l’encombrement des obstacles ou lui indiquer la porte dérobée d’une culotte close. Mon souffle brûlant la nuque ensorceleuse, ma bouche picorant le vallon dorsal surgi d’un outrageant décolleté, j’occupais mes doigts au bout desquels toute mon âme était passée, aux délices d’une insinuation perverse qui s’attardait amoureusement à toutes les mignardises de la parure cachée, se lovait dans la chaleur des volants, surprenait les tressaillements de la chair dans le nid douillet des fines lingeries, franchissait le cercle de leurs voiles embaumés et cueillait au fond de leur calice la perle de rosée de l’amour satisfait.

À l’abri de l’écran que Conchita me faisait de l’évasement de ses jupes manœuvrées avec habileté, je parvenais même à m’enfouir sous les frondaisons du Paradis que chacune de ces mille beautés anonymes recelait dans les orbes de son travesti. Je me sentais diluée dans le vertige de ces chairs odorantes surgies sous ma main de l’épaisseur des robes relevées. Bousculés et roulés par un courant sans fin, traînes princières, vertugadins, paniers, crinolines, jupes de Pierrettes et d’Arlequines, kimonos et tuniques, tour à tour m’engloutirent sous le ciel de leur baldaquin qu’exhaussaient au dessus de mon agenouillement, dans leur accouplement diabolique, gaînées du chatoiement multicolore de leurs bas de soie à coins d’or et d’argent, barrées de jarretières fastueuses ou excentriques, des jambes plantureuses et aoûtées à la Rubens, des jambes grêles et faunesques à la van Dongen, des jambes élancées et fines à la La Gandara, toutes les jambes de cavales en rut du démoniaque sabbat de La Vie Parisienne.

De fragiles culottes aux tons d’ivoire, de rose, d’azur, ou de bouton d’or, enrichies d’incrustations d’anciennes guipures, ombellées à mi-cuisse d’Irlande, d’Angleterre ou de Venise, jetaient à mon visage le souffle chaud de fesses cambrées et rebondies, accentuant la ligne de partage de leurs hémisphères sous la tension de l’étoffe couturée. D’autre arrondissant leur galbe moins farouche dans le fourreau flottant du pantalon fendu, présentaient au baiser la touffe d’ambre soyeuse ou la noire laine annelée et fine qui, sous la plume de Théophile Gautier, « veloute au bas d’un flanc poli »

Cette envergure harmonieuse
Que fait l’aîne avec son pli.

J’aurais voulu, me faisant une réalité de ce rêve de Verlaine au bal, être le parquet où les bottines bien cambrées « menaient des danses mesurées »

En pas vifs, comme un peu lassés ;

où des milliers de petits petons dans leurs cothurnes de satin ou de velours, pointaient le tournoiement lascif de la valse de Métra, et glissaient le rythme mélodique aux syncopes suggestives de la valse-hésitation ; où les hauts Louis XV, claquant avec des bruits de castagnettes, balançaient les corps-à-corps voluptueux du tango et les enlacements en spirale du fox-blue ou de la samba.

J’aurais voulu, étendue tout du long ainsi que le tapis sur lequel déferlaient en vagues pressées les éblouissantes métamorphoses de la beauté féminine, embrasser d’un regard aux yeux innombrables, les jeux du mundus muliebris dans la fringante vie de ses dessous dont nos vêtements ondoyants et nacrés cachent le secret que, fillette, j’avais arraché aux jupes d’Albine. Bien des fois, je l’avais aussi interrogé à travers les indiscrétions d’une glace qui, sous mes pas, retournant sur moi la cloche de ma robe, me couchait aux pieds de mon image renversée, au centre de ce spectacle interdit, insoupçonné et vertigineux d’un corps de Femme développant verticalement à notre œil toute la plastique de sa marche et le symbolisme de ses lignes et de ses flexions parmi les méandres et les arabesques d’un écrin de fluidités ajourant aux divines cachettes les miroitements de la peau.

Rêve troublant s’il en fut, ensorcelante vision de nous surprise par en bas dont l’Idylle Vénitienne de M. Gabriel Soulages a retenu le délicieux émoi :

« Un instant, pour nouer son voile à sa tête blonde, écrit-il, elle est restée immobile, un genou ployé, le pied droit sur la dernière marche, le gauche dans la gondole. Au-dessous de sa jupe courte, le canaletto dormait, lisse et luisant comme un miroir. Maintenant je sais qu’elle est brune et qu’elle se teint les cheveux ».

Postée au pied du grand escalier dont la foule étincelante des travestis féminins faisait la plus merveilleuse échelle de Jacob que l’on pût voir, le visage collé à la marche qui était juste à sa hauteur, pour étancher la soif d’un rêve impossible je m’abreuvais de la féerie d’un horizon de clartés d’aube, d’évanescences crépusculaires, de champ de neige ou d’un éclatant midi, que, dans le double flot de la montée et de la descente, jupes courtes et jupes longues retroussées à pleines mains, déroulaient sur mes yeux.

Bas rouges insolents et superbes, bas noirs impudiques et pervers, bas perle discrets et réservés, bas roses pudiques et effarouchés, bas héliotrope raffinés et sensuels, bas tourterelle timides et languides, bas verts fantaisistes et décadents, bas bleus doux et voluptueux, bas blancs chastes et trompeurs, aguichant leur cambrure des mille fantaisies coquettes et libertines du soulier de brocart, du cothurne enrubanné, de l’escarpin falbalisé, de la botte et de la demi-botte ajustées comme un gant, passaient à deux doigts de mon souffle, orgueilleux ou superbes, audacieux ou provocants, indifférents ou effacés. Les jambes, les unes éclipsées depuis la cheville sous les nuages moutonnés d’une queue royale, d’autres découvertes jusqu’au genou noyé dans une ondulation de volants, celles-ci affichant leur effronterie par delà la jarretière sous une robe ballonnée, celles-là trahissant la chair à la lisière d’une culotte courte de satin, d’autres encore jusqu’au plus haut par l’envergure d’un pantalon de soie ou de batiste taillé droit ou à large sabot de dentelles, sans fin comme les flots d’une mer soulevée, jambes plates et jambes rondes, boulottes et flutées, maigres ou à point, jambes sages et jambes folles, spirituelles et sottes, bourgeoises et patriciennes, jambes majestueuses et jambes bonnes filles, jambes troublantes et jambes décevantes, jambes suggestives, jambes savantes, jambes de trottoir et de boudoir, jambes catins ou jambes de madone, roulaient sur moi, avec des bruits d’écume, les vagues entrechoquées de leurs robes évasées ou fluantes. S’ouvrant et se refermant tour à tour sous la molle flexion du jarret elles enflaient ma narine d’une symphonie d’odeurs lourdes ou subtiles, âcres ou pénétrantes évaporées des profondeurs des juponnages comme des balancements d’un encensoir et accrochaient mon désir au clair-obscur qu’étreignait la jonction des cuisses sous la corbeille étagée des ruches de volants et des collerettes de dentelles en cascade. Par moment, une crinoline Second Empire, pointant en avant ses cerceaux, quelque domino empoignant en paquet jusqu’à mi-corps l’entrave de ses jupes, les travestis en robe courte, de cascadeuses robes de danseuses Moulin-Rouge déployant l’éventail de leurs épaisseurs neigeuses, jetaient à mes sens éperdus, sous le roulis onduleux et rythmique des fesses en leur enveloppe de fine lingerie, l’affolante énigme de ce qui se cachait tout là-haut, à la croisée ogivale de l’entre-jambes, derrière ces tissus chiffonnés, moites et fragrants dont les deux gaînes à volants superposés, avec entre-deux et fanfreluches, soulignaient de leur grâce polissonne, le va-et-vient voluptueux des cuisses.

Quelle passion plus répandue que celle-là et quel homme n’a pas compté comme un de ses meilleurs moments celui où, par le trou d’une serrure ou l’entrebâillement d’une porte, une femme ayant laissé choir son appareil de jupes, lui apparaissait semblable à un délicieux petit berger Watteau, son coquet pantalon de batiste, ou sa culotte de satin moulant avec grâce sa cuisse ronde, et le bas de soie noir ou perle affinant sa jambe nerveuse et l’attache de sa cheville ?

Qui n’a connu et recherché le piquant spectacle des traîtresses descentes d’omnibus, quand la jupe ramassée jusqu’au genou, découvrait ces blancheurs graduées d’ombre sur lesquelles se détachait un mollet soyeux, cambré dans une bottine lacée ou à boutons montant jusqu’à mi-jambe ?

Quelles expositions de blanc plus réussies que celles qui se donnaient autrefois aux Courses, quand cette gracieuse pose d’une jambe croisée sur l’autre trouvait dans son décor des effets dont elle n’a plus l’esprit aujourd’hui.

« Du côté des voitures surtout, le coup-d’œil était ravissant, lisons-nous dans une page de la Vie Parisienne. Imaginez-vous une rangée de femmes court vêtues, assises ou plutôt renversées sur leurs fauteuils Tronchon, une jambe posée par dessus l’autre, montrant avec cette témérité que donne aux femmes leurs pantalons, tout ce qu’on cache d’ordinaire avec tant de sollicitude ; et puis quelques-unes d’entre elles se livrant à des occupations, à des soins de toilette presqu’aussi intimes que dans leur chambre à coucher, et tout cela avec une insouciance du passant inimaginable. Ainsi, l’une d’elles, plaçant son pied sur son genou, rattachait sa bottine, une autre ragrafait sa jarretière, une autre enfin, incommodée de je ne sais quel détail gênant de sa troisième jupe, s’était gaillardement retroussée jusqu’à la ceinture et faisait sa petite restauration sous mes yeux ébahis. »

Et malgré la simplicité des dessous dont s’est fâcheusement accompagnée la robe courte, ce fut un régal qui convulsa bien des visages que celui du championnat international de danse donné il y a trois ans, où Mlle Dorville obtint le premier prix. Le tournoi se livra sur un ring élevé qui permit aux assistants, sous la virevolte des chatoyants tulles de soie, la plus croustillante revue de jarretières et de jarretelles, de maillots, de combinaisons-jupons, de cache-sexe, de culottes fanfreluchées à la mode de la rue Saint-Honoré, et de bas cuissards dégradant en délicates tonalités le galbe élancé du mollet de nos ferventes de Terpsichore.

… Vous lisez par-dessus mon épaule, Raph, et j’entends votre souffle qui halette comme ce soir-là où, dans la griserie qui vous avait gagnée à ce spectacle, votre tête s’était abandonnée sur ma nuque. — … Non, je n’ai pas oublié… Vous m’avez accompagnée malgré l’heure tardive. Tombée dans un fauteuil, vous m’avez pris la main et je me suis penchée sur vous. L’échancrure de votre corsage me livrait un sillon ambré entre deux vallonnements jumeaux qui tendaient la dentelle de votre chemise. Je me suis penchée davantage tout contre l’attache de votre bras pour capter l’insidieuse émanation de son gousset sombre. Insensiblement je me suis laissée glisser à terre, pelotonnée à la hauteur de vos genoux. Vous avez clos vos paupières, tandis que mes doigts aspiraient de leurs papilles subtiles la tiédeur de cette ligne qui, profondément creusée à la cheville, s’épanouit en un renflement charnu pour s’infléchir ensuite sous le remous de la robe. Je vous vois près de défaillir sous cet attouchement qui s’exaspérait au crissement de la soie, au relief de ses deux baguettes brodées et surtout à ces plis de la jointure de la jambe et de la cuisse dont la sensualité s’avivait d’une jarretière de velours mauve. Sous le godet du volant en forme de votre jupe scintillaient les pierres du monogramme d’or dont elle se bouclait sur le côté. Je sentais que vous vous abandonniez avec délice et que comme le mien, votre plaisir se doublait non seulement de l’imprévu qui comblait une longue attente, mais du mystère que notre silence nous en faisait l’une à l’autre. Nous goûtions ce raffinement de tirer une jouissance égoïste de notre volupté réciproque.

D’un mouvement léger qui vous avait plus profondément renversée dans le fauteuil, vous avez glissé sur le devant de votre siège, offrant au désir que vous aviez deviné le champ presque entier de vos jambes étroitement accolées. Quelle ivresse m’envahit soudain dans la tiède lumière et le recueillement que je sentais descendre de ce dôme de blancheurs mystiques où se rivaient mes yeux concupiscents. ! Pour m’enfermer davantage dans votre prison de soie et accroître peut-être mon plaisir et le vôtre du sentiment d’une faute sans témoin et d’un bonheur sans partage, vous avez étiré sous vous le fond de votre robe, ramené d’une tape légère l’ampleur de ses godets, et tendu à mi-jambes le volant qui la bordait.

Et me voici à présent, cherchant à analyser mon égarement pour en revivre la joie, et ne trouvant qu’une juxtaposition de mots si loin de rendre les délices de ce Paradis de fluidités « teintées d’azur, glacées de rose », empli de ces « parfums chargés de nonchaloir », sous le dôme de votre toilette d’astarté blanc brodé d’argent. Je ne sais quel délire j’éprouvais à penser que je vous surprenais moins dans votre chair que dans les images que vous aviez associées au soin de votre parure, dans les gestes qui avaient accompagné votre plaisir alors qu’assise au bord de votre lit vous aviez enfilé, dans l’espoir peut-être de la séduction de ce moment, cette paire de bas aux rehauts de dentelle ancienne, et que, debout, après avoir chaussé vos pieds fluets, vous aviez passé, en suivant devant votre miroir toute la grâce polissonne de ce mouvement, ce pantalon de crêpe de Chine qui, par delà sa double collerette de haute et vieille Valenciennes se ramassait dans l’aine en mille plis insolents.

— Je sens votre regard qui me brûle et me pénètre, avez-vous murmuré.

Votre corps s’est tendu, vos reins ont fléchi, votre ventre bridé par une gaîne dont les jarretelles à agrafes d’or étiraient le bas comme un maillot, s’est animé d’un rythme lent. Vos jambes se sont évasées dans un mol glissement ; et mettant en liberté la fine manchette de leurs Valenciennes, elles ont ouvert à mon regard l’angle des clandestinités que barrait un trait crêpelé de jais sur l’échancrure de la soie de Chine.

Un volume ne suffirait pas au florilège dont la jambe de la Femme a été l’objet de tout temps. Pour la joie des yeux et du toucher, elle est sans pareille ; habillée et dissimulée sous les robes, elle est, à elle seule, presque toute la volupté, et il faudrait en parler autrement qu’avec des métaphores poétiques qui, si brillantes soient-elles, glacent la sensation qu’elles voudraient éveiller. Pour en exprimer le charme souverain il n’y a que le pinceau d’un Fragonard, dans les Hasards de l’Escarpolette, ou celui des petits-maîtres qui se sont complus aux intimités du boudoir, aux grivoiseries des embarquements pour Cythère, et aux indiscrétions de la rue ; ou mieux encore le crayon libertin de la pléiade d’artistes sybarites qui, tout au long de la Vie Parisienne, ont écrit avec une joie dionysienne, comme dirait M. Uzanne, l’histoire polissonne du déshabillé féminin.

Ce n’est pas l’époque de la robe courte qui en aura écrit la page la plus licencieuse et qui aura pour la première fois rehaussé d’une mouche noire la blancheur grassouillette de la cuisse, dans le piquant hiatus d’un pantalon de batiste. Le xviiie siècle en posait aussi plus bas que le visage et la gorge, et c’est d’une jarretière perdue au bal de la Cour par la comtesse de Salisbury que naquit un ordre royal dont le symbole libertin vaut bien celui de la Toison d’Or. On sait les spectacles de jambes et de grèves qui se donnaient à la Cour de Catherine de Médicis dans les parades costumées où des cortèges et des quadrilles de beautés choisies évoluant en des travestis à la Nymphale faisaient dire à Brantôme que « la monstre d’une belle jambe et d’un beau pied est fort dangereuse et ensorcèle les yeux lascifs à l’amour. »

Qui s’y prit davantage que Restif de la Bretonne ? Encore adolescent il n’en avait que pour eux. — « J’observe, lui disait la sœur Augustin, que vous regardez plutôt mon pied que mon visage ou ma gorge. Ha ! que ce goût annonce de volupté ! Les femmes vous perdront, petit coquin, car, avec ce goût-là, toutes inspirent, laides et jolies ». — « Aucune femme bien chaussée ne peut être laide », avait également déclaré un honorable magistrat confessant à son ami, Tallemant des Réaux, une prédilection qui est très commune. Goethe aussi connut la jouissance que peut donner le soulier d’une femme aimée. Rétif, lui, subit l’envoûtement de tous les pieds bien falbalisés et à talons hauts qui trottaient devant lui, dans la rue. De les voir le jette en des émois incroyables et immanquablement excite le désir en lui. Ses courses dans Paris sont autant de chasses aux jolies chaussures ; il consigne avec bonheur dans ses tablettes quotidiennes, épinglé à côté de la notation précise du soulier qui lui a tourné la tête, le souvenir ou le nom de celle qui en était chaussée. Il ne résiste pas à la tentation d’en dérober et ce goût est en lui si puissant, il s’est fait, ainsi qu’il le dit, une telle accoutumance à considérer l’enveloppe comme la chose elle-même, que la vue ou le toucher lui est une accointance qui parfois le mène au plaisir. « Sem. ej. videns la belle Maris à la jolie jambe », note-t-il dans ses Inscriptions, à la date du 23 juillet 1786. Et sous celle du Ier octobre suivant : « Vu en sortant la jolie Maris, rue Saint-André, chaussée en noir, mise en blanc, jambe voluptueuse ; puis un joli pied, rue Saint-Hyacinthe, puis la Richer, haut talon : bis emiss. » — On ne peut être plus clair en latin. Il ne le fut pas moins sans cette précaution, pour conter l’égarement où il fut entraîné certain jour que sa chère Colette Parangon, — Mme Fournier — venait de quitter devant lui une paire de souliers roses à languettes, bordure et talons verts. À peine se trouva-t-il seul, qu’il s’en saisit avec volupté : « Je croyais la voir, la toucher en palpant ce qui venait de la porter ; mes lèvres pressèrent un de ces bijoux, tandis que ma main égarant la nature, et trompant son but sacré, remplaçait le sexe par excès d’exaltation… Les expressions plus claires se refusent. La chaleur qu’elle avait communiquée à l’insensible objet qu’elle avait touché subsistait encore et lui donnait une âme… Un nuage de volupté couvrit mes yeux. »

Qui expliquera, en effet, cette vocation de la volupté pour ce qui n’est que représentation, évocation, symbole figuré ? Tout l’ensorcelant prestige du pantalon et de la culotte tient à ce mystère.

Autant et plus que la chaussure, ils sont l’objet d’un fétichisme auquel peu de gens refusent leur dévotion. Le pantalon est, en effet, le schéma linéaire de la partie du corps dont nos mœurs ont fait le siège de la damnation. Qu’il soit d’une longueur démesurée comme sous l’Empire et la Restauration, où il eut à braver les révoltes de la pudeur, ou qu’il soit réduit aux proportions de l’affreux cache-sexe dont je ne sais quel mauvais goût a voulu nous affubler, sa forme a une éloquence qui, pour être différente selon la grâce et le maniéré de la coupe, emprunte son principe à la valeur symbolique de ses lignes. Le pantalon, c’est l’évocation directe de ce qu’il voile, c’est l’image parlante de ce qu’il a mission de cacher, c’est, dépouillé de son contenu, le modelé d’une forme corporelle troublante entre toutes. Mieux encore que d’être l’écrin de notre rubis, ainsi que dit M. Pierre Dufay dans sa savante et piquante monographie du Pantalon féminin, il est la chose qui enveloppe, qui retient, qui enserre jalousement le lieu du plaisir, qui en garde la charnelle chaleur et les délectables fragrances, nous en rend les harmonieux contours, nous en figure le sentier ombré cheminant le long des deux fourreaux de percale, de linon, de batiste, de soie ou de satin dont l’intersection, bâillante ou couturée, est le dessin le plus polisson qui se puisse imaginer.

Or, il n’est rien à quoi notre esprit soit plus sensible qu’au symbole. Dans le libre jeu qu’y trouve notre imagination, il prend plus d’agrément que dans la perception nette de nos sens. La symbolique des gestes, la mimique, l’art de la Mode procèdent de ce même principe que l’évocation est d’une essence supérieure à la représentation, le signe à la chose signifiée.

C’est si vrai, et il y a une telle vertu érotique dans le symbolisme du pantalon féminin, que sa nouveauté fit presque scandale quand la Mode en essaya le lancement au début de la Restauration. Certes, il datait bien déjà de quelque demi-siècle si l’on s’en réfère à cette liste des personnes venues aux eaux minérales de Spa, en 1773, sur laquelle figure le sieur N. Pantalon, dont on nous dit « qu’il est connu sous ce nom par la quantité qu’il en a faits, tant pour hommes que pour dames, très commodes pour monter à cheval ».

Sous le vocable de caleçon, on peut dire que ce fripon accessoire avait été de tous les temps, et par moment, notamment à la Cour des Médicis et dans la Venise de la Renaissance, l’objet d’une recherche qui ne le voulait que de satin, taffetas, « veloux », toile d’or ou d’argent, « très proprement et mignonnement fait. » Déjà, la Femme en connaissait toute l’action sur la sensualité. Elle faisait de ses chausses une chose si friande que l’on pouvait douter qu’elles n’eussent d’autres raisons d’être si coquettes que de préserver du froid ou des accidents des vertugadins. Et Henri Estienne observait avec malice qu’elles servaient bien plutôt à attirer les dissolus qu’à se défendre contre leur impudence. Comme disait aussi Brantôme à propos de ces dames qui mettaient tant de curiosité à habiller leur jambe avec toute la mignardise possible, ce n’était point pour la cacher sous leur jupe ou leur cotillon, mais bien pour en faire parade quelquefois ; « car l’on ne se plaît point tant en soi que l’on n’en veuille faire part à d’autres de la vue et du reste ».

Je sais par moi-même de quel piment se relève la délicieuse sensation que j’ai d’être, suivant le mot de jadis, « culletée » selon le goût le plus mignard, à l’idée de la montre que j’en pourrai faire en me retroussant, ou du larcin dont ma pudeur sera victime dans quelques-unes de ces circonstances qui, sans être toujours les hasards de l’escarpolette, nous exposent à avoir sous nos pas des yeux avides de nos accoutrements cachés.

J’ai bien souvent guetté ces occasions au temps des impériales d’omnibus, et toute demoiselle du monde que je fusse, j’y ai bien souvent aussi donné par précoce dilettantisme, le spectacle de mes immaculés dessous de vierge libertine. C’est surtout à l’époque des vacances qui me ramenaient dans notre propriété du Midi, que je me payais le régal de ces larcins aux jupes de mes contemporaines. C’était en une bourgade voisine, aux courses de taureaux dont une installation très rudimentaire encerclait l’arène de gradins à claire-voie sous lesquels, accompagnée d’une jeune bonne complaisante, je n’étais pas seule à polissonner du regard. Tandis que ma soubrette y cherchait aventure de son côté, j’allais et venais dans ce promenoir dissimulé, à la découverte de suggestifs horizons. L’auteur des Dames Galantes dont je connaissais déjà les récits, me couvrait de son exemple devant ma conscience, et cautionnait mon péché de l’autorité qu’il s’était acquise dans les délicatesses du vice.

Sous cet amphithéâtre de planches mal jointes, j’eus d’émoustillantes visions de mollets joliment évidés à la cheville, de cuisses et de fesses laiteuses ou ambrées, chantournant en suaves reliefs, du galbe de leurs renflements charnus, la lingerie endimanchée des bourgeoises de l’endroit. Tantôt assises, tantôt debout suivant l’intérêt de la course, elles me présentaient dans un cadre de jupons empesés à petits plis et grande broderie anglaise avec trou-trou engrelé d’un large ruban de satin ou de soie noué sur le côté, toute une variété de pantalons, d’un blanc lavé par le soleil, tout frais sortis de l’armoire où ils attendaient les grandes occasions, qui de percale fine, qui de batiste ou de linon de soie, qui de simple madapolan, de toutes formes, à jarretière, à sabots marquise, à la Chérubin, les uns avec des festons et des dents brodés, les autres volantés de deux ou trois échelles de Valenciennes ou de Cluny, ou chargés d’entre-deux, d’engrelures, de choux et de flots de toutes nuances. Et ce m’était un ravissement indicible que de suivre les mouvements accouplés de toutes ces jambes serrées à la cheville dans leurs bottines de chevreau à boutons, ou dans la botte de daim à lacets, coulées en des bas de soie ou de fil de couleurs vives ou tendres que cerclait le ruban ou le velours de la jarretière sous la cascade des pimpants jupons.

Dans cette marée mouvante de blancheurs fanfreluchées, sous la cloche de ces centaines de robes suspendues sur ma tête, jambes et cuisses me semblaient, dans la mobilité et la souplesse de leurs flexions, avoir entre elles je ne sais quels colloques impudiques, quels bavardages de secrets, quels troublants échanges de baisers lesbiens. À l’abri de l’écran que leur était la robe, elles me semblaient, à l’insu de leur maîtresse, m’admettre au partage de leurs jeux libertins, me donner le spectacle de leurs enlacements équivoques, me faire passer le seuil des intimités suaves. Elles se croisaient, s’étreignaient, se dénouaient, s’ouvraient et se refermaient sur leurs profondeurs, dans le frémissement des dentelles ou des broderies du pantalon, qui, tantôt plaqué contre la chair, s’éventaillait des plis tendus à la jonction des cuisses, tantôt évasait par-delà la jarretière sa double gaîne de volants où la jambe prolongeait sa ligne dans une coulée d’ombre ; puis dans un mouvement brusque qui mettait la jeune femme debout, il découvrait à mes yeux fascinés l’accès du sanctuaire par cette longue fente médiane dont, retombée dans son aplomb, bâillaient sur la courbure pubienne les bords mâchés par la chaude pression des chairs.

Je sortais de là le cœur palpitant, les sens chavirés, ensorcelée par cette vision, l’âme accrochée à l’impudeur de ce petit vêtement canaille, effronté et licencieux, qui me figurait tout l’inconnu de la sexualité.

Plusieurs années après, étant moi-même jeune femme, je voulus être à la fois la cause et le témoin de cet émoi violent que j’avais trouvé à jouir par surprise des secrets de mon sexe.

Un jour je me vêtis de la plus fine parure de lingerie, sous une robe de mousseline de soie ciel, recouverte d’une tunique faite de volants de dentelles rebrodées. La chemise de batiste d’Irlande dont un ruban de satin cerise formait l’épaulette et qu’un autre fronçait légèrement à la poitrine, était décolletée en berthe de Malines. Le pantalon à double volant de la même délicate dentelle relevé sur les côtés par des choux de satin, balançait mollement la transparence nacrée de ma peau, au-dessus du genou où scintillait une agrafe de rubis dans le coquillé de Valenciennes d’une jarretière ajustant un bas de soie azur incrusté de Chantilly. J’avais pris place avec une amie à l’un des plus bas gradins afin d’être une tentation plus grande aux amateurs de friands dessous et j’avais eu garde que ma chaise fût à cheval sur une large claire-voie du plancher.

J’eus bien vite à mes pieds, c’est le cas de le dire, tous les galantins de la ville à qui m’avait tout de suite désignée l’élégance de ma toilette. Sans paraître m’apercevoir de leur manège, qui les faisait se presser dans le champ de ma robe, je m’appliquai par toutes sortes de poses bien choisies pour mettre en valeur mes séductions, à donner à chacun le regret de n’être pas seul à jouir d’un coup-d’œil qui valait bien l’alcôve d’une princesse. Ils en vinrent même à trouver dans leur plaisir une telle gêne réciproque, qu’un à un ils en firent le sacrifice. Seul un gamin de quinze ou seize ans était demeuré, figé dans son extase. Je l’en récompensai en redoublant d’habileté pour qu’il n’eût plus rien à souhaiter de la vue d’une jolie femme en son déshabillé. Et pendant que je lui livrais, dans un secret partage de son bonheur, tous les trésors de ma personne et que j’ouvrais à son imagination le jardin des félicités, je vis son regard s’alanguir étrangement, tandis qu’un peu las, s’affalant contre un pilier, le gentil chérubin retirait de la poche de sa culotte une main désabusée.

Les Merveilleuses qui, sous l’influence d’une mode gréco-romaine, poussèrent un moment l’audace du déshabillé jusqu’à la suppression de la chemise, comme ont fait certaines de nos excentriques abusées sur les effets du décolleté à grande peau, se gardèrent de méconnaître, dans leur zèle à se mettre nues, tout l’esprit d’un voile placé au bon endroit. Si la décence leur fit évidemment obligation de se protéger sous une robe de mousseline qui était leur seul vêtement et laissait apercevoir les jambes et les cuisses embrassées de cercles d’or et de diamants, il est certain que le pantalon dont elles inaugurèrent la mode visait à des fins moins morales. De soie légère et couleur chair, exactement collant et garni au bas d’espèces de bracelets, il se proposait surtout, comme l’écrivait Sébastien Mercier, d’irriter l’imagination et de ne montrer qu’en beau, les formes et les appas les plus clandestins.

Un autre chroniqueur, un demi-siècle auparavant, avait, en connaisseur, appuyé du même mérite auprès des coquettes hésitantes, l’usage du caleçon. Car, disait-il,

.....un galant homme attache
Moins d’attraits aux frappants appas
Qu’à ceux que le caleçon cache.

C’est bien de quoi s’alarma longtemps la pudeur qui prétendait réserver aux seules courtisanes, comme une marque de leur opprobre, ce vêtement à figure de péché de luxure, quand encore, ainsi qu’il arriva à celles de Venise, l’extrême richesse dont elles se distinguaient par là, ne leur valait pas un édit des Provéditeurs trop moralisants qui leur en faisait interdiction. Je m’imagine difficilement quel genre de scandale pouvait justifier une décision qui empiétait ainsi sur l’intimité d’autrui, si ce n’est celui de ces retroussés suggestifs dont nous faisions jadis l’enchantement de nos rues, et qui furent la fortune du Moulin-Rouge et de Tabarin.

Voyez encore ce qu’au xviie siècle un de ces contempteurs de la volupté disait de ces femmes qui ont le culte délicat de leur personne, voyez son horreur sacrée du luxe exquis dont elles paraient autrement que de futaine, le temple de Vénus, avec du satin ou de la toile d’or. « Ces caleçons, dit-il, il ne leur est permis de les montrer, encore moins de se laisser toucher, ce qui donne occasion de penser que telles femmes qui ont de ces façons de faire, ne sont chastes ».

Je n’assurerais pas que ce ne fût un peu vrai selon la morale de ces gens-là, quand je compte, parmi celles qui apprécièrent la délectation de cette parure et s’en firent, à l’encontre d’une opinion hypocrite, une joie de leur propre intimité, tout le gratin du décaméron amoureux. Les mémorialistes friands de la sensualité de la toilette ne furent indiscrets que pour quelques-unes. Mais ab uno disce omnes.

Marguerite de Valois qui imposa à sa Cour le luxe vestimentaire dont à ce moment l’Espagne, Venise et Florence donnaient le ton, cette Marguerite des Marguerites qui ne fut pas précisément bégueule en amour, était mignardement « culletée » à l’ordinaire, et à coup sûr elle fut de celles que le piment de la surprise en jupes retroussées faisait tenir pour « très bonne robe ».

Grande pécheresse devant Dieu, elle portait aussi le caleçon cette charmante Marie Stuart qui, même à sa dernière toilette pour comparaître devant le bourreau, se piqua de cette coquetterie tout intime agrémentée de bas de soie bleue et d’une jarretière assortie.

Toutes les honnêtes dames de l’entourage dissolu de Catherine de Médicis ont cherché dans le port des brides à fesses, ouvertes ou fermées, collantes comme nos jerseys, ou de forme volante comme les petites culottes d’à présent, ces satisfactions imaginatives qui s’attachent à leur coupe, ces curiosités indécentes que provoque leur vue, ce condiment qu’elles ajoutent au plaisir par le sentiment de l’obstacle dont elles aiguisent la tentation. Pour celles-ci qui dans un cabinet du Louvre s’ébattent à se fesser, quel aiguillon à leurs plamussades qu’un fringant derrière nerveux et joufflu, monté sur deux belles colonnes nacrées de soie, dissimulé sous la pelure hermétique du taffetas, du velours ou de la riche toile qui accuse ses rondeurs, ou risquant son œil amusé et lascif à la fente ménagée dans l’étoffe ! Et pour cette autre de la suite de la reine qu’un galant attaque dans une encoignure de fenêtre, troussée et accointée en moins de temps que rien, quel ragoût de l’amoureux plaisir de le sentir qui « escerte » son caleçon barré, par-dessous ses deux jupes, la « friponne » et la « secrète » ! Et ces deux qui, dans un voyage de la Cour à Toulouse, couchées l’une sur l’autre, dans un cabinet où le jeune Clermont-Taillard a l’œil à la serrure, s’entre-baisent en forme de colombes, se frottent, s’entrefriquent, bref se remuent fort et paillardent une bonne heure, comme nous le rapporte Brantôme, n’étaient-elles point aussi culletées d’un caleçon que, pour leurs ébattements, elles avaient mis bas après y avoir sans doute, à se le regarder et se le friser de la main, amorcé leur réciproque fringale ?

La liste serait longue des amoureuses de primo cartello qui, hormis une époque de défaveur à la Cour du grand roi, cautionnèrent de l’adoption qu’elles en firent, sous quelque nom qu’il eût, — maillot, caleçon, culotte ou pantalon, — ce qui, sous le prétexte pudique de protéger le sexe contre la trahison des jupes, n’eut jamais d’autre effet que de nous en faire un plus grand sujet de trouble en le soustrayant dans le fond d’une chapelle aux embûches des regards immodestes et des mains impertinentes. Ce serait citer, depuis Hortense de Beauharnais jusqu’à Eugénie de Montijo, pour ne parler que de l’époque où le pantalon l’a décidément emporté sur le caleçon, toutes les jolies pécheresses qui surent mettre les prestiges de la toilette au service des illusions de l’amour.

Mais elles ne trouvèrent pas chez les lingères, dans les premiers temps de cette nouveauté que fut le pantalon, l’assistance du bon goût. Car, c’était une chose bien disgracieuse que cette double gaîne de percale, qui descendant jusqu’à la cheville et sans aucun ornement que son ourlet, dépassait de quelques centimètres la robe ainsi qu’une manche trop longue. Tel en était le modèle au lendemain de la Restauration comme il l’avait été sous l’Empire. Quelle chose singulière que la Mode qui édictait encore le port de la culotte pour les hommes, du moins en tenue habillée, n’en ait point adopté la seyante coupe pour la Femme, et quand elle n’avait que l’embarras du choix parmi les riches modèles à grandes manchettes ou à canons de dentelles dont les gentilhommes étaient parés au xviie siècle, elle ait réservé au beau sexe l’affreuse innovation jacobine !

Tout en lui maintenant son extrême longueur qu’on ridiculisa sous le nom de « tuyaux de modestie », elle s’appliqua pourtant à quelques ornements pour en assouplir l’allure. Le cachemire de France remplaça quelquefois la percale ou la toile ; l’ourlet tout simple devint un poignet entouré d’une petite garniture de mousseline qui se fronçait d’une Valenciennes. Un peu plus tard on l’agrémenta d’un entre-deux posé au-dessus d’un petit volant qui frétillait sur la cheville. Évidemment la Femme y sacrifiait toute la grâce de sa jambe au temps même où les élégantes se piquaient d’une grande recherche dans la décoration de leurs bas et de leurs jarretières.

Même à l’époque de la grande corruption, le pantalon conserve une mine janséniste. Monté sur une ceinture très haute fermée par une double coulisse en arrière, il n’a d’ornement qu’un ourlet de huit à dix centimètres et une petite Valenciennes cousue à plat. Vers 1852, le dernier cri le prescrit de mousseline de soie, taillé à l’odalisque dont la forme bouffante se rétrécit à la cheville sur un galon d’or ou d’argent. Tout le luxe des mousses de dentelles, des falbalas et des rubans, est alors pour les jupons.

Ainsi fait et si modeste, il ne lui fallut pas moins de trente années pour triompher du préjugé rigoriste qui l’entachait d’indécence. Si c’est pour ce qu’il a d’intime, la chemise qui, là-dessus, pouvait lui rendre des points, eût mérité la même réprobation. Car la chemise touche au plus secret de la chair. Moins décolletée alors qu’aujourd’hui elle n’en était pas moins évocatrice. L’échancrure de la gorge et de l’aisselle indiquait des vallonnements, des replis et des cachettes propres aux baisers ; et ses manches courtes étaient bien une piquante gaîne odorante qui n’avait rien à envier pour l’imprévu à la gaîne du pantalon. À suivre sa ligne évasée à l’excès et qui n’en finissait pas de longueur, il était cependant un endroit de la chemise où le regard pouvait chercher le triangle d’ébène ou d’or qui, de son gazon crépelu, chevronnait la transparente blancheur du tissu. Mais elle n’avait tout de même pas, en son dessin, cette audace qui devait faire d’abord la honte, puis la gloire du pantalon.

Car ce diable de petit vêtement que M. Marcel Prévost traitait si légèrement d’inutile et de bizarre avant que les demi-vierges du cercle mondain où il prit ses modèles et que j’ai connues toute enfant, ne le persuadassent de son erreur par le luxe qu’elles y apportaient, ce petit vêtement pervers comme les ardeurs qu’il abrite, scandalisa la bourgeoisie de 1830. La hardiesse de son langage figuré le fit déclarer de mauvaise compagnie. Plusieurs journaux de Modes le proscrivirent longtemps de leurs colonnes ; et ceux qui défendaient sa cause y mettaient une retenue qui témoigne du même sentiment effarouché qu’affectait la Femme à s’en parer. Jamais un croquis n’en accompagnait la description furtive et un peu honteuse. Toute complaisance ici, eût ressemblé à l’audace d’un galantin qui, au milieu d’une assemblée ou dans la rue, eût sans vergogne troussé les jupes d’une femme, ou profité d’un moment d’inattention de sa part pour glisser un œil polisson dans les parages interdits. Et c’était déjà bien osé pour un chroniqueur de 1840 d’évoquer cette privauté hardie, en racontant qu’au Bois où il était allé jouir de la grâce des patineuses, il avait remarqué qu’une d’elles ne devait pas avoir de pantalon, ou qu’elle le portait fort court, car, disait-il, quoique le vent agitât le bord de sa robe, il n’avait vu au-dessus du brodequin qu’une jambe bien tournée.

Le mot seul de pantalon choquait la décence, que dire de la chose elle-même avec sa large échancrure coulissée qui proclamait en termes si ouverts son office ? La pudeur trouva pour en parler une périphrase d’une préciosité charmante qui eût mérité de survivre, comme telles autres fleurs précieuses de l’Hôtel de Rambouillet : le « rusé inférieur » pour le cul ; les « coussinets d’amour » pour les seins ; la « friponne » et la « secrète » pour les jupes de dessous ; « le plaisir innocent de la chair » pour l’ongle de certain doigt.

Donc la précieuse de 1830 s’était piquée d’envelopper sa modestie d’une circonlocution non moins exquise que ce qu’elle désignait. « Je me suis assurée », disait-elle en se rendant au bal ou au patinage, où l’on peut toujours, en effet, craindre d’avoir sous ses pas quelque indiscret pour s’écrier : « Oh ! oh ! c’est une Impératrice ! »

— Je suis assurée ! quel joli mot sur une jolie bouche ! Et voyez tout ce qu’il suggère d’images folâtres, de sous-entendus fripons, de pudiques gestes de défense contre une entreprise inattendue ! Si bien que dans ses réticences, la périphrase devenait plus graveleuse encore que le mot dont elle s’offusquait.

Ce fut le cas d’un autre vocable emprunté à la langue anglaise un peu plus tard, et d’une afféterie également délicieuse. On appela le pantalon l’inexpressible, — l’inexpressible, c’est-à-dire cette chose qui, dans le monde, ne peut être nommée, pas plus que ce qu’elle est destinée à couvrir aux yeux de la vertu. Euphémisme bien digne de l’incivilité grivoise de son objet.

La crinoline en imposa un autre qui tirait aussi toute sa saveur de ce qu’il laissait à deviner : l’indispensable. La traîtrise de ces cerceaux de si vaste envergure qu’un amant surpris dans un agenouillement non équivoque y pouvait, à l’insu de l’importun, continuer son office, faisait une nécessité de certaines précautions contre leur mobilité et leurs ressauts intempestifs. De ce jour, le pantalon vit confirmer tous les titres qu’il avait à la parure intime de la Femme. Mais il n’eut pas la consécration de la faveur impériale. M. de Lano assure que l’Empereur qui ne perdait point son temps à mugueter ses belles et savourait mieux une Ève alanguie dans sa nudité et fléchissant sur ses reins, n’aiguisait pas ses appétits sur les mousseux badinages de la porte entrebâillée par le pantalon.

Victor-Emmanuel s’y montrait plus sensible, lui qui exprimait à Mme de Malaret son agréable surprise d’une mode qui, à l’inverse de celle de Turin, culottait les Françaises de telle sorte qu’avec elles en vérité, c’était, l’année durant, le paradis ouvert.

Le Maréchal de Castellane n’y prenait pas un moindre agrément. Il aimait fort les dessous et ne s’en cachait pas en public, où bien souvent la correction ne put le retenir de céder à l’attrait qu’ils exerçaient sur lui. Très amateur de notre sexe, il en prisait surtout, en homme de goût qu’il était, la jambe dans le décor de ses élégances privées ; il n’était pas de dîner de quelque apparat où il ne s’en donnât le régal, quand il avait en face de lui, ou à ses côtés, des beautés en réputation ou des arbitres de la Mode. Ce ne fut bientôt plus un secret pour personne que pour se renseigner sur l’objet auquel il attachait plus de prix qu’au reste, il laissait, au cours du repas, glisser sa serviette à ses pieds et prenait un mal infini à la ramasser.

Quand aux environs de 1875, sous des traînes démesurées et des retroussés savants, sous un épanouissement de plissés, de choux, de pompons, de jabots, d’engageantes, parmi des cascatelles de rubans, d’écharpes et de voiles perlés, se leva la splendide efflorescence de ces dessous olympiens qui donnaient à la Femme la démarche d’une déesse passant sur les flots ou les nuages, dans une auréole féerique de dentelles, de guipures, de mousselines et de tulles diaphanes et suaves, le pantalon entre dans la période de son plus grand éclat. Garni d’une frétillante manchette très froncée de Malines ou de Valenciennes, que relèvent au jarret des nœuds de ruban où des sachets dissimulés fleurent la peau d’Espagne, fermé sur les côtés par des jabots de dentelle cascadant sur les rubans qui par dessous fixent au corset un bas de soie chair, gris-perle ou noir, montant d’un soulier de satin à talon d’écaille blonde, le pantalon avec toutes les mignardises dont on varie alors la grâce de sa coupe, est devenu l’irrésistible.

Irrésistible, il n’est pas d’autre mot pour définir la séduction magique que lui emprunte notre sexe et justifier toutes les folies dont il a été la cause. On s’est ruiné pour les exigences de ce petit-maître, à la fois chérubin et roué, qui avait tous les secrets de la dame et la clé de ses trésors. Le livre si piquant de M. Georges Montorgueil sur le Déshabillé au Théâtre, est un chapitre savoureux autant que spirituel des bonnes fortunes de ce galant compagnon de nos amours. Pendant cette période tournant toutes les têtes par les extravagances de son faste, tout Paris courait au régal de ses polissonneries sous nos robes, dans l’ivresse du mousseux de nos jupons. Il n’est pas plus charmant reportage que celui-là à travers les tréteaux qui, avec le Coucher d’Yvette, le Lever de Madame, le Coucher de la Mariée, la Puce, le Déshabillé de la Parisienne, Suzanne au Bain, et tant d’autres, distillèrent durant une couple d’années, à une foule haletante la volupté des Paradis d’illusion. Mlles Cavelli, Lidia, Holda, Renée de Presles, Bob Walter, Suzanne Derval, Angèle Héraud, Willy y apportaient à s’effeuiller de leurs pétales soyeux ou neigeux le sentiment d’une délectation vécue. C’était le supplice de Tantale. Dans l’obscurité de la salle, les yeux attisés épiaient avidement, comme ils l’eussent fait par un judas, à travers les gestes qui couvraient et découvraient tour à tour de mystérieuses profondeurs, les recoins nichés dans la pénombre des jupes, les cachettes friandes estompées d’une arabesque de dentelle, les furtifs évasements d’un volant capricieux sur le chou falbalisé d’une jarretière éclatante ou sur le tendre pastel de la peau. Et bien des mains s’égaraient sur une robe voisine pour y étreindre leur désir dans la sensation d’une fine lingerie marquant la cuisse du relief de ses ondes.

Et de même qu’on a vu payer d’enchères folles la plume d’une gloire littéraire, ou telle défroque d’un grand homme, on se disputa à prix d’or quelques-unes de ces parures les plus secrètes qui, pendant une soirée, avaient suspendu à leurs lèvres, si l’on peut dire, l’émoi enfiévré du spectateur. Un boyard offrit à Mlle Giverny quelques gros billets du pantalon dont elle était délicieusement déshabillée dans Ferdinand le Noceur. On peut croire que ce ne fut point un caprice isolé ; d’autres ont dû enrichir certaines collections de quelques chemises et culottes de Bob Walter ou de Renée de Presles qui n’en portaient pas à moins de douze à quinze cents francs la pièce. On juge de ce qu’en serait le prix aujourd’hui. — C’était encore peu comparé, paraît-il, à la somptuosité de la chemise sous laquelle Mme de Castiglione offrit ses ardeurs à Napoléon III dans sa première nuit avec lui et dont elle se voulut parée dans son cercueil, ou de celle que la Princesse de Rute accusait son bijoutier de lui avoir volée et qu’elle estimait à soixante mille francs.

D’amusantes contestations au civil entre clientes et lingères ont bien souvent entrebâillé au public la porte des alcôves les plus réputées et déplié devant lui les précieuses lingeries de l’office de Vénus. Un jour, c’étaient celles de Mlle Otéro, des chemises de gaze de soie bleue à quatre-vingt-dix francs, des pantalons assortis à quatre-vingt francs, et pour la nuit des parures de linon transparent à cent vingt francs, dont elle paradait sur des draps de satin rose. Une autre fois, c’étaient celles de Marie Duplessis, cette Dame aux Camélias dont M. Johannès Gros, dans un luxueux volume publié au Cabinet du Livre, a brossé le plus joli portrait que puisse inspirer une beauté aussi parfaite ; et l’on apprenait de l’inventaire après décès que cette belle-de-nuit qui payait ses chemises cent cinquante francs, enveloppait le calice de ses pudeurs d’un simple caleçon de frileuse.

Parfois le différend avait le piquant d’un déshabillé, comme lorsque la Baronne de Kaulla, pour soutenir sa revendication devant les juges, produisait une lettre où elle avait avisé sa lingère qu’elle portait son pantalon sous le corset, qu’elle le faisait glisser très bas afin qu’il ne lui grossît pas la taille, et que ceux qu’on lui avait livrés étaient trop longs de toute la dentelle. Elle les voulait « avec deux entre-deux à clair et une dentelle bien jabotante, mais le jabot montant plus haut, avec au bas un nœud de satin blanc sans bout, rien que quatre coques plates. »

Sans aller au prétoire, Mlles Bob Walter, Angèle Héraud, Suzanne Derval mirent la meilleure bonne grâce à se trousser devant M. Georges Montorgueil qui s’enquérait en historien des mœurs, du luxe de leurs dessous, non plus à la scène, mais à la ville. Et dans les lettres où, avec l’aisance que leur donnait, comme à Phryné devant ses juges, la certitude d’être sans reproche, elles dévêtaient sous ses yeux pantalons et chemises de fine batiste à entre-deux et volants de Valenciennes ou d’Alençon, agrémentés de rubans et de choux aux épaules et aux genoux, fouillis vaporeux du jupon, jarretières à langage chiffré, dans ces lettres, dis-je, passait le frisson de l’égoïste jouissance d’Ève aux frôlements voluptueux de ces transparences rosées.

Et je ne sais plus pour quelle Américaine, les petites fées de la rue Saint-Honoré composaient cette merveille de pantalon, baldaquiné et drapé comme l’alcôve du plus joli mystère, payé cent louis, il y a trente ans, et digne d’assortir ce jupon de quinze mille francs exposé en 1900 au Stand des Maisons de blanc. Pour achever l’harmonie de ces parures ensorcelantes qui eussent fait pâlir la beauté d’Aphrodite, un orfèvre de l’Avenue de l’Opéra œuvrait pour une jolie divette de nos Music-halls, Mlle Fagette, au prix d’un million et demi, un boléro de style Louis XV uniquement de filigrane d’or dont la souple résille se constellait de l’éclat diapré de toutes les gemmes précieuses sur un champ de perles et de diamants.

Hélas ! la garçonne et la robe courte ont emporté tous ces prestiges d’une Mode dont on pourrait dire, dans l’esprit d’un mot célèbre : Qui n’a vécu au temps du retroussé et des savants déshabillés n’a pas connu la douceur de vivre. Jamais la Femme ne fut pour ses amants un plus beau poème à lire ; jamais elle ne leur ménagea d’un art plus subtil et délicat les ravissements de l’ascension vers l’empyrée ; jamais elle ne leur tendit coupe plus ouvragée pour y boire les ivresses de sa chair. Quelques catalogues de grandes maisons de lingerie, et la revue Les Dessous Élégants conservent encore à nos regrets le souvenir des somptuosités indicibles où le corps de l’idole perdu en des encerclements mystérieux ouvrait à l’imagination l’extase de l’adoration mystique.

Mais c’est surtout La Vie Parisienne qui, dans de précieux albums, nous a gardé le capiteux parfum de ces élégances souveraines où, sur chacune de ses pages, elles ont promené leurs traînes froufroutantes, fait claquer leurs talons sertis d’or et de pierres fines, retroussé sur le galbe de bas ouvragés à miracle les splendeurs d’aurore ou les évanescences crépusculaires des failles, des liberty, des crêpes et des peluches, et exhalé les haleines embaumées des mille voix bruissantes de leurs échelles de volants. Des crayons et des plumes tout chargés de l’émoi des boudoirs et des lourdes senteurs d’alcôve silencieuse où traîne à l’abandon la hâte des déshabillages, nous y ont laissé le frisson des voluptés quintessenciées qu’aiguisaient les recherches d’une parure minutieusement compliquée, ménageant une superposition de voilages sur les profondeurs des intimités ajourées de la chemise et du pantalon.

De quelle sensualité ne vibrent pas toutes ces pages qui sont autant de secrets surpris derrière une tapisserie, aux doux instants des apprêts de la beauté dans le bavardage des miroirs polissons ou le silence des heures de vertige.

Chez elle ou dans la rue, au pesage, au théâtre, assise devant sa toilette ou sur le bord de son lit, dans toutes les privautés de sa vie mondaine ou passionnelle, dans tous les mouvements de son corps et les gestes de sa personne, à son lever, à son coucher, à tous les instants qu’elle occupe aux soins de s’embellir, à l’heure du bain ou de la chaise longue, dans l’attente fiévreuse de l’amant ou pâmée entre ses bras, pudique ou impure devant la glace, ôtant son dernier voile ou retroussée de cent façons, la Femme dans toutes les stations de ses enchantements, c’est sous leur plume, la délirante évocation des artifices sensuels dont Éros enchaîna le désir sous la jupe ensorcelante.

Ah ! les délicats gourmets des voluptés du regard, de l’attouchement et de l’odorat, et quels interprètes des intentions d’un érotisme raffiné dont la Mode d’alors avait prodigué l’esprit dans la somptuosité, la surcharge et la multiplicité des atours et des enveloppements lutins ! Avec quelle exaltation d’amour ils ont écrit au jour le jour, dans l’ivresse d’un dilettantisme attaché à la valeur du moindre ruban, ce magnifique poème des dessous, où depuis 1880, une génération de dehors moins canailles que celle-ci, point sportive, demeurée talon-rouge, et d’une sensualité efféminée, délicate dans ses plaisirs, avait enfermé ses ferveurs !

Quelles délices ne réservait pas à nos amants cette stylisation qui faisait de notre corps le calice renversé d’une corolle de volants dont les doigts frémissants effeuillaient les collerettes pétalées jusqu’au plus secret de la chair ! Il faut avoir connu les savantes gradations qu’elle ménageait à la jouissance de tous les sens à travers les frondaisons du juponnage sur le chemin du paradis ; il faut avoir eu sa main sous ces épaisseurs opaques ou transparentes, semblables à ce voile du temple de Jérusalem qui tout ensemble cachait et révélait la présence de Jéhovah ; il faut avoir goûté les épices du retroussé sur une jambe longue et fine jusqu’à la neige de plis, d’entre-deux et de dentelles d’un pantalon jabotant sur le velours d’une jarretière ; joui de la surprise d’un envol de jupes sur des coins de chair, ou d’une gaîne ouvrant furtivement son sillon sur une ligne d’ombre rosée ; s’être grisé de la capiteuse senteur que la peau distille dans la cassolette de ses fines lingeries ; avoir pétri sur des empâtements de soie et de batiste la tiédeur fragrante des cuisses et des fesses ; femme, il faut avoir subi la fascination de ce mirage de blancheurs vaporeuses où nous nous apparaissions dans la glace quand de nos deux mains amoureuses nous mettions en éventail des talons à la hanche les ondes écumeuses de nos volants ; il nous faut avoir savouré nos alanguissements dans la voluptueuse douceur des Malines et des Valenciennes où un ongle carminé mettait parfois la mobilité de son reflet ; il faut enfin avoir joui de son corps dans la volupté du mystère que lui faisait son précieux écrin, pour mesurer à tous ces enchantements perdus nos regrets d’une Mode qui fut, comme le dit M. Octave Uzanne, la dernière expression mythologique de la Femme.

— Oui, Line, je vous entends, il faudra qu’un jour, en une tendre collaboration où la griserie de nos souvenirs et notre sensuel dilettantisme des belles lingeries mettront quelque folie au bout de notre plume, nous nous divertissions à confesser ces élégances évanouies pour leur arracher le secret des émerveillements et des extases qu’elles surprirent. Quelle plus charmante promenade à travers l’évocation des liaisons amoureuses ! Puisque toutes les amours se ramènent au souhait de la possession, diffèrent-elles autrement entre elles que de la part faite à l’imagination dans le plaisir, et aux artifices dont la Femme relève et renouvelle les promesses de son corps ? Ah ! qui nous éveillerait tout ce passé de volupté où en quelques atours surannés, conservés dans les tiroirs des vieux bahuts, sommeille encore l’âme des étreintes, de quel intérêt ne doublerait-il pas ce que nous savons des amours défuntes et des adorations qui se sont cachées sous ces voiles ? Les lettres, les confidences nous donnent bien les secrets du cœur, mais elles taisent soigneusement, peut-être parce que le cœur ne les a pas connues, les raisons ensorcelantes, et quelquefois trompeuses, qui montaient des jupes.

Que de gens en ont repu leur imagination aux grandes ventes de l’Hôtel Drouot, quand la mort jetait aux enchères les garde-robes de nos mondaines de qualité ! Que d’émois autour de ces prodigalités d’un luxe intime qui avait des touchers d’épiderme, de douces senteurs d’armoire et que l’ombre du corps qui s’en était vêtu semblait animer d’une mourante tendresse ! Que d’amateurs de ces frivolités radieuses aux transparences évocatrices, de ces riches chemises où se sont coulés des charmes réputés, de ces pantalons surtout, tabernacles des intimités, écrins de la chair la plus secrète ! Quel prix les imaginatifs n’attachent-ils pas à la possession de ces reliques des amours passées ! Quel est donc le pouvoir magique de ces tissus, l’ensorcellement que leur communique la chair qui les a baisés ; par quel sortilège prennent-ils la figure du péché jusqu’à être le péché lui-même ?

Quand mourut Brillat-Savarin, on trouva dans un coin dissimulé de sa bibliothèque, un pantalon de femme qui témoignait que l’auteur de la Physiologie du goût n’avait pas été seulement à table un gourmet. Combien qui, captifs de l’illusion enclose dans les chiffons embaumés, se font un sérail d’ombres enchanteresses des chatoyantes parures où des Èves inconnues d’eux, d’autant plus troublantes que mystérieuses, ont laissé leur apparence formelle et le tressaillement de leurs délires ! Combien d’autres que l’amant de la Duse qui, dans la châsse de quelque riche chiffonnier, couchent avec amour les chemises légères et diaphanes qui ont tendrement dessiné le vallonnement des seins rigides et l’ondulation de la croupe diabolique ; les bas incrustés ou brodés d’arabesques dont les souples entrelacs de leur filet de soie gardent dans les plis du jarret le souvenir de toutes les flexions érotiques ; les mignonnes jarretières, fleurs suaves de la serre chaude des dessous ; les maillots, les culottes de satin, les pantalons de surah ou de dentelles, ineffables symboles de l’accointance charnelle, des pudeurs à violer, des extases en sommeil, calices de la fleur mystique tendant leurs bords labiés à la soif du rêve !

J’ai connu dans ce genre la plus piquante des collections. Les souvenirs personnels y mêlaient leur image à celle de toutes les femmes de quelque réputation d’élégance ou de beauté, dont ce dilettante avait pu se procurer un des objets qui les avaient parées.

Comme vous, Arabelle, ou comme Gabriel d’Annunzio, c’est aux plus sûrs témoins de ses bonnes fortunes qu’il avait confié le soin de lui en dresser un catalogue très vivant, à ces pantalons adorablement coquets et pervers, qui, semblables aux rideaux d’alcôve que dans les estampes galantes du xviiie siècle des cupidons joufflus et roses tirent sur le bonheur de deux amants, avaient accueilli ses désirs transis et noué sur ses reins leurs gaînes à falbalas. Nulle femme ne sortait de chez lui sans laisser entre ses mains le fourreau précieux qui avait enfermé leurs étreintes.

Ces reliques de toutes formes, de tous tissus, de toutes nuances, provenaient des milieux les plus divers où sa passion pour cette bagatelle sans égale l’avait promené, de quelque Claudine pensionnaire à une midinette, d’une Andrée de Cléry à une Delphine de Lizy ou à une Valtesse de Labigne, de la Goulue à quelque Lucie Davray, d’Alice Howard à Diana Swed, depuis Je modeste pantalon de madapolam ou de percale à petits festons brodés où s’étaient timidement cachées les maigres protubérances d’un sexe en bouton, jusqu’au faste des plus merveilleux points de Venise ou de Bruges xviiie dont une beauté aristocratique ait pu estomper de leurs enveloppements radieux l’ivoire poli de son ventre et de ses cuisses et la clandestine mousse de la chair vermeille.

À côté voisinaient, en d’autres sachets d’iris, les pudeurs défuntes des illustrations du monde galant et du théâtre. Pour la plupart c’étaient des pièces sorties de l’Hôtel des ventes. En outre de ce qu’elles proclamaient l’insigne éclat du luxe intime dans ses métamorphoses au cours de ces cinquante dernières années, elles avaient cet intérêt d’évoquer avec des noms célèbres et le souvenir de passions et de débordements connus, je ne sais quelles images des voluptés qui avaient râlé dans ces parures. De Rachel à Wanda de Boncza, dont la garde-robe fut une des plus riches de ce temps et qui laissa cinq cent mille francs de dettes chez ses couturiers, d’Anna Deslion, miss Skittels et toute la bicherie de la fin de l’Empire jusqu’à la petite Pierrette Fleury, une des jolies fleurs maladives des cabarets de Montmartre, de Lola Montès à Alice Ozy, de Rose Pompon à Louise Wéber la Goulue et à Nini Hervé dite Patte-en-l’Air, c’était un étalage de croustillants déshabillés, de voiles d’illusion, de gaînes enrubannées dont les reines de la rampe, des alcôves et du grand écart avaient parfait leurs charmes et où avait brûlé l’encens des adorations mystiques et païennes.

Et je me représentais les délices de quelques ardentes passions qui avaient dû palpiter et s’alanguir dans ces nids de dentelles. Sous mes doigts, tous ces atours secrets me semblaient reprendre vie, s’éveiller de la longue prostration du lendemain des fêtes charnelles. Leur transparence s’emplissait à mes yeux des formes mouvantes qui s’en étaient vêtues à l’heure des amours. Le gorgerin des chemises s’enflait sous les rondeurs du sein et se creusait à la mousse du gousset ; les pantalons tendaient leur couture sur les deux ovales de la croupe, et leurs échelons de volants ouvraient le doux cheminement vers la charmille.

Côte à côte sur l’ottomane du boudoir réservé à ces ombres charmantes, leurs parures dessinaient les molles langueurs qui s’y étaient encloses, et je voyais des mains égarées dans les tièdes cachettes, des bras paresseusement noués autour des tailles et des nuques, des jambes qui s’accouplaient entre elles, pistils éclatants d’un calice de soie. Est-ce Alice Labruyère et Léonide Leblanc qui s’entre-baisent en forme de colombes, ou Mlle Cico et Mlle Delacour, est-ce Eugénie Doche et Nathalie, ou Jeanne Desroches et la brune Cortès ? Suis-je à l’Eldorado de Saint-Germain où la Princesse Troubetzkoï, la Comtesse d’Adda, Mme Manara, la Marquise de Persan, et Mme Charles Laffite venaient cueillir le fruit défendu ? Mon imagination ne voit qu’un désordre de corsages dégrafés, de berthes de dentelle moulant la turgescence de mamelons de neige pointés de rose ; c’est un doux bruit de robes de faille ou de satin que remontent par devant jusqu’au genou des doigts aventurant leurs caresses sous la masse épaisse et légère des jupons à passes de rubans ; c’est une mêlée de jambes rose, perle ou azur, les unes enlacées comme des lianes sous un enfouissement d’ajourées blancheurs qui mêlent leur écume de vagues en remous ; d’autres, arcboutées sur leurs Louis XV, distendent dans leur écartement la corolle ombellée des volutes de dentelles ; c’est un frémissement de volants de culottes sur des transparences d’ivoire cerclées au jarret de l’éclat amorti de jarretières Pompadour ; ce sont des rondeurs suaves cambrées dans des gaînes fendues sur un sillon d’ambre ; des agenouillements parmi le murmure embaumé des voiles, des bustes à demi-nus infléchis sur des visages pâmés, des chevelures mouvantes sous les tourbillons d’ombre des jupes affaissées. Sous mes yeux montait l’extase de cette volupté d’images, de cette délectation du De figuris où de jeunes femmes se faisaient l’abandon réciproque du mystère de leur chair à travers les enchantements ineffables du paradis de leurs atours secrets.

Il n’est pas jusqu’à ces belles publications de la Mode qui ne soient un piège à notre sensualité et ne nous entraînent à la délectation morose. Confiées pour leur exécution à des artistes spécialisés, ce sont maintenant de pimpants recueils qui ouvrent à l’esprit toutes grandes les portes closes jusqu’ici des alcôves, des boudoirs et des cabinets de toilette.

Du chapeau au soulier, des bas à la chemise, la Femme d’aujourd’hui se dévêt dans la rue et de son pied cambré comme le sabot d’un faune nous lance au visage à travers les étalages de lingerie et les pages des albums de modes, l’arachnéen tissu de son dernier voile. Passée sultan dans sa grâce garçonnière d’éphèbe vicieux, c’est elle, à présent, qui jette le mouchoir.

Le même esprit libertin et sensuel qui, derrière les glaces des capiteux étalages sait disposer avec une entente si parfaite de la provocation, le cadre des suaves féminités, étale au grand jour les affolants mystères de la pudeur charnelle, livre à la concupiscence l’intimité des sous-robes sur d’adorables fantômes de cire pervers et chimériques.

Il n’y a encore qu’une vingtaine d’années, les divers articles de lingerie et de bonneterie ne s’affichaient qu’avec la discrétion que la Femme apportait à retrousser sa jupe, à montrer sa cheville et son mollet, ou à laisser pointer les dents de broderie de son pantalon quand la Mode le faisait descendre jusqu’au genou. Qui n’a gardé la mémoire de ces apparitions soudaines et fugitives d’une molle traînée blanche zigzaguant sur les fonds éclatants ou tendres d’un bas de couleur, ou sur les ténèbres brillantées du bas noir ?

Bas, chemises, culottes, corsets ne se montraient alors dans les catalogues et aux vitrines qu’en leur pliage pudique et prêts à être serrés dans l’armoire, tels de délicats ouvrages où s’étaient exercées des mains enchantées et discrètes. Un jour ces choses mignonnes si jalousement tenues dans l’ombre du gynécée, montrées avec réserve, choisies avec mystère, s’enhardirent à braver la décence et déployèrent en public leurs silhouettes parlantes. Les expositions de blanc ouvrirent à l’imagination les paradis de Mahomet.

Quelle douceur sensuelle à plonger ses mains dans cet amoncellement de lingerie de batiste, de linon, de soie, de pongé, de satin ou de jersey milanais, aux coupes si multiformes, évocatrices fidèles et polissonnes des parties charnelles qu’elles enserreront de leurs trames ténues, qu’elles glaceront de leurs tendres coloris, où moussera l’or ou l’ébène à l’échancrure de l’aisselle et à la couture de l’entre-jambes !

À les voir sur les comptoirs des grands Magasins, dans le furieux pêle-mêle où les mettent les mille désirs de la rue qui passent, s’arrêtent et se lovent dans la blancheur ou la bigarrure diaprée de ces chemises, de ces culottes et de ces combinaisons, où des doigts frôleurs qui, suivant l’expression de Colette, « portent des traces de fatigue à leurs ongles cernés », se délectent à se glisser dans ce désordre impudique, s’agacent du grattement léger des dentelles et des broderies, frémissent au velouté des rubans mignons, se crispent sur les fourreaux bâillants ; à voir tous ces voiles menus qui parlent de tendresse rayonnante et d’intime bonheur, à les imaginer gonflés et vivants des splendeurs de neige et de rose dont ils seront les nids douillets où celles-ci se blottiront en des caresses indiciblement câlines, ainsi chavirés, emmêlés, confondus, retroussés et chiffonnés, on croirait à la furibonde ruée d’une orgie saphique, comme celle que dans son ode Aux Lesbiennes de Paris, Joachim Duflot a rimée dans le Parnasse Satyrique, à la gloire des vedettes du Théâtre de 1840.

Ces instants délicieux du privé de sa toilette, dont la Femme at home est souvent avare même avec son amant, ces brèves minutes si parcimonieusement dispensées à la joie mystique quand tombent, un à un, tous les voiles mignards de l’idole, s’immobilisent aujourd’hui sur des figures de cire longues, étranges et délicates, séduisantes autant qu’artificielles, silencieusement figées en une passivité complaisante qui laisse au désir tout le temps des ferventes contemplations.

Bas, chemises, pantalons et culottes sont à présent le prétexte d’une illustration des plus suggestives qui, parfois, peut rivaliser avec l’érotisme des dessins de la Vie Parisienne et les déshabillés de cartes postales. Rien de galant comme ces présentations qui mettent sous nos yeux, jusqu’à mi-chemin des hanches, le galbe de belles jambes dans le langage divers de leurs poses les plus éloquentes pour amener en amoureux combat.

Découpées en noir, en grisaille ou en bistre sur le blanc de la page, de profil, de face ou de trois quarts, délicieuses sous les ombres et les coups de lumière qui font tourner le mollet, creusent le jarret et arrondissent la cuisse, tantôt dans la pose allongée, tantôt dans la pose de l’équerre, tantôt une cuisse chevauchée, ou une jambe repliée sous la fesse, ces silhouettes nous font, avec toute l’illusion du procédé photographique, l’effet d’autant d’intrigues que de mystérieuses coquettes jettent à l’objectif par la déchirure d’un paravent qui les cache.

Parfois l’aguiche de ces charmants fuseaux coulés dans une soie tendue à craquer, et chaussés du brocart d’une mule falbalisée, s’agrémente au-delà du large revers où mord la double jarretelle, d’un pan de la dentelle d’une chemise-culotte ouverte par côté sur un angle de chair. Et, debout, une jambe légèrement infléchie sur la pointe du pied, on dirait autant de reines de Saba proposant à notre curiosité, derrière un rideau abaissé à mi-corps, l’énigme du soin qui les occupe à leur toilette.

Un jour, quelques-unes de ces ombres diaboliques payèrent d’audace. Écartant la tapisserie ou crevant le cadre qui leur servait d’écran, elles vinrent parader sans vergogne, sur certains catalogues, dans la grâce immodeste de leurs jeunes corps désirables, retroussées jusqu’au plus haut, offrant en de piquants déshabillés, les voluptueux abandons de Narcisse devant la séduction de leurs jambes parfaites, haut gainées du glacis de bas tissés par la main des fées.

Quel aimable libertinage qui sous le prétexte d’une réclame pour le 44 fin, nous abandonne la photographie de quelques belles filles dans les attitudes de leurs rêveries à huis clos, sous les lancinantes images du plaisir : celle-ci assise sur un fauteuil très bas, cuisses relevées, jambes jointes, nous découvre depuis sa jarretière un coin de chair fuyant sous les ombreuses franges d’un châle de soie, Cette autre, sur une pile de coussins, jambes allongées, seulement vêtue d’une combinaison qui met à nu de friandes épaules, s’amuse, piquée d’un désir polisson, du jeu de ses cuisses dont l’une chevauchante profile sa courbure, engaînée d’une petite culotte, sous un volant de dentelle ramené jusqu’à la taille par sa main friponne. Une autre, kimono retroussé à la ceinture, les jambes paresseusement enlacées, promène le long de leur ligne onduleuse la caresse d’un regard qui a les privautés tactiles d’une main experte. Et celle-ci toute prête pour sortir, en robe de crêpe et dentelle, quel caprice l’a soudain couchée dans sa bergère, les yeux mi-clos, les bras à l’abandon, le corps alangui par la montée du plaisir sous la douce pression d’une chevauchée des cuisses parmi le fouillis de la jupe retroussée !

Mais les catalogues des grandes maisons et les revues de Modes nous réservent de plus piquantes illustrations encore. Elles sont l’application d’un nouveau procédé de perspective qui donne au spectateur le sentiment d’être placé en contre-bas du plan choisi par le dessinateur pour ses personnages. Cette habileté répond à la fascination qu’exerce la robe courte. Elle est une telle sollicitation pour le regard, un tel attrait pour l’imagination, que l’Art s’est appliqué à nous en rendre les effets par une manière de perspective où nous avons l’illusion des privautés dont nous sommes si gourmands quand une jupe passe à hauteur de nos yeux. Cette volupté à nous saisir des dessous de la Femme malgré la pauvreté de ce qu’ils sont maintenant, cette volupté à suivre le prolongement de la silhouette ensorcelante des jambes par delà le cercle où elles rentrent dans une ombre lourde du mystère que nous en font nos mœurs, lourde des secrets qui y reposent, la publicité l’exploite en de croustillants dessins de femmes évoluant au-dessus de notre regard, ou assises, tandis que nous sommes à leurs pieds : celle-ci occupée à enfiler son bas, — un bas cochon, comme disait Verlaine, — ce bas cuissard qui, par l’étranglement de son liséré de couleur ou de son ourlet de dentelle, laisse tout juste échapper ce renflement de chair si satiné où s’accolent les deux cuisses ; celle-là ajustant sa jarretelle dans une gracieuse torsion de son buste sur sa jambe fléchie ; cette autre pour faire valoir une botte dont la tige de daim lacée sur le devant cambre la cheville et fait saillir un impeccable mollet, ouvre sur nous, d’une jambe en croix, le cercle de sa robe.

Élancées, effilées et longues, la tête petite sur un cou de cygne, la croupe, les hanches et la gorge dans une rectitude linéaire où s’efface toute distinction de sexe, êtres chimériques et troublants par l’incertitude de leur nature, ces beautés étranges nous trouvent à leurs genoux ou nous passent sur le corps à toutes les pages des catalogues qui servent leurs caprices : ici descendant de leur Rolls, là gravissant quelques marches de marbre rose, ou faisant onduler une jupe de voile ou de crêpe au vent de la plage ; et nos yeux s’alanguissent aux mêmes visions de ce rêve de Verlaine au Bal :

Un rêve de cuisses de femmes
Ayant pour ciel et pour plafond
Les c… et les c… de ces dames
Très beaux qui viennent et qui vont.

De l’illustration de la Mode, cette manière de fouetter notre sensualité est passée à l’écran. La jambe y dispute au visage, là aussi, le prix des grâces et de la séduction. Comment eût-il ignoré qu’elle a le pouvoir d’une incantation et oublié la soumission dévote où elle nous asservit ? Comment n’eût-il pas exploité dans l’intrigue d’une action la part qu’elle a dans l’intrigue de la vie ? Ces joies cérébrales attachées à la vue des ravissantes colonnes de ce portique mouvant, la secousse charnelle d’une éclaircie sous la jupe dont les pans nous frôlent le visage et jettent à notre odorat la respiration des parties obscures à travers ces impalpables culottes qui ne les couvrent même plus, il n’est guère de films qui ne nous en fassent chaque jour l’agréable surprise. Ce ne sont, hélas ! que de rapides instantanés comme ceux que nous dérobons quelquefois par bonne fortune aux heureux hasards de la vie.

Tout ce que dit et tout ce que cèle le regard cerné de khol, les préoccupations qui s’agitent derrière l’impassibilité d’un front pur, le souhait de lèvres saignantes de carmin, la jambe armoriée de son bas brillanté et du mince ruban de sa jarretière, a, sur son talon Louis XV, des impatiences, des abandons, des crâneries, des impertinences en nombre infini pour l’exprimer, le donner à deviner ou le trahir. Toute la volupté des pensées, tous les frémissements de la chair, toutes les licences de l’imagination, la furie du rut, l’anéantissement du spasme, trouvent en elle une expression mille fois plus variée, plus sensuelle et plus perfide que dans le visage. Colonne jumelée en voûte ogivale où grimpe le désir, n’est-elle pas dans sa forme le symbole de l’envoûtement où elle nous tient ?

Voie unique des plus hautes délices, chacun de ses mouvements reste associé à l’image qu’elles évoquent, à l’idée de la volupté où elle conduit, La main, le bras, le sein de la Femme n’ont de vie que dans leur rapport avec l’ensemble du corps. Seules, les jambes ont, ainsi que la figure, le privilège d’une personnalité et d’une éloquence qu’elles ne doivent qu’à elles-mêmes. Dans les renflements, les amincissements, les sinuosités et les courbes de leurs lignes, la nature a accumulé des appas qui asservissent nos sens comme un beau visage asservit notre cœur. Isolées à nos regards du reste du corps, leur valeur expressive, loin de s’atténuer, s’accroît au contraire de l’énigme qu’elles sont à notre esprit dans la diversité de leur action et de leurs poses conjuguées. C’est alors comme l’intrigue d’une femme sous le masque. Leur figuration accouplée a sur l’imagination la force d’un sortilège ; on ne peut s’en défendre et il nous poursuit jusqu’en présence d’un portrait en pied, où sous le glacis des moires, des satins et des peluches, notre regard cherche encore les transparences insidieuses ou réticentes.

Aussi ne médirai-je pas de la Mode d’à présent qui, dans l’évolution du goût et des mœurs est l’expression, comme toutes celles qui l’ont précédée, d’une nouvelle recherche de la sensualité.

Certes, elle nous a dépouillées de cet appareil de la majesté qu’étaient les écroulements massifs des drapés, les ruissellements des volants, les vagues houleuses des traînes princières ; je ne dirai point ce qu’elle a fait de nos splendides chevelures dont les ondes annelées déroulaient de nos épaules à nos flancs le plus somptueux voile d’or ou de jais dont notre nudité pût parer l’autel où elle s’étend pour le divin sacrifice. Je ne dirai pas non plus nos regrets qu’elle ait dissipé le mystère de ces profondeurs éburnéennes où chantait la voix des Sirènes, et dont l’art du retroussé où la Parisienne était passée maîtresse avait fait la plus piquante de nos séductions.

Avec l’éclatant mirage des enveloppements de dentelles et de broderies dont le rituel d’une toilette qui était à soi seule une volupté, ouvrait à l’aventure des sens un monde de jouissances, la robe courte a emporté encore cette beauté souveraine d’un buste délié et gracile, cambrant le sillon ensorceleur du dos sur les renflements d’une croupe provocante où notre sexe affirmait ses promesses.

C’en est fini avec elle des joies de cette adoration muette qui nous tenait aux pieds de l’idole, quand, debout, devant nous, ou paresseusement allongée sur le canapé de son boudoir, elle nous laissait effeuiller, d’une main tremblante, la rose mystique de ses pudeurs.

C’en est fini des enivrantes délices d’une illusion qui ouvrait aux enlacements les cercles magiques d’une féerie de voiles où la Femme avait diffusé son âme et son parfum.

C’en est fini d’égrener le chapelet des mystérieuses tendresses dans la couvaison de ces intimités profondes d’une lingerie ouvragée pour la joie des yeux et de la main, surchargée de fanfreluches, de nœuds et de rubans sur des ajours et des transparences libertines, creusant des sillons pour la caresse, des défilés au désir, ici sur l’or blême des aisselles, là dans la fossette du jarret, plus haut dans les vallons de l’aine.

Avec la simplification apportée à notre toilette par une mode qui, cédant à la fièvre des sports et de la vitesse dont toutes nos mœurs se trouvent bouleversées, a réduit notre parure à ce qu’elle fut du temps de Notre-Dame de Thermidor, le champ de notre pudeur s’est réfugié là même où il ne lui restait plus jadis qu’à capituler. À mesure que les ciseaux ont rogné la robe, les vaporeux dessous qui étaient à notre corps comme ce voile de buée où s’enveloppe à l’aurore la grâce d’un paysage, ont dissipé le charme dont ils nous baignaient. Le pantalon, enseigne si suggestive et immodeste des chemins et des lieux du péché a cédé le pas à la culotte de figuration déjà si appauvrie, et puis à ce ridicule cache-sexe, ou à ces culottes de jersey sans style et ces chemises-culottes à pattes d’entre-jambes où s’est finalement évanouie l’illusion dont une Mode plus soucieuse des conditions de la volupté avait, pendant un demi-siècle, caressé l’image de la Femme et flatté l’inconstance et les exigences du désir.

Et c’en est ainsi fini de ces longues délectations devant nos miroirs au cours d’une toilette dont le code des plus exigeants prescrivait de la tête aux pieds une stylisation appropriée à nos diverses occupations, accordait nos intimités, des bas à la chemise, du corset au pantalon, de la chaussure à la jarretière, avec chacun des moments de notre vie mondaine.

Aujourd’hui, c’est à peine si la robe fait la diversité de la toilette, sur la monotonie d’un bas sans fantaisie et d’uniforme, comme le Richelieu et le Charles IX dont se banalisent tous les pieds. Elle-même taillée pour toutes d’une égale longueur et sur un patron en série, à l’exception de la grâce garçonnière que certes elle donne à chacune, n’a plus que l’esprit d’une tenue de pensionnat. Par dessous, une combinaison-culotte passée au saut du lit sur une ceinture de caoutchouc sans cambrure et affectée de ces jarretelles qui semblent en faire un appareil orthopédique, voilà toute l’élégance du domaine privé par toutes les saisons de l’an, et tous les instants de la journée. Adieu la fastueuse lingerie des trousseaux d’autrefois, et tout le piquant symbolisme de la terminologie qui associait une idée libertine au dessin de chacune de ses pièces : chemise puritaine pour les effarouchées qui ne livraient que le contact d’une boutonnière autorisée ; chemise de combat, grandes routes d’entre-deux, places et carrefours de transparence aux bons endroits ; chemise plastique pour souligner tous les détails ; chemise Vénus, écume de dentelle d’où émergeait la déesse ; chemise pénitence, coulissée par en haut et par en bas ; chemise à l’impatient, entrelacs de rubans sur des portes dérobées ; chemise à l’accommodante, ciel ouvert sur le verger de Pomone, et combien d’autres pour ne parler que des jeux de la nuit.

Et que dirai-je des armes de combat que nous réservait pour le jour, dans son infinie variété, « tout ce luxe joyeux, — je cède ici la plume à M. Octave Uzanne, — toutes les mignardises et les fanfreluches si nécessaires aux sensations de la vue et du toucher de la Femme, dissimulées dans les frou-frous intimes sur lesquels lingères et corsetières comprenaient qu’on ne saurait trop raffiner, trop tisser d’inventions légères, de paradoxes de guipures, de caprices en soieries transparentes, trop inventer de subtils tissus nuageux, floconneux aux colorations douces et évanescentes. »

Ah ! comme nous en calculions nous-mêmes les troublantes suavités. Tandis que procédant à notre toilette, chacun de nos voiles s’animait sous nos doigts de tout le libertinage qu’y associaient nos pensées, quelles confidences notre sensualité ne faisait-elle pas au miroir ! Voyez dans les Mémoires d’une Demoiselle de bonne famille, comme en parle la charmante héroïne qui s’habille pour le rendez-vous. « Je n’ai pas besoin de dire que mon linge fut choisi dans ce que j’avais de plus fin et de plus beau. — Voilà un homme qui n’est pas à plaindre, me disais-je en passant mes jupons garnis de dentelles. »

C’était l’époque où renouvelant les extravagances somptuaires de la belle Christine de Belgiojioso et s’inspirant des magnificences inouïes dont Bone Sforza avait composé le décor de sa couche de jeune reine de Pologne, Mme Ernest Feydeau donnait à ses mignons péchés le luxe d’un lit tendu de draps de velours noir. Une autre princesse de la Mode, la Marquise de B…, soucieuse dans son éblouissante beauté de préparer à l’office de Vénus un sanctuaire digne de son culte, mettait vingt mille francs aux splendeurs de six parures — chemises et pantalons, — qu’elle réservait pour s’offrir à la déesse.

Nous avions l’avant-goût des délices de la faute dans notre application à la rendre chaque fois nouvelle, imprévue, capiteuse sous les dehors que nous lui préparions. Nous lui faisions une route ou propice, ou semée d’embûches parmi la floraison d’élégances où se tapissait notre corps. Le bonheur qui nous attendait était déjà dans la préméditation d’une toilette minutieuse qui, réglée sur la qualité du plaisir que nous nous promettions, marquait les desseins de notre volupté dans les indiscrétions ou les réticences des somptuosités dont nous faisions un lit à l’amour.

Une autre fashionable, Mme de La V...., ourlant de dentelle noire son linge de batiste, mit un frisson nouveau dans l’imprévu de notre déshabillé. Et quelques excentriques dont je partageai un moment la folie, poussant à son excès l’étrange corruption de cette élégance, s’enveloppèrent des pieds jusqu’à la gorge d’un réseau d’épaisses ténèbres, sous l’obscur fouillis de jupons de surah noir garnis à l’espagnole de dentelles noires, ou tout plissés de fronces que rattachaient des rubans cramoisis. Du gorgerin de la chemise de soie noire nos épaules émergeaient plus blanches qu’une tombée de neige, et le pantalon de satin noir ruché de vieux point d’Angleterre accusait au regard perdu sous la robe, par la faille béante dans une obscurité d’Erèbe, la lèvre de pourpre sombre que nous avions ravivée d’une touche de rubis, comme nous avions relevé d’une pointe d’indigo les petites veines du sein, et, d’un trait de koheul, baigné d’une ombre chaude la langueur de nos yeux. Sur l’impalpable Chantilly dont la jambe rosait par transparence les entrelacs arachnéens et les médaillons, un œillet rouge d’Espagne piquait de son haleine poivrée, le nœud d’une jarretière de dentelle ancienne blasonnée d’un monogramme d’or.

Restif de la Bretonne, si étrangement sensible aux choses du mundus muliebris, n’avait-il pas pressenti déjà que son linge doit être la partie essentielle de la parure de la Femme ?

Quel régal pour le connaisseur en chiffons d’éloigner, soulever, ou supprimer par la pensée ces dessous tout frémissants des images qu’en nous en revêtant devant la psyché, nous avions évoquées dans le sentiment de nous apprêter pour un grand mystère, selon une liturgie mystique qui avait spiritualisé en quelque sorte la coupe, les lignes, les enveloppements, la matière des pièces de notre parure ! Quelle volupté n’était-ce pas pour notre amant de leur arracher le secret de l’intention que nous y avions mise par un choix où nous avait guidées la recherche des effets sensuels de leur style, de leur coloris, et de leur forme ; d’y surprendre les délicieux émois d’une toilette dont nous avions savouré, durant l’apprêt de notre corps, tous les temps successifs et les mouvements qui s’y liaient, comme autant d’actes symboliques d’un rituel du de Figuris Veneris !

« Il n’y a pas d’idole, écrivait un de ces énamourés du symbolisme érotique de la Mode disparue, il n’y a pas d’idole recouverte de pierreries, peinte de couleurs bizarres, travaillée en matières précieuses, jade, ivoire, onyx, sardoine, porphyre, qui vaille la Femme moderne, la créature la plus essentiellement magique, la plus extraordinairement mystérieuse qu’aucun rêve et aucune sorcellerie aient jamais imaginée. C’est un être recréé par lui-même, si loin de la nature, que la nature ne peut plus prétendre à aucune part dans sa forme, son aspect ni son âme. C’est un être mystique, un verbe fait couleur, satin, fard et dentelle… Son costume éloigne la pensée du corps humain pour la reporter vers on ne sait quoi d’extra-terrestre, quelque séraphin matérialisé, par exemple. Sensible à soi seule, comme une fleur qui se cultive elle-même et entretient sa beauté, elle passe éblouissante, dangereuse et inexorable à travers les hommes prosternés, elle traverse leurs désirs en relevant le bas de sa robe. Son âme reste un diamant immaculé enfermé comme un dieu dans le précieux reliquaire qu’elle est elle-même en toute sa personne. »

C’est vous, maîtresse magicienne, qui de votre voix de Sirène chantiez dans le frou-frou écumeux des blanches dentelles à travers lesquelles vous cherchaient les déclarations muettes et les serments passionnés.

Que Léon Gozlan avait raison d’écrire :

« J’ai découvert ce que c’est que l’amour : une immense curiosité, rien de plus. Si les femmes se cachaient le nez, on mourrait d’envie de voir leur nez ; on ferait des déclarations d’amour à leur nez, on leur demanderait en pleurant de se laisser baiser le bout du nez. Tout cela parce qu’elles le tiendraient caché. »

Le même sentiment dictait à Paul Hervieu cette réponse lors d’une enquête ouverte en 1903 sur la crinoline et le corset :

« Je crois que le vêtement qui rendrait à la Femme sa silhouette naturelle affaiblirait le culte que les hommes doivent pour elle et pour eux, souhaiter qu’on lui consacre. L’inconnu, les mystères exaltent les ferveurs. On ne dessert pas l’idole par les manches à gigots, les paniers brimbalant aux hanches, le capuchon des chevelures, ni les fraises en tuyaux d’orgue. Ne méconnaissons donc ni le corset, ni la crinoline. Le strapontin aussi eut sa mission ».

Car, ainsi que l’a noté M. Octave Uzanne, presque dans les mêmes termes que l’auteur des Dames Galantes, « c’est la variation des formes du costume qui tient en constante ardeur et curiosité l’homme éperdu par sa passion de déchirer les voiles, d’écarter les obstacles et les masques qui lui cachent les beautés naturelles qu’il aime à deviner, surprendre, mettre en lumière avant de les posséder ».

Notre véritable beauté dont on a dit qu’elle avait été tuée par l’élégance, est moins dans ce qu’on en voit que dans ce que nous en donnons à supposer. Il n’est pas jusqu’à La Philosophie du Boudoir qui, dans le bas érotisme de ses scènes, n’ait au moins une fois proclamé ce que le plaisir emprunte à l’obstacle de son appétit : « Revêtons-nous de ces simarres de gaze, dit Mme de Saint-Ange à Eugénie à l’heure de leurs ébats ; elles ne voileront de nos attraits que ce qu’il faut cacher au désir. »

C’est l’effet magique de cette évocation d’images qu’un poète anonyme exprimait en une fresque galante — L’âme et la chair, — dont un peintre et son modèle lui avaient fourni le sujet :

Alors docile, Eva, la perle des modèles,

Eva, plus belle qu’aucune autre d’elles,
Désenlace ses deux bras blancs,
Baisse ses yeux troublants,
Quitte la pose,
Propose :
« Tu veux » ?
Tord ses cheveux
En une double tresse
Et redevenant la maîtresse
Après avoir été la vision,
S’offre, allant au baiser avant l’adhésion.

Cependant, lui, plus lent à descendre des cîmes
Où règne en maître et dicte ses maximes
Le sentiment de l’Art subtil :
« Oui, viens, » s’exclame-t-il,
Que ma main lasse
T’enlace
Viens, mais
Avant remets
Tes bas et ta chemise
Car pour qu’en mon âme remise
Naisse à nouveau l’amour de ta beauté,

Il faut qu’elle ait un voile et que je l’aie ôté.

Cette peine, la Mode nouvelle en dispense les amants. En ce temps du record des vitesses, chacun est trop pressé pour perdre une minute à dégrafer des robes savamment compliquées, délacer des corsets, dénouer des jupons ou des jarretières, et attarder le désir aux bagatelles de la porte. L’amour se fait en coup de vent, comme le voyage. Une légère inclinaison de l’épaule, deux bras qui s’allongent le long des hanches en creusant la poitrine, et sur le tapis a coulé sans émoi avec l’aérien fourreau de la robe dont elle était déjà déshabillée, le fluide satin de la chemise-culotte : dans la chambre sans mystère de notre art surréaliste, la Femme est nue et un lit bas anguleux et glacial, mais propice aux conjonctions rapides d’un corps hâtivement culbuté sur les reins, accueille au bord de sa ruelle à courtepointe de brocart noir lamé d’or, l’étreinte du rut de deux chairs faméliques.

La robe courte a emporté toute la poésie de l’amour et cette stylisation des élégances exquises et fastueuses qui s’appliquait à rendre la Femme magique et surnaturelle, en empruntant à tous les Arts, selon le mot de Baudelaire, les moyens de l’élever au-dessus de la Nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits.

— « En vérité, s’écriait La Vie Parisienne, quand le succès du déshabillé au théâtre nous eut valu, à contresens, les premières audaces de l’exhibition du Nu, en vérité, y songez-vous ? l’idole tuant la divinité de ses propres mains et l’adorateur foudroyé de ne plus voir le Palais enchanté, les jardins d’émeraude, de saphir, d’or et de nacre, se retrouvant au milieu du champ vulgairement labouré, et tenant entre ses doigts non plus la matière mystique, idéale, surnaturelle, mais la chair, la simple chair avec ses tares, ses imperfections, et toutes les misères de la Nature ? »

Quelle jambe nue, si parfaite soit-elle, a pour les yeux et pour la main le modelé savoureux, les inflexions accusées, le délié des attaches, le chatoiement et le toucher émotifs de la tiède coulée de soie qui l’habille ? Quel pied, fût-ce celui d’une Andalouse ou de Cendrillon, a la grâce mutine de la petite mule des Hasards de l’escarpolette, pointant son museau de soie ou de maroquin sous la cascade des jupons, l’exquise féminité de la bottine de dentelle qui fut en vogue sous le Second Empire, ou la provocante cambrure d’un petit soulier piaffant sur un haut talon d’émeraude, comme en eut fantaisie Mme du Barry, de porcelaine peinte ou d’or du temps de la Régence ? Quelle peau, fût-elle lisse et blanche comme le Paros, qui ne gagnât à se laisser deviner, palper et humer sous les contours flottants ou étroitement épousés d’une batiste ou d’une soie trempée de White-rose ou de jasmin d’Espagne ? Quelles hanches impeccables, quelle chute de reins, quelles fesses rondes et fermes qui ne soient un plus vif appât sous les transparences, les molles fluidités ou le collant du pantalon qui nous les dérobe et nous les découvre tour à tour, et tient notre imagination en haleine devant l’énigme des trésors dont il garde l’accès ?

— « Oh ! l’émoi des longs pantalons dentés ! » dit M. Pierre de Trévières, évoquant la grâce surannée des gestes défunts avec les Modes d’autrefois. « J’aurais aimé d’assister, curieux, à quelque charade de Compiègne. Je m’inquiète de l’effacement des crinolines évasées, du « casement » pudique de ces cages ballonnées. Oh ! l’émoi des longs pantalons dentés, le trouble des petits pieds chaussés de bottines de satin à bout carré » !

L’amoureux bavardage que cet autre épicurien de La Vie Parisienne se plaisait à surprendre devant un trousseau de jeune mariée quand on donnait aux amis le régal d’une exposition qui était bien le plus joli viol que l’on pût faire à la pudeur d’une vierge !

« Nous sommes les jupons légers, écumeux, garnis de plissés et de frou-frous charmants. Tu ne seras jamais plus séduisante aux yeux de ton mari qu’enveloppée de nos vapeurs d’où sortiront tes jambes rosées sous le bas tendu comme un maillot… Nous sommes les corsets éventaillés d’argent. Tremblant, ton mari nous délacera d’une main maladroite et tu te garderas bien de l’aider à défaire les nœuds, tu te plairas au contraire à prolonger ses tâtonnements qui te chatouilleront délicieusement… Nous sommes les fines chemises de batiste à entre-deux de dentelles à grand chiffre brodé sur le cœur. Nous voilerons à peine de notre transparence nacrée ton corps rose et potelé, ton mari nous préférera aux plus somptueuses toilettes, et ton miroir te dira que c’est en effet ce qui te sied le mieux… Nous sommes les pantalons garnis de dentelles et de nœuds de moire blanche, bien collants, moulant tes cuisses rondes et voilant à demi de notre guipure tes genoux fins et droits ; ton mari te regardera aller et venir dans la chambre, pimpante et coquette, avec l’allure et la mine d’un petit berger de Florian ; et ce sera l’instant des caresses gamines et des poursuites folles pleines de charme… Nous sommes les vingt-quatre douzaines de bas de soie chair et gris perle, unis et à baguettes d’argent en flèche le long du mollet dont elles aminciront la ligne ; une jambe croisée sur l’autre, sous le regard extasié de ton mari, ta main paresseuse déroulera notre subtil réseau, tandis que tu conteras les joyeux projets de la journée cent fois interrompus par des baisers ; et tu verras ton maître à tes pieds quand, soulevant le volant du pantalon, tu fixeras sur le côté par un gros nœud de satin blanc notre gaîne soyeuse au ruban de ton corset ».

Quel amant n’a pas fait la plus douce station du désir, de ces instants où la Femme savourant dans les inflexions gracieuses de ses gestes, à travers le dévoilement du mystère de sa personne, l’éclosion de sa beauté nue, dégrafe, dénoue, détache, sous la caresse lente de ses doigts les falbalas de sa parure !

Ah ! le frou-frou des étoffes que l’on quitte et que l’on jette négligemment ! Ah ! le bruissement du corsage défait d’où s’évadent les bras nus, le bruit sec des lacets qu’on dénoue, le joli froissement des jupons de moire et de foulard de Chine qui glissent sur les hanches et dont le genou arrête la chute, le craquement du corset qu’on dégrafe, dernier rempart qui se fend, se démantèle, s’ouvre sur le rayonnement du sein ; enfin les blancheurs rosées de la chemise et du pantalon chargés de Venise ou d’Angleterre, coulant avec un murmure d’écume sur le pas feutré de la bottine sautant par dessus l’onde chatoyante des satins, des soies et des mousses de gaze et de dentelles qui l’encerclait !

Elles ont bien d’autres soucis les robes courtes d’à présent. Pourquoi s’attarder ? observe M. de Trévières non sans quelque regret des plaisirs plus vivement disputés. « On s’assied sur un pouf bas, sur quelque tabouret chinois, et l’on croise ses jambes. Chevilles fines, mollets gainés de bronze ou de cuivre, petits souliers tarabiscotés. On présente ses beautés seules, on les étale, on les offre. C’est de la saine franchise »… Mais vaut-elle la délicieuse hypocrisie de la pudicité de la robe longue ?

Cette nouvelle vertu, si peu dans le tempérament de la Femme et si étrangère aux conditions de l’amour qui, ainsi que l’Art, ne vit que de mensonges et de procédés, est payée du sacrifice des plus charmantes illusions dont la volupté délicate, semblable à l’abeille qui butine de fleur en fleur, composait jusque-là le miel de son plaisir. « Je me demande, écrivait récemment un arbitre du bon goût, M. de Waleffe, un fervent de l’illusion des voiles, si les femmes se rendent compte de la bêtise colossale que la Mode est en train de leur faire commettre. Bientôt, la robe ne sera plus qu’un vêtement d’hiver ; en été les Parisiennes iront nues. Vous verrez ça, ô baigneurs, vous verrez ça, mais vous ne regarderez pas. Parce que sans voile, plus de mystère, partant plus de curiosité. Et ce sera la fin de l’amour ramené à un geste aussi insignifiant qu’une poignée de main ».

Et pourtant, comment rester insensible au charme pervers de la Mode présente !

Son impudicité rend des points à celle du Directoire. Alors les plus osées Merveilleuses sous les tissus diaphanes de leur tunique à la grecque ne montraient guère que la silhouette de leurs formes moulées dans un maillot couleur de chair, ou une culotte de soie d’un collant parfait qui donnait l’illusion du nu dans la translucidité de la robe. Cette illusion devient réalité avec ces toilettes de jour et de soirée qui ont des finesses d’épiderme, si fluides, écourtées et spéculaires que leur parure nous met encore plus nues qu’en chemise et comme prêtes pour le suprême abandon, avec ces lingeries de soie ou de fil de main, ces riens du tout de chemises et de pantalons qui ne sont que prétextes à soutenir quelque riche dentelle pour voiler seulement

Le gazon où s’assied Éros.

Jamais ce petit dieu polisson n’inspira plus directement la Mode qui, jusque dans les qualificatifs passionnés piqués après les créations de la rue de la Paix, — Aveu charmant, Dernière étreinte, Je me donne, Trouble certain, Prends-moi, — est une évocation de charnel nonchaloir et une provocation au péché. En un mot, jamais la Mode, de pair d’ailleurs avec la littérature et les mœurs, ne fut plus complaisamment érotique, en nous faisant un spectacle de tous les instants de la partie de notre corps qui est la dilection du désir et dont, à travers les stylisations les plus diverses, la robe lui fit toujours l’attrait de l’aventure au cours des rencontres de la rue et du monde.

« En effet, écrit M. Marcel Barrière dans son livre La Plastique Féminine, les grands dilettantes de l’amour ont toujours eu la passion des belles jambes, des jambes sculpturales, au modelé irréprochable, telles que dans la Diane de Jean Goujon ; et il n’est vraiment rien de plus admirable et de plus adorable que cette partie du corps féminin quand, — mais combien rarement, — elle est réussie. Peu d’attraits sont comparables à celui de la jambe depuis qu’en la moulant dans un tissu de soie, on peut lui prêter toutes les nuances de la chair et d’autres encore que les femmes savent, suivant le lieu et l’heure, mettre en opposition ou en harmonie avec la couleur de leur peau. »

Ce qui n’était jusque-là, hors du boudoir et de la chambre, que l’agrément d’une surprise épiée au détour d’un mouvement imprudent, de quelque faux-pas, d’une montée ou d’une descente perfides, d’un geste calculé à bon escient, ou d’une effronterie savourant son impudence, est maintenant la libre jouissance de la plus douce des privautés. Car, ce sont les jambes et les cuisses, qui, par le privilège d’une association d’idées aussi mystérieuse que l’instinct, détiennent dans la mobilité de leurs jeux, le secret de cette séduction inexprimable des postures de l’amour, le sens profond et symbolique de sa plastique. La robe courte est le rideau à demi soulevé sur les soupirs et les agonies de l’alcôve, c’est la trahison de notre vocation amoureuse, la confidence dérobée de ce que sont nos étreintes, l’évocation des images où nous nous offrons à nos amants, le toucher des caresses dont ils vibrent sous nos agenouillements et enlacées à eux, ou dans l’anneau de chair que nous bouclons sur leurs reins.

Partout, c’est la sollicitation pressante du péché qui, sous la robe complaisante, accuse à demi-mots ses promesses et la perversité dont il coulera le poison dans les veines. Tout le spectacle de la vie contemporaine s’embue de cette hallucination des gestes d’accouplement qui monte de l’ensorcelante parade de nos jambes. Au café, où sous les tables elles alignent leurs croisements audacieux ; dans les bars sélects, où haut perchées sur le tabouret dont elles enserrent les flancs, le pied comme à l’étrier sur d’insidieux barreaux, elles offrent leur piquante fourche cavalière ; sur les manèges des foires, aux attractions perfides de Luna-Park où jambes et cuisses jouent de folles sarabandes de tête-bêche ou de talons en l’air avec la frêle chemise-culotte dont la patte boutonnée n’est qu’une ombre sur une ombre ; dans les dancings, où sous l’étreinte de nos danses érotiques qui ploie le buste en arrière, creuse les lombes, épouse le ventre de la Femme à la courbure de son cavalier, les jambes à petits pas sensuels s’imbriquant dans les jambes semblent mimer les hésitations d’un introït qui s’offre et se dérobe ; dans les music-halls, où soigneusement épilées comme à Mytilène et à Lesbos, vêtues d’un simple petit pagne de dentelle largement transparente ou de verroteries, les seins moulés dans des cabochons diamantés, parfois, selon la mode d’Holywood, peintes à même la peau du voile pudique qu’exige encore la censure, d’alertes et gracieuses girls, en d’impeccables ensembles de jambes et de cuisses, hautes, souples, pleines et parfaitement contournées, d’un blanc de lait dans le halo des projecteurs, des étoiles de l’acrobatie chorégraphique et des stars modèles de la sculpture charnelle, rompues à toutes les dislocations lubriques du torse et des hanches, réalisent les plus folles fantaisies que l’érotologie orientale ait jamais présentées aux souhaits de la luxure.

Il n’est pas de lieux, il n’est pas de moments où la robe courte ne traîne comme un relent de huis-clos avec l’appât de ces coins de nu qui piquent entre nos jarretelles leur tache claire dans le désinvolte de nos mouvements. Pour peu que la Femme sur un siège bas néglige de joindre ses jambes, rien de ce qui est humain en elle ne nous est étranger. Sous l’étoffe légère qui vrille un trou sombre, elle ne s’inquiète pas de montrer ses cuisses prolonger au-delà d’un bas liseré, l’ivoire estompé de leur chair jusqu’au pli inguinal à peine dissimulé par la petite culotte que son fond sans ampleur a tassée en cet endroit.

La station des jambes croisées, si longtemps proscrite par la décence, si coutumière aujourd’hui, n’est pas plus sûre pour nous, quand la déclivité du sol favorise la curiosité. Mais c’est bien certainement la plus piquante des nouvelles façons que nous devions à la mode de la garçonne. C’est geste qu’il faudrait dire, tant il y a d’indications sous-entendues dans ce gracieux mouvement qui porte une jambe joliment habillée sur l’autre en entraînant le bord de la robe avec elle, découvrant ainsi le sommet de son attache sous le chiffonnage d’un coloris de crêpe ourlé de dentelle écrue. Rien de captivant, dans l’encadrement ovale de la jupe arrêtée au jarret, et quand elles sont longues, fines, fortes, grasses et nerveuses à la fois, ayant, selon le souhait de Baudelaire, « toute la correction du beau et tout l’attrait libertin du joli », rien de captivant, dis-je, comme la complaisante montre de nos jambes prudemment jointes, dans une attitude de pudeur provocante qui n’en est qu’une invitation plus pressante pour l’œil à se glisser par l’interstice des deux genoux sur les plans arrière profilés par les cuisses.

Il n’est pas de Femme déjà aoûtée, bien faite et ayant évité l’épaississement des ans, qui n’ait à se féliciter d’une mode qui a reculé pour chacune la mélancolie des jours où l’on ne se retourne plus sur elle. Car la jambe a surtout ce privilège de rester jeune ainsi que le désir dont elle est le chemin. Un bas de soie tiré sur une jambe joliment modelée et chaussée du dernier goût, élançant sa cambrure sous la robe n’a pas d’âge ; la Femme de plus de cinquante ans y peut rivaliser avec de plus jeunes, d’autant que si elle est de celles qui cherchent aventure, elle ne sera que plus soigneuse de sa chair et de son élégance.

On sait le diabolique effet de ce bas quand il est tendu comme un autre épiderme, et de quel piquant rehaut il flatte avec sa jarretière la nudité. Baudelaire en évoque le frisson dans ce vers qui est toute une scène de polissonnerie :

......des enfants toutes nues
Pour tenter le démon ajustaient bien leurs bas.

Un pli ici, c’est le pli de la feuille de rose dans le lit du sybarite. « J’ai vu ses bas plissés sur des jambes en garaude », écrivait avec dégoût Mérimée, très délicat en cette matière, pour expliquer le subit détachement qui lui faisait abandonner à son ami Mareste, Alberthe de Rubempré (la fille de Boursault) qu’il venait à peine de recevoir de Beyle.

Les modes défuntes ne permettaient guère aux plus coquettes d’en montrer assez pour balancer par l’agréable surprise de cette exhibition, la défaveur d’un visage fané. Pour en vaincre l’éloignement instinctif, il fallait l’aguiche d’une heureuse circonstance qui, troussant au plus haut la robe, mît à découvert tout le mollet battu par le murmure écumant des jupons emplis d’une ombre prometteuse. À moins d’une singulière disgrâce de la nature, il n’était Femme sur le retour qui, dans cet instant, ne retrouvât la vertu de la jeunesse.

De ce qui n’était que le succès d’une occasion fortuite, la robe d’à-présent fait une faveur constante. L’une d’elles, l’an dernier aux arènes d’Arles, m’en fit mesurer tout le pouvoir. C’était une femme de la cinquantaine qui avait dû être des plus piquantes dans son bel âge. Elle en avait gardé cette hallucinante séduction des formes étiques particulière à quelques-unes dont Baudelaire prétend qu’elles sont un puits de voluptés ténébreuses. Sa taille était élancée, sa peau blanche. Sa poitrine plate, la maigreur de ses bras et des épaules, une tête petite, artistement peinte, sur un cou dégagé dont un collier de perles allongeait encore l’attache fort menue, me firent tout d’un coup songer, en la déshabillant de l’œil, à ce nu d’inquiétante morbidesse saphique que Domergue a si puissamment réalisé dans sa Femme au parasol.

En s’asseyant, sa jupe très étroite et qui sanglait les deux lobes de sa croupe, avait remonté jusqu’au milieu des cuisses que l’extrême chaleur lui faisait écarter. Placée en diagonale, à trois ou quatre rangs de gradins au-dessous d’elle, il me parut que c’était de son côté que se donnait le spectacle. J’en pris le régal sans plus de façon qu’elle n’en mettait à me l’offrir.

Tandis que de sa lorgnette elle suivait les incidents de la course j’occupai tout mon temps à la douce insistance de mon regard qui se pâmait à caresser comme avec la main le glacis léger dont la soie modelait les deux jambes de mon inconnue. Entre le col de la cheville qui était des plus dégagées et celui du genou qu’elle avait d’une rondeur parfaite, elles me présentaient le profil de leur mollet un peu maigre mais haut et bien accusé, gaîné d’un joli bas rose. De nuance assez vive celui-ci tranchait avec la cuisse dont la blancheur ivoirine s’étalait entre l’étranglement de la lisière tendue en pointes par la double jarretelle et la Valenciennes d’un petit pantalon de batiste, étroit mais suffisamment long pour donner à l’entre-jambes cette profondeur angulaire qui en est le charme caché.

À mon émoi, je me persuadai une fois de plus que la volupté est un composé d’éléments où l’âge n’a que la plus faible part et qu’elle est surtout la délectation égoïste de l’imagination à travers les mensonges de la toilette. À nu, me disais-je, tout cela n’est peut-être que chair flasque, fluidité des fesses, ventre sillonné. Et pourtant une fille de vingt ans dont le visage me serait dissimulé derrière son éventail n’aurait pas en ce moment une action plus forte sur mes sens que la maturité avancée de cette coquette sous le prestige de ses voiles. Tant il est vrai que si la jeunesse ajoute à l’attrait de la parure elle y supplée difficilement quand celle-ci manque, qu’elle ne garde toute sa valeur que dans la nudité, et pour tout dire, que les artifices de l’élégance et du maquillage sont les armes les plus sûres de nos succès.

On sait jusqu’à quel excès nous avons poussé le décolleté du dos : la pointe en mordait si près du coccyx qu’ainsi que la chemise le port du caleçon devenait impossible ; si bien que pour en tenir lieu nous eûmes des toilettes de soirée auxquelles une sorte de cache-pudeur s’adaptait cousu d’un côté à la robe et de l’autre boutonné avec des pressions. Jamais lingerie ne fut réduite à plus simple expression. Nos décolletés par en bas ne le cèdent pas en effronterie. Ils ont résisté au scandale de la publicité que le New York Times et le Grand Guignol firent à certaines photographies de quelques-unes de nos vedettes mondaines. D’indiscrets journalistes avaient payé d’une indélicatesse un plaisir dérobé par eux au piquant laisser-aller de jolies femmes dont le nom est des plus répandus, les unes saoûlant leur académie au soleil dans des maillots de bain qui ne cèlent plus rien des beautés secrètes de nos Amphitrites ; d’autres surprises dans ces poses assises ou à croupetons particulièrement traîtresses où la jupe, à la fois étroite et trop courte, s’évase en campanule autour des genoux, et met une partie de notre séant à la merci d’un plan en contrebas. D’heureux satyres trouvent à s’y occuper, et ceux-ci, à Longchamp, au Touquet, à Deauville avaient pu faire constater par leur objectif les défaillances du cache-sexe auxquelles nos excentriques fashionables ont l’imprudence de se confier, quand ce n’est pas de dessein réfléchi que quelques-unes vont jusqu’à laisser leurs fesses à visage découvert sous la jupe bâillante.

— Vous êtes de ce nombre, petite polissonne de Renée, et vous voilà maintenant, depuis l’indiscrétion dont vous fûtes au Grand Prix la victime résignée, circulant de main en main, fixée sur la plaque, où, entre vos jambes, genoux gentiment écartés, votre robe s’oubliant indolemment sur le chaud velouté des cuisses, la loupe fouillera dans l’ombre dégradée le relief du seuil entre gazon où l’amour dépose ses offrandes.

Je sais bien vos raisons et quelles douceurs sensuelles vous recherchez en désertant l’usage de la culotte. Ce vous est une chose exquise, nue de votre agrafe de jarretelle à votre ceinture de satin, d’avoir tout le jour, en allant et venant, la perception distincte de vos cuisses qui se frôlent, de vos fesses qui ondoient, la chair sans cesse en éveil sous la caresse de l’air et les flottements frôleurs de la soie. Il vous est doux, quand vous croisez les jambes, de sentir votre bas crisser sur l’épiderme, de pressurer dans la pince de vos cuisses le contact chatouilleux de votre toison rousse. Il vous est doux au « Cliquets’ Bar », grimpée à cul nu sur le haut tabouret tapi sous votre jupe comme un amant passionné, d’enfourcher la fraîche sensation de son coin glissé entre vos jambes. Alors les coudes au comptoir, vos genoux dans ceux de Nane, grisée de cocktail et des déhanchements enfiévrés du jazz, d’un petit balancement de vos pieds vous émouvez au plaisir furtif votre croupe infléchie sur la rigidité réchauffée de votre cheval de bois.

Il vous est doux en marchant dans le vol papillonnant des baisers du satin sur les globes jumeaux de vos fesses, de les savoir prêtes à la main qui, dans les endroits discrets du « Récamier » leur fera assaut de galanterie, ou qui, chez vous, d’un geste rapide, retroussera votre combinaison diaphane pour les châtier de leur infidélité par une vigoureuse fessée dont vous vous pourléchez d’avance. Et puis, je sais qu’il vous est doux aussi de pouvoir, à toute heure du jour, admirer ce corps d’éphèbe que la nature vous a donné : devant la psyché, il vous suffit du pouce et de l’index, de lentement remonter jusqu’aux seins le voile menu de votre robe, pour vous immobiliser longuement dans la pose de cette ingénue libertine de Rops contemplant à son déshabiller l’éveil de sa nubilité toute nue où le bas et sa jarretière mettent la touche du vice précoce.

Toutes ces bonnes raisons ne vous excusent pas d’être de celles qui ont gâté le charme insolent de la robe courte par une méconnaissance inattendue de ce que le désir demandait à l’illusion et de ce qu’avait été l’éloquence sensuelle des quarante années de Modes passées.

Car l’indignation de quelques-uns ne me donne pas le change de leurs véritables griefs contre elle. Leur accès de rigorisme n’est que déception de leur sensualité, j’en suis bien certaine. Ils ne reprochent pas à la Mode, quoi qu’ils disent, de nous découvrir jusqu’aux genoux, — car qui se lasserait de ce dont le bas et la chaussure font l’attrait par excellence de notre corps, — ils lui en veulent d’avoir sacrifié l’exquise féminité de nos dessous, tout ce qui était la décence et l’écrin de nos beautés, l’illusion et le mirage du mystère perpétuellement renouvelé par l’artifice, à l’aberration de l’éthique du sport et du nu.

Quand M. de Waleffe, en une de ses chroniques, paraît s’offusquer du spectacle qu’il a eu en pullmann-car d’une élégante court vêtue, retour de Biarritz, qui devant lui croisait ses bas de soie rose assez haut pour découvrir des boutons de jarretelle en diamant, gardez-vous de croire qu’il n’y ait pris aucun agrément. J’imagine, au contraire, qu’il ne s’en est point distrait de tout le voyage et qu’il s’est donné le loisir de reposer son regard sur ce lieu délectable qu’est dans l’équerre d’une jambe haute et d’une cuisse d’un évasement effilé, un genou sans défaut avec son maillot de soie. — Le genou, perfection rare, mais combien savoureuse avec ce creux du jarret, — analogue à celui de l’aisselle — dont la jointure marbre le bas d’un subtil relent de chair emprisonnée ! Baudelaire en consignait la ferveur qu’il y portait dans une de ces notes amorphes qui étaient comme les instants de délire de son imagination : « Toute jeune ; les jupons ; la soie ; les parfums ; les genoux des femmes ».

Mais, hélas ! les jupons, ces vagues de dentelles qui étaient au désir comme l’onde mystérieuse où plonge le pêcheur de perles, ne bercent plus autour des infléchissements de nos courbes secrètes les nostalgiques rêveries d’Édens inconnus ! C’est certainement de ce regret d’un monde d’illusions évanoui que se gâtait le plaisir de M. de Waleffe égarant un œil furtif sous la jupe de son charmant vis-à-vis, par delà sa jarretelle à boutons de diamant.

Car la séduction de la robe courte, par tout ce qu’elle a mis de jeunesse libertine et d’ingénuité perverse dans notre silhouette, eût été irrésistible dans le cadre de ces atours que le déshabiller de naguère offrait à nos mains idolâtres, et que les retroussés d’une galante audace livraient dans la rue et les lieux mondains à la joie des yeux. Les scrupules de la décence n’avaient pas pour mesure la longueur de la robe. Honni qui eût mal pensé d’une échappée de vue sur le fond chatoyant de nos jupons jusqu’au ruban dont le nœud fronçait au genou l’Irlande ou la Valenciennes d’un pantalon de lingerie, ou jusqu’au camée agrafant au jarret, sur des bas de soie gris perle lamés d’imperceptibles filets or, le bracelet d’une culotte de crêpe noir, ou la manchette de Chantilly d’une culotte de satin blanc.

Elle eût été, dis-je, irrésistible la Mode d’à présent, si le raccourcissement de la jupe eût renforcé sa grâce mutine et provocante de la fantaisie, de la recherche et de l’éclat dont nos dessous eussent composé à hauteur de mollet, ces fonds impénétrables et secrets après lesquels se suspendaient nos émois.

Que la psychologie de la couture ait subi ou déterminé l’évolution qui a si profondément modifié les éléments de la séduction esthétique, jamais, en effet, la beauté de la Femme ne fut l’objet d’une stylisation plus composite et plus factice qu’aujourd’hui. Le sport qui amincit et étire les formes, le dévergondage qui nous a façonnées à toutes les allures garçonnières, un saphisme de dilettanti qui a cessé d’être un opprobre et s’affiche dans les dehors de quelques-unes, les recherches d’une sensualité aiguisée, une avidité de jouissances rares émue par le sérieux de certaine philosophie de l’Androgyne et qui incline à la corruption d’aimer l’éphèbe dans la Femme, toutes ces influences ont inspiré l’idéalisation bizarre que l’Art et la Mode ont réalisée de notre corps. Il nous faut être aussi grandes que minces, à la fois très hautes sur jambes et sans hanches, sans fesses et sans gorge, droites, plates, à peine cambrées, coulées dans un corset de peau qui nous fuselle du sein jusqu’au pli des cuisses.

Jamais, peut-être, l’aphorisme baudelairien que la Mode est une sublime déformation de la Nature, ne trouva une plus exacte application qu’à cette réformation mensongère mais séduisante de nos lignes où s’évertue le tourment sensuel de notre époque. Il marque son outrance dans les illustrations des magazines de luxe, les cires de Siegel, et les portraits de Van Dongen et de quelques autres maîtres du Surréalisme. La stylisation fuselée de la beauté contemporaine, en son allongement démesuré et sa minceur indéfinie, n’est que le rêve maladif de l’obsession irritante que la jupe courte nous fait de l’érotisme de la jambe.

Nicole m’a conquise au charme de cette stylisation où le goût trouve la sensation de l’inconnu. Je m’y abandonne sans réserve dans les moments où sa séduction froide cède aux accès d’un tempérament dont toute l’ardeur est cérébrale. Elle me fait asseoir devant elle sur un coussin, et à la manière de la Princesse Pauline Borghèse qui aimait fort d’utiliser ses dames d’honneur comme tabourets pour ses pieds nus et leurs cuisses comme chaufferettes, de la pointe et du talon de ses fines chaussures elle laboure doucement ma chair. Ce sont alors de soudains alanguissements à se sentir sous la caresse de mon adoration muette. J’imbois mes yeux de cet idéal dépravé dont mon amie réalise le type au suprême degré. Car, par une heureuse rencontre, son académie sert à souhait le sens aigu qu’elle a de l’esthétique présente du corps féminin et son désir d’en être une incarnation vivante. Imaginez Ida Rubinstein à vingt ans avec sa silhouette interminable, cette maigreur préraphaélique que Baudelaire déclarait plus nue et plus indécente que la graisse, ses bras minces prêts à se briser, ses jambes fines et juchant haut des fesses toutes juvéniles, son visage aux yeux clairs et délibérément énigmatique. Voyez-la alanguie, amollie dans une atmosphère d’indolence et de parfum. Aussi bien serais-je en peine de trouver quelques termes appropriés au sentiment que j’ai de l’étrangeté de son attrait. Je m’en rapporterai pour l’exprimer à ce conseil du poète des Fleurs du Mal : « Ne médisez jamais de la grande nature ; et si elle vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites : Je possède un ami avec des hanches ; — et allez au temple rendre grâce aux dieux. »

Cette stylisation qui, depuis la morbidesse sensuelle des portraits mondains de La Gandara et de Boldini, s’applique, à travers les retouches les plus audacieuses de nos lignes, aux recherches d’une volupté avide d’inextinguibles luxures, Nicole la parfait par toutes les ressources d’une coquetterie raffinée et d’un maquillage savant qui se proposent, dans toute la mesure du possible, d’éloigner la Femme de son état de nature. Pour faire de son corps un marbre irréprochable dont sa peau a du Paros le grain éblouissant, elle a, en dépit de l’opinion de Th. Gautier, « plumé les ailes »

De la colombe de Vénus ;

au mont sacré non plus que sous l’aisselle ne frise la tache fauve

Du cheveu que rien ne rend droit.

Ses sourcils soigneusement épilés dessinent d’un trait de khol la ligne menue d’un arc allongé ainsi que sur les figurines japonaises, au-dessus de l’œil étincelant et doux abritant son éclat derrière une paupière cillée à miracle, dans le large halo d’un mokoheul violacé. Comme firent pour certain bal la jeune Duchesse d’Uzès, et Mlle de Yturbi, Mme Archdeacon et Mlle de Clermont-Tonnerre, la Princesse Galitzine et la Marquise de La Torre, et quelques autres beautés, marraines de la perruque de couleur, Nicole a sacrifié sa chevelure au dessein d’assortir sa figure au ton de sa toilette sous des perruques de soie mauve rose, or, rose thé, bleu de roi, acier bruni, jade ou rubis. Son visage est le chef-d’œuvre d’un artiste de ce temps, et la nature est loin de rivaliser avec la fraîcheur de son coloris de poupée. Les ongles de sa main s’harmonisent à ses bijoux comme ceux-ci à ses robes, dans toutes les teintes des gemmes précieuses, rubis aujourd’hui, demain saphir ou émeraude. Quand elle ne s’enroule pas, par-dessus un bas invisible, de dentelles comme jamais princesses de légende n’en ont porté, le même décorateur attaché à sa personne, d’un pinceau digne des plus fines fantaisies d’un Lancret ou d’un Watteau, aquarelle l’épiderme satiné de sa jambe d’arabesques, de médaillons ou de guirlandes dont Mlle Mado Linty serait jalouse pour la sienne.

Elle se complaît à l’artifice, à tous ces rehauts spirituels et à ces réveillons piquants dont une main exercée recrée en quelque sorte la nature ; elle déguste comme l’ivresse d’un vin capiteux cette dépravation du nu pictural d’à-présent, avec ses maigreurs exquises, ses curiosités chamelles, ses audaces lascives, en un mot ce type de séduction caractérisé par un ensemble d’excès dont toute la saveur est dans cet écart du type normal qui ouvre à l’imagination les enfers lubriques.

Bien que ce goût si prononcé de l’artificiel qui éloigne Nicole de la simple nature, ait incliné ses préférences sensuelles vers les raffinements quintessenciés de la parure, elle a voulu pourtant se donner la jouissance d’elle toute nue sous les apparences de cette stylisation délicieusement corrompue dont l’Art contemporain a le génie. Elle a posé devant Van Dongen pour qui elle a été certainement de toutes celles qu’il a portraiturées sans voiles, une des plus érotiques évocations du corps de la Femme, un de ces rares modèles qui fassent mentir la chasteté du nu. Il est, en tout cas, le seul homme qui ait eu, non seulement la faveur d’étreindre des yeux l’ensorcelante félinité de cette Ève insexuée dont les trente ans ont les formes et l’absence de villosité d’un impubère, mais encore le spectacle inattendu de son déshabiller auquel il vit cette grande dame procéder aussi tranquillement que chez elle. Elle s’était présentée rue Juliette Lamber avec un loup sans barbes, avait acquitté d’avance le prix du portrait dont le maître devait à jamais ignorer le nom, puis introduite dans le vaste atelier du premier où sur les hautes murailles palpitent les chairs concupiscentes de nos névroses et de nos luxures, elle s’était mise en devoir de se dévêtir. Elle n’avait gardé avec ses souliers de satin écarlate que ses bas de même couleur retenus par une jarretière de velours noir à boucle de diamants qui, du vigoureux contraste dont ils coupent le corps au milieu de la cuisse, éveillent les sens à d’inconcevables souhaits. Il y avait pour elle vanité de Femme à la mode et jouissance de sensuelle à se vouloir idéalisée dans la beauté malsaine et capiteuse du Péché moderne, avec ses formes étiques et suaves d’un sexe incertain, ses déformations anatomiques pétries et modelées par nos vices, le piment d’une distinction décadente dans les détails et l’allure, et cette canaillerie érotique dans l’audace de la pose et l’expression du mouvement. Sans doute pour mettre l’artiste au ton de l’émotion nécessaire, elle avait avec affectation refusé de passer derrière le paravent où même les professionnelles abritent la pudeur des voiles qui tombent. Je l’avais accompagnée et tandis qu’elle se déshabillait, je lisais sous le masque dont elle irritait l’interrogation du désir, sa joie sensuelle à se ravaler plus bas qu’une fille par sa tranquille impudicité à effeuiller à ses pieds les suprêmes élégances de son linge vaporisé des plus fines essences ; je la voyais se faire violence pour prolonger dans les circonstances de sa pose et le souvenir qui lui en resterait ce qu’elle voulait qu’il y eût de malsain à être portraiturée dans toutes les intentions canailles d’une volupté étrange et morbide.

Van Dongen en a rendu le charme impérieux et fatal d’un pinceau érotique qui n’eut jamais autant de maîtrise que dans l’ensorcelant portrait qu’il fit de Mlle Edmonde Guy, en costume d’Ève, avec soquettes et petits souliers vernis, le buste habillé d’un collier de perles qui s’allonge entre deux seins de fillette nubile à peine ; ou encore dans cette puissante évocation de luxure qu’est sa fameuse toile des Trois Femmes. Mettez des bas rutilants à Edmonde Guy qui barrent violemment sa chair d’un trait noir à fleur de leur lisière ; sur les yeux un loup qui avive encore de son ombre l’éclatant carmin dont elle a arrondi sa bouche ; au lieu de la tache annelée et sombre qui cache l’entrée de son paradis, imaginez le glacis d’ivoire d’un blanc charnel plus accentué où le sexe mignon entrebâille sa cosse rosée ; debout posée de face, sur des talons exagérément surélevés qui pointent un pied minuscule dans la perpendiculaire de la jambe la plus svelte qui soit, la gauche légèrement en retrait, mordant sur la cuisse droite d’un trait gras, profond, vigoureux, depuis le pli de l’aine jusqu’à la jarretière, avec un relief si provocant que la main se glisserait dans le chaud des deux surfaces en friction ; les seins remontés, petits et durs, la taille haute, étranglée entre les deux pointes de l’ellipse savoureuse qui enveloppe le renflement allongé des hanches, ainsi que dans le portrait central des Trois Femmes ; baignez cela en des empâtements de lumière et d’ombres violacées qui éloignent l’idée de la chair toute nue et semblent vêtir le corps d’un voile subtil où le désir s’appâte à des transparences mystérieuses, telle se présente mon amie Nicole sur l’un des panneaux de son boudoir de satin mauve.

Mais cette fantaisie ne fait point d’elle une adepte du Nudisme. Bien au contraire, elle en a horreur comme d’un retour à la barbarie et à l’accouplement bestial. Il serait la mort du désir, la fin de l’illusion en amour, et pour notre imagination raffinée et nos sens délicats la disparition de ce monde d’enchantements perpétuels qu’est la féerie des formes et des couleurs de la Mode. Grâce au ciel nos climats n’en feront jamais qu’une folle utopie. Déjà le public se lasse des spectacles de nus dont le véritable attrait pour lui n’a jamais tenu qu’à l’éloignement de la scène qui sert en quelque sorte d’aguiche à son émoi en interposant entre lui et l’objet de son désir brutal l’écran irritant des lumières diffuses. Certes je sais de quels frissons nous agitent les évolutions d’un corps dont le jeu des jambes et de la croupe déroule, en une succession d’instantanés, toutes les images dont se flattent nos rêves lascifs. Je n’ai pas impunément bravé la grisante parade, — pour n’en citer que deux ou trois de ces déesses qui ramènent l’Olympe sur la terre — des nus parfaits des adorables sisters Rowe chapeautées d’un feutre blanc et gantées de noir jusqu’au coude, de Mlle Marialis simplement enroulée aux hanches d’une longue traîne de dentelle noire, ou de Mlle Diana sans autre parure que le bandeau de l’amour posé un peu plus bas que les yeux ; et je retrouve à regarder le crayon savoureux qu’elles posèrent pour Drian et Chimot, les frémissements dont elles firent haleter le Casino de Paris. Et cependant, il n’est personne qui ne regrette le temps où les spectacles de la scène ne nous livraient la beauté des jeunes corps qu’à travers les attributs magiques dont la parure intime et la robe détiennent le secret.

On y revient avec les exhibitions du French Cancan, qui, dans un de nos Music-Halls, a restauré la gloire des fastueux dessous de naguère. Tout un ensemble de jolies filles ont ressuscité le fascinant prestige des éventails de jupons à folle envergure, échelonnés par-dessus et par-dessous de rangs pressés de Valenciennes, sur le fond desquelles un pantalon bien ajusté des hanches et moulant le derrière à esserter la couture, quand la jambe pique en l’air le museau pointu de son escarpin, distend le cercle de ses deux ou trois volants sur le profil perdu de la cuisse.

Nous avons relu, depuis ce soir-là, les voluptueuses stances de la jambe cambrée en son armure de soie, inclinant notre esprit par-delà le genou vers les corolles de guipure où se pâmeront les étreintes de son étau brûlant. Robes en l’air sur un fond de stalactites de dentelles où leurs cuisses gantées de noir mettaient entre la jarretière et la manchette bouillonnée d’une culotte à engrelures de satin rouge la tache crue de la chair, les french-cancan girls ont fait battre notre cœur de cet émoi insensé qui nous chavirait quand, d’une main complaisante, soulevant les ondes frémissantes de ses jupes, la Femme nous ouvrait l’abîme de ses intimités. Tandis que Germaine Rieux, Alice Dauxois, Simone Tilly, les étoiles des nouveaux quadrilles du Moulin-Rouge, déployaient les cercles magiques de leurs écrins de dentelles où leurs jambes de soie rose offraient en des pas acrobatiques sous la tension d’une fine culotte de batiste, les plus extravagantes ouvertures d’angle que les cuisses puissent ménager au plaisir, mon désir s’irritait à composer d’infinies langueurs dans la tiédeur bruissante de ces vagues de Valenciennes qui lutinaient leurs corps ; je croyais respirer leur souffle de fougère ou de musc relevé d’un fumet de moiteur fauve, et je pressentais l’extase des palpations dans le réduit caché de ces intimités où se lovait voluptueusement la chair, mâchées par l’alliciante conjonction des cuisses et discrets témoins de leurs ébats.

Ce sont aussi les toilettes de soirée qui s’allongent et acheminent le retour du faste qui convient aux draperies du sanctuaire. La constatation en est piquante à l’heure où quelques maîtresses de maison du grand monde, suffisamment belles pour payer elles-mêmes d’exemple, tentent, en d’intimes réunions, d’accréditer le succès du costume d’Ève. Des danses inspirées de la Fleur lascive de l’Orient furent le prétexte de cet essai audacieux. Dans le recueillement d’un demi-jour mauve, isolant des autres le plaisir de chacun, entièrement nues sous les voiles changeants d’un pinceau lumineux, les mains constellées de joyaux, la gorge bruissante de ses cascades de perles, chevilles et poignets cerclés d’or et de pierreries, de jeunes et jolies femmes de notre aristocratie cosmopolite, sur une scène fleurie et dans les vapeurs des cassolettes,

Avec les strophes de leurs poses
Chantaient un hymne de beauté !

Au bras de messieurs en frac elles gagnaient ensuite les salons, et répandues sans aucune gêne parmi les habits noirs et les toilettes, dans un contraste qui pourtant rendait leur nu épilé singulièrement indécent, on les voyait, cambrées sur le talon de leurs cothurnes, offrir avec une tranquille assurance les friandises glacées et le champagne, glisser d’un groupe à l’autre en des déhanchements étudiés, ou se laisser mollement choir sur les divans. « On admirait la beauté des formes, écrit un chroniqueur, la délicatesse des chairs ; mais malgré la qualité de ces corps dévoilés, le désir serait allé plutôt vers celles qui étaient vêtues ».

Nicole qui était de ce nombre eut même un succès particulier au cours d’une de ces soirées qui se donna rue Duret. Se piquant, elle aussi, d’originalité, elle avait pour la circonstance arboré une toilette d’un imprévu et d’un effet des plus seyants où se mariaient à souhait le charme indicible de la jupe, et l’espiègle polissonnerie de la culotte. Rien de comparable avec le ridicule essai de 1912 qui nous avait affublées successivement d’un décalque du pantalon de la Chinoise, puis d’une manière de pantalon à la turque engainant la jambe jusqu’à la cheville. Le modèle qu’aventurait mon amie flirtait à la fois avec la coquetterie de la Mode actuelle et la tradition d’une élégance toute Régence. Ce n’était au premier regard qu’une robe de crêpe de Chine arrêtée aux genoux et assurant la garde de ce qu’il est encore de bon ton de couvrir. Mais la jupe qui, dans l’immobilité de la station debout semblait sans malice, était fendue sur le devant depuis la taille avec un fond suffisant pour cacher sous un chevauchement des deux pans la faille troublante pratiquée par la rouerie érotique juste sur la perpendiculaire du divin triangle. Au gré de la coquette et dans les mouvements de la marche et de la position assise, ses deux panneaux flottants s’ouvraient sur le satin très collant d’une culotte de petit maître, bouclée par côté au-dessus du nœud de la jarretière. Rien de mignon et de sensuel comme ce type de Chérubin costumé en fille d’aujourd’hui dont Nicole donnait l’impression en sa robe-culotte d’améthyste pâle.

Bien loin de considérer la jupe comme le dernier préjugé de nos vanités féminines, elle en a rétabli ces fonds exquis dont une dame galante de la Cour de Napoléon III disait à Horace de Viel-Castel qui la complimentait de sa toilette : « J’en ai une bien plus jolie dessous ».

C’est une délectation dont mon amie sent trop vivement le prix pour elle et les autres, pour avoir sacrifié à la grâce garçonnière ce luxe d’atours qui était à notre nudité ce que le style est à la pensée. Elle n’a pas subi la Mode dans toute la rigueur de sa stylisation qui vise à donner aux yeux et à la main la sensation du nu sous l’étoffe. Elle s’est appliquée, au contraire, à en atténuer l’image pour que l’attrait en fût plus captivant à ses amoureux et plus délicate la représentation qu’elle s’en offre soit dans les bras de ses amants, soit dans le huis-clos des délires de Narcisse. Elle a concilié sur elle la grâce ingénue de la jupe courte avec les artifices savants qui naguère faisaient de la toilette l’imprévu de l’amour et l’inédit de l’aventure. Lourdes ou légères, de crêpe ou de lamé, de mousseline ou de velours, ses robes demeurent le riche écrin où se prélassent nonchalamment dans les fanfreluches et les falbalas, l’ardeur odorante des hémisphères de sa croupe et les colonnes frémissantes qui la portent.

Quand, pour jouir d’elle en l’émoi d’une autre, chercheuse qu’elle est de sensations rares, elle me fait coucher à ses pieds, mes doigts avides de la chair rose endormie dans les plis des voiles se crispent sur ces enveloppes mensongères, stores diaphanes qui suffisent pourtant à me dérober le mystère de son être derrière l’impénétrabilité irritante de leur transparence. Ce n’est pas de Nicole qu’à propos de jarretelles à agrafes de diamant dont elle a, elle aussi, le luxe, M. de Waleffe eût écrit : « Les joailliers vont donc s’y mettre et ça ira vite. Nous aurons la jarretelle entière en pierreries du haut en bas, et même circulairement. Et quand le rudiment de ceinture auquel s’attache cet accessoire de toilette sera lui-même enrichi de saphirs ou d’émeraudes, on enverra promener la jupe, cette gêneuse, comme un abat-jour démodé. »

Bien au contraire, Nicole lui a rendu ce qui nous faisait de sa voûte sphérique ce ciel de béatitudes vers lequel s’élevaient les adorations éperdues. Ses toilettes font revivre les délices que nous guettions au temps des retroussés. Il ne lui paraît pas que la robe courte fasse une incorrection de ce qui était du meilleur ton avec la robe longue et qu’il y ait à la montre gracieuse des dessous plus d’indécence qu’à découvrir la peau par delà le bas, depuis que notre lingerie s’est amenuisée à n’être plus qu’une frise de dentelle au fronton du sanctuaire. Quand elle est assise, c’est dans une mousse fouettée de blancheurs affleurant le bord de sa robe, ou dans le flou des frais coloris d’un linge de satin ondulant le halo de ses splendides dentelles autour du jarret. Si elle croise ses jambes, si elle se penche ou s’accroupit, enfourche un tabouret de bar, s’affale sur des coussins, ou que les balancements d’un tango ou d’un chimmy fassent voleter le rond de sa jupe, c’est l’enchantement de ce décor de folles arabesques de volants où la robe longue sous son retroussé naguère ménageait les haltes du désir.

Dans son home fleuri, tout respire le péché blotti au creux des coussins sur les divans profonds, tout invite aux alanguissements parmi l’aménagement de retraites discrètes en des pénombres de silence où rode autour des tentures le parfum des extases dont son gousset de pêche musquée sème la griserie. Un loup sur son visage afin de renforcer l’illusion d’un dédoublement de sa personne, elle goûte d’invraisemblables émois à la mise en scène, pour elle seule, de sa beauté et de ses atours. Déesse en sa marche, sultane en son repos, elle se délecte à son propre spectacle comme à celui qu’elle aurait d’une autre, ou dont elle troublerait un de ses amants.

D’un air vague et rêveur, elle essaye des poses.

Les divers temps de son habillage entre les mains de sa soubrette, lui sont comme les stations d’une possession lentement dégustée à travers son image directe ou réfléchie par le miroir.

Elle s’absorbe dans la contemplation du jeu de ses lignes, dans le charme des postures que compose la mobilité de ses membres, durant que tous les jolis voiles qu’on lui présente dans leurs sachets odorants, un à un enchâssent son corps.

C’est la jambe tendue en avant qui, pour enfiler le bas de soie ou de Chantilly poudré d’iris, accuse sous le retroussement de la chemise diaphane la coupe exquise de la fesse et sa sanglante estafilade.

C’est, quand le pied droit posé sur le genou gauche elle met sa mule, la déhiscence de sa fleur au fond d’une vallée d’ombre.

Une fois corsetée à même la peau, et les jarretelles en place, c’est dans un mol fléchissement du buste accentuant la saillie de son derrière nu, le ploiement suggestif d’une cuisse après l’autre pour s’insérer dans le pantalon de dentelles ou la culotte de satin dont les mains officieuses lui ouvrent le fourreau.

C’est, pour franchir par le haut la robe ramassée en un cercle étroit, l’allongement de ses bras potelés découvrant le nid de l’aisselle dont elle a rasé la soie ondée.

Seule, elle se grise d’elle-même. Icône adorable à tout instant dans la richesse et le chic souverain de ses robes, comme dans la recherche incomparable de ses déshabillés, elle est à la fois pour elle-même, comme dit Mme Cliffort Barney dont elle a lu Les Pensées d’une Amazone, « son autel, son encens et sa divinité ».

Officiant son propre culte, ses jupes lui sont la chapelle où se prosterne son plaisir morose devant les concupiscences du péché. Son adoration monte le long des échelles de guipures qui le lui cachent et révèlent en même temps. Elle eût souhaité d’avoir la souplesse serpentine des femmes de cirque pour ensevelir sa tête folle au cœur du mystère dans ses dessous emplis de son parfum.

Sous leurs épaisseurs de dentelles dont ses mains passionnées jouent avec l’art des quadrilleuses du Moulin-Rouge dansant le French-cancan, elle abreuve sa volupté de toutes les figures qu’assise, debout ou couchée, son corps offre à son désir. Elle est avide seulement de cette curiosité qui s’attache à chaque figuration de l’accouplement, à cet appel des jambes et des cuisses dans la licence de leurs attitudes, à cette offrande de la croupe avec sa raie profonde et du ventre « plus liz qu’un petit flot qui court », comme le rimait Brantôme à sa Dame, ce ventre où l’on voit sous des doigts d’ivoire, ainsi que dans ce vers de Théophile Gautier,

Germer la mousse blonde ou noire
Dont Cypris tapisse ses monts.

Son libertinage est ainsi de jouir sur elle de ces plaisirs de la vue, lentement distillés, dont vous êtes, ma chère Camille, également si gourmande. N’est-ce pas pour vous en saoûler délicieusement l’imagination que, toutes deux, sous le couvert du masque de velours, vous avez avec Gina, dont on dit qu’elle est l’original de la Garçonne, posé cette fameuse série de déshabillés que votre mari paya si cher, sur la foi des noms qui se murmuraient sous le manteau ? Laissez-moi relire avec vous les vers d’Éric Alain qui, ce jour-là, tombés par hasard sous nos yeux, fournirent la légende de ces Images du désir dans des effets de dentelles :

« …Après s’être fait prier,
Elle enlève le tailleur beige
Qui l’enveloppe et la protège
De son élégant bouclier.

Alors dans sa grâce flexible,
Le buste apparaît souple et fier
Où se devine l’orbe clair
Des seins sous l’étoffe extensible.

Aussitôt les sens aiguisés,
Il…


« Il » c’était vous…

Il se rapproche et de ses lèvres
Sortent des mots si doux, si mièvres,
Qu’on dirait presque des baisers.

Il aspire en la nuque aimée
L’odeur d’ambre et de néroli
Qui monte de ce corps poli
Comme d’une amphore embaumée.

Enfin faisant trêve aux aveux,
Ses lèvres lourdes de tendresses

Mettent de furtives caresses
Dans l’or tiède de ses cheveux.

Mais accourant à la rescousse,
Les doigts savants et indiscrets
Veulent connaître les secrets
De cette chair pure et si douce.

Doux et hardis tout à la fois,
Ils escaladent les collines,
Courent les sentes coralines,
Ne se reposant qu’aux sous-bois.

Soudain un long frisson troublant
S’élance des fines chevilles,
Agrippe de ses mille vrilles
Les deux stèles de marbre blanc.

Puis, contournant les hanches lisses,
Pince les flancs, cambre les reins,
Agace la pointe des seins
Et meurt dans les cheveux complices.

Mais sous cette bouche de feu
De plus en plus entreprenante,
L’amante toute frissonnante
Se reprend, lutte encore un peu.


Dans ces escarmouches félines
Hélas ! corset et jupons flous
Glissent bientôt dans un remous
De rubans et de mousselines.

Les doigts câlins n’ont respecté
Autour de la chair odorante
Que la chemise transparente
Légère comme un soir d’été.



Comme vous, Camille, qui faisant violence aux affinités de ma nature et à une aversion qu’atteste ma virginité, m’avez un jour, et pour la seule délectation de vos yeux, soumise au caprice d’une simulation des diverses manières dont votre sexe emprunté concevait les faveurs du plaisir, comme vous, Nicole épuise ses ardeurs dans la seule étreinte des images que les stations érotiques de ses membres déroulent aux caresses de son regard.

Dans le fouillis murmurant de ses dessous de lingerie où la nuance des bas met tantôt des pudeurs charmantes, tantôt avec sa jarretière l’éclat d’une corruption distinguée, où le pantalon, entre ses deux corolles de voyants, enserre dans la cassure de ses plis, le long de sa couture ou de sa fente, j’ignore quelles ombres vertigineuses, elle savoure longuement, comme vous faites, cette infinie volupté qui se dégage des formes mêmes du péché sous l’éblouissant mirage de ses atours. Elle mime des plus friandes pages de La Vie Parisienne les langueurs du désir, les enchantements du retroussé, les perversités des souplesses félines. Elle défaille à s’offrir dans cette succession d’instantanés de notre corps au repos ou en mouvement, où chaque posture empruntait naguère son expression symbolique, — ce je ne sais quoi de son attrait qui nous est impénétrable —, à l’ordonnance de la toilette, au choix que nous avions fait pour nos dessous de la dentelle ou de la broderie, à l’aménagement des fonds, au charme flatteur de leurs coloris, à l’ampleur et à la disposition de leurs volants pour des enveloppements profonds, opaques, ou ajourés, où les jambes s’embrumaient d’appâts indicibles.

Robe et jupons relevés à pleine main sur le devant jusqu’à la taille, retombant en arrière et sur les côtés, tel un décor de ciel-de-lit, elle mire avec délices, comme dans le mystère d’une alcôve entr’ouverte, sa fine silhouette étroitement gaulée de daim ; les fesses, — ce lieu d’élection de la luxure, — accusant leurs rondeurs suaves sous les transparences de son inexpressible qui, avec ses cheminements délicieux autour du sanctuaire, lui présente toutes les formes de l’introït depuis l’insinuation captieuse, l’incursion prudente, l’intromission craintive, jusqu’à l’effraction, l’introduction inopinée, la pénétration violente, la gloutonne irruption.

Et Nicole, comme vous, Camille, et telle Jeanne Duval à qui Baudelaire disait :

Et tu ravis les coussins
Par tes poses langoureuses,

Nicole, voluptueusement mouvante dans les baisers, le murmure et l’haleine de ses voiles, s’élève devant son miroir à cette illusion « d’être à soi-même son couple », dont l’Amazone de Rémy de Gourmont, a, dans ses Pensées, caressé la chimère. Elle s’abîme en une extase sans fin à se posséder des yeux dans les figurations successives que sa croupe et ses membres lui présentent de l’office rituel de Paphos.

Puis,

Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, s’abandonne aux longues pâmoisons.

FIN
  1. cf. Monsieur Nicolas, éd. Liseux, 1883, t. IV, page 27. (Note de Wikisource).