L’Écossaise/Édition Garnier/Avertissement

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 5 - Théâtre (4) (p. 399-401).
AVERTISSEMENT

POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.



Au milieu des combats tragiques qu’il livre à Crébillon, Voltaire lance contre Fréron le brûlot de l’Écossaise.

Le critique de l’Année littéraire était, de tous les adversaires de Voltaire celui qui avait peut-être le don de l’irriter davantage. Quand il s’en prenait à lui, Voltaire n’était jamais de sang-froid. Au mois de mars 1750 à la suite d’articles de Fréron et de l’abbé de La Porte, il écrivait à M. Berrier lieutenant de police, pour lui demander d’imposer silence à ses ennemis. Il s’adressait à M. de Mairan, qui était fort influent auprès du chancelier d’Aguesseau, pour obtenir la suppression des Lettres sur quelques écrits de ce temps (c’était le titre de la publication périodique que dirigeait alors Fréron) et de l’Almanach des gens de lettres où écrivait l’abbé de La Porte.

Lorsqu’il s’agit de choisir, vers la même époque, un nouveau correspondant du roi de Prusse et qu’il est un moment question de Fréron, Voltaire ne se contient pas. Les lettres qu’il écrit à Frédéric pour le détourner de ce choix ont un accent de fureur. Voilà déjà dix ans que cette exaspération s’est fait jour ; et l’Année littéraire, fondée en 1754, a multiplié et aggravé les torts du rédacteur des Lettres sur quelques écrits de ce temps. Aussi Voltaire, pour se venger, ne songe pas à moins qu’à une sorte d’exécution publique, à une exécution en plein théâtre.

Il était justifié dans une certaine mesure par un précédent tout récent. Un ministre avait autorisé, ordonné même, la représentation des Philosophes de Palissot, joués le 2 mai de cette année. Voltaire n’était pas personnellement attaqué dans cette pièce, et l’auteur avait eu soin de faire une très-formelle exception en sa faveur. Il avait même envoyé son œuvre à Voltaire avec une lettre d’hommage. Mais Voltaire ne se laissa pas séduire. Il prit la défense de ses collaborateurs de l’Encyclopédie, et fit à Palissot de vifs reproches de sa satire.

Il était, disons-nous, justifié par cet ouvrage où le théâtre semblait revenir aux licences aristophanesques ; mais justifié un peu par hasard, car le Café, ou l’Écossaise était imprimé au moment où les Philosophes furent représentés. La nouvelle comédie de Voltaire, où il faisait figurer son adversaire Fréron sous les traits cruellement noircis du libelliste Frélon, était donnée comme une comédie anglaise de M. Hume, prêtre écossais, traduite en français par Jérôme Carré, un de ces pseudonymes dont Voltaire avait tout un arsenal. Des exemplaires en circulaient dès le 19 mai 1760 puisqu’à cette date l’auteur, écrivant à Mme d’Épinay, demande à la « belle philosophe » ce que c’est qu’une comédie intitulée le Café, et que, le lendemain, il prend la peine de la désavouer en écrivant au pasteur Bertrand.

Le 3 juin, Fréron publiait dans sa feuille une longue analyse de la pièce anonyme. Il disait qu’on l’attribuait à Voltaire, mais qu’il n’était pas supposable que celui-ci fût l’auteur d’un production si faible.

« Le gazetier qui joue un rôle postiche dans l’Écossaise est appelé Frélon. On lui donne les qualifications d’écrivain de feuilles, de fripon, de crapaud, de lézard, de couleuvre, d’araignée, de langue de vipère, d’esprit de travers, de cœur de boue, de méchant, de faquin, d’impudent, de lâche coquin, d’espion, de dogue, etc. Il m’est revenu que quelques petits ecrivailleurs prétendaient que c’était moi qu’on avait voulu désigner sous le nom de Frélon ; à la bonne heure, qu’ils le croient, ou qu’ils feignent de le croire, et qu’ils tâchent même de le faire croire à d’autres. Mais si c’est moi réellement que l’auteur a eu en vue, j’en conclus que ce n’est pas M. de Voltaire qui a fait ce drame. Ce grand poëte, qui a beaucoup de génie, surtout celui de l’invention, ne se serait pas abaissé à être le plagiaire de M. Piron qui, longtemps avant l’Écossaise, m’a très-ingénieusement appelé Frélon ; il est vrai qu’il avait dérobé lui-même ce bon mot, cette idée charmante, cet effort d’esprit incroyable, à M. Chévrier, auteur infiniment plaisant. De plus, M. de Voltaire aurait-il jamais osé traiter quelqu’un de fripon ; Il connaît les égards ; il sait trop ce qu’il se doit à lui-même et ce qu’il doit aux autres. »

Ce que Fréron disait, il n’en était pas convaincu ; il savait très-bien que le grand polémiste ne se refusait absolument aucune arme, lorsqu’il s’agissait de combattre un adversaire. Il en citait une preuve au moment même : il racontait une anecdote dont le principal personnage n’était pas bien difficile à deviner. « Je suis accoutumé depuis longtemps au petit ressentiment des écrivains… Un auteur français très-célèbre, qui s’était retiré dans une cour d’Allemagne, fit un ouvrage dont il ne me fut pas possible de dire beaucoup de bien. Ma critique blessa son amour-propre. Un jour on lui demanda des nouvelles de la France. Il répondit d’abord qu’il n’en savait pas. Par hasard, on vint à parler de moi : « Ah ! ce pauvre Fréron ! s’écria-t-il d’un air touché ; il est condamné aux galères ; il est parti ces jours derniers avec la chaîne ; on me l’a mandé de Paris. » On interrogea l’auteur sur les raisons qui m’avaient attiré ce malheur ; on le pria de montrer la lettre dans laquelle on lui apprenait cette étrange aventure. Il répondit qu’on ne lui avait écrit que le fait sans lui en expliquer la cause, et qu’il avait déchiré la lettre. On vit tout d’un coup que c’était une gentillesse d’esprit. Je ne pus m’empêcher d’en rire moi-même lorsque quelques amis m’écrivirent cette heureuse saillie. »

C’est à cette anecdote qu’il est fait allusion dans la requête de Jérôme Carré À Messieurs les Parisiens qu’on trouve ci-après (voyez page 415).

La pièce était entre les mains du public. Il s’agissait de la faire représenter ; et c’est pour en obtenir la permission que l’exemple de la liberté accordée contre les philosophes était concluant. Les amis de Voltaire firent habilement valoir cet argument, et la pièce fut livrée aux comédiens, qui la répétèrent avec activité.

La Requête aux Parisiens parut la veille de la représentation, et acheva de donner à la prétendue comédie anglaise son vrai sens, et de disposer le public comme le voulait l’auteur.

Quelques modifications avaient été faites. Le personnage figurant Fréron s’appelait Wasp et non plus Frélon (Wasp est le mot anglais). Fréron, informé de ce détail, va trouver les comédiens, il les invite à conserver le nom de Frélon, et même à mettre son nom sans déguisement aucun, s’ils pensent que cela puisse contribuer au succès de la pièce. « ils étaient assez portés à m’obliger, dit-il. Apparemment qu’il n’a pas dépendu d’eux de me faire ce plaisir, et j’en suis très-fâché. Notre théâtre aurait acquis une petite liberté honnête dont on aurait tiré un grand avantage pour la perfection de l’art dramatique. »

Fréron assista à la première représentation qui eut lieu le 26 juillet ; il était au milieu de l’orchestre. « Il soutint, dit Collé dans son Journal assez bien les premières scènes ; mais M. de Malesherbes, qui était à côté de lui, le vit ensuite plusieurs fois devenir cramoisi et puis pâlir. Il avait placé sa femme au premier rang de l’amphithéâtre ; M. Marivaux m’a dit qu’elle se trouva mal. »

Le récit de cette fameuse soirée fut fait par Fréron dans l’Année littéraire, sous la date du 27 juillet, et avec ce titre : Relation d’une grande bataille. M. G. Desnoiresterres a reproduit en entier ce récit[1], qu’il est curieux de comparer avec celui que donne Voltaire dans l’avertissement ci-après.

L’Écossaise eut beaucoup de succès, elle fut suivie, avec une grande affluence de spectateurs, jusqu’à la seizième représentation ; on la joua dans toutes les provinces, et elle y reçut le même accueil qu’à Paris.



  1. Voltaire aux Délices, pages 488-492.