Ollendorff (p. 23-27).

VIII

DÉVIATION

Ils disent, l’un :

— « Ma femme m’adore ! »

Et l’autre :

— « Monsieur Vernet est le plus honnête des hommes. »

Ils n’avoueraient pas que, séparés, ils sont heureux. Pourtant le mari ne vit complètement que dans son usine. L’invention du téléphone lui a paru un événement immense. D’abord il redoutait de s’aboucher avec l’appareil, disant au premier employé venu :

— « Téléphonez donc pour moi : je n’ai pas le temps. »

Et tandis que l’employé parlait au loin, Monsieur Vernet tournait autour de la cage, ainsi qu’un dompteur déjà mordu, n’osant jamais et se promettant d’oser, un peu fiévreux comme un auteur qui écouterait en lui-même la répétition d’une pièce. Enfin il est entré, et maintenant voilà qu’il regarde l’appareil comme un confident. Ils sont toujours ensemble. Monsieur Vernet lui cause pour causer, et, le soir, l’écho des conversations qu’ils ont eues se répercute encore.

— « Imagine-toi, Blanche, que j’ouvre la cage. J’entre, je dis « Allô » — rien. — « Allô, allô » — rien. — Croirais-tu qu’elle m’a fait attendre la communication vingt-cinq minutes, montre en main ! »

Elle ! l’Ennemie !

Madame Vernet, les coudes sur la table, le nez dans sa tasse de thé, un petit doigt en accent aigu, répond :

— « Mâtin ! »

Elle a couru par les grands magasins toute la soirée :

— « Oui, je prendrais cela, mais ce n’est pas pour moi, c’est pour une amie qui habite la province ! »

Parfois elle achète pour rendre, et peut-être parce que ce va-et-vient de paquets fait bien aux yeux de sa concierge. Mais ce qu’elle garde est d’occasion. Le bon marché seul la tente.

— « Je puis vous affirmer qu’elle a été rudement bien », me dit Monsieur Vernet.

Il s’encourage à l’aimer, fier qu’elle me plaise, et quand je fais à Madame Vernet l’offre d’une civilité saupoudrée comme une gaufre, il sourit :

— « Ah ! ce Monsieur Henri ! »

Il me croit connaisseur. Mes admirations pour la femme sont un hommage au goût du mari. Si nous étions seuls, je lui taperais sur l’estomac, et il me raconterait des saletés.

Et Madame Vernet s’excite de son côté.

Elle lui porte une solide, sincère affection. Dans ses moments de « papillons noirs, — qui n’en a pas ? » — elle s’appuie sur la force et se confie en la franchise de ce brave homme.

Leurs cœurs allaient s’éteindre, ne plus former que des boules de cendres froides. J’ai soufflé, et voilà qu’à la grande surprise de tous, des étincelles profondément enfouies s’enflamment, s’élancent.

Je m’excite à mon tour.

J’ai été jusqu’à ce jour un petit monsieur désœuvré, qui se glorifiait ou se méprisait à outrance, et je sers à quelque chose : je renoue l’une à l’autre ces deux âmes près de céder comme des cordes usées.

À chacune de mes visites, je constate un nouveau progrès. C’est un rapprochement des couverts, une façon délicate et inattendue de s’offrir du pain, du poivre, hors de propos, un interminable débat anodin pour savoir qui se fatiguera à fatiguer la salade.

Monsieur Vernet vient embrasser sa femme avant même de déposer au vestiaire sa canne et son chapeau.

Si je lui dis :

— « Vous avez l’air fatigué ! »

il me répond :

— « C’est que j’ai mal dormi cette nuit. »

Il voudrait en conter plus long, et comme une pomme véreuse tend à tomber de sa branche, une grosse plaisanterie grasse lui pend au bout de la langue.

Sa femme l’arrête par un :

— « Voyons, chéri ! » très tendre.

Elle a posé nonchalamment la main sur le rebord de la table, et, la tête inclinée, les yeux brillants et clignotants, elle murmure :

— « Oh ! vilain ! »

C’est moi qui rougis. Toutes mes félicitations à moi-même. Je travaille bien.