Ollendorff (p. 17-22).

VII

SYMPTÔMES

Ils n’ont pas d’enfants et s’ennuient. J’arrive au bon moment. Ils gardent à l’endroit du poète des préjugés en partie rectifiés, c’est-à-dire que, ne voyant plus en lui un illuminé, un fou maigre, affamé et grugeur, légendaire et redoutable, ils le traitent encore d’être original et exceptionnel. S’il travaille, ils se signeraient et disent :

— « Il travaille ! »

S’il ne pense à rien, ils disent :

— « Laissons-le rêver ! »

Ou, le doigt tendu vers son front :

— « Que peut-il se passer dans cette tête-là ? »

Je porte la main à mes cheveux courts, comme pour remettre d’aplomb une auréole.

Madame Vernet coud des boutons aux caleçons de son mari :

— « Vous êtes heureux de pouvoir consacrer votre vie à l’art ! »

Elle entend vraiment que je voue ma vie à l’art, la lui dédie et sacrifie. Elle me croit un peu prêtre et me complimente sur ma vocation.

Faut-il lui dire que je n’en ai pas ? que je « compose » des vers aux heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente, et que j’entretiens habilement ses illusions ? Il veut faire de moi quelqu’un, et se saigne jusqu’à ce qu’il découvre en son fils un paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes.

— « D’ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pensée et côtoie la mienne, le devoir d’un père n’est-il pas de s’ôter le pain de la bouche pour ses enfants ? »

C’est juste, mais répugnant, et si le mien s’ôtait le pain de la bouche pour me l’offrir, je le prierais poliment de l’y rentrer.

Monsieur Vernet fume une cigarette, las d’avoir travaillé une journée de dix heures à l’usine qu’il dirige. Ses paupières battent comme des volets mal accrochés. Parfois elles se ferment. L’effort qu’il fait pour les relever les plisse à peine. Elles ressemblent à des coquilles de noix. Sa cigarette s’éteint à chaque instant. Il la rallume. Elle se meurt. C’est une lutte. Il a l’air de manger des allumettes.

MADAME VERNET

« Ce n’est pas poétique de coudre des boutons ! »

C’est cependant nécessaire pour que les caleçons tiennent. Va-t-elle reprendre l’argutie de l’autre jour ? Elle fait, dans le tas des choses qu’elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont poétiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des huîtres est poétique, mais manger de la soupe ne l’est plus. Dire « Monsieur Vernet » est distingué, et dire « Mon mari » commun. Elle pique, avec l’adresse d’un chiffonnier, le mot « chaise » et le jette là, « côté prose », puis le mot « siège », qu’elle dépose ici, « côté vers ».

Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil à un oracle que le suc des lauriers et des vapeurs méphitiques ont engourdi, annonce :

— « Vous arriverez ! »

Je l’espère, me laisse aller et conte mes rêves, en un bon fauteuil dont je frise les glands entre mes doigts. J’ai bien dîné, et j’éprouve le besoin d’intéresser quelqu’un à mon avenir. Mes jambes s’allongent, prennent possession du parquet, et mes pieds remuent comme la queue d’un chien qu’on flatte.

Je ne fume pas. On me dit que je n’ai point de défauts, et on pense que si je crains le tabac et l’alcool, c’est non par délicatesse de femmelette, mais par prudence de grand homme qui se ménage. Je lève mes mains blanches pour que le sang n’ait pas la force d’y monter. On me demande des vers.

— « Mes vers n’ont que le mérite de s’en aller tout de suite loin de ma mémoire. Ne vaut-il pas mieux causer doucement de choses diverses, en amis vieux déjà qui se pénètrent sans effort ? »

Enfin j’ai un idéal : la pâleur de mon teint et ma tristesse en répondent.

Ne pouvant fumer sa cigarette, Monsieur Vernet se décide à la sucer.

— « Cher ! cher ! » lui dit Madame Vernet.

Il continue. Ses dents mâchent des brins de tabac. Quelques-uns s’échappent, tombent, s’accrochent comme des insectes à son gilet. On ne sait plus s’ils viennent de sa bouche ou de son nez.

— « Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose ! »

— « Non, pas ce soir. Une autre fois, quand je serai plus en train ! »

Les boutons du caleçon sont au complet. Madame Vernet l’agite. Le derrière se gonfle comme s’il y avait quelqu’un. Étourdi par la chaleur et le peu que j’ai bu, je me le figure empli pour de bon. J’y entre moi-même. Il est trop large, et Madame Vernet, à genoux, sa tête à hauteur de mes hanches, serre les ficelles. Je ne ressens que l’ennui d’être tripoté, de tourner à droite, à gauche, les mains en l’air, ou croisées sur mon ventre. Vainement je dis :

— « C’est bon ! »

et veux m’en aller à mes affaires : Madame Vernet s’obstine, rentre le caleçon dans les chaussettes, s’écarte un peu pour voir, sans trouble, assise sur ses talons, et pique une épingle dans son corsage.

— « Je vous demande encore pardon d’avoir terminé ce petit travail devant vous, mais Monsieur Vernet n’a plus rien à se mettre. »

Je regarde cet homme, pris de pitié, prêt à lui offrir mon linge. Un grotesque a pris ma place, parle en mon nom, caricaturise mes gestes, digère et s’empâte.