Ollendorff (p. 148-153).

XXX

PROGRAMME

MONSIEUR VERNET

Nous avons deux mois à passer ensemble. Il s’agit de bien employer notre temps.

Nous ne voulons pas perdre une minute. J’ai quelque faculté d’invention, et je suis l’impresario, l’homme du petit service de la maison. Je me lève le premier, presque en même temps que la bonne. Je lui suis indispensable pour faire griller le pain, et je sonne moi-même le déjeuner, en agitant un grelot aux portes des chambres. Ces dames descendent en pantoufles, en peignoir, les cheveux ébouriffés. Les paupières de Monsieur Vernet sont encore gonflées de sommeil. Il y a de l’eau dans ses coquilles. Je donne le programme :

1o  Entre le premier et le second déjeuner, bain ;

2o  Le soir, promenade ou pêche.

Je montre sur une carte d’état-major le tracé des promenades, et j’ai préparé les lignes, foui des vers.

— « Mais, dis-je, troublé tout à coup, il me semble que, dans cette vie active et si remplie, j’ai oublié de faire la part de mes travaux ! »

MADAME VERNET

Vous travaillerez à Paris.

MONSIEUR VERNET

Non, ne l’empêchons pas de travailler. Je me le reprocherais toute ma vie !

Comme il s’est fait lui-même tout seul, il veut que j’arrive à la force du poignet.

C’est convenu. Je m’enfermerai chaque matin deux heures dans ma mansarde. Ma tâche accomplie, je rejoindrai mes amis sur la plage.

— « D’ailleurs, dis-je, vexé qu’on m’ait pris au mot, il me reste ma nuit. »

Ces dames sont inquiètes. Est-ce que je passerais mes nuits à veiller, au risque de m’user la santé ? C’est possible. Je ne dis pas oui. Je ne dis pas non.

On me trouve enjoué. Je ne me réserve, par jour, que quelques regards abattus et languissants à l’adresse de Madame Vernet. Je semble, au milieu d’un rire, me rappeler que je suis en deuil. Je transporte les pliants de ces dames du soleil à l’ombre, de l’ombre au soleil, selon les heures. Quand elles se baignent, je garde leur flanelle sur le sable et leur panier à ouvrage. Je les installe en voiture et leur donne la main, le bras, le genou, ce qu’elles veulent. Elles disent :

« Merci »,

s’appuient à peine et rebondissent légèrement. Elles m’éventent de leur robe, et mon nez bat des narines sur un rapide courant de parfums. Grâce à moi, elles franchissent des haies d’où les roses sauvages les défiaient. Nous laissons, loin derrière, Monsieur Vernet qui s’empêtre, arrache tout, grondeur.

Je me récompense au moyen d’attouchements discrets, variés, pour ne pas éveiller la pudeur qui dort.

Je découpe à table, et il m’est permis d’affirmer que je préside. Je paie cet honneur en gardant les mauvais morceaux pour moi. Une fois, il ne me resta rien. Monsieur Vernet a pris dans son assiette la moitié de sa part et l’a mise dans la mienne. Je l’ai mangée sans dégoût, puisqu’on était en famille. Mais je lui passe souvent mon gras, qu’il ne se fait pas offrir deux fois. On sait que j’aime la crème, et, à chaque dessert, la bonne, mystérieusement, pose devant moi une petite terrine, dont j’enlève le couvercle en hésitant, en disant :

— « Qu’est-ce que ça peut bien être que ça ? mon Dieu ! »

C’est de la crème !

Bien que la surprise se renouvelle, je n’en reviens jamais. Les figures s’éjouissent. Mais c’est trop de crème ! Une fois de plus, on m’a pris exagérément au mot. Sans me plaindre, j’avale ma terrine d’un trait, et je lutte contre un commencement de mal de cœur.

La garde-robe de Monsieur Vernet devient la mienne. Si nous rentrons mouillés, on met à ma disposition des chaussettes, une chemise, un caleçon.

— « Il est tout neuf. Allez-vous faire le difficile ? Pour un jour, vous n’en mourrez pas ! »

Je remercie ; j’accepte un vieux paletot, au plus, en attendant que le mien soit sec, mais je ne vais pas jusqu’au linge de dessous, pas encore du moins.

On a en moi une telle confiance qu’on m’a prié de tenir la caisse.

Parfaitement !

D’abord, Monsieur Vernet ne travaille pas quand il est en vacances. Il a dit à sa femme :

— « Tu sais, arrange-toi : je ne veux ici me mêler de rien. »

Il a dit cela pour la forme, pour la galerie que je suis. Car jamais Monsieur Vernet ne se mêle de rien. Il s’en garde.

Or les comptes un peu compliqués ennuient Madame Vernet. Elle s’y perd, et me crie de venir à son secours. Quand nous réglons une dépense de lait, de fruits à l’auberge, elle me passe son porte-monnaie, « sans faire semblant », au moment où mes mains se trouvent, par aventure, croisées derrière mon dos. Les paysans pensent que je le tire de ma poche. Je paie, et je demande, avant de le refermer :

— « Mesdames, voulez-vous me permettre de vous offrir encore quelque chose ? »

Comme on dit au théâtre, j’entre dans la peau du bonhomme qui régale. J’ouvre ce porte-monnaie d’autrui avec une telle aisance que, par imitation instinctive, les paysans ouvrent la bouche en même temps. Il m’arrive de le mettre dans ma poche jusqu’au prochain débours. On ne songe pas à me le réclamer. Je marchande, je fais des économies, je calcule comme un régisseur ladre par intérêt, et, pour ma peine, je m’accorde le mérite de ne point grappiller, de ne pas me rendre coupable de la moindre petite volerie.