Ollendorff (p. 142-147).

XXIX

MADEMOISELLE MARGUERITE

Elle a le teint comme l’ont seules quelques jeunes filles très constipées, un teint qui prend au sang toute sa substance colorante, d’une richesse inquiétante, pas naturelle. C’est une jeune fille ordinaire, jolie ou laide à ses heures, insipide comme un garçon en robe. Elle a fait trop de pieds de nez avec son nez un peu écrasé. Elle regarde tout également intéressée, et on renfoncerait d’un coup de pouce ses yeux qui ressortent. Elle montre sa langue pour s’amuser, et dès qu’on l’en défie, avec la pointe de cette langue, elle se lèche le menton.

Ah ! ce n’est pas une demoiselle Mauperin ! Quand elle court, la lourde natte de ses cheveux lui bat les épaules, ainsi qu’un harnais d’emprunt.

Elle a dit à Madame Vernet :

— « Comme il est triste, ce Monsieur ! Est-ce qu’il fait toujours cette tête-là ? »

MADAME VERNET

Ma chérie, c’est un poète, et les poètes ne sont pas des petites filles.

En effet, je conserve l’attitude du poète auquel on en a mis dans l’aile, blessé à mort peut-être.

MARGUERITE

Mais qu’est-ce qu’il fait ici, ce Monsieur, avec nous ?

J’ai cru qu’elle allait demander :

— « Est-ce que c’est un parti ? »

MADAME VERNET

Chut ! il travaille, il rêve, il pense. Il fait des vers. Ne le dérange pas.

Marguerite se retire songeuse, désappointée, comme quelqu’un qui trouve les cabinets occupés. Elle va jouer seule dans le jardin.

MARGUERITE

Donne-moi l’étrenne de ta barbe, mon oncle.

Elle lui saute au cou, l’attire, le courbe, l’entraîne, en marchant à genoux, ses forts mollets à l’air, et roule dans l’herbe.

MADAME VERNET

Je vous l’avais dit, c’est une enfant.

HENRI

Elle est heureuse ! Qu’elle s’amuse ! elle a le temps de souffrir.

MADAME VERNET

Pauvre ami !

Je rejoins Marguerite, pour m’amuser aussi, moi, puisque mes soupirs ne servent qu’à m’essouffler, à me donner un air de béjaune. Mais je n’ai pas de chance : Marguerite cesse de jouer dès qu’elle m’aperçoit. Je pourrais aller faire mes vers plus loin. Monsieur Vernet remarque sa gêne et lui vient en aide. Ce qu’il dit peut se traduire ainsi :

— « Ne crains rien : c’est un poète — mouton. »

Je fais le gros dos, afin qu’il me caresse pour rassurer Marguerite. Aussi embarrassé qu’elle, j’ignore comment on s’y prend pour parler aux jeunes filles qui ne sont plus tout à fait des poupées et qui ne sont pas encore des femmes. Je ne sais dire que des phrases sentencieuses sur la vie, ses lassitudes infinies, ses mornes désespoirs, et le désaccord existant entre les faits et nos rêves. Si je parlais d’une telle sorte à Marguerite, elle se sauverait, ou ses yeux lui sortiraient définitivement de la tête, comme le noyau d’un fruit qu’on presse.

HENRI

On est mieux ici qu’au couvent, hein, Mademoiselle ?

MONSIEUR VERNET

Mademoiselle ? Voulez-vous bien l’appeler Marguerite, tout court ! Vous n’allez pas faire, je pense, des cérémonies avec une gamine de seize ans.

HENRI

Encore faut-il que Mademoiselle me le permette.

MARGUERITE

Oh ! moi, ça m’est bien égal. Appelez-moi comme mon oncle, si vous voulez.

Au même moment elle lui fait une démonstration. C’est chez elle besoin d’exercice. Elle le prend par un bras et le force à tourner sur lui-même. Monsieur Vernet, déséquilibré, frappe du pied sur place, se penche en arrière, perd son chapeau, sue tout de suite, crie :

— « Veux-tu finir ! Qu’est-ce que c’est ? »

Marguerite tourne, suivie de sa natte comme d’une queue, sa robe vannant le sable de l’allée. Enfin elle s’arrête.

Monsieur Vernet ramasse son chapeau, et, la tête lourde, fait effort pour s’immobiliser, retenir les choses qui continuent de tourner :

— « Est-elle gentille ! » dit-il.

Sans répondre, je porte à mes lèvres mes cinq doigts réunis en faisceau, et je les détache avec lenteur, ce qui signifie nettement :

— « Un vrai beurre ! »