L’École des biches/Sixième entretien

J. P. Blanche (p. 119-125).

SIXIÈME ENTRETIEN.

La chambre à coucher de Caroline.
caroline, marie.
caroline.

Comment ! c’est toi, sans te faire annoncer ! Tu m’as presque effrayée !

marie.

Ma foi ! ne trouvant personne dans l’antichambre, je m’annonce moi-même.

caroline.

Il paraît que je suis bien gardée !

marie.

Je crois que tu peux être tranquille. S’il y avait pour toi le plus petit danger, est-ce que ton chien de garde ne serait pas là ? C’est égal, il faut que mademoiselle Antonia soit sérieusement retenue ailleurs ; car dans cette maison on ne peut faire un pas sans l’avoir sur ses talons.

caroline.

Est-ce qu’elle te gênerait ?

marie.

Non ; mais autant dans le commencement que je venais ici elle me faisait bon accueil, autant maintenant elle me reçoit avec méfiance.

caroline.

Tu as donc fait cette remarque ? Sais-tu pourquoi elle agit ainsi ?

marie.

Pourquoi donc ?

caroline.

Tu le sauras tout à l’heure ; mais dis-moi d’abord comment les choses se sont passées depuis tes noces, où l’hymen ne présidait guère, et néanmoins où tu as offert de si grand cœur à Adrien tout ce qu’une femme ne donne qu’à l’homme le plus aimé.

marie.

Dame ! vois-tu, chère cousine, c’est que je l’aimais avec passion. Pour du plaisir, avant ce jour, j’en avais bien eu quelque peu dans tes bras, mais avec Adrien ç’a été bien autre chose. Outre l’extrême désir que j’avais de connaître ce qu’une femme peut éprouver dans son union avec un homme, il y avait surtout ce sentiment profond et sympathique pour Adrien qui depuis si longtemps s’était emparé de tout mon être, et m’aurait fait braver toute considération pour arriver à le posséder. Ne sois donc pas étonnée que j’aie tout donné et de si grand cœur.

Puisque nous sommes sur ce chapitre, avoue, mignonne, que malgré la multiplicité des charmes que la nature a accordés à notre sexe, il n’y a pas de femme, quelque parfaite qu’elle soit, qui puisse tenir lieu d’un homme ; et maintenant que je connais par expérience les qualités que possède un amant et ce qu’on peut en faire, je puis bien aimer d’amitié une femme qui, comme toi, a une si bonne nature et tant d’attraits, je puis même avoir de grandes jouissances dans son intimité : mais me passer d’un homme !… jamais !

caroline.

Voilà une déclaration de goût qui s’arrange mal avec le service que je voulais te demander.

marie.

Un service à me demander ? et tu doutes de moi ! Tu as été trop bonne, trop dévouée pour que j’hésite jamais à faire ce que tu souhaites. Ce service dût-il être en opposition avec mes nouvelles idées, je suis décidée à te le rendre.

caroline.

Je n’attendais pas moins de toi, et je vois avec satisfaction que je ne choisis pas mal mes amies.

marie.

De quoi s’agit-il ?

caroline.

D’une chose très-ordinaire, mais très-ennuyeuse que j’aurais dû prévoir et qu’imprudemment j’ai laissé arriver, et quoique tu en sois la cause innocente, toi seule peux m’aider à en sortir.

marie.

Dis ; je suis toute à ta disposition.

caroline.

Tu me parlais tout à l’heure d’Antonia, de son changement d’humeur à ton égard. Eh bien ! tu ne te douterais jamais de la raison de ce changement.

marie.

Non. Et je ne cherche pas.

caroline.

Mademoiselle Antonia est jalouse.

marie.

Et de qui donc, bon Dieu !

caroline.

De toi.

marie.

De moi !

caroline.

Oui. Mademoiselle Antonia, pour laquelle j’ai eu l’imprudence d’avoir quelques faiblesses, a pris au sérieux ce badinage, et se croit obligée d’éloigner de moi toute personne qu’elle supposera pouvoir diminuer l’influence qu’elle croit avoir sur mes sentiments ; de là sa jalousie. Il faut pourtant être juste : elle est, malgré ou plutôt à cause de cette folie, d’un dévouement et d’une discrétion à l’épreuve des plus grandes tentations. Je lui ai donné un amant, espérant par là détourner sa malheureuse passion pour moi. Ah bien oui ! elle le souffre, et voilà tout ; et encore parce qu’elle sait que celà m’est agréable. Me séparer d’elle me paraît bien difficile ; elle connaît mes affaires, même mes secrets, et quoique je sois certaine qu’elle ne fera jamais rien contre moi, je ne serais pas tranquille si elle me quittait. Que faire donc ? J’ai pensé qu’en l’admettant quelquefois en tiers à nos réunions secrètes, je calmerais sa jalousie à ton égard ; car on supporte plus facilement un fait accompli sous nos yeux qu’un malheur inconnu et qu’on redoute ; et puis, par la raison qu’elle a une grande idée de ta beauté, puisqu’elle la craint, il est possible qu’avec sa tête exaltée elle te prenne aussi en grande affection, et alors…

marie.

Et alors une passion partagée n’étant plus une passion, elle te laissera tranquille. C’est cela que tu veux dire ?

caroline.

Tu comprends à merveille. Eh bien ! je vais la faire venir. Ne dis mot ; laisse-moi faire, et je réponds qu’avant peu vous serez dans les meilleurs termes.