L’École des amis
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. 255-282).
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ACTE II



Scène I.

ARISTE, MONROSE.
Monrose, à part.

Quel entretien fâcheux !… Il finira, peut-être.

Ariste.

Je puis donc vous parler ?

Monrose.

Je puis donc vous parler ?Vous en êtes le Maître.
Usez de tous vos droits.

Ariste.

Usez de tous vos droits.Vous me le permettez ?

Monrose.

Ma famille a toujours éprouvé vos bontés.

Ariste.

Une étroite amitié m’unissoit avec elle.
Votre oncle n’eut jamais un ami plus fidele,
Et plus tendre que moi. Je vous trahirois tous,
Si je dissimulois davantage avec vous.
Vous vous perdez.

Monrose.

Vous vous perdez.Daignez me le faire connoître.

Ariste.

Vous entrez dans le monde ; & vous allez paroître
Sur ce fameux théâtre, où j’ignore comment
J’ai pû me soutenir jusques à ce moment.
Vous n’êtes pas encore instruit de ses mysteres.
Jusqu’ici vos emplois, vos devoirs militaires,
Vous en ont écarté. La Cour est en tout tems
Une terre inconnue à tous ses habitans.
Après un long séjour, après un long usage,
On s’y retrouve encore à son apprentissage ;
On y marche toujours sur des piéges nouveaux ;
On y vit, entouré d’un peuple de rivaux,
Ou d’amis dangereux. Heureux qui les devine !
On n’y peut s’élever que sur quelque ruine ;
On n’y peut profiter que des fautes d’autrui.
Tel, au gré de ses vœux, s’y maintient aujourd’hui,
Qui demain ne pourra faire tête à l’orage :
Et l’on finit souvent par y faire naufrage.
Mais d’après ce portrait qu’on ne peut qu’ébaucher,
N’avez-vous en secret rien à vous reprocher ?

Monrose.

Je ne crois pas avoir de reproche à me faire :
Et du moins le succès vous prouve le contraire.

Ariste.

Le succès ! Puissiez-vous n’être point dans l’erreur !
Je voudrois avoir pris une fausse terreur :
Mais je tremble pour vous.

Monrose.

Mais je tremble pour vous.Je vous suis redevable.

Ariste.

Votre sécurité me semble inconcevable.

Monrose.

J’apprends de toutes parts le bonheur que j’attends.
N’ai-je pas à la Cour des droits assez constans ?
Et d’ailleurs, un refus est-il en sa puissance ?
Je dois tout espérer de sa reconnaissance.

Ariste.

Dites de ses bontés.

Monrose.

Dites de ses bontés.Je réclame mon bien.

Ariste.

Vous méritez beaucoup ; mais on ne vous doit rien.

Monrose.

Du moins on doit à ceux dont le Ciel m’a fait naître.

Ariste.

Vous vous faites un droit qui pourroit ne pas être :
Vos ayeux ont chacun obtenu dans leur tems,
Le prix que méritoient leurs services constans.
Ce sont leurs actions, plutôt que leurs ancêtres,
Qui les ont fait combler des faveurs de leurs maîtres,
Et monter aux honneurs que vous sollicitez.
Les bienfaits sont à ceux qui les ont mérités.
Les graces ne sont point des biens héréditaires ;
Nous n’en sommes jamais que les dépositaires :
Mais par la même voye on peut les obtenir.
Vos peres ont laissé leur nom à soutenir,
Leur vertu, leur exemple, & leur carriere à suivre.
Voilà ce qu’après eux il faut faire revivre,

Et dont vous vous devez mettre en possession.
Tout le reste n’est point de leur succession.

Monrose.

Ma poursuite, Monsieur, n’est donc pas raisonnable ?

Ariste.

La façon pouvoit être un peu plus convenable.
Lorsque j’ose avancer qu’il ne vous est rien dû,
Je ne dis pas, Monsieur, qu’il vous soit défendu
D’employer les moyens qui sont à votre usage,
Pour sauver le débris d’un aussi grand naufrage.
Vous y devez songer ; & je dois vous aider.

Monrose.

Je ne vois pas en quoi j’ai pû me dégrader.
Ce seroit trop payer la plus haute fortune.
Non, non, Monsieur, perdez cette crainte importune.
Je ne sçais point jouer un rôle humiliant ;
Et l’on peut demander, sans être suppliant.
J’ai fait solliciter, avec cette décence,
Et cette liberté digne de ma naissance.
J’en aurois épargné la peine à mes amis ;
Mais enfin, ma santé ne me l’a pas permis.
S’ils ont agi pour moi, c’est sans me compromettre.
J’ai même écrit en Cour…

Ariste, remettant une lettre à Monrose.

J’ai même écrit en Cour…La voici cette lettre.
Quelqu’un veilloit pour vous. Son bonheur a permis
Qu’il ait su le danger où vous vous étiez mis.
Quoi ? vous osez, Monsieur, dans l’état où vous êtes,
Poursuivre des bienfaits comme on poursuit des dettes !

L’orgueil & la fierté sollicitent pour vous.
Si vous aviez des droits, vous les détruiriez tous.
C’est indirectement s’attaquer à son maître,
C’est l’offenser lui-même, & c’est le méconnoître,
Quand on manque aux égards que l’on doit à son choix.

Monrose.

Vous m’effrayez, Monsieur !

Ariste.

Vous m’effrayez, Monsieur !Je fais ce que je dois.
Je ne sçais point flatter quand le mal est extrême.
Mais vous n’étiez pas fait pour vous perdre vous-même.
Eh ! laissez-vous aller à votre naturel,
Au caractere heureux qui vous est personnel.
Vous êtes né prudent, humain, doux, & flexible :
Ce sont-là les moyens qui rendent tout possible.
Il faut gagner les cœurs ; la Fortune les suit.
Lorsque vous le pouvez, quelle erreur vous séduit ?
On ne peut s’observer avec trop de scrupule.
Un langage superbe est toujours ridicule :
Plus on est élevé, plus il est messéant.
C’est ainsi que le Peuple, au fond de son néant,
Toujours séditieux, quelque bien qu’on lui fasse,
Parle indiscrètement de ceux qui sont en place.
Vous en seriez traité de même, à votre tour,
Si vous étiez chargé de le régir un jour.

Monrose.

Vous m’en dites assez ; épargnez-moi le reste.
Vous venez de détruire un charme trop funeste.

Ariste.

Que la décision n’est-elle en mon pouvoir !
Mais c’est un dénouement que l’on ne peut prévoir.
Peut-être est-il prochain ; & votre destinée
Peut, d’un moment à l’autre, être déterminée.
Attendez votre sort ; & ne recevez plus
Ces complimens suspects autant que superflus.
Peut-être des amis un peu trop pleins de zele,
Ou des rivaux, ont fait courir cette nouvelle.
Un bruit trop favorable est souvent dangereux.
Voyez des gens qui soient un peu mieux instruits qu’eux.
Et du reste daignez agréer mes services.

Monrose.

C’est à moi d’implorer toujours vos bons offices.
Souffrez que pour jamais je commence aujourd’hui
À vous être attaché, comme à mon seul appui.

Ariste.

Vous n’avez pas besoin de faire aucune instance.
Allez ; & moi, je vais prendre congé d’Hortence.



Scène II.

ARISTE, seul.

Cherchons en même-tems à servir son amour.
Sachons si sa Maîtresse a pour lui du retour.
En cas qu’il soit aimé, je pourrois par la suite…
Mais, la voici qui vient recevoir ma visite.



Scène III.

ARISTE, HORTENCE.
Ariste.

Ah ! Madame, excusez… en ce même moment
J’allois vous prévenir dans votre appartement.

Hortence.

Monsieur, j’ai su l’honneur que vous vouliez me faire.

Ariste.

C’en est donc fait, Madame ! un départ nécessaire
Éloigne de la Cour son plus bel ornement ?
Il est bien douloureux de vous perdre, au moment
Où tout sembloit devoir fixer ici vos charmes.
Que vous allez coûter de soupirs & de larmes !

Hortence.

Je sçais apprécier des discours si flatteurs.

Ariste.

Ce sont les sentimens qui sont dans tous les cœurs.
Madame, il en est un, sans vous parler du reste,
Pour qui ce contre-tems doit être bien funeste.
Il sembloit être fait pour vous appartenir.
Pourrez-vous conserver un tendre souvenir ?
Vous garantirez-vous des effets de l’absence ?

Hortence.

Elle n’en aura point sur ma reconnoissance.

Ariste.

Que deviendront ces nœuds que l’amour avoit faits ?
Votre cœur, votre main, sont les plus grands bienfaits
Que puissent procurer l’Amour & la Fortune.
L’espoir va ranimer une foule importune.
On cherchera sans doute à forcer votre choix :
Vous ressouviendrez-vous qu’un autre avoit des droits ?…

Hortence.

Celui dont vous parlez mérite mon estime.

Ariste.

Un sentiment plus doux est-il moins légitime ?

Hortence.

Monsieur, vous m’étonnez !

Ariste.

Monsieur, vous m’étonnez !Par des nœuds pleins d’appas
Vous alliez être unis.

Hortence.

Vous alliez être unis.Nous ne le sommes pas.

Ariste.

Quoi donc ? Que voulez-vous par-là me faire entendre ?

Hortence.

Que pour m’abandonner au penchant le plus tendre,
Il faudroit que l’hymen m’en eût fait un devoir.

Ariste.

Quand l’Amour vous auroit soumise à son pouvoir,
Sur la foi d’un hymen prochain & convenable…

Hortence.

À vos yeux, comme aux miens, j’eusse été condamnable.

Nous avons des devoirs qui ne sont que pour nous.
Vous pouvez être amans avant que d’être époux,
Et vous livrer sans crainte à votre ardeur extrême :
Mais, que pour notre sexe il n’en est pas de même !
Quand nous prenons trop-tôt un légitime amour,
Il peut nous coûter cher. Par un affreux retour,
Il arrive souvent qu’on nous en fait un crime,
Qu’un trop injuste époux nous ôte son estime ;
Et qu’il seroit alors en droit de nous taxer
D’avoir un cœur, hélas ! trop facile à blesser.

Ariste.

Vous ne m’honorez point de votre confiance,
Madame, je le vois : j’ai quelque expérience.
Pourquoi me craignez-vous ? Ne dissimulez plus.

Hortence.

Ah ! de grace, cessez d’insister là-dessus.

Ariste.

Un intérêt plus tendre, & plus fort qu’on ne pense,
M’oblige à redoubler une si vive instance.
J’espère par la suite obtenir mon pardon.
À quelque chose enfin l’on peut vous être bon ;
Et même auprès de ceux dont vous allez dépendre,
De mon foible crédit je puis assez prétendre…

Hortence.

Un homme tel que vous…

Ariste.

Un homme tel que vous…Ah ! vous y comptez peu,
Si vous ne daignez pas m’accorder votre aveu.

Donnez-moi les moyens d’agir en assurance ;
Dites-moi votre goût, ou votre répugnance ;
Par pitié pour vous-même, ordonnez ; & comptez…

Hortence.

Je ressens vivement de si grandes bontés :
Mais je ne dois penser, ni vous dire autre chose.
Pour changer d’entretien, que dit-on de Monrose ?

Ariste.

Que l’espoir d’être à vous faisoit tout son bonheur.

Hortence.

Parlons de sa fortune, & non pas de son cœur.

Ariste.

Il est vrai que depuis qu’il est sous votre empire,
Son cœur vous est assez connu pour n’en rien dire.

Hortence.

Dites-moi seulement ce qu’il va devenir.

Ariste.

Je vous l’ai demandé, sans pouvoir l’obtenir.

Hortence.

Est-ce-là m’éclaircir ? Lui rendra-t-on justice ?

Ariste.

Il l’attendoit de vous, Madame.

Hortence.

Il l’attendoit de vous, Madame.Ah, quel supplice !
Vous me persécutez.

Ariste.

Vous me persécutez.J’en ai bien du regret.

Hortence, plus vivement.

Eh bien, Monsieur, gardez aussi votre secret.

Ariste, à part.

Ah ! je ne m’étois pas trompé dans mon attente.
(à Hortence.)
Il faut vous deviner ; & vous serez contente.
Je ne vous presse plus. Puisse un retour heureux
Satisfaire au plutôt mes desirs & vos vœux !



Scène IV.

HORTENCE, CLORINE.
Hortence.

Ses désirs, & mes vœux !
(Elle rêve.)

Clorine, au fond du théatre.

Ses désirs, & mes vœux !Le portrait est en vûe.
Monrose va rentrer ; attendons-en l’issue.

Hortence, à Clorine.

Je ne puis revenir de mon émotion,
Je viens de soutenir la persécution,
L’attaque la plus vive, & la plus continue…
Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dit ? Que suis-je devenue ?
Conçois-tu les efforts, peut-être superflus,
Que j’ai faits ?

Clorine.

Que j’ai faits ?Contre qui ? Je ne sçais rien de plus.

Hortence.

Pour pénétrer au fond de mon cœur trop sensible,
Ariste…

Clorine.

Ariste…Eh bien, Ariste ?

Hortence.

Ariste… Eh bien, Ariste ?Il a fait son possible…

Clorine.

C’est-à-dire, qu’enfin cet homme a deviné ?

Hortence.

J’en serois accablée.

Clorine.

J’en serois accablée.Il s’est imaginé
Ce que depuis long-tems j’imagine moi-même.

Hortence.

Conçois-tu ses desseins ? D’où vient ce soin extrême,
Dis ?

Clorine.

Dis ?C’est pour contenter certains vouloirs malins,
Où naturellement les hommes sont enclins :
Ils ont tous la fureur de savoir nos foiblesses.

Hortence.

Je me flatte d’avoir éludé ses finesses.

Clorine.

Et que sçait-on ? Peut-être il vous trouve à son goût.

Hortence.

Lui ?

Clorine.

Lui ?Mon Dieu ! Pourquoi non ? Il faut s’attendre à tout,
Quand on a, comme vous, tant d’attraits en partage.

Hortence.

Va, tu n’y songes pas : c’est un homme trop sage.

Clorine.

Ne sont-ce que des fous qui peuvent nous aimer ?
Mais à propos d’Amant, vous m’allez bien blâmer…

Hortence.

De quoi donc ?

Clorine.

De quoi donc ?Que je cherche au fond de ma mémoire.
C’est à l’occasion… tenez… voilà l’histoire.
Il faut vous l’avouer ; c’est pour votre portrait…
Que diantre ! Il ne peut pas se perdre tout-à-fait.

Hortence.

Tu l’auras égaré. C’est une bagatelle.

Clorine.

Je vais plus loin. Par tout ce que je me rappelle,
Je ne sçais… J’entrevois du mystere en ceci.

Hortence.

Comment ?

Clorine, montrant l’appartement de Monrose.

Comment ?Je gagerois qu’il n’est pas loin d’ici.

Hortence.

Ni moi, ni mon portrait, n’intéressent personne.
On le rapportera.

Clorine.

On le rapportera.Celui que je soupçonne…
Si Monrose l’avoit… Eh bien, vous m’entendez ?

Hortence.

Que veux-tu qu’il en fasse ?

Clorine.

Que veux-tu qu’il en fasse ?Ah ! vous me demandez

Ce qu’on fait du portrait d’une femme qu’on aime ?

Hortence.

Qui ? lui ! m’aimer encore ! Ah ! quelle erreur extrême !
Hélas ! son infortune, ou quelqu’autre sujet,
M’ont ôté son amour : je n’en suis plus l’objet.
Tu vois, depuis un tems, comme il fuit ma présence.
Lui-même il a déjà commencé notre absence.
Nous sommes en exil dans la même maison.

Clorine.

Si vous ne l’aimiez pas, il peut avoir raison.

Hortence.

Si je ne l’aime pas… Étois-je la maîtresse ?
Ne m’a-t-on pas livrée à toute ma foiblesse,
Aux charmes d’un espoir que le sort a trahi ?
Apprends-moi donc comment j’aurois désobéi.
Qu’on s’en prenne au devoir : c’est lui qui m’a séduite.

Clorine.

Madame, j’en reviens au soupçon qui m’agite.
Monrose, si j’en crois ce que j’ai dans l’esprit,
Aura votre portrait, comme je vous l’ai dit.
La restitution peut en être incertaine,
Madame, il vous convient de vous en mettre en peine.
Enfin, à tout hazard, & sans plus marchander,
Je vous conseillerois de le lui demander.

Hortence.

Qui ? moi ! lorsqu’il me fuit, je chercherois sa vûe !

Clorine.

Vous avez tous les deux besoin d’une entrevue.

Hortence.

Ce seroit trop risquer mon malheureux secret.
Mon amour vient de prendre un essor indiscret ;
C’est le dernier.

Clorine.

C’est le dernier.Mais si d’un air soumis & tendre,
Il vous le rapportoit, sans vouloir vous le rendre,
Pourriez-vous le forcer ?…

Hortence.

Pourriez-vous le forcer ?…Puis-je faire autrement ?
Clorine, il faudroit bien…

Clorine.

Clorine, il faudroit bien…Qu’il vienne seulement.



Scène V.

ARAMONT, HORTENCE, CLORINE.
Aramont.

Ah ! Madame, c’est vous ! J’en suis comblé de joie.
C’est à propos qu’ici la fortune m’envoie
Pour vous marquer mon zèle & ma discrétion.

Hortence.

Je n’ai jamais douté de votre attention.

Aramont.

Je viens de ramasser ce portrait ici proche :
Sans doute qu’il étoit tombé de votre poche :
Quelqu’autre, moins fidele, auroit pû s’en saisir.

Clorine, à part.

Eh bien, quel enragé !

Aramont.

Eh bien, quel enragé !Je me fais un plaisir…

Hortence.

Clorine étoit en peine…

Clorine.

Clorine était en peine…Et la voilà finie.
(à part.)
Fussiez-vous dans le fond de votre Baronnie !

Hortence, en lui faisant le révérence.

Monsieur, je suis sensible à votre procédé.
(à Clorine.)
Reprenez ce portrait.



Scène IV.

ARAMONT, CLORINE.
Clorine, à part.

Reprenez ce portrait.Cet homme est possédé.

Aramont, à part, & le portrait à la main.

Oui ! mon petit service est pris en déplaisance !

Clorine.

En vous remerciant de votre diligence.

Aramont.

Falloit-il le garder afin qu’on le cherchât,
Et ne pas vous le rendre avant qu’on l’affichât ?

Clorine.

J’aurois pû le trouver tout aussi-bien qu’un autre.

Aramont.

En cela mon bonheur a prévenu le vôtre.

Clorine.

Il vaudroit tout autant qu’il eût été perdu.

Aramont.

Ma foi, vous avez fait ce que vous avez pû.

Clorine.

Donnez, Monsieur, donnez, puisqu’il faut le reprendre.
Mais ce n’étoit pas vous qui deviez nous le rendre.



Scène VII.

Aramont, seul.

Je serois bien surpris, si je n’étois qu’un sot.
Oui, vraiment, à la fin j’entends à demi-mot.
Il s’ensuit qu’il falloit avant toute autre chose,
Remettre ce portrait dans les mains de Monrose :
Et je conclus de-là qu’Hortense a le cœur pris.
Travaillons là-dessus ; il n’importe à quel prix.



Scène VIII.

ARAMONT, DORNANE.
Dornane.

Parbleu, tu nous as fait une belle bévue !

Aramont.

Laquelle ?

Dornane.

Laquelle ?À ton avis ?

Aramont, à part.

Laquelle ?À ton avis ? L’auroit-il déjà sue ?

Dornane.

Tu prônes l’héritage…

Aramont.

Tu prônes l’héritage…Oui : c’est un tour d’ami.

Dornane.

Et que le défunt laisse un argent infini.

Aramont.

Sans doute : je l’ai dit en faveur de Monrose.
Peut-on se maintenir à moins qu’on n’en impose ?
Par-là, ses créanciers, prêts à fondre sur lui,
Se sont tranquillisés.

Dornane.

Se sont tranquillisés.Tu vas voir aujourd’hui
Que ta finesse aura des suites bien contraires.
Tous ces coquins mettront le feu dans les affaires.

Ils sçavent qu’on les joue : ils vont saisir par-tout.
J’ignore si Monrose en pourra voir le bout ;
Pourvu que son honneur n’en soit pas la victime.

Aramont.

Quelle chimere !

Dornane.

Quelle chimere !Point : ma crainte est légitime.
Pour être serviable, il faut être prudent.
On est bien dangereux, quand on est trop ardent.
J’aimerois cent fois mieux une amitié stérile,
Que celle qui me nuit, en voulant m’être utile.

Aramont.

J’ignorois que mon zele eût si mal réussi ;
Mais de plus d’un endroit il me revient aussi
Que le vôtre n’a pas tout le succès possible :
À Monrose, au contraire, on dit qu’il est nuisible.

Dornane.

On dit, fut de tout tems la gazette des sots.

Aramont.

C’est le Public.

Dornane.

C’est le Public.Ah ! ah ! quels sont donc ces propos ?

Aramont.

Que Monrose se perd, & que c’est par la faute
De ceux qui lui font prendre une allure trop haute.
La Cour trouve mauvais qu’il ait entretenu
La croyance où l’on est qu’il a tout obtenu.

Dornane.

La Cour trouve mauvais !…

Aramont.

La Cour trouve mauvais !…Voilà ce qui se passe.
On conseille un ami, sans se mettre à sa place,
Ce qui fait qu’on le perd, c’est qu’ordinairement
La vanité, l’humeur, & le tempérament
Suggerent la plûpart des avis qu’on lui donne.
Il vaudroit cent fois mieux ne conseiller personne.

Dornane.

Nous verrons qui des deux aura le plus de tort.
Monrose qui survient va nous mettre d’accord.



Scène IX.

ARAMONT, DORNANE, MONROSE.
Dornane.

Le Baron me contoit de plaisantes nouvelles.

Aramont.

Le Marquis m’en disoit qui sont assez cruelles.

Monrose, avec un air sombre & chagrin.

Je faisois un beau songe ; il faut se réveiller.
De quels biens à la fois je me vois dépouiller !
La mort m’enleve un oncle illustre, & secourable ;
Je perds l’espoir prochain d’un hymen favorable ;
Par un inévitable & triste enchaînement
Je manque tout, la Charge, & le Gouvernement.
Il ne restera rien de tant de récompenses,
De ses travaux, des miens, de toutes mes dépenses.

Mon bien ne suffira qu’à peine à m’acquitter.
Que vais-je devenir ? Il faudra tout quitter.

Dornane.

Entendons-nous un peu. Quelle est cette aventure,
Ou plutôt cette énigme ?

Monrose.

Ou plutôt cette énigme ?Elle n’est point obscure.
Tout est perdu.

Dornane.

Tout est perdu.Quel conte !

Monrose.

Tout est perdu.Quel conte !Oui ; c’est la vérité.
On vient de me tirer de ma sécurité.

Dornane.

Comment ! La Cour auroit !…

Monrose.

Comment ? La Cour auroit !…Il lui plaît de répandre
Ses graces sur quelqu’un qui peut mieux y prétendre.
Elle accorde au plus digne…

Dornane.

Elle accorde au plus digne…Eh ! dis au plus heureux.
Le nomme-t-on ?

Monrose.

Le nomme-t-on ?Non : mais le fait n’est plus douteux.
C’est un autre que moi.

Dornane.

C’est un autre que moi.N’es-tu point trop crédule ?

Monrose.

Mon malheur est certain.

Dornane.

Mon malheur est certain.Mais il est ridicule…

Monrose.

Ceux que je viens de voir ne m’ont que trop instruit.
Un autre est désigné. Ce n’est point un faux bruit.
Ma plus grande infortune en cette conjoncture,
Vient d’avoir devancé ma fortune future.
Comptant sur l’avenir, que j’ai trop espéré,
J’en avois pris l’état : je me suis obéré.

Dornane.

Parbleu, qui ne l’est pas, sur-tout parmi nous autres ?
Messieurs tes créanciers feront comme les nôtres ;
Ils prendront patience. Ils sont faits pour cela.
Ne va pas, en payant, nous gâter ces gens-là.

Aramont.

D’autant plus qu’ils ont fait avec vous leurs affaires.

Dornane.

Ils t’auront rançonné : ce sont tous des Corsaires.

Monrose.

Quand tout cela seroit, j’en ai subi la loi.
L’on ne me verra point réclamer contre moi.

Dornane.

Ah ! si tu veux payer, il faut te laisser faire.
Mais cela ne conduit à rien ; tout au contraire.
Ou tu veux t’acquitter par un nouvel emprunt,
Ou tu comptes beaucoup sur les biens du défunt ?

Monrose.

Point du tout, je vous jure : & j’ai tout lieu de croire
Que mon oncle, après lui, ne laisse que sa gloire.
Il ne fut jamais riche ; & tout ce que l’on dit
Ne sera qu’un faux bruit, qu’on répand à crédit.

Je crois que je pourrai conserver ce Domaine,
Que vous me connoissez, au fond de la Touraine ;
C’est-là que pour jamais je m’ensevelirai.

Dornane.

J’empêcherai ta fuite.

Aramont.

J’empêcherai ta fuite.Et moi, je vous suivrai.

Monrose.

Le dessein en est pris, & j’y resterai ferme.
Il faut s’exécuter.

Dornane.

Il faut s’exécuter.Je n’entends point ce terme.

Monrose.

Je veux me libérer.

Dornane.

Je veux me libérer.Te libérer ? Comment ?

Monrose.

Pour payer, je vendrai jusqu’à mon Régiment.

Dornane.

C’est te couper la gorge.

Monrose.

C’est te couper la gorge.Il le faut bien. Que faire ?

Dornane.

Que deviendras-tu ?

Monrose.

Que deviendras-tu ?Rien. Suis-je si nécessaire ?
Faut-il pour soutenir toujours le même état,
À mille malheureux emprunter mon éclat ?

À l’abri d’une fausse & coupable importance,
Les forcer de m’aider de leur propre substance,
Et braver à la fois mes remords & leurs cris ?
J’aime mieux n’être plus, que de vivre à ce prix.

Dornane.

C’est une extrémité fâcheuse, abominable.
Que diable ! au bout du compte elle n’est pas tenable.
Je voudrois bien t’aider, mais je ne sçais par où.
Mon fripon d’Intendant dit qu’il n’a pas un sou.
Mais qu’il en ait, ou non, il faut bien qu’il m’en donne :
J’ai promis une fête à certaine personne,
Que j’avois ménagée expressément pour toi.
De plus, je te dirai… tu le sçais comme moi ;
Il semble qu’on avoit un présage infaillible,
Qu’aux besoins d’un ami je serois trop sensible ;
On m’a lié les mains : sans quoi… Mais après tout,
Ne précipitons rien. Il faut voir jusqu’au bout.
La révolution me paroît un peu prompte.
Je le sçaurois. Je vais m’en faire rendre compte.
C’est encore un faux bruit que l’on aura semé.
Ne conclus rien, avant que j’en sois informé.

(Il va pour sortir.)
Monrose, à Aramont.

Tu parois pénétré de mon malheur extrême.

Aramont.

Je ne le soutiens pas aussi-bien que vous-même.

Monrose.

Il faut s’en consoler.

Aramont.

Il faut s’en consoler.Que nous veut le Marquis ?

Dornane, revenant mystérieusement.

Je reviens. Quand j’y pense… Il faut tout mettre au pis.
Nous vivons dans un siécle où rien n’est impossible,
Où, bien loin de servir, le mérite est nuisible.
Il pourroit arriver que, sans savoir pourquoi,
La Fortune auroit pris un travers avec toi.
Tu perdrois à beau jeu. Mais en cas de disgrace,
J’entre dans tes raisons ; je me mets à ta place.
Je sens que le dépit justement irrité,
Ton honneur, en un mot, & la nécessité,
Malgré tous tes amis, pourroient bien te réduire
À prendre le parti dont tu viens de m’instruire :
En ce cas, je propose un accommodement,
Qui nous arrangeroit tous deux également.

Monrose.

Parle.

Dornane.

Parle.Ton régiment est à ma bienséance.
Pourrois-je, de ta part, avoir la préférence ?

Monrose.

De tout mon cœur.

Aramont.

De tout mon cœur.Oui : mais vous n’avez point d’argent.

Dornane.

Parbleu, j’en trouverai.

Aramont.

Parbleu, j’en trouverai.Cet homme est obligeant.

Dornane.

Pour un si bon usage, on n’est point sans ressources.
Mes amis m’aideront…

Aramont.

Mes amis m’aideront…Oui-dà.

Dornane.

Mes amis m’aideront… Oui-dà.Si dans leurs bourses
Je ne trouve pas tout, je ferai mon billet
Du surplus.

Aramont.

Du surplus.Un billet ! je suis votre valet.

Monrose.

On peut s’ajuster.

Aramont.

On peut s’ajuster.Mal.

Monrose.

On peut s’ajuster.Mal.Je t’en laisse l’arbitre.

Dornane.

Je te suis obligé.

Aramont.

Je te suis obligé.Ce seroit à bon titre.

Dornane.

Puisque nous convenons, mon cher, en attendant,
Garde-moi le secret, de crainte d’accident.



Scène X.

ARAMONT, MONROSE.
Aramont.

La proposition me paroît surprenante ;
Et pour trancher le mot, elle est impertinente.
Quoi ! de votre dépouille il veut s’accommoder,
Après vous avoir dit qu’il ne peut vous aider !

Monrose.

Je ne vois pas d’où vient cette surprise extrême ;
Dornane ne peut rien pour moi, ni pour lui-même :
Mais quand il s’agira de faire son chemin,
Sa famille pour lors y donnera la main.

Aramont.

Ce marché ridicule aura donc lieu ?

Monrose.

Ce marché ridicule aura donc lieu ?Sans doute ;
Puisqu’il faut que je vende. Heureux, dans ma déroute,
De pouvoir obliger quelqu’un de mes amis !
C’est le dernier plaisir qui me sera permis.

Aramont.

On pourroit s’en passer.

Monrose.

On pourroit s’en passer.Souffre que je te quitte.
Je voudrois voir Ariste ; & j’y cours au plus vîte.



Scène XI.

ARAMONT, seul.

Nous n’avons plus qu’Hortense en cette extrémité.
Allons hâter le coup que j’ai prémédité ;
Portons au cœur d’Hortense une atteinte fatale :
Faisons-lui redouter une heureuse rivale :
Et puisqu’il faut, contre elle, employer ce détour,
Armons la Jalousie en faveur de l’Amour.