Hetzel (p. 157-166).


XIX

dans lequel la situation déjà gravement compromise se complique de plus en plus.


La présence d’un fauve redoutable dans l’île Phina, c’était là, on en conviendra, de quoi préoccuper au plus haut point ceux que la mauvaise fortune y avait jetés.

Godfrey, — peut-être eut-il tort, — ne crut pas devoir cacher à Tartelett ce qui venait de se passer.

« Un ours ! s’écria le professeur en regardant autour de lui d’un œil effaré, comme si les environs de Will-Tree eussent été assaillis par une bande de ces fauves. Pourquoi un ours ? Jusqu’ici il n’y avait pas eu d’ours dans notre île ! S’il y en a un, il peut s’en trouver plusieurs, et même un grand nombre d’autres bêtes féroces : des jaguars, des panthères, des tigres, des hyènes, des lions ! »

Tartelett voyait déjà l’île Phina livrée à toute une ménagerie en rupture de cage.

Godfrey lui répondit qu’il ne fallait rien exagérer. Il avait vu un ours, c’était certain. Pourquoi jamais un de ces fauves ne s’était-il montré jusqu’alors, quand il parcourait les forêts de l’île, cela, il ne pouvait se l’expliquer, et c’était véritablement inexplicable. Mais, de là à conclure que des animaux féroces, de toute espèce, pullulaient maintenant dans les bois et les prairies, il y avait loin. Néanmoins il conviendrait d’être prudent et de ne plus sortir que bien armé.

Infortuné Tartelett ! Depuis ce jour commença pour lui une existence d’inquiétudes, d’émotions, de transes, d’épouvantes irraisonnées, qui lui donna au plus haut degré la nostalgie du pays natal.

« Non, répétait-il, non ! S’il y a des bêtes… j’en ai assez, et je demande à m’en aller ! »

Il fallait le pouvoir.

Godfrey et ses compagnons eurent donc, désormais, à se tenir sur leurs gardes. Une attaque pouvait se produire non seulement du côté du littoral et de la prairie, mais aussi jusque dans le groupe des séquoias. C’est pourquoi de sérieuses mesures furent prises pour mettre l’habitation à l’abri d’une agression subite. La porte fut solidement renforcée, de manière à pouvoir résister à la griffe d’un fauve. Quant aux animaux domestiques, Godfrey aurait bien voulu leur construire une étable, où on aurait pu les renfermer, au moins la nuit, mais ce n’était pas chose facile. On se borna donc à les maintenir, autant que possible, aux abords de Will-Tree dans une sorte d’enclos de branchages, d’où ils ne pouvaient sortir. Mais cet enclos n’était ni assez solide, ni assez élevé pour empêcher un ours ou une hyène de le renverser ou de le franchir.

Toutefois, comme Carèfinotu, malgré les insistances qu’on lui fit, continuait à veiller au dehors pendant la nuit, Godfrey espérait toujours être à même de prévenir une attaque directe.

Certes, Carèfinotu s’exposait en se constituant ainsi le gardien de Will-Tree ; mais il avait certainement compris qu’il rendait service à ses libérateurs, et il persista, quoi que Godfrey pût lui dire, à veiller, comme à l’ordinaire, pour le salut commun.

Une semaine se passa sans qu’aucun de ces redoutables visiteurs n’eût paru aux environs. Godfrey, d’ailleurs, ne s’éloignait plus de l’habitation, à moins qu’il n’y eût nécessité. Tandis que les moutons, les chèvres et autres paissaient dans la prairie voisine, on ne les perdait pas de vue. Le plus souvent, Carèfinotu faisait l’office de berger. Il ne prenait point de fusil, car il ne semblait pas qu’il eût compris le maniement des armes à feu, mais un des couteaux de chasse était passé à sa ceinture, une hache pendait à sa main droite. Ainsi armé, le vigoureux noir n’eût pas hésité à se jeter au devant d’un tigre ou de tout autre animal de la pire espèce.

Cependant, comme ni l’ours ni aucun de ses congénères n’avaient reparu depuis la dernière rencontre, Godfrey commença à se rassurer. Il reprit peu à peu ses explorations et ses chasses, mais sans les pousser aussi loin dans l’intérieur de l’île. Pendant ce temps, lorsque le noir raccompagnait, Tartelett, bien renfermé dans Will-Tree, ne se serait pas hasardé au dehors, quand même il se fût agi d’aller donner une leçon de danse ! D’autres fois aussi, Godfrey partait seul, et le professeur avait alors un compagnon, à l’instruction duquel il se consacrait obstinément.

Oui ! Tartelett avait d’abord eu la pensée d’enseigner à Carèfinotu les mots les plus usuels de la langue anglaise ; mais il dut y renoncer, tant le noir semblait avoir l’appareil phonétique mal conformé pour ce genre de prononciation.

« Alors, s’était dit Tartelett, puisque je ne puis être son professeur, je serai son élève ! »

Et c’était lui qui s’était mis en tête d’apprendre l’idiome que parlait Carèfinotu.

Godfrey eut beau lui dire que cela ne leur serait pas d’une grande utilité. Tartelett n’en voulut pas démordre. Il s’ingénia donc à faire comprendre à Carèfinotu de lui nommer en sa langue les objets qu’il lui désignait de la main.

En vérité, il faut croire que l’élève Tartelett avait de grandes dispositions, car, au bout de quinze jours, il savait bien quinze mots ! Il savait que Carèfinotu disait « birsi » pour désigner le feu, « aradou » pour désigner le ciel, « mervira » pour désigner la mer, « doura » pour désigner un arbre, etc. Il en était aussi fier que s’il eût obtenu un premier prix de polynésien au grand concours.

C’est alors que, dans une pensée de gratitude, il voulut reconnaître ce que son professeur avait fait pour lui, — non plus en essayant de lui faire écorcher quelques mots d’anglais, mais en lui inculquant les belles manières et les vrais principes de la chorégraphie européenne.

Là-dessus, Godfrey ne put s’empêcher de rire de bon cœur ! Après tout, cela faisait passer le temps, et le dimanche, lorsqu’il n’y avait plus rien à faire, il assistait volontiers au cours du célèbre professeur Tartelett, de San Francisco.

En vérité, il fallait voir cela ! Le malheureux Carèfinotu suait sang et eau à se plier aux exercices élémentaires de la danse ! Il était docile, plein de bonne volonté, cependant ; mais, comme tous ses pareils, est-ce qu’il n’avait pas les épaules rentrées, le ventre proéminent, les genoux en dedans, les
C’était un ours gris. (Page 156.)

pieds aussi ? Allez donc faire un Vestris ou un Saint-Léon d’un sauvage bâti de la sorte !

Quoi qu’il en soit, le professeur y mit de la rage. D’ailleurs, Carèfinotu, bien que torturé, y mettait du zèle. Ce qu’il dut souffrir, rien que pour placer ses pieds à la première position, ne saurait s’imaginer ! Et quand il dut passer à la seconde, puis à la troisième, ce fut bien autre chose encore !

« Mais regarde-moi donc, entêté ! criait Tartelett, qui joignait l’exemple à la leçon. En dehors, les pieds ! Plus en dehors encore ! La pointe de celui-ci
Quels sauts, quelles gambades ! (Page 162.)

au talon de celui-là ! Ouvre tes genoux, coquin ! Efface tes épaules, bélître ! La tête droite !… Les bras arrondis !…

— Mais vous lui demandez l’impossible ! disait Godfrey.

— Rien n’est impossible à l’homme intelligent ! répondait invariablement Tartelett.

— Mais sa conformation ne s’y prête pas…

— Eh bien, elle s’y prêtera, sa conformation ! Il faudra bien qu’elle s’y prête, et, plus tard, ce sauvage me devra, du moins, de savoir se présenter convenablement dans un salon !

— Mais, jamais, Tartelett, jamais il n’aura l’occasion de se présenter dans un salon !

— Eh ! qu’en savez-vous, Godfrey ? ripostait le professeur en se redressant sur ses pointes. L’avenir n’est-il pas aux nouvelles couches ? »

C’était le mot de la fin de toutes les discussions de Tartelett. Et alors, le professeur prenant sa pochette, son archet en tirait de petits airs aigres, qui faisaient la joie de Carèfinotu. Il n’y avait plus à l’exciter ! — Sans se soucier des règles chorégraphiques, quels sauts, quelles contorsions, quelles gambades !

Et Tartelett, rêveur, voyant cet enfant de la Polynésie se démener de la sorte, se demandait si ces pas, peut-être un peu trop caractérisés, n’étaient point naturels à l’être humain, bien qu’ils fussent en dehors de tous les principes de l’art !

Mais nous laisserons le professeur de danse et de maintien à ses philosophiques méditations, pour revenir à des questions à la fois plus pratiques et plus opportunes.

Pendant ses dernières excursions dans la forêt ou la plaine, soit qu’il fût seul, soit qu’il fût accompagné de Carèfinotu, Godfrey n’avait aperçu aucun autre fauve. Il n’avait pas même retrouvé trace de ces animaux. Le rio, auquel ils seraient venus se désaltérer, ne portait aucune empreinte sur ses berges. Pas de hurlements, non plus, pendant la nuit, ni de rugissements suspects. En outre, les animaux domestiques continuaient à ne donner aucun signe d’inquiétude.

« Cela est singulier, se disait quelquefois Godfrey, et cependant je ne me suis pas trompé ! Carèfinotu, pas davantage ! C’est bien un ours qu’il m’a montré ! C’est bien sur un ours que j’ai tiré ! En admettant que je l’aie tué, cet ours était-il donc le dernier représentant de la famille des plantigrades qui fût sur l’île ? »

C’était absolument inexplicable ! D’ailleurs, si Godfrey avait tué cet ours, il aurait dû retrouver son corps à la place où il l’avait frappé. Or, c’est vainement qu’il l’y avait cherché ! Devait-il donc croire que l’animal, mortellement blessé, eût été mourir au loin dans quelque tanière ? C’était possible, après tout ; mais alors, à cette place, au pied de cet arbre, il y aurait eu des traces de sang, et il n’y en avait pas.

« Quoi qu’il en soit, pensait Godfrey, peu importe, et tenons-nous toujours sur nos gardes ! »

Avec les premiers jours de novembre, on peut dire que la mauvaise saison avait commencé sous cette latitude inconnue. Des pluies déjà froides tombaient pendant quelques heures. Plus tard, très probablement, il surviendrait de ces averses interminables, qui ne cessent pendant des semaines entières et caractérisent la période pluvieuse de l’hiver à la hauteur de ce parallèle.

Godfrey dut alors s’occuper de l’installation d’un foyer à l’intérieur même de Will-Tree, — foyer indispensable, qui servirait aussi bien à chauffer l’habitation pendant l’hiver qu’à faire la cuisine à l’abri des ondées et des coups de vent.

Le foyer, on pouvait toujours l’établir dans un coin de la chambre, entre de grosses pierres, les unes posées à plat et les autres de champ. La question était d’en pouvoir diriger la fumée au dehors, car, la laisser s’échapper par le long boyau qui s’enfonçait à l’intérieur du séquoia jusqu’au haut du tronc, ce n’était pas praticable.

Godfrey eut alors la pensée d’employer pour faire un tuyau quelques-uns de ces longs et gros bambous qui croissaient en certains endroits des berges du rio.

Il faut dire qu’il fut très bien secondé en cette occasion par Carèfinotu. Le noir comprit, non sans quelques efforts, ce que voulait Godfrey. Ce fut lui qui l’accompagna, lorsqu’il alla, à deux milles de Will-Tree, choisir des bambous parmi les plus gros ; ce fut lui aussi qui l’aida à monter son foyer. Les pierres furent disposées sur le sol, au fond, en face de la porte ; les bambous, vidés de leur moelle, taraudés à leurs nœuds, formèrent, en s’ajustant l’un dans l’autre, un tuyau de suffisante longueur, qui aboutissait à une ouverture percée dans l’écorce du séquoia. Cela pouvait donc suffire, pourvu qu’on veillât bien à ce que le feu ne prît pas aux bambous. Godfrey eut bientôt la satisfaction de voir flamber un bon feu, sans empester de fumée l’intérieur de Will-Tree.

Il avait eu raison de procéder à cette installation, encore plus raison de se hâter de la faire.

En effet, du 3 au 10 novembre, la pluie ne cessa de tomber torrentiellement. Il eût été impossible de maintenir le feu allumé en plein air. Pendant ces tristes jours, il fallut demeurer dans l’habitation. On ne dut en sortir que pour les besoins urgents du troupeau et du poulailler.

Il arriva, dans ces conditions, que la réserve de camas vint à manquer. C’était, par le fait, la substance qui tenait lieu de pain, et dont la privation se fit bientôt sentir.

Godfrey annonça donc à Tartelett un jour, le 10 novembre, que, dès que le temps paraîtrait se remettre, Carèfinotu et lui iraient à la récolte des camas. Tartelett, qui n’était jamais pressé de courir à deux milles de là, à travers une prairie détrempée, se chargea de garder la maison pendant l’absence de Godfrey.

Or, dans la soirée, le ciel commença à se débarrasser des gros nuages que le vent d’Ouest y avait accumulés depuis le commencement du mois, la pluie cessa peu à peu, le soleil jeta quelques lueurs crépusculaires. On put espérer que la journée du lendemain offrirait quelques embellies, dont il serait urgent de profiter.

« Demain, dit Godfrey, je partirai dès le matin, et Carèfinotu m’accompagnera.

— C’est convenu ! » répondit Tartelett.

Le soir venu, le souper achevé, comme le ciel, dégagé de vapeurs, laissait briller quelques étoiles, le noir voulut reprendre au dehors son poste habituel, qu’il avait dû abandonner pendant les pluvieuses nuits précédentes. Godfrey essaya bien de lui faire comprendre qu’il valait mieux rester dans l’habitation, que rien ne nécessitait un surcroît de surveillance, puisque aucun autre fauve n’avait été signalé ; mais Carèfinotu s’entêta dans son idée. Il fallut le laisser faire.

Le lendemain, ainsi que l’avait pressenti Godfrey, la pluie n’avait pas tombé depuis la veille. Aussi, quand il sortit de Will-Tree, vers sept heures, les premiers rayons du soleil doraient-ils légèrement l’épaisse voûte des séquoias.

Carèfinotu était à son poste, où il avait passé la nuit. Il attendait. Aussitôt, tous deux, bien armés et munis de grands sacs, prirent congé de Tartelett, puis se dirigèrent vers le rio, dont ils comptaient remonter la rive gauche jusqu’aux buissons de camas.

Une heure après, ils étaient arrivés, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre.

Les racines furent rapidement déterrées, et en assez grande quantité pour remplir les deux sacs. Cela demanda trois heures, de sorte qu’il était environ onze heures du matin, lorsque Godfrey et son compagnon reprirent la route de Will-Tree.

Marchant l’un près de l’autre, se contentant de regarder, puisqu’ils ne pouvaient causer, ils étaient arrivés à un coude de la petite rivière, au-dessus de laquelle se penchaient de grands arbres, disposés comme un berceau naturel d’une rive à l’autre, lorsque, soudain, Godfrey s’arrêta.

Cette fois, c’était lui qui montrait à Carèfinotu un animal immobile, en arrêt au pied d’un arbre, et dont les deux yeux projetaient alors un éclat singulier.

« Un tigre ! » s’écria-t-il.

Il ne se trompait pas. C’était bien un tigre de grande taille, arcbouté sur ses pattes de derrière, écorchant de ses griffes le tronc de l’arbre, enfin prêt à s’élancer.

En un clin d’œil, Godfrey avait laissé tomber son sac de racines. Le fusil chargé passait dans sa main droite, il l’armait, il épaulait, il ajustait, il faisait feu.

« Hurrah ! hurrah ! » s’écria-t-il.

Cette fois, il n’y avait pas à en douter : le tigre, frappé par la balle, avait fait un bond en arrière. Mais peut-être n’était-il pas mortellement blessé, peut-être allait-il revenir en avant, rendu plus furieux encore par sa blessure !…

Godfrey avait son fusil braqué, et de son second coup menaçait toujours l’animal.

Mais avant que Godfrey n’eût pu le retenir, Carèfinotu s’était précipité vers l’endroit où avait disparu le tigre, son couteau de chasse à la main.

Godfrey lui cria de s’arrêter, de revenir !… Ce fut en vain. Le noir, décidé, même au péril de sa vie, à achever l’animal, qui n’était peut-être que blessé, ne l’entendit pas ou ne voulut pas l’entendre.

Godfrey se jeta donc sur ses traces…

Lorsqu’il arriva sur la berge, il vit Carèfinotu aux prises avec le tigre, le tenant à la gorge, se débattant dans une lutte effrayante, et, enfin, le frappant au cœur d’une main vigoureuse.

Le tigre roula alors jusque dans le rio, dont les eaux, grossies par les pluies précédentes, l’emportèrent avec la vitesse d’un torrent. Le cadavre de l’animal, qui n’avait flotté qu’un instant à sa surface, fut rapidement entraîné vers la mer.

Un ours ! un tigre ! Il n’était plus possible de douter que l’île ne recelât de redoutables fauves !

Cependant Godfrey, après avoir rejoint Carèfinotu, s’était assuré que le noir n’avait reçu dans sa lutte que quelques éraflures sans gravité. Puis, très anxieux des éventualités que leur réservait l’avenir, il reprit le chemin de Will-Tree.