§ 10

Un exemple du bonheur spécial aux races pastorales qui vivent en paix.


Les nations compliquées de l’Occident sont peu disposées à se rendre compte du rôle important que les pasteurs ont rempli dans le passé. Je crois donc utile de rappeler ici sommairement la place qu’ils ont occupée dans mes travaux, et d’indiquer, par un exemple, celle qu’ils doivent conserver dans les études de l’école.

Dès ma première enfance, j’eus l’occasion d’apprécier l’importance sociale qui reste acquise à l’industrie du pâturage et à la récolte des productions spontanées du sol et des eaux. J’ai dit dans les Ouvriers européens (O. e., I, i, 4) comment, pour participer à cette récolte, je me joignais aux autres enfants du village qu’habitaient mes parents. Depuis cette époque, j’ai eu cent occasions de comprendre que la partie essentielle de cette récolte nous était assurée par le libre pâturage de notre chèvre laitière. De même, quand je terminai, de concert avec mon plus vieil ami Albert de Saint-Léger, la monographie qui fixa en 1839 le cadre adopté depuis lors pour les monographies de familles ouvrières (O. e., V, vi), nous arrivâmes à la même conclusion. Une partie fort utile de la fonction sociale que mon ami remplissait était la conservation d’une coutume traditionnelle de ses ancêtres, alors détruite dans le Morvan chez la plupart des autres grands propriétaires. Cette coutume assurait aux bordiers le libre pâturage de leurs chèvres laitières ; et elle subsiste encore sur ses domaines.

L’importance sociale du pâturage me fut souvent rappelée par la lecture des écrivains du xviiie siècle. Au milieu de la corruption et de la souffrance qui débordaient autour d’eux, ces écrivains se plaisaient à signaler la vertu et le bonheur des races pastorales. Ils réfutaient ainsi d’avance les contemporains qui croient le bonheur lié au « progrès de la civilisation » ; mais autant que ceux-ci ils méconnaissaient la prépondérance de la loi morale. Je viens d’en dire assez sur ce point pour faire comprendre au lecteur que l’étude des races pastorales a dû être une de mes principales préoccupations pendant mes trois voyages de Russie. Je me borne à dire ici, en quelques mots, ce que j’ai fait à cet égard, et surtout ce que je recommande à la sollicitude des futurs voyageurs de notre École.

En 1837, pendant l’exploration qui me retint quatre mois entre la mer d’Azoff et la Caspienne, j’eus l’occasion d’admirer les mœurs de plusieurs familles de pasteurs établis au nord-est de cette mer et attirés dans la région d’Astrakan par leur commerce de bestiaux. La même année, l’empereur Nicolas, après la grande revue qui avait eu lieu au camp de Vossnessensk, daigna me témoigner sa haute satisfaction au sujet des résultats qui lui avaient été signalés par l’aide de camp général, attaché à l’exploration que je venais d’accomplir. Après de longs entretiens qui me laissèrent une impression profonde, j’obtins de Sa Majesté la promesse que je serais secondé, dans les deux voyages suivants, par des ingénieurs habitués au travail des mines et versés dans la connaissance des pasteurs asiatiques.

En 1844, conformément aux ordres de l’Empereur, le général Tchevkine, chef d’état-major du corps des mines, me présenta, dès mon arrivée à Saint-Pétersbourg, deux ingénieurs dont il estimait les talents ; et nous arrêtâmes immédiatement le plan de campagne qui fut mis à exécution dans ce second voyage. L’un, le capitaine Alexandre Péretz, m’accompagna dans l’Oural, et m’aida à observer les pasteurs que leur commerce attirait dans ces montagnes (O. E., II, In. 2). L’autre, le capitaine Vlangali, initié comme le premier à la méthode d’observation, se rendit dans l’Altaï, à la recherche de la localité où je pourrais, de concert avec lui, dans un troisième voyage, projeté pour l’année 1853, étudier les pasteurs qui jouissent du sort le plus heureux.

Les préparatifs nécessaires à l’exécution du troisième voyage furent longuement discutés, d’après les renseignements communiqués par le capitaine Vlangali. Ce travail fut accompli en 1851, à l’exposition universelle de Londres, où se trouvaient réunies les personnes qui devaient prendre part à cette expédition, avec un ami de la science sociale, lord Ashburton, qui désirait coopérer aux dépenses au moyen d’une subvention accordée à un savant Anglais. Conformément au plan qui avait été adopté, je quittai Paris au premier printemps de 1853, avec ma courageuse femme et mon ami Albert de Saint-Léger ; mais à peine parvenus sur le territoire russe, à Taganrock, nous fûmes brusquement arrêtés par trois mauvaises nouvelles : l’invasion du choléra à Saint-Pétersbourg, la mort subite du chef russe de l’expédition, l’événement fortuit qui empêchait notre ami de nous guider dans l’Altaï. La guerre de Crimée, qui éclata peu de temps après, ne nous permit pas de reprendre, les années suivantes, l’exécution de notre projet. Elle changea complètement les situations de notre personnel. Le capitaine Vlangali, en particulier, trouva, dans la sagesse que lui avait inculquée l’observation des pasteurs, le moyen de se créer, en l’appliquant à la diplomatie, une carrière utile à sa patrie et à la paix du monde. Après avoir, pendant onze années, représenté l’empire russe à la cour de Pékin, en qualité de ministre plénipotentiaire, le général Vlangali a maintenant conquis une honorable retraite. Chaque année, il vient me visiter à Paris, et il m’aide à exprimer aux maîtres et aux disciples de notre école les regrets que nous ont laissés les mécomptes survenus en 1853. La guerre de Crimée, en effet, n’a point amélioré le sort des quatre nations qui l’ont subie. Loin de là, par ses résultats immédiats, et surtout par ses conséquences indirectes, elle a peu à peu développé le germe des discordes intestines qui s’y manifestent aujourd’hui. Au contraire, selon les enseignements de notre ami, les petits peuples que nous devions visiter continuent à offrir l’exemple du bonheur fondé sur la paix.

Les Dvoédantzi, établis sur la frontière commune à la Russie et à la Chine, doivent ce bonheur au régime des « deux tributs[1] » qui, depuis six cents ans, procure les mêmes avantages aux pasteurs du pays d’Andorre, situé à la frontière commune de la France et de l’Espagne. Moyennant deux légères redevances attribuées aux suzerains, le peuple protégé est mieux garanti de l’oppression qu’un seul protecteur pourrait exercer.


Échelle approximative du Croquis ≈ 0.01 pour 70k.

Les Dvoédantzi de l’Altaï habitent la localité que signale le croquis ci-joint. Ils vivent dans l’état de bien-être assuré par la pratique du Décalogue, sous le contrôle réciproque des deux souverains protecteurs. L’état de bonheur est en outre complété par l’abondance des productions spontanées que fournissent le sol et les eaux. Sous le climat de l’Altaï, la récolte de ces productions comprend quatre branches de travail, à savoir : l’exploitation des chevaux, des vaches et des bœufs, des chameaux et des moutons ; la chasse des animaux sauvages et celle des fourrures qui servent à payer les deux tributs ; la pêche d’excellentes espèces de poissons dans les rivières de la contrée, et surtout dans le lac Téletz ; enfin, la cueillette des amandes du Pinus-Cembra et des quatre délicieuses espèces de fruits-baies qui croissent en quantités immenses dans les forêts et dans les clairières de cette contrée.

J’ai pensé qu’il serait utile de résumer ici, en quelques mots, l’enseignement du général Vlangali. Ce résumé offre le précis la plus sommaire des monographies de familles, dont nous nous proposions de recueillir tous les éléments, en 1853, dans cette expédition qui promettait d’être fructueuse à la science sociale, grâce à la réunion de toutes les ressources nécessaires et au patronage spécial du souverain de la Russie. Je me suis étendu quelque peu sur ce sujet, dans l’espoir que nos Unions françaises et étrangères, fécondées par la publicité de la Revue, réaliseront le projet que je n’ai pu exécuter.



  1. Le mot Dvoédantzi exprime, dans la langue russe, les petites races soumises à ce régime de souveraineté.