L’École de la médisance/Acte 2

Traduction par Hégésippe Cler.
Maurice Dreyfous (p. 46-69).
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ACTE II



Scène I


Un appartement chez SIR PETER TEAZLE.


Entrent LADY TEAZLE et SIR PETER.


Sir Peter. — Lady Teazle, lady Teazle, je ne le souffrirai pas !

Lady Teazle. — Sir Peter, sir Peter, vous pouvez le souffrir ou non, comme il vous plaira ; mais j’ai le droit d’agir en tout à ma guise et, qui plus est, j’en ai la volonté. Oui ! quoique j’aie été élevée à la campagne, je sais très-bien que les femmes du monde, à Londres, n’ont de comptes à rendre à personne, une fois mariées.

Sir Peter. — Fort bien, madame, fort bien ! Ainsi, un mari ne doit avoir aucune influence, aucune autorité ?

Lady Teazle. — De l’autorité ? Certainement non… Si vous désiriez avoir de l’autorité sur moi, il fallait m’adopter, et non m’épouser : vous étiez bien assez vieux pour le faire.

Sir Peter. — Assez vieux !… Oui… c’est cela. Allez, allez, lady Teazle, quoique vous puissiez me rendre la vie malheureuse avec votre caractère, je ne me laisserai pas ruiner par vos extravagances.

Lady Teazle. — Mes extravagances ! Je ne suis certainement pas plus extravagante qu’il ne convient à une femme du monde.

Sir Peter. — Non, non, madame, vous ne gaspillerez plus des sommes folles pour l’entretien d’un luxe insensé. Vive Dieu ! vous dépensez autant d’argent pour garnir votre boudoir de fleurs en hiver qu’il en faudrait pour changer le Panthéon en serre, et donner une fête champêtre[1] à Noël.

Lady Teazle. Mon Dieu, sir Peter, est-ce ma faute si les fleurs sont chères dans la froide saison ? Prenez-vous-en au climat, et non pas à moi. Pour mon compte, je voudrais que le printemps durât toute l’année, faisant pousser des roses sous nos pas !

Sir Peter. — Palsambleu ! madame… si vous aviez été élevée à cela, je ne m’étonnerais pas de vous entendre parler ainsi ; mais vous oubliez quelle était votre position quand je vous épousai.

Lady Teazle. Non, non, je ne l’oublie pas : elle était fort désagréable ; sans cela, je ne vous eusse jamais accepté pour mari.

Sir Peter. — Oui, oui, madame, vous étiez alors d’un style quelque peu plus humble : la fille d’un simple gentilhomme campagnard. Rappelez-vous, lady Teazle, quand je vous vis pour la première fois assise à votre métier, en jolie robe d’indienne, avec un trousseau de clefs au côté ; vos cheveux roulés en bandeaux unis, et votre appartement tout tendu de fruits en tapisserie, ouvrage de vos mains.

Lady Teazle. — Oh ! oui, je m’en souviens très-bien… Singulière existence que je menais !… Mes occupations journalières étaient d’inspecter la laiterie, surveiller la basse-cour, tenir le livre de ménage, — et peigner le bichon de ma tante Déborah.

Sir Peter. — Oui, oui, madame, c’était bien cela.

Lady Teazle. — Et puis, vous savez, mes amusements du soir ? Dessiner des patrons de manchettes, que je n’avais pas de quoi broder ; jouer au nain jaune[2] avec le vicaire ; lire un roman à ma tante, ou bien rester clouée à tapoter sur une vieille épinette, pour endormir mon père, après une chasse au renard. (Elle passe de l’autre côté.)

Sir Peter. — Je suis enchanté que vous ayez si bonne mémoire. Oui, madame, tels étaient les plaisirs auxquels je vous enlevai. Mais, maintenant, il vous faut votre carrosse à six places et trois laquais poudrés devant votre chaise à porteurs ; et, en été, une paire de poneys blancs pour vous mener à Kensington-Gardens[3]. Vous ne vous souvenez plus du tout, je suppose, du temps où vous étiez heureuse de monter en croupe, derrière le sommelier, sur un cheval de trait à queue écourtée.

Lady Teazle. — Non… j’affirme que je ne l’ai jamais fait : je nie le sommelier et le cheval de trait.

Sir Peter. — Voilà, madame, quelle était votre position ; et qu’ai-je fait de vous ? Une dame élégante, riche, titrée ; en un mot, je vous ai faite ma femme.

Lady Teazle. — Eh bien, alors, il ne vous reste plus qu’une chose à faire pour mettre le comble à ce que je vous dois, et c’est de me faire…

Sir Peter. — Ma veuve, je suppose ?

Lady Teazle. — Hem ! hem !

Sir Peter. — Je vous remercie, madame… Mais ne vous flattez pas trop ; car, bien que vos méchants procédés puissent troubler la paix de mon âme, ils n’iront pas jusqu’à me faire mourir de chagrin, je vous le promets. Toutefois, je ne vous en suis pas moins obligé du compliment. (Il passe de l’autre côté.)

Lady Teazle. — Aussi, pourquoi prenez-vous à tâche de m’être à ce point désagréable, et de me contrarier dans toutes mes petites dépenses élégantes ?

Sir Peter. — Vive Dieu ! madame, je le répète, faisiez-vous quelques-unes de ces petites dépenses élégantes avant de m’épouser ?

Lady Teazle. — Mon Dieu, sir Peter, voudriez-vous que votre femme ne suivît pas la mode ?

Sir Peter. — La mode, en vérité ! Qu’aviez-vous à faire avec la mode avant notre mariage ?

Lady Teazle. — Et moi, j’aurais cru que vous eussiez été bien aise de voir votre femme réputée une femme de goût.

Sir Peter. — Bon… nous y revoilà… le goût… Sacrebleu ! madame, vous n’aviez pas de goût en m’épousant !

Lady Teazle. — C’est bien vrai, par exemple, Sir Peter ; et, après vous avoir donné ma main, certes je ne devrais jamais plus y prétendre !… Mais à présent, Sir Peter, puisque nous avons terminé notre dispute quotidienne, je présume que je puis me rendre à mon rendez-vous chez Lady Sneerwell ?

Sir Peter. — Ah ! oui, autre précieux détail… une charmante collection d’amis que vous avez recrutés là.

Lady Teazle. — Comment ! Sir Peter, ce sont tous gens de qualité et de fortune, et singulièrement jaloux de réputation.

Sir Peter. — Oui, parbleu, ils sont furieusement jaloux de réputation, car, en dehors d’eux-mêmes, ils n’en souffrent à personne !… Quelle engeance ! Ah ! plus d’un misérable a été traîné sur la claie qui le méritait moins que ces propagateurs de faux bruits, ces inventeurs de médisances et ces tondeurs de réputations !

Lady Teazle. — Eh quoi ! voudriez-vous restreindre la liberté de la parole ?

Sir Peter. — Ah ! ils vous ont rendue tout aussi méchante que n’importe qui de leur société.

Lady Teazle. — Mais, je crois que j’y tiens mon rang avec assez de grâce.

Sir Peter. — De la grâce, en vérité !

Lady Teazle. — Seulement, je proteste que je ne mets aucune méchanceté dans mes attaques… Quand je dis une malice, ce n’est que par pure plaisanterie ; et je tiens pour de bonne guerre qu’on me rende exactement la pareille… Mais, Sir Peter, vous savez que vous avez promis aussi d’aller chez Lady Sneerwell ?

Sir Peter. — Bien, bien, j’y passerai, ne fût-ce que pour veiller sur ma réputation.

Lady Teazle. — S’il en est ainsi, hâtez-vous de me suivre, ou vous arriverez trop tard. Adieu donc ! (Elle sort)

Sir Peter. — Voilà… j’ai bien réussi avec mes remontrances soigneusement préparées !… Cependant, de quel air charmant elle me contredit sans cesse, et qu’elle est séduisante dans le mépris qu’elle montre pour mon autorité ! Oui, quoique je ne puisse faire qu’elle m’aime, ce m’est une grande satisfaction de me quereller avec elle ; et je crois qu’elle ne paraît jamais si pleine d’attraits que lorsqu’elle fait tout son possible pour me tourmenter. (Il sort.)




Scène II


Chez Lady Sneerwell — Des invités sont assis à des tables de jeu au fond du théâtre.


Lady Sneerwell, Mrs Candour, Crabtree, Sir Benjamin Backbite et Joseph Surface, sur le devant de la scène ; laquais pour servir du thé, etc.

Lady Sneerwell. — Si, positivement, nous voulons l’entendre.

Joseph Surface. — Oui, oui, l’épigramme, à toute force !

Sir Benjamin. — Oh ! n’insistez pas, mon oncle ! c’est une pure bagatelle.

Crabtree. — Du tout, du tout ; par Dieu ! c’est très-habilement fait pour un impromptu.

Sir Benjamin. — Mais, mesdames, il faut que vous connaissiez dans quelle circonstance… Sachez donc qu’un jour de la semaine dernière, comme Lady Bettly Curricle[4] prenait… la poussière à Hyde-Park, dans une sorte de phaéton minuscule, elle me demanda quelques vers sur ses poneys ; là-dessus je tirai mon portefeuille, et en un instant j’avais écrit ceci :

Non, jamais on ne vit deux poneys aussi beaux !
Près des autres, manants, ce sont des damoiseaux.

Je puis leur décerner ce titre sans conteste :
Leur queue est aussi longue, et leur pied aussi leste[5].

Crabtree. — Voyez, mesdames, composé en un clin d’œil, et à cheval, encore !

Joseph Surface. — Un véritable Apollon équestre… ma foi, Sir Benjamin !

Sir Benjamin. — Oh ! cher monsieur ! vétilles, vétilles…


Entrent Maria et Lady Teazle.

Mrs Candour. — J’en veux une copie.

Lady Sneerwell. — Lady Teazle, j’espère que nous verrons Sir Peter ?

Lady Teazle. — Je crois qu’il ne tardera pas à venir vous présenter ses hommages, madame.

Lady Sneerwell. — Maria, ma chérie, vous paraissez triste. Allons, vous ferez bien une partie de piquet avec M. Surface ?

Maria. — Je prends fort peu de plaisir aux cartes… Cependant, je ferai comme il vous plaira, madame. (Elle remonte au fond avec Lady Sneerwell et Surface.)

Lady Teazle, à part. — Je suis étonnée que M. Surface s’en aille jouer avec elle : je pensais qu’il aurait saisi cette occasion de me parler, avant l’arrivée de Sir Peter.

Mrs Candour, s’avançant avec tous les autres. — Tenez, je veux mourir ! mais vous êtes si médisants, que je renie votre société.

Lady Teazle. — Qu’y a-t-il, Mrs Candour ?

Mrs Candour. — Ils ne veulent pas convenir de la beauté de notre amie, Miss Vermillion[6].

Lady Sneerwell, redescendant. — Oh ! certainement, c’est une jolie femme.

Crabtree. — Je suis enchanté que vous le pensiez, madame.

Mrs Candour. — Elle a un teint charmant, des couleurs aussi fraîches…

Lady Sneerwell, passant de l’autre côté. — Oui, quand elles sont fraîchement mises.

Mrs Candour. — Oh ! fi ! Je jurerais que ses couleurs sont naturelles : je les ai vues venir et s’en aller.

Lady Teazle. — Je crois bien, madame : elles disparaissent la nuit et reviennent le matin.

Mrs Candour. — Ah ! ah ! ah ! que je déteste vous entendre parler de la sorte… Mais assurément, au moins, sa sœur est… ou était très-jolie.

Crabtree. — Qui ? Mrs Evergreen[7] ? Oh ! bon Dieu, elle a cinquante-six ans comme un jour !

Mrs Candour. — Allons, positivement, vous lui faites du tort : elle en a cinquante-deux ou cinquante-trois, tout au plus… et je ne crois pas qu’elle en montre davantage.

Sir Benjamin. — Ah ! il n’y a pas moyen de juger sur la mine, à moins que quelqu’un ait pu voir sa figure.

Lady Sneerwell. — Voyons, voyons, si Mrs Evergreen se donne quelque mal pour réparer les ravages du temps, vous avouerez qu’elle y met beaucoup d’adresse ; et cela vaut certainement mieux que la façon négligée dont la veuve Ochre calfate ses rides.

Sir Benjamin. — Non, voyez-vous, Lady Sneerwell, vous êtes dure pour la veuve. Allons, allons, ce n’est pas qu’elle se farde trop mal… mais, quand elle a terminé son visage, elle le raccorde si inhabilement avec le cou, qu’elle semble une statue restaurée, où le connaisseur peut reconnaître tout de suite une tête moderne sur un tronc antique.

Crabtree. — Ah ! ah ! ah ! Bien dit, mon neveu. (Les domestiques servent aux acteurs du café, etc., et attendent derrière eux.)

Mrs Candour. — Ah ! ah ! ah ! Tenez, vous me forcez à rire ; mais je vous jure que vous me le paierez… Que pensez-vous de Miss Simper[8] ?

Sir Benjamin. — Mais, qu’elle a de très-belles dents.

Lady Teazle. — Oui, et pour cette raison, quand elle n’est en train ni de parler ni de rire (ce qui arrive bien rarement), elle ne ferme jamais complètement la bouche, mais la laisse toujours pour ainsi dire entrebâillée… comme ceci. (Elle montre ses dents.)

Mrs Candour. — Pouvez-vous bien être aussi méchante !

Lady Teazle. — Du tout, et, je l’avoue même, cela vaut mieux que de prendre, comme Mrs Prim, autant de mal pour dissimuler ses brèches de devant. Celle-ci ferme la bouche jusqu’à lui donner exactement l’aspect de l’ouverture d’un tronc pour les pauvres, et toutes ses paroles semblent s’échapper de travers, en quelque sorte… comme ceci… (l’imitant.) « Comment allez-vous, madame ?… Oui, madame. »

Lady Sneerwell. — À merveille. Lady Teazle ! Je constate que vous ne manquez pas de sévérité.

Lady Teazle. — Pour défendre une amie, ce n’est que justice. Mais voici Sir Peter, notre rabat-joie. (Elle va à Sir Benjamin.)


Entre Sir Peter Teazle.

Sir Peter. — Mesdames, votre tout dévoué. (À part.) Dieu me pardonne, la bande est au grand complet ! À chaque mot, je parie, une réputation sur le carreau…

Miss Candour. — Je suis heureuse que vous soyez venu, Sir Peter. Ce qu’ils ont dit de méchancetés !… Ils ne veulent reconnaître de mérites à personne.

Sir Peter. — Voilà qui doit bien vous affliger, en vérité, Mrs Candour !

Miss Candour. — Ils n’admettent pas même le bon naturel de notre amie, Mrs Pursy[9].

Lady Teazle. — Quoi ! la grosse douairière qui était à la dernière soirée de Mrs Quadrille ?

Mrs Candour. — Voyons, il n’y a que son embonpoint qui fait son malheur ; et, quand elle se donne tant de mal pour s’en débarrasser, vous devriez ne pas la plaisanter.

Lady Sneerwell. — C’est, ma foi, bien vrai.

Lady Teazle. — Oui, je sais qu’elle ne vit guère que de boissons acides et de petit-lait ; elle se lace au moyen de poulies ; et souvent, dans les plus brûlantes après-midi de l’été, on peut la voir sur un petit poney trapu, les cheveux relevés au-dessus de la nuque comme la tresse d’un tambour, qui s’essouffle à faire au grand trot le tour du Ring[10].

Mrs Candour. — Je vous remercie de la défendre, Lady Teazle.

Sir Peter, à part. — Oui, jolie défense, ma foi !

Mrs Candour. — Sir Benjamin, lui, est aussi mordant que Miss Sallow[11].

Crabtree. — Oui, en voilà une que j’admire avec ses prétentions à la critique… une pauvre fille gauche et niaise, la plus disgraciée qu’il y ait !

Mrs Candour. — Voyons, voyons, vous ne devriez pas être aussi dur. Miss Sallow d’abord me tient de près par alliance, et puis, en ce qui la concerne, elle a droit à la plus grande indulgence. Permettez-moi de vous le dire, il y a bien des traverses à éprouver pour une femme qui essaye de se poser en jeune fille à trente-six ans.

Lady Sneerwell. — Eh bien, là, vrai, elle est encore jolie ; et, quant à la faiblesse de sa vue, si l’on considère qu’elle lit beaucoup le soir, il n’y a pas lieu de s’en étonner.

Mrs Candour. — Non plus que de ses manières ; ma parole, je les trouve particulièrement gracieuses, en songeant qu’elle n’a jamais reçu la moindre éducation : vous savez que sa mère était une marchande de modes galloise[12], et son père un raffineur de Bristol.

Sir Benjamin. — Ah ! vous êtes là deux qui êtes trop bonnes !

Sir Peter, à part. — Oui, d’une bonté enragée ! Merci de moi, traiter ainsi leur propre parente !

Sir Benjamin. — Et Mrs Candour n’est pas moins indulgente.

Mrs Candour. — Certes, on ne me verra jamais faire chorus pour tourner une amie en ridicule, et c’est ce que je ne me lasse de répéter à ma cousine Ogle[13], dont vous connaissez tous les prétentions à la critique en fait de beauté.

Crabtree. — Oh ! par exemple ! elle-même possède la plus singulière physionomie que j’aie jamais vue ; c’est un assemblage de tous les types des différents pays du globe.

Sir Benjamin. — C’est vrai ! Ainsi, elle a un front irlandais[14]

Crabtree. — Des cheveux d’Écossaise[15]

Sir Benjamin. — Un nez hollandais[16]

Crabtree. — Des lèvres autrichiennes[17]

Sir Benjamin. — Un teint d’Espagnole[18]

Crabtree. — Et des dents à la Chinoise[19]

Sir Benjamin. — En somme, sa tête ressemble à une table d’hôte[20] de Spa, où il n’y a pas deux convives qui soient de la même nation.

Crabtree. — Ou bien à un congrès à l’issue d’une guerre générale, où toutes les parties, même les yeux, semblent avoir un intérêt différent ; son nez et son menton, seuls, sont capables de s’entendre.

Mrs Candour. — Ah ! ah ! ah !

Sir Peter, à part. — Merci de ma vie ! une personne chez laquelle ils dînent deux fois par semaine.

Mrs Candour. — Allons, voyons, vous poussez vraiment la raillerie trop loin… Permettez-moi de vous dire que Mrs Ogle…

Sir Peter, allant à elle. — Madame, madame, je vous demande pardon… impossible d’arrêter ces bons messieurs. Mais, quand je vous aurai dit, Mrs Candour, que la dame qu’ils sont en train d’arranger est une de mes amies intimes, j’espère que vous voudrez bien ne pas vous mêler de la défendre. (Mrs Candour s’agite sur sa chaise.)

Lady Sneerwell. — Ah ! ah ! ah ! Bien dit, sir Peter ! Mais vous êtes un homme terrible… trop flegmatique pour railler vous-même, et trop maussade pour souffrir de l’esprit aux autres.

Sir Peter. — Ah ! Madame, le véritable esprit est plus proche parent de la bonté que vous ne semblez le croire.

Lady Teazle. — En effet, sir Peter : je crois qu’ils sont si proches parents qu’on ne pourra jamais les unir.

Sir Benjamin. — On les supposerait plutôt mari et femme, à les voir si rarement d’accord.

Lady Teazle. — Sir Peter, voyez-vous, est tellement ennemi de la médisance qu’il en soumettrait volontiers, je gage, la répression au parlement.

Sir Peter. — J’en atteste le ciel, Madame, si l’on venait à considérer la chasse aux réputations comme aussi grave que le braconnage sur les propriétés, et si l’on votait une loi pour préserver l’honneur, de même que le gibier, je crois que plus d’une personne en saurait gré au parlement.

Lady Sneerwell. — Mon Dieu, sir Peter, voudriez-vous nous dépouiller de nos priviléges ?

Sir Peter. — Parfaitement, Madame ; de la sorte, nul n’oserait se permettre de détruire les réputations et de perdre l’honneur des gens, sauf les vieilles filles jurées et les veuves sans espoir.

Lady Sneerwell. — Allez, vous êtes un monstre !

Mrs Candour. — Mais, assurément, vous ne voudriez pas déployer autant de sévérité contre ceux qui se bornent à rapporter ce qu’ils ont entendu dire ?

Sir Peter. — Si, Madame, pour ceux-là aussi, je voudrais une loi comme en matière de commerce. Toutes les fois qu’une médisance étant lancée, on ne pourrait en retrouver l’auteur, je voudrais que les parties lésées eussent leur recours légitime contre chacun des endosseurs. (Entre un domestique, qui lui parle bas).

Crabtree. — Eh bien, pour moi, j’estime qu’il n’y a pas de fumée sans feu.

Lady Sneerwell. — Venez-vous, mesdames, jouer aux cartes dans le salon à côté ?

Sir Peter, au domestique. — Je suis à eux dans la minute. (À part.) Esquivons-nous. (Le domestique sort.)

Lady Sneerwell. — Sir Peter, vous n’allez pas nous quitter ?

Sir Peter. — Vous m’excuserez, Madame ; une affaire particulière me réclame. Mais je laisse ma réputation derrière moi. (Il sort.)

Sir Benjamin. — Eh bien, vrai, lady Teazle, Votre mari est un drôle de corps. Je pourrais vous dire sur son compte quelques histoires qui vous feraient rire de bon cœur, mais c’est votre mari.

Lady Teazle. — Oh ! je vous en prie, cela ne fait rien… Pourquoi pas ? Allons, venez, racontez-les moi. (Elle rejoint avec sir Benjamin le reste de la compagnie, qui entre dans la pièce voisine. Surface et Maria s’avancent sur le devant de la scène.)

Joseph Surface. — Maria, je vois que vous ne vous plaisez pas du tout dans cette société.

Maria. — Comment pourrait-il en être autrement ?… Si exciter le rire aux dépens des infirmités ou des infortunes de ceux qui ne nous ont jamais fait de mal, est le privilége de l’esprit ou de la gaieté, puisse le ciel m’accorder une double dose de sottise !

Joseph Surface. — Bah ! ils sont moins méchants qu’ils n’en ont l’air ; ils n’ont pas mauvais cœur.

Maria. — Alors leur conduite n’en est que plus méprisable, car, suivant moi, ils ne sauraient avoir pour excuse de l’intempérance de leur langage, qu’un esprit naturellement et irrésistiblement venimeux.

Joseph Surface. — Mais pouvez-vous bien, Maria, éprouver tant de sympathie pour des étrangers, et rester inhumaine pour moi seul ?… Dois-je m’attendre à ce que vous repoussiez l’amour le plus tendre ?…

Maria. — Pourquoi m’affliger en revenant sur ce sujet ?

Joseph Surface. — Ah ! Maria, vous ne me traiteriez pas ainsi, et cela contre le gré de sir Peter, votre tuteur, si je n’avais encore, je le vois bien, un rival préféré dans ce libertin de Charles.

Maria. — Vous n’êtes guère généreux !… Mais, quels que soient mes sentiments à l’égard de ce pauvre jeune homme, je me croirais, je vous l’assure, d’autant plus tenue de le soutenir, que ses malheurs lui ont aliéné jusqu’à son frère. (Elle passe de l’autre côté.)

Joseph Surface. — Voyons, Maria, ne me quittez pas ainsi fâchée. Par tout ce qu’il y a de sacré au monde, je vous jure… (Il s’agenouille. En ce moment entre lady Teazle. À part) Ciel ! lady Teazle !… (Haut, à Maria.) Vous ne devez pas… non, vous ne sauriez… car, bien que j’aie la plus profonde estime pour Lady Teazle…

Maria, étonnée. — Lady Teazle !

Joseph Surface. — Cependant, si sir Peter venait à soupçonner…


Lady Teazle entre et s’avance.

Lady Teazle. — Que signifie cela, je vous prie ? (À part.) La prend-il donc pour moi ? (Haut, à Maria.) Mon enfant, on vous demande à côté. (Maria sort.) Que veut dire tout cela, s’il vous plaît ?

Joseph Surface. — Oh ! c’est la chose la plus fâcheuse du monde ! Maria, je ne sais comment, s’est doutée du tendre intérêt que je porte à votre bonheur ; elle menaçait d’instruire Sir Peter de ses soupçons, et je m’efforçais justement de lui faire entendre raison lorsque vous êtes arrivée.

Lady Teazle. — Oui-dà ! mais vous aviez adopté, ce me semble, une bien tendre méthode de raisonnement… Est-ce votre habitude d’argumenter à genoux ?

Joseph Surface. — Oh ! c’est une enfant, et je pensais qu’un peu de déclamation… Mais, lady Teazle, quand viendrez-vous me donner votre avis sur ma bibliothèque, ainsi que vous me l’avez promis ?

Lady Teazle. — Non, non ; je commence à croire que ce serait imprudent, et, vous le savez, si j’admets que vous me fassiez la cour, c’est dans les limites permises par le monde.

Joseph Surface. — Oui… un sigisbé purement platonique… comme en ont toutes les dames de Londres.

Lady Teazle. — Certainement, il faut bien suivre la mode. D’ailleurs, je suis si peu affranchie de la plupart de mes préjugés de province que, sir Peter me tourmentât-il encore davantage avec son mauvais caractère, je ne me laisserai jamais aller jusqu’à…

Joseph Surface. — La seule vengeance en votre pouvoir. Fort bien… J’admire votre patience.

Lady Teazle. — Allez… vous êtes un vaurien, avec vos insinuations. (Elle passe.) Mais on va s’apercevoir de notre absence… Il faut rentrer.

Joseph Surface. — Seulement, nous ferions mieux de ne pas rentrer ensemble.

Lady Teazle. — Bon… mais ne soyez pas long ; car Maria ne reviendra pas entendre la suite de votre raisonnement, je vous le promets. (Elle sort.)

Joseph Surface. — Singulière impasse, vraiment, où m’ont jeté mes intrigues ! Je comptais, d’abord, m’insinuer dans les bonnes grâces de Lady Teazle, pour qu’elle ne me fît pas d’opposition auprès de Maria ; et j’en suis venu, je ne sais comment, à lui faire sérieusement la cour. Ma parole d’honneur, je commence à regretter de m’être donné tant de mal à gagner une réputation irréprochable ; car je me suis lancé ainsi à corps perdu dans un tas de friponneries dont je pourrais bien, finalement, ne pas me tirer. (Il sort.)




Scène III


Chez sir Peter Teazle.


Entrent Sir Oliver Surface et Rowley.

Sir Oliver. — Ah ! ah ! ah ! Ainsi mon vieil ami est marié, hein ?… une jeune femme sortie de la campagne…. Ah ! ah ! ah ! Qui eût dit qu’il aurait navigué si ferme et si longtemps dans les eaux de l’antique célibat, pour venir à la fin échouer sur le mariage.

Rowley. — Oui, oui, mais ayez soin, sir Oliver, de ne pas le plaisanter là-dessus : c’est son côté sensible, je vous assure, bien qu’il ne soit marié que depuis six mois.

Sir Oliver. — Alors, il y a juste la moitié d’un an qu’il a commencé sa pénitence !… Pauvre Peter !… Mais vous dites qu’il a complétement rompu avec Charles… Il ne le voit plus, n’est-ce pas ?

Rowley. — Il est étrangement prévenu contre lui, d’autant plus, j’en suis sûr, qu’il lui suppose des relations avec lady Teazle, calomnie habilement répandue par une société de mauvaises langues du voisinage, laquelle n’a pas peu contribué à la triste réputation de Charles. La vérité serait plutôt, je crois, que, si la dame a de l’inclination pour l’un des deux frères, c’est pour Joseph.

Sir Oliver. — Oui, je sais qu’il y a là une collection de mauvais drôles, commères mâles et femelles, au caquet plein de calculs, qui assassinent les réputations pour tuer le temps ; ils sont capables de dépouiller un jeune homme de sa bonne renommée, avant qu’il ait assez vécu pour en connaître le prix… Mais ce ne sont pas de telles manœuvres qui me préviendront contre mon neveu, je vous le garantis… Non, non… si Charles n’a commis aucun acte de fausseté ou d’indélicatesse, je passerai sur ses folies.

Rowley. — Alors, que je meure si vous ne le ramenez à bien… Ah ! monsieur, cela me fait renaître de voir que votre cœur ne lui est pas fermé, et que le fils de mon bon vieux maître a encore, malgré tout, conservé un ami.

Sir Oliver. — Quoi donc, maître Rowley, puis-je oublier que j’ai été jeune comme lui, moi aussi ?… Parbleu, mon frère et moi, nous n’étions pas non plus de grands saints ; et je crois pourtant que vous n’avez pas vu souvent de meilleur homme que votre vieux maître.

Rowley. — Monsieur, c’est cette pensée qui me donne l’assurance que Charles peut être encore l’honneur de sa famille… Mais voici sir Peter. (Il remonte un peu.)

Sir Oliver. — Parbleu, c’est lui… Miséricorde ! il est bien changé… et il a bien l’air d’un homme marié ! On peut lire d’ici le mot mariage écrit sur sa figure.


Entre Sir Peter Teazle.

Sir Peter. — Ah ! Sir Oliver… mon vieil ami ! Soyez mille fois le bienvenu en Angleterre !

Sir Oliver. — Merci, merci, Sir Peter ! Sur ma parole, je suis heureux de vous trouver en bonne santé.

Sir Peter. — Oh ! c’est qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus… quinze ans au moins, et nous avons éprouvé bien des adversités dans cet intervalle.

Sir Oliver. — Oui, j’en ai eu ma part… Mais quoi ! je vous retrouve marié, hein, mon vieux camarade ?… Allons, allons, il n’y a pas à y revenir… c’est fait… Je vous félicite donc de tout mon cœur.

Sir Peter. — Merci, merci, Sir Oliver… Oui, je suis entré dans… le sanctuaire du bonheur… Mais ne parlons pas de cela à présent.

Sir Oliver. — C’est juste, c’est juste, Sir Peter : de vieux amis qui se revoient ne doivent pas débuter par s’adresser des reproches… non, non, non…

Rowley, bas à Sir Oliver. — Prenez garde, je vous prie, monsieur…

Sir Oliver. — Eh bien… il y a donc un de mes neveux qui, à ce que j’apprends, est un fieffé polisson, hein ?

Sir Peter. — Comme vous dites… Ah ! mon vieil ami, quel désappointement pour vous, hélas ! C’est un jeune homme perdu, en vérité. Par exemple, son frère vous dédommagera ; Joseph est vraiment un modèle. Il n’y a personne au monde qui n’en dise du bien.

Sir Oliver. — J’en suis fâché pour lui : quand on a une si bonne réputation, c’est qu’on n’est pas honnête. Tout le monde dit du bien de lui ?… Eh ! c’est qu’il a courbé l’échine aussi bas devant les coquins et les sots, que devant les hommes les plus distingués par le mérite et la vertu.

Sir Peter. — Comment, Sir Oliver ! vous le blâmez de ne s’être point fait d’ennemis ?

Sir Oliver. — Oui, s’il est digne d’en avoir.

Sir Peter. — Bien, bien… vous serez convaincu quand vous le connaîtrez. On est édifié à l’entendre ; il professe les plus nobles principes[21].

Sir Oliver. — Oh ! le diable soit de ses principes ! S’il me salue d’un lambeau de morale, il me donnera tout de suite des nausées… Mais cependant, comprenez-moi bien, Sir Peter, je ne prétends pas excuser les fautes de Charles : seulement, avant de me former une opinion sur le compte de mes neveux, j’ai l’intention de les éprouver. Mon ami Rowley et moi nous avons projeté quelque chose dans ce but.

Rowley. — Et Sir Peter sera forcé de reconnaître qu’il s’est trompé une fois dans sa vie.

Sir Peter. — Oh ! je réponds sur ma tête de l’honnêteté de Joseph.

Sir Oliver. — C’est bien… Allons, donnez-nous une bouteille de bon vin ; nous boirons à la santé des deux jeunes gens, et je vous expliquerai notre dessein. (Il passe.)

Sir Peter. — Allons[22] alors !

Sir Oliver. — Et, voyez-vous, Sir Peter, ne soyez pas trop sévère pour le fils de votre vieil ami. Ma parole d’honneur ! je ne suis pas fâché qu’il ait fait quelques escapades. Quant à moi, je n’aime pas voir la sagesse contrarier la sève et la verdeur de la jeunesse ; c’est comme le lierre qui entoure un jeune arbre : elle l’empêche de pousser. (Ils sortent).


FIN DU DEUXIÈME ACTE.
  1. En français dans le texte
  2. Le texte porte : jouer à la papesse Jeanne. C’est l’équivalent de notre nain jaune.
  3. Jardin public très-fréquenté. Avec Hyde-Park, Regent’s-Park et Victoria-Park, un des rendez-vous de la haute société et du monde élégant à Londres.
  4. Lady Elisabeth Cabriolet.
  5. Tout le sel de cette mauvaise êpigramme est dans la
    comparaison de la queue et du jarret souple des poneys
    avec la queue, ou longue tresse de cheveux, et l’allure sautillante,
    empressée, des incroyables de l’époque.
  6. Miss Vermillon.
  7. Miss Toujours verte.
  8. Qui sourit avec affectation.
  9. Mrs Poussive.
  10. Enceinte où l’on exerce les chevaux, ce que nous appelons manège ou piste.
  11. Miss Blême.
  12. Du pays de Galles. Équivalent de notre Auvergne.
  13. Miss Œillade.
  14. C’est-à-dire un front bas.
  15. Couleur filasse.
  16. Déprimé.
  17. Épaisses.
  18. Basané.
  19. Noires. (Le mot souligné est en français dans le texte.)
  20. L’expression française est dans le texte.
  21. Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
    Et vos ravissements ne prendraient point de fin.

    (Tartuffe, — Acte I, scène vi.)

  22. En français dans le texte.