L’École de la médisance/Acte 1

Traduction par Hégésippe Cler.
Maurice Dreyfous (p. 21-46).

ACTE I



Scène I


Chez lady Sneerwell.


LADY SNEERWELL, tête nue, à sa table de toilette.


SNAKE, prenant du chocolat.


Lady Sneerwell. — Ainsi, M. Snake, les articles ont tous été insérés ?

Snake. — Oui, Madame ; et, comme je les ai copiés moi-même en changeant mon écriture, il n’y a pas moyen de soupçonner d’où ils viennent.

Lady Sneerwell. — Avez-vous répandu la nouvelle de l’intrigue de lady Brittle[1] avec le capitaine Boastall[2] ?

Snake. — L’affaire marche aussi bien que vous pouvez le désirer, Madame. Selon toute probabilité, je pense, elle arrivera aux oreilles de Mrs Clackitt[3] d’ici à vingt-quatre heures, et alors, vous le savez, on peut regarder la besogne comme faite.

Lady Sneerwell. — Oui, c’est vrai, Mrs Clackitt a un très-joli talent et beaucoup d’adresse.

Snake. — En effet. Madame, et elle a eu assez de succès dans son temps. À ma connaissance, elle a fait rompre six mariages et déshériter trois fils ; elle a causé quatre enlèvements, autant d’accouchements secrets, neuf séparations de biens, et deux divorces. Bien mieux, je l’ai trouvée plus d’une fois en train d’amener un tête-à-tête, dans le Town and Country Magazine[4], entre deux personnes qui, auparavant peut-être, ne s’étaient jamais vues de leur vie.

Lady Sneerwell. — Elle a certainement des qualités, mais ses procédés sont communs.

Snake. — C’est très-vrai. Son plan est généralement bien tracé, elle a la langue libre et l’invention audacieuse ; mais son coloris est trop sombre, et ses esquisses souvent extravagantes. Il lui manque cette délicatesse de teinte et ce moelleux de raillerie, qui distinguent la médisance de milady.

Lady Sneerwell. — Ah ! vous me flattez, Snake.

Snake. — Pas le moins du monde… Tout le monde reconnaît que lady Sneerwell peut faire plus, avec un mot ou un regard, que d’autres avec les histoires les plus étudiées, même quand ils ont la chance d’avoir un peu de vrai de leur côté.

Lady Sneerwell. — Oui, mon cher Snake, et je n’ai pas l’hypocrisie de nier la satisfaction que j’éprouve du succès de mes efforts. (Ils se lèvent) Blessée moi-même, au début de ma vie, par la langue envenimée de la médisance, je l’avoue, je n’ai connu depuis aucun plaisir égal à celui de réduire les autres au niveau de ma propre réputation.

Snake. — Rien de plus naturel… Mais, lady Sneerwell, vous m’avez depuis peu employé à une affaire qui m’intrigue. Franchement, je ne vois pas trop où vous voulez en venir.

Lady Sneerwell. — Il s’agit, n’est-ce pas, de celle qui concerne mon voisin, sir Peter Teazle, et sa famille ?

Snake. — Justement. Il y a là deux jeunes gens, à qui sir Peter a servi en quelque sorte de tuteur depuis la mort de leur père : l’aîné, possédant le plus aimable caractère, et jouissant de la considération universelle ; le cadet, le garçon le plus dissipé et le plus extravagant du royaume, sans amis ni réputation ; le premier, admirateur avoué de milady, et, selon toute apparence, votre préféré ; le second, attaché à Maria, pupille de sir Peter, et sans contredit aimé d’elle. Maintenant, les choses ainsi envisagées, je ne m’explique pas du tout que vous, la riche veuve d’un chevalier de la cité, vous ne couronniez pas enfin l’amour d’un homme comme M. Surface, aussi bien posé et d’un tel avenir ; et, ce qui m’étonne encore plus, c’est votre zèle extrême à détruire l’attachement réciproque qui existe entre son frère Charles et Maria.

Lady Sneerwell. — S’il faut vous dévoiler d’un mot ce mystère, vous saurez que l’amour n’entre pour rien dans mes relations avec M. Surface.

Snake. — Ah ! bah !

Lady Sneerwell. — Il convoite en réalité Maria, — ou sa fortune, — mais, trouvant dans son frère un rival préféré, il a été forcé de masquer ses prétentions, et de se servir de mon aide.

Snake. — Cependant, une chose qui m’intrigue encore davantage, c’est que vous vous intéressiez vous-même à son succès.

Lady Sneerwell. — Dieux ! que vous êtes borné ! Vous ne devinez donc pas la faiblesse que jusqu’ici, par honte, j’ai cachée même à vous ? Dois-je confesser que Charles, ce libertin, cette tête à l’envers, ce banqueroutier de fortune et de réputation, est la cause de mon inquiétude, le mobile de mes méchancetés, et que, pour l’obtenir, je ne reculerais devant rien ?

Snake. — À la bonne heure, maintenant, votre conduite m’apparaît suivie ; mais comment en êtes-vous arrivés, vous et M. Surface, à vous faire de telles confidences ?

Lady Sneerwell. — Poussés tous deux par notre intérêt… Il y a longtemps que je l’ai deviné. Je le connais à présent : il est rusé, égoïste et méchant… bref, c’est un coquin sentimental. Et aux yeux de sir Peter, aux yeux de tous ceux qui le fréquentent, il passe pour un jeune prodige de sagesse, de bonté et de bienfaisance.

Snake. — Oui : sir Peter va jusqu’à jurer qu’il n’a pas son pareil en Angleterre… et surtout, il l’exalte comme un homme à principes.

Lady Sneerwell. — En effet… et, sous le couvert des principes, l’hypocrite l’a mis entièrement dans son jeu vis-à-vis de Maria. Le pauvre Charles, lui, n’a pas d’ami dans la maison, si ce n’est, j’en ai peur, un bien puissant dans le cœur de Maria, et c’est contre celui-là que nous devons diriger nos batteries.

Entre Un Domestique.

Le Domestique. — M. Surface !

Lady Sneerwell, traversant la scène. — Faites monter. (Le domestique sort.) Il passe généralement chez moi à cette heure-ci. Je ne m’étonne pas qu’on me le donne pour adorateur.


Entre Joseph Surface.

Joseph Surface. — Ma chère lady Sneerwell, comment allez-vous aujourd’hui ?… M. Snake, votre tout dévoué.

Lady Sneerwell. — Justement, Snake venait de me plaisanter sur notre attachement réciproque ; mais je l’ai informé de nos vues réelles. Vous savez combien il nous a été utile, et, croyez-moi, il est digne de notre confiance.

Joseph Surface. — Madame, je ne saurais suspecter un homme aussi plein de sens et de tact que M. Snake.

Lady Sneerwell. — Bien, bien, trêve de compliments ! Dites-moi plutôt quand vous avez vu Maria… ou, ce qui m’intéresse davantage, votre frère.

Joseph Surface. — Je ne les ai vus ni l’un ni l’autre depuis notre dernière rencontre ; mais je puis vous apprendre qu’ils ne se parlent plus. Quelques-unes de vos histoires ont produit leur effet sur Maria.

Lady Sneerwell. — Ah ! mon cher Snake, c’est à vous qu’en revient le mérite !… Mais, est-ce que les embarras de votre frère augmentent ?

Joseph Surface. — À tout instant. Je me suis laissé dire qu’il y avait encore eu chez lui, hier, une autre saisie judiciaire. Bref, son inconduite et son extravagance dépassent tout ce que j’ai jamais entendu raconter.

Lady Sneerwell. — Pauvre Charles !

Joseph Surface. — Il est vrai, Madame ; malgré ses vices, on ne peut s’empêcher de lui être sympathique. Pauvre Charles ! Certainement je voudrais qu’il fût en mon pouvoir de lui rendre quelque service important ; car l’homme qui n’est pas touché des malheurs d’un ami, fussent-ils causés par son inconduite, mérite…

Lady Sneerwell. — Seigneur ! le voilà parti avec sa morale !… Vous oubliez que vous êtes avec des amis.

Joseph Surface. — Parbleu, c’est vrai !… Réservons la tirade pour sir Peter, quand je le verrai… Toutefois, c’est certainement œuvre pie d’arracher Maria à un tel libertin, qui, s’il doit être corrigé, ne peut l’être que grâce aux qualités supérieures et au savoir-faire de milady.

Snake. — Je crois, lady Sneerwell, que vous voici de la compagnie. Je vais aller copier la lettre dont je vous ai parlé… M. Surface, votre très-obéissant serviteur !

Joseph Surface, s’avançant vers Snake. — Monsieur, votre tout dévoué ! (Snake sort.) Lady Sneerwell, je suis très-fâché que vous ayez mis autant de confiance en ce drôle.

Lady Sneerwell. — Pourquoi cela ?

Joseph Surface. — Je l’ai surpris dernièrement, et à plusieurs reprises, en conférence avec le vieux Rowley, qui fut jadis intendant de mon père, et qui, vous le savez, n’a jamais été de mes amis.

Lady Sneerwell. — Et vous pensez qu’il voudrait nous trahir ?

Joseph Surface. — Rien de plus probable… Croyez-moi, lady Sneerwell, ce drôle n’a pas même le courage de son infamie… Ah ! Maria !

Entre Maria.

Lady Sneerwell. — Maria, ma chérie, comment allez-vous ?… Qui vous amène ?

Maria. — Oh ! c’est un de mes soupirants, le maudit sir Benjamin Backbite, qui vient de passer chez mon tuteur, avec son odieux oncle Crabtree ; aussi me suis-je esquivée, et j’ai couru ici pour les éviter.

Lady Sneerwell. — Ce n’est que cela ?

Joseph Surface. — Si mon frère Charles avait été de la partie, mademoiselle, peut-être n’eussiez-vous pas éprouvé tant d’émoi.

Lady Sneerwell. — Allons, voilà que vous dites des méchancetés ! La vérité, plutôt, j’en jurerais, c’est que Maria vous savait ici… Mais, ma chérie, que vous a donc fait sir Benjamin, pour que vous le fuyiez ainsi ?

Maria. — Oh ! il n’a rien fait… il a dit : sa conversation est une satire perpétuelle contre toutes ses connaissances.

Joseph Surface. — Oui, et le pire est qu’il n’y a aucun avantage à ne pas le connaître, car il maltraitera un étranger tout comme son meilleur ami ; et son oncle Crabtree ne vaut pas mieux.

Lady Sneerwell. — Cependant, il faut être juste : Sir Benjamin est homme d’esprit et poëte.

Maria. — Pour moi, j’avoue, madame, que l’esprit perd son mérite à mes yeux, quand je le vois marcher de pair avec la méchanceté… Qu’en pensez-vous, monsieur Surface ? (Elle va à lui.)

Joseph Surface. — Certainement, mademoiselle ; rire à la plaisanterie qui enfonce un trait dans le cœur d’autrui, c’est se rendre complice du mal.

Lady Sneerwell. — Bah ! il n’y a pas moyen d’avoir de l’esprit sans être un peu méchant : la malice d’un bon mot est la pointe qui le fait piquer… Qu’en dites-vous, monsieur Surface ?

Joseph Surface. — Assurément, madame ; la conversation où l’esprit de raillerie est supprimé, paraîtra toujours ennuyeuse et insipide.

Maria. — Soit, je n’irai pas discuter jusqu’à quel point la médisance est admissible ; mais, chez un homme, j’en suis convaincue, elle est toujours méprisable. Nous autres, nous avons l’orgueil, l’envie, la rivalité et mille petits motifs de nous décrier mutuellement ; mais, pour en venir là, il faut qu’un homme n’ait pas plus de courage qu’une femme.


Entre le Domestique.


Le Domestique. — Madame, Mrs Candour est en bas. Avant de descendre de voiture, elle demande si Milady est visible.

Lady Sneerwell. — Faites entrer ! (Le domestique sort.) Cette fois, Maria, voici un caractère de votre goût ; car, bien que mistress Candour soit un peu bavarde, tout le monde reconnaît que c’est la meilleure femme qu’il y ait.

Maria. — Oui, tout en affectant beaucoup de bonté et de bienveillance, elle fait plus de mal que le vieux Crabtree avec sa franche méchanceté.

Joseph Surface. — C’est ma foi vrai, Lady Sneerwell : chaque fois que j’entends la conversation menacer la réputation de mes amis, je ne les crois jamais en si grand danger que lorsque Candour prend leur défense.

Lady Sneerwell. — Silence !… la voici !…


Entre Mrs Candour.


Mrs Candour. — Ma chère lady Sneerwell, comment allez-vous ? Il y a un siècle… M. Surface, quoi de nouveau ? bien qu’en vérité, il importe peu, car, sans doute, on n’apprend toujours que des médisances.

Joseph Surface. — C’est tout à fait ainsi, madame.

Mrs Candour, allant à Maria. — Oh ! Maria, mon enfant… Quoi ! tout est-il définitivement rompu entre vous et Charles ?… Son extravagance, je présume… La ville ne parle que de cela.

Maria. — Je suis désolée, madame, que la ville ait si peu à faire.

Mrs Candour. — En effet, en effet, mon enfant ; mais il n’y a pas moyen d’arrêter les langues. J’avoue que cette nouvelle m’a chagrinée, comme je l’ai été d’apprendre, par la même occasion, que votre tuteur, Sir Peter, et Lady Teazle ne s’entendent pas depuis quelque temps aussi bien qu’on pourrait le désirer.

Maria. — C’est une étrange impertinence au monde de s’occuper de ces choses-là !

Mrs Candour. — Il n’est que trop vrai, mon enfant ; mais qu’y faire ?… Les gens veulent parler… impossible de l’empêcher. Tenez, pas plus tard qu’hier, on m’a dit que Miss Gadabout[5]s’était enfuie avec Sir Filigree Flirt[6]… Mais, Seigneur, il ne faut pas faire attention à ce que l’on entend !… bien que, à vrai dire, je le tienne de très-bonne source.

Maria. — De tels bruits sont hautement scandaleux.

Mrs Candour. — Certes, mon enfant… c’est honteux, honteux ! Mais le monde est si méchant ! aucune réputation ne lui échappe… Mon Dieu, voyez, qui aurait cru votre amie, Miss Prim[7], capable d’une inconséquence ? Telle est pourtant la méchanceté des gens, qu’on prétend que son oncle l’a arrêtée, la semaine dernière, comme elle montait dans la malle d’York avec son maître de danse.

Maria. — Pour cela, j’en réponds, ce bruit n’a absolument rien de fondé.

Mrs Candour. — Ah ! il n’est pas fondé le moins du monde, j’en jurerais ! pas plus, sans doute, que l’histoire qui circulait, le mois dernier, sur l’affaire de Mrs Festino[8] avec le colonel Cassino[9]… quoique, à vrai dire, la chose n’ait jamais été bien éclaircie.

Joseph Surface. — La licence que prennent certaines gens dans leurs inventions est en vérité monstrueuse.

Maria. — Certes ! mais, à mon avis, ceux qui rapportent de tels contes sont aussi coupables.

Mrs Candour. — Assurément oui ; les colporteurs de contes ne valent pas mieux que ceux qui les inventent… C’est une vieille remarque, et une grande vérité… Mais qu’y faire ? comme je le disais tout à l’heure. Comment empêcher les gens de parler ? Aujourd’hui, Mrs Clackitt m’assurait que M. et Mme Honey-Moon[10] étaient enfin redevenus de simples mortels, comme le reste de leurs connaissances. Elle donnait aussi à entendre qu’une certaine veuve, qui loge près d’ici, s’était débarrassée d’une prétendue hydropisie et avait retrouvé sa taille, à l’étonnement général. Et, en même temps. Miss Tattle[11] qui était présente, affirmait que Lord Buffalo[12] avait découvert sa dame dans une maison mal famée ; et que Sir Harry Bouquet et Tom Saunter[13] devaient croiser le fer à la suite d’une provocation pour la même cause… Mais, Seigneur ! pensez-vous que je voudrais rapporter ces bruits ?… Non, non, je le répète, les colporteurs de contes font tout autant de mal que ceux qui les inventent.

Joseph Surface. — Ah ! Mrs Candour, si tout le monde avait votre indulgence et votre bonté !

Mrs Candour. — Je l’avoue, M. Surface, je ne puis supporter que l’on attaque les gens quand ils ont le dos tourné ; et, lorsque nos amis se trouvent embarqués dans de fâcheuses aventures, j’aime toujours à penser qu’on exagère. (Lady Sneerwell et Maria remontent un peu.) À propos, j’espère qu’il est faux que votre frère soit complètement ruiné ?

Joseph Surface. — Je crains que sa situation ne soit en effet bien mauvaise, madame.

Mrs Candour. — Ah ! c’est ce qu’on m’a dit… Mais il faut l’engager à ne pas se laisser abattre : tout le monde à peu près est dans la même passe… Lord Spindle, Sir Thomas Splint, le capitaine Quinze et M. Nickit…[14] Tous, m’a-t-on dit, sauteront cette semaine. De la sorte, si Charles est ruiné, il verra la moitié de ses amis ruinés aussi, et c’est là, vous savez, une consolation.

Joseph Surface. — Sans doute, madame… une très-grande.


Entre le Domestique.

Le Domestique. — M. Crabtree et Sir Benjamin Backbite. (Il sort.)

Lady Sneerwell. — Vous le voyez, Maria, votre adorateur vous poursuit ; décidément, vous ne lui échapperez pas.


Entrent Crabtree et Sir Benjamin Backbite.

Crabtree. — Lady Sneerwell, je vous baise les mains… (Il s’avance vers Mrs Candour.) Mrs Candour, mon neveu. Sir Benjamin Backbite !… Je ne crois pas que vous le connaissiez. Par Dieu ! madame, c’est un bel esprit et aussi un charmant poëte ; n’est-ce pas, Lady Sneerwell ?

Sir Benjamin. — Oh ! fi, mon oncle !

Crabtree. — Non, parbleu, c’est la vérité ! Je tiens pour lui, qu’il s’agisse d’un rébus ou d’une charade, contre le meilleur rimeur du royaume… Madame a-t-elle entendu parler de l’épigramme qu’il composa la semaine dernière sur l’embrasement des marabouts de Lady Frizzle[15] ?… Allons, Benjamin, redites-la, ou bien la charade impromptu que vous fîtes hier soir à la réunion de Mrs Drowzie[16]. Allons donc !… votre premier est le nom d’un poisson, votre second un grand commandant de marine, et…

Sir Benjamin. — Mon oncle, voyons… vous êtes d’une indiscrétion…

Crabtree. — Vraiment, madame, vous seriez surprise de sa facilité pour ces sortes de choses.

Lady Sneerwell. — Je m’étonne, Sir Benjamin, que vous n’ayez jamais rien publié.

Sir Benjamin. — À vrai dire, madame, c’est bien vulgaire de se faire imprimer ; et, comme mes petites productions sont pour la plupart des satires et des pamphlets sur des particuliers, je trouve qu’elles se répandent davantage par les copies que je confie aux amis des personnes en jeu. (Il s’avance vers Maria.) Cependant, j’ai quelques élégies amoureuses que je me propose de donner au public, si mademoiselle veut me faire la faveur de les agréer.

Crabtree. — Par le ciel, mademoiselle, elles vous immortaliseront !… Vous passerez à la postérité, comme la Laure de Pétrarque ou la Sacharissa de Waller[17].

Sir Benjamin. — Oui, mademoiselle, je pense qu’elles vous plairont, lorsque vous les verrez sur une belle page in-quarto, où un petit ruisseau limpide de texte se déroulera au milieu d’une prairie de marges !… Par le ciel, ce sera la plus élégante impression du monde !

Crabtree, allant à Mrs Candour. — Mais, mesdames, au fait… connaissez-vous les nouvelles ?

Mrs Candour. — Quoi, monsieur, voulez-vous parler du bruit de… ?

Crabtree. — Non, madame, ce n’est pas cela… Miss Nicely[18] va se marier avec son valet de pied.

Mrs Candour. — Pas possible !

Crabtree. — Demandez à Sir Benjamin.

Sir Benjamin. — C’est la pure vérité, madame ; tout est réglé, et l’on a commandé les livrées de noce.

Crabtree. — Oui… et l’on dit qu’il y avait à cela de fort pressants motifs.

Lady Sneerwell. — En effet, j’ai déjà eu vent de la chose.

Mrs Candour. — Cela ne peut être… et je m’étonne qu’on puisse ajouter foi à une pareille histoire sur le compte d’une demoiselle aussi sage que Miss Nicely.

Sir Benjamin. — Mon Dieu, madame, voilà ce qui l’a fait croire tout de suite. Elle a toujours été si prudente et si réservée, que tout le monde était certain qu’il y avait quelque anguille sous roche.

Mrs Candour. — Eh bien, sûrement, une médisance est aussi fatale à la considération d’une sage personne de son acabit, qu’une fièvre l’est d’ordinaire aux tempéraments les plus robustes. Mais il y a une sorte de réputation chétive et maladive, qui est toujours souffreteuse, et qui cependant survit aux réputations plus solides de cent prudes.

Sir Benjamin. — C’est vrai, madame, il y a des malades de réputation aussi bien que de constitution ; qui, ayant conscience de leur faiblesse, évitent le moindre souffle d’air, et suppléent à la force vitale par le soin et la circonspection.

Mrs Candour. — Oui, mais il ne peut y avoir dans tout cela qu’une méprise. Vous savez. Sir Benjamin, que les circonstances les plus insignifiantes peuvent souvent donner naissance aux bruits les plus graves.

Crabtree. — À qui le dites-vous, madame… Savez-vous comment Miss Piper[19] en vint à perdre, l’été dernier, à Tunbridge[20], et son amant et sa réputation ?… Sir Benjamin, vous en souvenez-vous ?

Sir Benjamin. — Oh ! parbleu !… l’incident le plus bizarre !

Lady Sneerwell. — Comment cela se fit-il, je vous prie ?

Crabtree. — Eh bien, un soir, à la réunion de Mrs Ponto, la conversation vint à rouler sur l’acclimatation des moutons de la Nouvelle-Écosse. Une jeune dame de la compagnie se mit à dire : « Je sais des exemples à ce sujet ; car miss Letitia Piper, une de mes cousines germaines, a une brebis de la Nouvelle-Écosse qui a mis bas deux jumeaux. — Comment ! s’écria la vieille douairière Dundizzy[21] (qui, vous le savez, est sourde comme un pot), miss Piper a eu deux jumeaux ? » Cette méprise, comme bien vous pensez, jeta tout le monde dans un accès de rire. Le lendemain, cependant, partout où l’histoire fut rapportée, et, au bout de quelques jours, dans toute la ville, on croyait que miss Letitia Piper était réellement accouchée d’un beau garçon et d’une fille. En moins d’une semaine, il se trouva des gens capables de nommer le père et la ferme où les bébés avaient été mis en nourrice.

Lady Sneerwell. — C’est étrange, en vérité !

Crabtree. — Le fait est positif, je vous assure… (Il s’avance vers Surface.) Parbleu, M. Surface, est-il vrai que votre oncle, sir Oliver, nous revienne ?

Joseph Surface. — Pas que je sache, en vérité, monsieur.

Crabtree. — Il est resté longtemps aux Indes-Orientales. Vous devez à peine vous le rappeler, je crois ?… Triste réconfort, à son retour, d’apprendre comment votre frère s’est conduit !

Joseph Surface. — Charles a été imprudent, monsieur, à coup sûr ; mais j’espère qu’aucun officieux n’aura déjà été prévenir sir Oliver contre lui. Il peut s’amender.

Sir Benjamin. — Assurément oui : pour moi, je ne l’ai jamais cru si complètement dénué de principes qu’on le prétend ; et, bien qu’il ait perdu tous ses amis, je me suis laissé dire que personne n’était mieux vu des Juifs.

Crabtree. — Parbleu, c’est vrai, mon neveu ! Si la Vieille-Juiverie[22] formait un arrondissement, je pense que Charles en serait maire : personne n’y est plus populaire, palsambleu ! Je sais qu’il paye autant d’annuités que la Tontine irlandaise[23] et que, toutes les fois qu’il est malade, on dit des prières pour le rétablissement de sa santé dans toutes les synagogues.

Sir Benjamin. — Cependant personne ne mène un plus grand train de vie. On m’a conté que, lorsqu’il traite ses amis, il se met à table avec une douzaine de répondants, une vingtaine de fournisseurs dans son antichambre, et un garde de commerce derrière la chaise de chaque convive.

Joseph Surface. — Cela peut être divertissant pour vous, Messieurs, mais c’est ménager bien peu les sentiments d’un frère.

Maria. — Leur méchanceté est intolérable. (Haut, s’avançant) Lady Sneerwell, je dois vous souhaiter le bonjour : je suis un peu indisposée. (Elle sort.)

Mrs Candour. — Oh ! chère petite, elle pâlit étrangement.

Lady Sneerwell. — Je vous en prie, Mrs Candour, suivez-la : elle peut avoir besoin de vous.

Mrs Candour. — Oui, de tout mon cœur, madame… Pauvre chère enfant, qui sait dans quelle position elle est, peut-être ! (Elle sort.)

Lady Sneerwell. — C’est tout simplement qu’elle ne pouvait supporter d’entendre railler Charles, malgré leur brouille.

Sir Benjamin. — Le penchant[24] de la jeune demoiselle est évident.

Crabtree. — Mais, Benjamin, il ne faut pas abandonner la partie pour cela : suivez-la, et remettez-la en belle humeur. Récitez-lui quelques-uns de vos vers. Venez, je vous assisterai.

Sir Benjamin, allant à Surface. — Monsieur Surface, je n’ai pas eu l’intention de vous blesser ; mais comptez bien que votre frère est totalement ruiné. (Il passe de l’autre côté.)

Crabtree, allant à Surface. — Mon Dieu, oui ! ruiné autant qu’il est possible !… à ne pas pouvoir trouver une guinée[25] (Il passe de l’autre côté.)

Sir Benjamin, allant à Surface. — Et tout ce qui était meuble a été vendu, m’a-t-on dit… (Il passe de l’autre côté.)

Crabtree, même jeu. — J’ai vu quelqu’un qui y était… Plus rien, que quelques bouteilles vides dont on n’a pas voulu, et les portraits de famille qui, je crois, sont enchâssés dans les boiseries. (Il passe.)

Sir Benjamin, même jeu. — Et je suis très-affligé, aussi, d’entendre sur son compte de fâcheuses histoires. (Fausse sortie.)

Crabtree. — Oh ! il a fait certaines choses qui n’étaient pas à faire, c’est certain. (Fausse sortie.)

Sir Benjamin, revenant. — Mais, cependant, comme il est votre frère…

Crabtree, revenant. — Nous vous dirons tout une autre fois. (Sortent Crabtree et sir Benjamin.)

Lady Sneerwell. — Ah ! ah ! c’est bien dur pour eux de lâcher un homme avant de l’avoir coulé à fond.

Joseph Surface. — Et je crois, madame, que leurs méchancetés n’étaient pas plus de votre goût que de celui de Maria.

Lady Sneerwell. — Je crains que son cœur ne soit engagé plus avant que nous le pensions. Mais la famille doit venir ici ce soir, de sorte que vous pouvez aussi bien dîner où vous êtes, et nous aurons occasion de faire des remarques plus étendues. En attendant, je vais aller préparer mes plans malicieux, et vous, vous étudierez votre morale. (Ils sortent.)




Scène II


Chez Sir Peter.


Entre SIR PETER.


Sir Peter. — Quand un vieux célibataire épouse une jeune femme, que doit-il attendre ? Il y a aujourd’hui six mois que lady Teazle m’a fait le plus heureux des hommes… et j’ai été depuis le plus misérable chien du monde. Nous nous querellâmes un peu en allant à l’église, et nous en étions venus à une dispute en règle avant que les cloches eussent fini de sonner. Je faillis plus d’une fois être étouffé par la bile pendant la lune de miel, et j’avais perdu tout agrément ici-bas que mes amis me félicitaient encore. Pourtant mon choix était prudent… une jeune fille élevée exclusivement à la campagne, qui n’avait jamais connu de luxe au-delà d’une robe de soie, ni d’autre divertissement que le grand bal annuel à l’occasion des courses. Eh bien ! maintenant, elle figure dans toutes les extravagantes fantaisies de la mode à Londres, avec autant d’aisance et de grâce que si elle n’avait jamais vu un buisson ou une plate-bande en dehors de Grosvenor-Square[26] ! Je suis la risée de toutes mes connaissances, et accommodé dans les journaux. Elle dissipe ma fortune et contrarie tous mes goûts ; mais le pis, c’est que je l’aime, j’en ai peur ; sans cela, je ne supporterais jamais tant d’avanies. Par exemple, je ne pousserai pas la faiblesse jusqu’à en convenir.


Entre Rowley.

Rowley. — Oh ! sir Peter, votre serviteur : comment cela va-t-il, monsieur ?

Sir Peter. — Très-mal, maître Rowley, très-mal. Je n’éprouve que revers et contrariétés.

Rowley. — Que peut-il vous être arrivé depuis hier ?

Sir Peter. — Belle question à un homme marié !

Rowley. — Assurément, sir Peter, ce n’est pas madame qui peut vous causer de la peine.

Sir Peter. — Quoi ! vous a-t-on dit qu’elle fût morte ?

Rowley. — Allons, allons, sir Peter, vous l’aimez, bien que vos deux caractères ne s’accordent pas exactement.

Sir Peter. — Mais la faute en est à elle seule, maître Rowley. Je suis, quant à moi, l’homme le plus débonnaire du monde, et je déteste un esprit contrariant : c’est ce que je lui dis cent fois le jour.

Rowley. — En vérité !

Sir Peter. — Oui ! et le plus singulier, dans toutes nos disputes, c’est toujours elle qui a tort ! Mais lady Sneerwell, et la séquelle que ma femme rencontre chez elle, encouragent ses mauvaises tendances. De plus, pour compléter mon tourment, Maria, ma pupille, sur qui je devrais avoir l’autorité d’un père, est décidée aussi à faire la rebelle, et refuse obstinément l’époux que je lui destine depuis longtemps, — avec l’intention, je suppose, de se donner à son libertin de frère.

Rowley. — Vous savez, monsieur, que j’ai toujours pris la liberté de différer d’avis avec vous sur le compte de ces deux jeunes messieurs. Je désire seulement que vous ne soyez jamais déçu dans votre opinion sur l’aîné. Quant à Charles, j’en réponds sur ma vie ! il réparera ses fautes. Leur digne père, jadis mon honoré maître, était presque aussi fou à cet âge ; cependant, quand il mourut, il ne laissa pas de cœur aussi bon que le sien pour déplorer sa perte.

Sir Peter. — Vous êtes dans l’erreur, maître Rowley. À la mort de leur père, comme vous savez, je leur servis en quelque sorte de tuteur à tous deux, jusqu’à ce que la générosité tout orientale de leur oncle, sir Oliver, les eût faits de bonne heure indépendants : par conséquent, personne n’a eu plus d’occasions de les juger, et je ne me suis jamais trompé de ma vie. Joseph est vraiment un modèle pour les jeunes gens de l’époque. C’est un homme à principes et qui se règle sur les principes qu’il professe ; mais, quant à l’autre, je vous le garantis, s’il a hérité quelque grain de vertu, il l’a dissipé avec le reste de sa part de succession. Ah ! mon vieil ami, sir Oliver, sera profondément mortifié, quand il verra quel triste emploi a été fait d’une partie de ses libéralités !

Rowley. — Je suis fâché de vous trouver aussi mal disposé pour le jeune homme, dans des circonstances qui peuvent décider de son sort. Je vous apporte des nouvelles qui vous surprendront beaucoup.

Sir Peter. — Comment ! parlez.

Rowley. — Sir Oliver est arrivé : il est actuellement à Londres.

Sir Peter. — Ah ! bah ! vous m’étonnez fort ! Je pensais que vous ne l’attendiez pas ce mois-ci.

Rowley. — En effet, mais sa traversée a été remarquablement rapide.

Sir Peter. — Parbleu, je serai enchanté de voir mon vieil ami. Il y a seize ans que nous nous sommes quittés… Nous avons passé plus d’une journée ensemble… Mais nous recommande-t-il toujours de ne pas informer ses neveux de son arrivée ?

Rowley. — Très-formellement. Il a l’intention, avant de se faire connaître, d’éprouver quelque peu leurs sentiments.

Sir Peter. — Ah ! il n’y a pas besoin d’expédients pour se renseigner sur leur valeur… Toutefois, il en fera à sa guise… Mais, dites-moi, sait-il que je suis marié ?

Rowley. — Oui, et il lui tarde de vous féliciter.

Sir Peter. — C’est cela ! comme nous buvons à la santé d’un ami poitrinaire ! Ah ! Oliver se moquera de moi. Nous avions coutume de rire du mariage ensemble : lui, il est resté fidèle à son texte. Mais il doit descendre chez moi, pourtant… Je vais sur-le-champ donner des ordres pour le recevoir. Seulement, maître Rowley, pas un mot de mes disputes continuelles avec lady Teazle.

Rowley. — Soyez tranquille.

Sir Peter. — Oui, car je ne pourrais pas supporter les plaisanteries de Noll[27]. Je lui donnerai donc à penser, Dieu me pardonne ! que nous sommes le couple le plus fortuné.

Rowley. — Je vous comprends ; mais alors il faut que vous preniez bien garde de vous quereller tant qu’il sera ici.

Sir Peter. — Parbleu, il le faut en effet… et c’est impossible ! Ah ! maître Rowley, quand un vieux célibataire épouse une jeune femme, il mérite… Non… le crime porte avec soi son châtiment ! (Ils sortent.)


FIN DU PREMIER ACTE.


  1. Lady Fragile.
  2. Le capitaine Vantard.
  3. Madame Caquet.
  4. La Revue de Londres et de la province. — On sait qu’en Angleterre, un grand nombre d’affaires privées (rendez-vous de commerce, d’amour, etc.) se font au moyen d’avis ou d’annonces insérés dans les journaux les plus répandus.
  5. Miss Coureuse.
  6. Sir Filigrane Fringant.
  7. Miss Précieuse.
  8. Mrs Banquet.
  9. Le colonel Casino.
  10. M. et Mme Lune-de-Miel.
  11. Miss Cancan.
  12. Lord Buffle.
  13. Sir Henri Bouquet et Thomas Flâneur.
  14. Lord Fuseau, sir Thomas Esquille, le capitaine Quinze et M. Entamé.
  15. Lady Frisure.
  16. Mrs Assoupie.
  17. François Pétrarque, célèbre poëte italien, né le 20 juillet 1304 à Arezzo, mort le 18 juillet 1374 à Arqua, près de Padoue, s’établit à 20 ans à Avignon. C’est là qu’il conçut en 1327 une passion sans espoir pour la belle Laure de Noves, qui mourut de la peste en 1348, et dont l’image, toujours vivante dans son cœur, lui inspira ses plus belles œuvres, jusqu’à rendre immortellement unis les noms du poëte et de son idole. Edmond Waller, poëte anglais, né en 1605 à Coleshill (Hertford), mort en 1687, célébra dans ses vers, sous le nom de Sacharissa, lady Dorothée Sidney, fille aînée du comte de Leicester, qu’il chercha vainement à épouser lorsqu’il eut perdu sa première femme (1639). Rebuté par elle, il contracta un second mariage avec une beauté moins inhumaine, qui lui donna treize enfants !
  18. Miss Scrupuleuse.
  19. Miss Siffleuse.
  20. Tonnepont.
  21. Importune-Étourdie.
  22. Quartier de Londres habité par les Juifs.
  23. Compagnie d’assurances sur la vie, payant redevance à l’État.
  24. Le mot est en français dans l’original.
  25. Pièce d’or anglaise valant 26 fr. 25 c. de notre monnaie.
  26. Un des principaux squares de Londres, orné de la statue équestre de Georges Ier, rendez-vous du monde élégant qui habite aux environs et à qui en est réservée la jouissance particulière. Les squares de Londres se distinguent des parks ou promenades publiques, en ce qu’ils sont affectés seulement à l’usage des habitants des maisons qui les entourent.
  27. Abréviation familière d’Olivier.